Voyages à travers le cinéma français, une série de Bertrand Tavernier

En 2016 sortait en salles un film de plus de trois heures, Voyage à travers le cinéma français, passionnante traversée cinématographique qui se revendiquait toute personnelle. Bertrand Tavernier y livrait en effet un parcours subjectif, relatant ses découvertes depuis son enfance sous Occupation allemande, évoquant ses coups de cœur, ses réalisateurs et acteurs favoris qui eurent une influence sur son propre destin de cinéaste. Avec la série de huit films sortie en DVD et Blu-ray début novembre 2018 chez Gaumont, Tavernier prolonge son périple dans l’histoire du cinéma français. Le cadeau idéal de Noël pour tout cinéphile qui se respecte !


Une odyssée intime

Lorsqu’on interroge un cinéphile français des années 2010, il est somme toute rare qu’il cite dans son panthéon personnel des films français antérieurs à la Nouvelle Vague. Et si cette période dite « classique » du cinéma français — de 1930 à la fin des années cinquante — était tout simplement aujourd’hui largement méconnue ? Bertrand Tavernier a pris son bâton de pèlerin, avec l’enthousiasme et la générosité qu’on lui connaît, afin de proposer un panorama foisonnant de l’histoire du cinéma français des débuts du parlant à la fin des années soixante. Comme Martin Scorsese l’avait fait en 1995 pour le cinéma américain (A Personal Journey with Martin Scorsese Through American Movies), le réalisateur de L627 s’adresse lui-même au spectateur en l’invitant à partager ses engouements pour des films célèbres, mais aussi pour des films oubliés ou maudits. Fruit de trois ans et demi de travail acharné, jalonné de galères pour localiser les films et trouver les droits, cette série de huit épisodes de 52 minutes avait notamment pour contrainte d’inclure des extraits de films en bon état et de privilégier des films restaurés ou en cours de restauration.

On peut circuler dans ces huit épisodes dans l’ordre que l’on désire, puisqu’il n’y a pas de progression strictement chronologique, mais qu’il s’agit davantage d’une suite de monographies : on explore l’œuvre d’un cinéaste ou une thématique.

aff_remorques-01Les « cinéastes de chevet » de Tavernier occupent deux épisodes. Parmi ces réalisateurs, certains figurent déjà habituellement dans les historiographies comme des « auteurs » reconnus (Max Ophuls, Jacques Tati, Robert Bresson), d’autres furent adoubés par Truffaut en dépit de leur réputation de cinéastes « théâtraux » (Sacha Guitry et Marcel Pagnol). Jean Grémillon et Henri Decoin, eux, n’occupent pas cette place éminente dans les histoires du septième art. Grémillon jouit certes d’une faveur certaine auprès de connaisseurs depuis de nombreuses années, grâce à Remorques (1941, magnifiques retrouvailles de Jean Gabin et Michèle Morgan après Quai des brumes), ou des films tournés sous l’Occupation tels que Lumière d’été et Le Ciel est vous, tous deux sortis en 1943 et mettant en scène des femmes fortes et courageuses incarnées par Madeleine Renaud. Quant à Henri Decoin, il est certainement le réalisateur parmi les « cinéastes de chevet » de Tavernier qui jouira le plus de cette nouvelle mise en lumière. La série engage à voir et revoir avec un regard neuf des films d’une œuvre longtemps sous-estimée. « Imaginez que vous êtes au cinéma… », dit Louis Jouvet à chaque début de générique de Voyages à travers le cinéma français … En empruntant cet extrait au magnifique Les Amoureux sont seuls au monde (1947)[1], Tavernier rend un hommage appuyé à ce cinéaste particulièrement vilipendé par les Jeunes-Turcs des Cahiers du cinéma, alors qu’il réalisa nombre de films remarquables, dont le drame implacable La Vérité sur Bébé Donge (1952) d’après Simenon[2], ou bien encore la comédie terriblement enlevée Battement de cœur (1940), digne des meilleures screwballs américaines de la même époque.

