Dans les longs couloirs aseptisés de l’hôpital, une souffrance étouffée; celles des soignantes harcelées, agressées, sur leur lieu de travail, par des pairs. 

"Un chef refusait de me donner son avis sur des cas si je ne venais pas lui en parler en chambre". "On m'a conseillé de ne pas me retrouver seule avec un des cardiologues, car 'il aime les jeunes filles'". "Un urgentiste me demande de mettre une banane dans ma bouche pour voir si je sais faire une gorge profonde". 

Ces paroles sont seulement des bribes de dizaines d’autres, partagées en stories Instagram par le médecin Baptiste Beaulieu, après la publication d’une vidéo de "Juju la Gygy", gynécologue-obstétricienne aux 86 000 abonné.es sur le réseau social, brisant l’omerta autour des violences sexuelles et sexistes (VSS) à l’hôpital, lundi 8 avril 2024.  

Vidéo du jour

Si le mouvement #MeToo a pris racine sur les réseaux sociaux en 2018 et a permis de lever le voile sur les VSS dans le cinéma, le sport ou encore la musique, peu de voix médicales sont parvenues à se faire entendre, illustration de la loi du silence qui règne dans un milieu où "les egos s’entrechoquent". 

En 2011, l’urgentiste Patrick Pelloux, écrivait, dans la revue La règle du jeu que "s’il fallait retenir une profession où le sexisme est patent, c’est sans nul doute la formation et l’exercice de la médecine. Il suffit d’aller faire un tour à l’Académie de médecine où se retrouvent tous les professeurs de médecine, retraités ou non, pour voir et entendre très peu de femmes !".  

Jeudi 11 avril 2024, la France a entendu la voix d’une femme, portant celle de milliers d’autres. L’infectiologue et auteure de Les femmes sauveront l'hôpital: Une vie de soignante (Stock, 2023)Pr Karine Lacombe, dénonçait, dans un article de Paris Match, ce même Patrick Pelloux pour ses "propos sexistes", ses "mains baladeuses" et ses "agressions". 

"Il est l'exemple de ces violences systémiques à l’hôpital. En plus de l'autorité hiérarchique qu'il a pu avoir à une certaine époque, il a maintenant une autorité morale conférée par sa reconnaissance dans les médias. Je libère ma parole pour ça. Cela a trop duré", nous confie-t-elle. 

Comme Pr Lacombe, 78% des femmes médecins ont déjà été victimes de comportements sexistes au travail, d’après une enquête IPSOS, parue en 2023. 30% témoignent de "gestes inappropriés à connotation sexuelle" et 17% d’agressions sexuelles ou d'attouchements sans consentement. 

Les agressions multiples, le silence lourd 

Quelques jours avant les révélations de Paris Match, grondaient déjà sur Instagram les hashtags #Metoohopital et #Metoomedecine, sous l’impulsion d’une vidéo de Juju la Gygy, contant une agression subie pendant son internat. 

"J’étais en train de me laver les mains devant le bloc opératoire. Mon chef arrive derrière sans s’annoncer et fait ce truc improbable (elle mime le geste) : il se positionne et me met un énorme coup de bite dans le cul (sic)". 

Une prise de parole qui a suscité l’engagement, en atteste les centaines de commentaires postés sous la publication. Inspirée par "le courage" de Judith Godrech, Juju la Gygy a décidé de briser le tabou. "Parce que le milieu hospitalier, comme celui du cinéma, protège les agresseurs et silencie les victimes".

"À l'époque de mon internat, c'était complètement banalisé. Tout le monde savait que ce chef de clinique avait les mains baladeuses, et c'était comme ça, quoi. Il fallait prendre son mal en patience et attendre que le stage se termine". Dans son cas, l’agression s’est muée en harcèlement

"Quelques jours plus tard, il passe derrière moi en faisant mine de se frotter, et me glisse à l'oreille : 'T'as peur, hein ?'. Je lui ai rétorqué : 'Si tu ne t'excuses pas immédiatement, je quitte mon poste et je vais porter plainte'. Il a senti le vent tourner et ne m'a plus touchée". 

