Ce 10 mars 2008, lorsque Marie-Odile Amaury fait irruption dans une réunion des cadres de L'Equipe, à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), c'est la stupéfaction. Personne ne connaît cette femme à la coiffure sage, aux yeux bleus et au visage parsemé de tâches de rousseur. Ce jour-là, la veuve de Philippe Amaury, décédé deux ans plus tôt, est venue mettre de l'ordre au sein du journal sportif, dont les ventes ont baissé de 8 % en 2007. Elle est comme ça. Discrète mais déterminée à préserver l'héritage de son mari : les Editions Philippe Amaury (L'Equipe, Le Parisien, mais aussi le Tour de France cycliste, le Paris-Dakar, etc.), une des plus belles réussites de la presse quotidienne française.

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Dans un entretien accordé à L'Expansion, elle s'en explique : " J'ai toujours partagé avec Philippe les décisions stratégiques qu'il fallait prendre pour le groupe. Nous n'étions pas toujours d'accord, et c'est finalement lui qui décidait. Quand sa maladie s'est déclarée, je me suis retrouvée au coeur des affaires. Aujourd'hui, je me suis fixé comme mission de transmettre à mes enfants un groupe en état de marche. Pour cela, il faut le faire évoluer, le développer dans la continuité des valeurs qui étaient celles de mon mari. Je m'y attelle chaque jour. " Sans états d'âme.

Certes, l'entreprise familiale est assise sur un tas d'or - 270 millions d'euros de trésorerie -, mais les temps sont durs. Réunie en états généraux, la presse écrite se cherche un modèle économique durable. Les affaires de dopage menacent la survie du Tour de France, et le transfert du Dakar en Argentine est loin d'être acquis. Les résultats consolidés des Editions Amaury pour l'année 2008, s'ils sont toujours largement positifs, devraient être en baisse.

Licenciée ès lettres et diplômée de l'école de journalisme de Strasbourg, Marie-Odile Amaury était-elle préparée à relever ce défi ? Née en 1940 dans une famille de la bourgeoisie strasbourgeoise, elle est une mordue d'actualité sportive, au point de décontenancer Jean-Luc Lagardère, le père d'Arnaud, lors d'un déjeuner. " Avec quatre frères, difficile d'y échapper. J'ai toujours été fascinée par le dépassement de soi des sportifs professionnels, des gens qui vont jusqu'au bout de leur passion ", dit-elle. Elle-même pratique le golf au Lys-Chantilly, en compagnie notamment de Fabienne Woerth, la femme du ministre du Budget.

De son premier métier chez le publicitaire Young & Rubicam (Y&R), il ne reste pas grand-chose. Tout juste une publicité pour des pommes dauphine sur la page d'accueil du blog animé par les anciens de l'agence, sur laquelle la jeune Marie-Odile pose au milieu d'une tablée de créatifs. L'ancienne directrice du Poste parisien, la radio privée du groupe que lui avait confiée Philippe Amaury dès 1983, y a laissé le souvenir d'une " femme sympathique, déjà passionnée de médias, gardant toujours un ?il sur les programmes ", selon l'ex-animateur Guillaume Richardot.

Pragmatique, " femme de convictions, mais sans certitudes ", selon un administrateur, Marie-Odile Amaury, s'est entourée d'un cercle restreint de fidèles de la première heure. Aux côtés de Martin Desprez, ancien directeur général et homme de confiance de la famille depuis trente ans, des barons ont été rappelés. Noël Couëdel ?uvre pour assurer un avenir aux titres de la presse écrite, tandis qu'Alain Krzentowski, un proche de Jean-Claude Killy, est missionné pour pérenniser Amaury Sport Organisation (ASO), la société qui gère notamment le Tour de France, la pépite du groupe avec ses 18 % de marge nette.

" Marie-Odile ne fait confiance à personne. Elle préfère rappeler ceux dont elle est sûre qu'ils ne l'induiront pas en erreur dans ses choix ", analyse un initié. La diversification malheureuse dans le Futuroscope de Poitiers a laissé des traces indélébiles. Le groupe, qui avait alors confié les clefs de la maison à Jean-Pierre Courcol, l'ancien tennisman, y a laissé des plumes (plusieurs dizaines de millions d'euros de pertes). Peur ou sagesse d'investisseur, les Amaury font montre depuis d'une prudence de Sioux. Trop, au goût de certains. " Ils reculent en permanence. Le passage de L'Equipe au format tabloïd était fin prêt, la rédaction avait travaillé d'arrache-pied, tout était calé. Puis ils ont fait marche arrière. Ils n'ont pas saisi les opportunités qui se sont présentées, comme la vente du Figaro, d'A nous Paris ou des Echos ", lâche un ancien cadre.

La voix posée, réfléchie, Marie-Odile Amaury rétorque : " Nous assurons la bonne gestion de deux titres de la presse quotidienne [Le Parisien et L'Equipe, soit un quotidien vendu en kiosque sur deux, NDLR]. Ce n'est peut-être pas spectaculaire, mais dans le contexte actuel, c'est indispensable pour garantir notre pérennité. " Son " poulain ", Jean Hornain, ancien international de volley-ball qu'elle a nommé à la tête du Parisien, renchérit : " Depuis que je suis entré dans ce groupe, en 1992, je n'ai fait que du développement : L'Equipe TV, le site Internet, Le Parisien Eco... " Dans ce contexte, deux décisions ne sont pas passées inaperçues : l'investissement dans le marché des jeux en ligne et la création d'Amaury International, prémisse d'un développement hors de l'Hexagone. Et ce à un moment où tout le monde serre les boulons.