Dans la version pour le grand écran de son Voyage, Bertrand Tavernier soulignait déjà à quel point la musique joue un rôle majeur dans la réussite d’un film, rendant hommage au compositeur Georges Van Parys (Madame de…) et à Jean-Jacques Grünenwald (La Vérité sur Bébé Donge…). Dans l’épisode 2 de la série Voyages, le réalisateur évoque un phénomène particulier du cinéma français classique : la présence de chansons, entonnées par les acteurs eux-mêmes (Jean Gabin, Danielle Darrieux, Suzy Delair…), et qui se présentaient parfois comme de pures parenthèses, mais plus souvent comme des moments faisant avancer la dramaturgie (ainsi de la « Marseillaise » dans La Grande Illusion…). Dans ce même épisode, Tavernier revisite la filmographie de Julien Duvivier, réalisateur qui inclut justement des chansons célèbres dans ses films (La Belle équipe, Sous le ciel de Paris …), et qui proposa des films inventifs comme le méta-film La Fête à Henriette (1952), où des scénaristes imaginent les scènes qui se matérialisent sous nos yeux. Son Pépé le moko (1937, un des plus beaux rôles de Jean Gabin) est enfin mis en parallèle avec son remake américain Algiers (quasi contemporain), ce qui permet d’observer comment John Cromwell reprit le découpage de Duvivier souvent plan par plan…

Un des grands mérites de cette série est de faire redécouvrir des réalisateurs occultés ou minorés par les histoires du cinéma. Parmi ceux-ci, un cinéaste totalement oublié qui réalisa pourtant le premier film français en couleur : Jean Vallée. Des extraits de La Terre qui meurt (1936), restauré pour l’occasion, étonnent avec des couleurs dont le réalisme tranche avec le technicolor des films américains de la même époque. Figurent d’autre part des cinéastes étrangers ayant œuvré en France dans l’avant-guerre ou l’après-guerre : Robert Siodmak, Anatole Litvak et Victor Tourjanski. Bertrand Tavernier met également en lumière des cinéastes français comme Albert Valentin, Jean-Paul Le Chanois, Pierre Chenal, Gilles Grangier, Raymond Bernard, Maurice Tourneur ou Jean Boyer. Certains des films de ces réalisateurs ne sont peut-être pas des chefs d’œuvre mais valent la peine d’être redécouverts pour leur grand charme ou pour certaines séquences mémorables. D’autres films sont au niveau des œuvres les plus passionnantes de notre cinéma. Citons notamment Les Croix de bois (1931) de Raymond Bernard, grand film sur la guerre 14-18, et La Main du diable (1943) de Maurice Tourneur, admirable film fantastique hyper inventif, tourné en pleine Occupation avec très peu de moyens.

les maudits 2

Les Maudits, de René Clément (1947)

De l’Occupation, il en est évidemment beaucoup question dans la série du réalisateur de Laissez-passer, ce film de 2002 qui faisait découvrir au plus grand nombre la manière dont le cinéma français avait continué à fonctionner entre 1940 et 1944, notamment au sein de la firme basée à Paris, La Continental (de capitaux allemands et de droit français). Bertrand Tavernier parle de « Nouvelle Vague de l’Occupation » allemande pour désigner ces jeunes réalisateurs qui émergèrent durant ces quatre années : Autant-Lara et H.G. Clouzot. Les films de René Clément de l’immédiat après-guerre sont aussi mis en lumière, particulièrement Les Maudits (1947), rare film de cette époque à évoquer la fuite des anciens nazis, et ce avec beaucoup de réalisme. Bertrand Tavernier met également un coup de projecteur sur un cinéaste injustement méconnu : Henri Calef. Son film de l’immédiat après-guerre Jéricho (1946) est un des très rares de cette époque à raconter un épisode de l’Occupation, mettant en scène des résistants et des collaborateurs. Plus original encore, L’Heure de la vérité (1965). Co-scénarisé par le philosophe Edgar Morin, ce film de Calef s’inspire d’une histoire vraie, celle d’un Allemand nazi qui, au sortir de la guerre, se tatoue un numéro de camp de concentration sur le bras afin de se faire passer pour un juif interné et d’émigrer en Israël. Il finira par être démasqué par un historien… C’est l’acteur Karl-Heinz Böhm, à la carrière éclectique (Sissi, Le Voyeur…) qui incarne ce personnage trouble dans ce film entièrement tourné en Israël, et qui ne sortit jamais sur les écrans pour cause de faillite des producteurs.

olivia

Olivia, de Jacqueline Audry (1951)