À l'hôpital, des comportements violents banalisés 

Des histoires comme celle-ci, on en lit désormais par milliers sur Instagram et sur X. Éléna* est infirmière anesthésiste. Il y quelques années, alors exerçant dans un hôpital du sud de la France, elle aussi a été agressée. 

"Un jour, en salle de pause avec plusieurs collègues, je réponds à un petit tacle de l’un d’entre eux, en disant que je pensais qu'on était une famille. Et là, un chirurgien qui ne m’avait jamais adressé la parole, m’a répondu, le plus simplement du monde qu'on n'était pas une famille, parce que je ne suçais pas (sic)". 

Elle lui répond qu’il pourrait être son père. L’ego piqué, il interpelle un infirmier. "Il a dit : 't'as qu'à bouffer le chichi de Ludo. Lui, c'est plus ton frère'. Tout le monde rigolait, personne n’a pris ma défense, j’ai dû quitter la salle".

Il reboutonne ma blouse, après m’avoir 'caressé' le torse, en me disant : 'c’est un peu trop ouvert tout ça', d’une voix suave, bien dégueulasse.

Laure*, 30 ans, médecin généraliste, a aussi "beaucoup d’anecdotes à raconter" même si nombre sont passées à la trappe. "C'est tellement commun que tout ne m'a pas marquée et je me rends compte du problème", regrette-t-elle. Lors de son premier jour de stage en service de chirurgie, un médecin senior la "bloque" à la sortie de la chambre d’un patient.

"Il reboutonne ma blouse, après m’avoir 'caressé' le torse, en me disant : 'c’est un peu trop ouvert tout ça', d’une voix suave, bien dégueulasse. Personne n’a moufté". 

"Mais c'était pour rire" : l'esprit carabin comme excuse 

Toutes témoignent d’une ambiance "lourde", "salace", "sexuelle", qui tranche avec la réalité difficile des soignants à l’hôpital. "Au bloc opératoire, en services de réa, c’est difficile…. Quelques vannes grasses, ça peut 'détendre', quand c’est admis. Mais aujourd’hui ça sert de couverture", nuance Éléna. 

"On se retrouve vite avec des pénis dessinés sur des tableaux, des blagues à connotation sexuelles. Souvent, ça reste bon enfant, mais le problème, c’est que la limite est très facilement franchissable", confirme Laure. 

Dans les colonnes de Paris Match, Patrick Pelloux répond à Pr Lacombe, arguant que son comportement "grivois", c’était "pour rigoler". "Qui rigole à part ceux qui perpétuent ces gestes et ces propos-là ? Personne", rétorque-t-elle à notre micro. 

Nombreux sont les agresseurs et harceleurs à se cacher derrière cette excuse, reprise de "l’esprit carabin" des études de médecine. 

"L'esprit carabin est une particularité folklorique des études médicales françaises. Son langage tourne autour du sexe et du grivois, avec un rapport à la mort et au corps particulier. Il imprègne les chansons paillardes et l'Internat à travers la tradition des fresques et des 'tonus', fêtes entre internes parfois sources de scandale", définissait Élise Fraih dans sa thèse Tonus, fresques, Internat et "entre-soi" : que reste-t-il de l'esprit carabin et du folklore de l'Internat pour les internes de Rennes en 2016 ?.

Un "esprit" qui a pu banaliser la culture du viol, en attestait l'affaire de la fresque de l’hôpital de Clermont-Ferrand, en 2015.

"Elle représente l'héroïne Wonder Woman en allégorie de la loi Santé de Marisol Touraine, dans un rapport sexuel collectif avec d'autres super-héros. Si la fresque existe depuis des années, les bulles se référant à la loi Touraine ont, elles, été ajoutées récemment. Elles font dire aux super-héros: 'tiens la loi santé!', 'prends-la bien profond!', etc", résumait alors BFMTV

Pour Camille Shadili Freslon, membre du bureau national de l'InterSyndicale Nationale des Internes (ISNI), : "il faut différencier esprit carabin et VSS. Ce n'est pas de l'humour quand on a des propos qui sont insultants envers nos collègues". 

Et Karine Lacombe acquiesce. "On a le sentiment qu'au fil des années c'est un système qui n'est pas remis en cause, qui s'est installé avec une prééminence d'un fonctionnement très patriarcal qui tourne autour de l'image de la femme comme un objet sexuel et qui permet, parce qu'on dit qu'il faut affronter la mort, de se défouler sur le plan sexuel et de faire des femmes le réceptacle de ce défouloir". 

L'omerta incrimine les victimes

Alors, ce n’est pas le comportement problématique qui est ciblé par la majorité, mais plutôt celles qui le dénoncent, affublées des étiquettes "coincée", "rabat-joie", "prude" ou "trop féministe". 

"Il y a un bon paquet d'entre eux qui ne comprennent pas ce qu'on leur reproche, ils accusent le conflit générationnel, disent qu'avec les féministes on ne peut plus rien faire, mais ils ne se remettent pas en question", acquiesce Juju la Gygy. 

Et à Karine Lacombe d’ajouter : "c’est ce que j'ai vécu et entendu toute ma vie. C'est très culpabilisant, cette autodépréciation permanente qui nous renvoie à l'image de non réponse à un désir sexuel de l'homme".

L’infectiologue évoque un épisode qui l’a particulièrement secouée, effrayante illustration de cette réalité. "Il y a deux ans, quand Patrick Pelloux a entendu dire que je commençais à discuter de son comportement, on s'est vus et quand il est parti de mon bureau, la dernière chose qu'il a dit c'est : 'oui, de toute façon avec MeToo on peut plus rien faire'. Ça veut quand même dire qu'il n'y a aucune prise de conscience, et c’est préoccupant". 

Un statut de "tout-puissant" qui bâillonne  

Pr Lacombe souligne d’ailleurs l’ascendant hiérarchique de Patrick Pelloux, reflétant la réalité de nombreuses soignantes, harcelées et/ou agressées par des supérieurs. 

D’après une étude menée par l’ISNI en 2017, 34% des internes confient avoir été victimes d’attitudes connotées au moins une fois (gestes et contacts physiques non désirés, simulation et demande insistante d’actes sexuels, chantage...). 48% de ces actes auraient été impulsés par le médecin supérieur hiérarchique - parmi lesquels on compte 10% de chefs de service. 

Le chirurgien qui m’a tripotée avait une 'réputation', il a essayé d’embrasser mon amie de force, quand ils étaient seuls dans un ascenseur.

Pour Éléna, ce statut de "tout-puissant" est aussi entretenu par celles et ceux qui confortent le harceleur dans ses agissements. "Rigoler, rajouter des couches…. C'est aider à les protéger". 

"Parce que tout le monde sait", appuie Laure. "Le chirurgien qui m’a tripotée avait une 'réputation', il a essayé d’embrasser mon amie de force, quand ils étaient seuls dans un ascenseur. Un autre avait un calendrier suggestif dans son bureau. Quand les internes y passaient, il se demandait comment elles étaient 'faites' par rapport aux photos de femmes nues. Ils étaient 'connus' pour ça". 

De l'importance de protéger la parole des victimes

Pour elle, personne n’a bougé parce que les internes sont "le bas de la chaîne alimentaire". Mais aussi parce que les victimes n’ont ni la place, ni la sécurité de s'exprimer. 

"Il y a des répercussions quand on parle. Ton stage peut ne pas être validé, le chef en question ne te fait plus opérer... Moi je n’ai pas plus parlé pour ça. Lui répondre a eu des conséquences, lors de mon stage suivant. Ma cheffe était sa femme, il m'a sérieusement savonné la planche et elle a été horrible avec moi", se souvient Juju la Gygy. 

Camille Shadili Freslon parle aussi de "représailles". "J'ai déjà vu certains internes ou docteurs juniors être coincés, dans la suite de leur carrière, sur toute une région, par la personne qu'ils avaient dénoncée".

L’étude de l’ISNI soulignait d’ailleurs "une différence significative de l’accès à des postes de recherche pour les internes victimes de sexisme", même si aucun chiffre n'a été associé à ce constat. Un tout, qui laisse les victimes dans l’impasse, face à des comportements qui "sclérosent le système et où porter plainte reste difficile", dénonce Karine Lacombe. Toujours selon l’enquête de l’ISNI, "une procédure juridique est initiée dans seulement 0,15% des cas".

Certains harceleurs agissent depuis des décennies. 

"Quand on nous interpelle, on va rarement au bout de la procédure. Les temps d'enquête sont longs. Et pendant ce temps-là, les victimes ne sont pas protégées par le CHU ou la faculté", appuie Camille Shadili Freslon. En effet, au niveau national, rien n'est mis en place pour lutter contre les VSS dans le milieu médical

"Nous défendons donc le système SOS Interne, une prise en charge téléphonique et par mail, de ceux qui souhaitent parler de leurs difficultés. C'est faciliter la parole, pour les générations futures, parce que certains harceleurs agissent depuis des décennies", poursuit la représentante syndicale. 

Quand même la justice minimise 

Protégée, c’est ce qu’aurais aimé être Anaïs*, 32 ans, sophrologue. Il y a quelques années, elle était encore infirmière en institut de réadaptation. "C'était mon premier emploi. J'y ai vécu l'enfer pendant deux ans", commence-t-elle.

À son arrivée, un infirmier, largement plus âgé qu'elle, se met à la "draguer" lourdement : "il m’envoyait des messages, m'invitait au restaurant, me disait que mon mec finirait par me tromper. Il me caresserait l’avant bras, faisait des allusions sexuelles tout le temps. Une fois, il a tiré sur ma blouse, en s'exclamant qu'il adorait le bleu. En me déshabillant, je me suis rendu compte que c'était la couleur de mon soutien-gorge, il avait voulu me signifier qu'il l'avait vu. J'ai fini par mettre des débardeurs sous ma blouse et oublier le rouge à lèvres, j'essayais presque de m'enlaidir". 

Après avoir compris qu'une aide-soignante était également victime de cet homme - il lui "touchait les fesses avec les piluliers, s'enfermait dans des salles avec elle" -, Anaïs est allée trouver sa responsable de service. "Elle nous a répondu : 'qu'est-ce que je voulais que je fasse ?'". 

Jamais votre dossier ne passera, il n'y a même pas eu pénétration.

Une main courante et des changements d'horaires plus tard, la jeune femme décide tout de même d'aller porter plainte. À la gendarmerie, on refuse de prendre sa plainte. "Jamais votre dossier ne passera, il n'y a même pas eu pénétration". Anaïs fini par démissionner. Après un burn out, elle s'est reconvertie. 

MeToo Hôpital : une prise de parole indispensable

La prise de parole des victimes se fait alors le levier principal de la destruction du tabou et de la mise en place d'actions concrètes. 

"Ce que je souhaite, c'est que les soignants autour réagissent. Quand on voit un médecin au bloc passer la main sur les fesses de l'infirmière, si personne ne dit rien, il peut continuer à l'infini. Je ne suis pas sûre que mon post sera lu par des gens qui vont se dire : 'mais elle a raison, j'ai fait trop de mal autour de moi'. Par contre, si tous, autour, ne laissent plus passer ces harceleurs, alors j'aime penser qu'on viendra à bout de ces agressions à l'hôpital", résume Juju la Gygy. 

Pour Pr Karine Lacombe, il faut avant tout prévenir le problème. "Les pays anglo-saxons sont en avance sur nous, on propose des formations sur le harcèlement moral et sexuel dès l'entrée en école de médecine". 

Elle aussi à décidé de sortir un peu plus du silence la semaine dernière, pour rappeler que, même si la société avance, "les problèmes persistent". "Ma fille a été externe à Paris, puis interne à Marseille. Je peux vous dire qu'il y a encore du travail", martèle-t-elle. 

Au-delà de leur laisser la place de s'exprimer et de les prendre en charge, il faut aussi éviter l'isolement des victimes, d'après Anaïs. Même si la vague de messages sur les réseaux sociaux démontre le contraire, "on se sent souvent très seule". Et pour se remettre de l'humiliation et/ou de l'agression "il n'y a pas 36 solutions, il faut que la honte change de camp, et nous pouvons tous y contribuer".