Quand la concurrence pointe son nez, les Amaury ne sont pas non plus avares de moyens. Ils sont même alors capables d'une audace rare. " Toute concurrence directe est considérée comme une agression contre laquelle il faut se défendre par tous les moyens. C'est une vision paranoïaque des affaires qui leur a plutôt réussi ", raconte un ancien cadre.

Philippe Amaury l'a montré en créant en 1994 Aujourd'hui en France pour contrecarrer l'arrivée d'Infomatin. Lorsque Axel Springer a projeté la création d'un " Bild à la française ", Amaury avait dans ses cartons une riposte affublée du nom de code " kill Bild ", qui a tué dans l'oeuf les visées du magnat allemand. On le voit actuellement avec les investissements déployés pour lancer Aujourd'hui sport, qui n'a d'autre mission que de contrer le tout jeune quotidien populaire Le 10 Sport.

Marie-Odile Amaury, que l'on dit économe, se serait bien passée de cette coûteuse machine de guerre, en ces temps de disette publicitaire sur fond de crise de la presse. Depuis deux ans et demi, les cadres de l'entreprise ont été mis au régime sec. En refusant le chauffeur de son mari, elle a montré l'exemple. Un cadre dirigeant se souvient s'être retrouvé un soir penaud dans sa grosse berline de fonction arrêtée à un feu rouge à côté de la présidente au volant d'une voiture très quelconque à la tôle froissée.

Pas d'esbroufe chez les Amaury : un appartement dans le VIIe arrondissement de Paris et un modeste pied-à-terre au rez-de-chaussée d'une résidence à Lys-Chantilly. " Ils avaient acheté un terrain en vue d'y construire une maison. Mais, avec l'affaire des pertes du Futuroscope, ils l'ont aussitôt revendu ", se souvient un ancien administrateur.

A la différence de son mari, d'une timidité maladive, Marie-Odile Amaury est une femme impliquée. Elle fréquente assidûment l'Association générale d'Alsace et de Lorraine, qui se réunit chaque année à la brasserie Bofinger pour la Saint-Nicolas, et est fidèle aux dîners des anciens de Y&R. " Elle est partout. On l'a vue à Bercy pour négocier son investissement dans les jeux en ligne et elle a fait une intervention remarquée aux états généraux de la presse. Le reste, c'est de la légende qui arrange bien la famille ", dit un banquier d'affaires.

Au siège de l'entreprise, à Saint-Ouen, il n'est pas rare de voir Marie-Odile Amaury déjeuner à la cantine avec sa fille Aurore. " Elle jouait un vrai rôle auprès de Philippe, qui vivait reclus dans son bureau. Elle faisait passer des messages ", témoigne un cadre. Rien de tel à Issy-les-Moulineaux, siège de L'Equipe, de France Football et d'ASO. " Quand Philippe se rendait à L'Equipe, il devait décliner son identité à l'accueil ", s'amuse un salarié.

Aujourd'hui, personne ne rit. Connu pour ses positions intransigeantes sur le dopage, Patrice Clerc, le patron d'ASO, a quitté le groupe. En désaccord avec la stratégie, Christophe Chenut, directeur général de L'Equipe, et Claude Droussent, directeur de la rédaction, ont pris la porte cette année, laissant au clan Amaury le soin d'assurer l'intérim.

Cette reprise en main dérange. Philippe Amaury avait habitué à une très grande liberté. En onze années à la tête du quotidien, Jérôme Bureau, ancien patron de la rédaction, n'a jamais reçu un coup de fil venu d'en haut. " Avec la famille Amaury, le respect de l'indépendance était absolu, y compris quand les intérêts du groupe étaient en cause ", se souvient Christian de Villeneuve, ex-directeur de la rédaction du Parisien. En 1999, tandis que les époux Amaury réglaient avec Dominique Strauss-Kahn, alors ministre des Finances de Lionel Jospin, la donation-partage au profit de leurs enfants, Le Parisien multipliait ses unes sur le scandale de la Mnef mettant en cause DSK. Le matin, en ouvrant leur journal, ils s'étranglaient, mais ne disaient rien. Les temps ont changé. La rédaction de L'Equipe a été priée de faire profil bas sur les affaires de dopage. Objectif : ne pas être les premiers à révéler de nouveaux scandales. " C'est une vraie remise en cause des valeurs du groupe ", accuse un ancien cadre.

Aurore et Jean-Etienne, les enfants de Marie-Odile et Philippe, auront-ils le cran nécessaire pour assumer un héritage pour lequel leur père a bataillé sept années durant contre sa propre s?ur, Francine ? Aux premiers signes de la maladie de Philippe, les deux enfants ont été rappelés. Aurore, 34 ans, a démissionné du cabinet d'avocats où elle avait commencé à exercer, tandis que Jean-Etienne, passionné de nouvelles technologies, a terminé à 31 ans un MBA à Stanford, avant de prendre les rênes d'ASO. " Ils sont là, et ils ont pris des responsabilités réelles. Ce sont des collaborateurs actifs, pas de simples visiteurs ", se félicite leur mère.

De toute façon, après des années passées dans l'ombre de son mari, Marie-Odile Amaury n'est pas pressée de céder sa place. Dans une (exceptionnelle) interview au quotidien L'Alsace, elle affirmait récemment : " Je pourrai peut-être bientôt consacrer plus de temps au golf. Mais je n'ai pas décidé quand. Tant que Dieu me prête vie... ".

" Philippe vivait reclus dans son bureau. Sa femme faisait passer des messages. "

Un cadre du groupe

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