Pour terminer ce tour d’horizon, forcément partiel, de cette foisonnante série documentaire, évoquons l’hommage rendu par Bertrand Tavernier à une réalisatrice méconnue du grand public, Jacqueline Audry. Née en 1908, elle fut, avant l’émergence d’Agnès Varda, la seule femme de l’industrie du cinéma français à parvenir à exister avec des films aux budgets conséquents. Féministe, Jacqueline Audry adapta dans les années cinquante plusieurs œuvres de l’écrivaine Colette (Gigi, Minne ou l’ingénue libertine, Mitsou), ou bien encore La Garçonne (Victor Margueritte), ce qui lui permit d’aborder la question de la quête du plaisir féminin avec un regard de femme tranchant avec l’ordinaire volontiers sexiste de la production hexagonale de son époque. Réjouissons-nous que son film Olivia – qui aborde le sujet encore tabou en 1951 de l’homosexualité féminine – soit ressorti en salles depuis le 5 décembre !

Cet hiver, ce coffret des Voyages à travers le cinéma français réchauffera décidément de longues heures les cinéphiles qui auront le bonheur de le découvrir au pied du sapin…


 

Voyages-a-Travers-le-Cinema-Francais-La-serie-DVD[1] Les Amoureux sont seuls au monde a fait l’objet d’une restauration et a été réédité par Pathé en avril 2018 (en bonus, un documentaire de 52 minutes auquel j’ai eu la joie de participer, et la fin heureuse alternative à la fin malheureuse initiale).

[2] Gaumont a restauré et réédité le film en DVD et Blu-ray en février 2018 (avec un bonus de 52’ : Retour sur l’affaire Donge).

DVD et Blu-ray
Gaumont
7 novembre 2018

Voyage 1 : « Mes cinéastes de chevet – première partie » : Jean Grémillon, Max Ophuls,  Henri Decoin.
Voyage 2 : « Mes cinéastes de chevet – seconde partie » : Sacha Guitry, Marcel Pagnol, Jacques Tati, Robert Bresson, la musique de Jean-Jacques Grünenwaldt.
Voyage 3 : « Les chansons, Julien Duvivier » : Les réalisateurs auteurs de chansons, Julien Duvivier.
Voyage 4 : « Les étrangers dans le cinéma français – Le cinéma sous l’Occupation, l’avant et l’après-guerre » : Viktor Tourjanski, Robert Siodmak, Albert Valentin, Jean-Paul Le Chanois.
Voyage 5 : « La nouvelle vague de l’Occupation » : Claude Autant-Lara, René Clément, Georges Clouzot.
Voyage 6 : « Les Oubliés » : Raymond Bernard, Maurice Tourneur, Anatole Litvak, René Clair,Georges Van Parys, Jean Boyer.
Voyage 7 : « Les Méconnus » : Louis Valray, Pierre Chenal, Henri Calef, Gilles Grangier, Les femmes réalisatrices
Voyage 8 
: « Mes années 60 » : Pierre Granier-Deferre, Jacques Deray, Alain Resnais, Michel Deville, Jacques Rouffio, José Giovanni, Yves Boisset, Eric Rohmer…

 


Clara Laurent

Cinéphile, journaliste, professeur de lettres, auteur de "Danielle Darrieux, une femme moderne" (éditions Hors collection, 2017).

3 commentaires

Entretien avec le voyageur Bertrand Tavernier – Revus & Corrigés · 12 décembre 2018 à 15 h 37 min

[…] A lire : notre chronique de la série Voyages à travers le cinéma français. […]

Redécouverte d’une œuvre féministe : Olivia, de Jacqueline Audry (1951) – Revus & Corrigés · 18 décembre 2018 à 17 h 31 min

[…] cela, Jacqueline Audry (1908-1977, notamment réhabilitée dans la série Voyages à travers le cinéma français de Bertrand Tavernie…) s’attacha toujours à parler de sentiment amoureux et d’émancipation féminine, 60 ans […]

Redécouverte d’une œuvre féministe : Olivia, de Jacqueline Audry (1951) · 14 avril 2021 à 15 h 56 min

[…] cela, Jacqueline Audry (1908-1977), notamment réhabilitée dans la série Voyages à travers le cinéma français de Bertrand Tavernier) s’attacha toujours à parler de sentiment amoureux et d’émancipation féminine, 60 ans […]

Les commentaires sont fermés.

En savoir plus sur Revus & Corrigés

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading