Biographie de LOUIS ALTHUSSER (1918-1990) : Science, idéologie, pratique sociale - Encyclopædia Universalis

ALTHUSSER LOUIS (1918-1990)

Science, idéologie, pratique sociale

On attribue souvent à Althusser le principe d'une séparation tranchée entre « science » et « idéologie ». Dans Pour Marx et Lire « Le Capital », « science » désigne à la fois le projet marxiste de produire des connaissances objectives et l'inscription de ce projet dans le camp des sciences effectives. D'où l'insistance sur la rigueur des concepts, des méthodes et des objets, et l'accent mis sur la révolution théorique inaugurée par la découverte du « continent-histoire ». Dans ces deux ouvrages, « idéologie » désigne les idéologies théoriques (dont l'humanisme), évidences qui tiennent lieu de connaissances, c'est-à-dire des théories en partie ou en totalité erronées, qu'il est nécessaire de distinguer des concepts scientifiques.

Mais on ne confondra pas idéologies (en général) et idéologies pratiques, celles-ci étant un versant de celles-là. Une idéologie théorique représente l'avancée discursive d'idéologies réalisées dans des pratiques, comportements, sujets humains, institutions et appareils publics autant que privés (différence entre théologie et religion, par exemple). Les idéologies discursives s'articulent à des idéologies pratiques. Althusser permet ainsi d'entrevoir un double rapport entre « science » et « idéologie » : en termes de rupture épistémologique et aussi d'articulation historique. Loin d'être purement « mentales » ou exclusivement « sociales » (c'est-à-dire collectives), les idéologies théoriques et pratiques ont la consistance matérielle des appareils, la réalité massive des gestes, la prégnance vécue des subjectivités humaines. Elles sont, à ce titre, des instances structurelles de toute formation sociale possible : comme l'économique et le politique, elles peuvent être dépassées à la hauteur de leurs contenus, de leurs formes, de leurs configurations concrètes, mais pas du tout en tant que dimensions. L'économie féodale fait place à l'économie capitaliste, ou à une autre économie, mais surtout pas à la disparition de toute structure économique. Les idéologies sont donc des forces matérielles et agissantes, indispensables à toute formation sociale : quatrième leitmotiv de Louis Althusser.

Devenus inactuels par la crise et le reflux du marxisme, les travaux de Louis Althusser ont cependant notablement contribué à produire l'une et l'autre.

Cela n'a rien de paradoxal. Le retour à Marx, l'identification de ce qui aura été sa révolution théorique, la révision de pans importants des marxismes après Marx ont fini par en dissoudre la consistance doctrinale pour en récupérer le tranchant spécifique : une démarche à réinventer. Le « marxisme » en tant qu'appellation unifiante, bloc sans failles, catéchisme ou langue de bois, s'en trouve sévèrement questionné.

On doit à Louis Althusser d'avoir rétabli la distance entre le documentaire et l'analyse, entre la métaphore et le concept, entre l'évocation rituelle et l'argumentation rigoureuse. Dès lors, le silence qui frappe ses travaux s'expliquerait par la thèse à la fois banale et subversive qu'ils véhiculent : Marx étant, comme tout autre, un auteur à travailler, le salutaire dépérissement théorique et politique du « système marxiste » met à nu un noyau rationnel fait d'avancées et de points aveugles.

L'enjeu, aujourd'hui, n'est heureusement plus de croire ou de ne plus croire dans ce qu'on appelle le marxisme, mais de se risquer à penser (ce qui est bien autre chose que décrire, commenter, dénigrer ou applaudir) en prenant des références – positives et négatives – dans une démarche faisant de la contradiction dialectique l'essence même du vivant... Antidote par excellence contre le culte du prêt-à-penser.[...]

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Écrit par

  • : maître de conférences en sociologie, U.F.R. de sciences sociales à l'université de Paris-V, président de l'association Pratiques sociales
  • : professeur de philosophie

Classification

Pour citer cet article

Saül KARSZ et François MATHERON. ALTHUSSER LOUIS (1918-1990) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • BALIBAR ÉTIENNE (1942- )

    • Écrit par Patrice MANIGLIER
    • 1 058 mots

    Étienne Balibar est une des plus grandes figures internationales de ce qu'on a parfois appelé « post-marxisme ». Après avoir connu très tôt la notoriété par sa contribution à l'ouvrage dirigé par Louis AlthusserLire le Capital (1965), qui permit à toute une génération d'apprendre...

  • CRITIQUE LITTÉRAIRE

    • Écrit par Marc CERISUELO, Antoine COMPAGNON
    • 12 918 mots
    • 4 médias
    ...s'inspirent, en Allemagne de Theodor W. Adorno et de l'école de Francfort, en Grande-Bretagne de Raymond Williams et du matérialisme culturel, en France de Louis Althusser et de sa conception de l'idéologie calquée sur le modèle de l'inconscient freudien. De même que le structuralisme génétique...
  • DIALECTIQUE

    • Écrit par Étienne BALIBAR, Pierre MACHEREY
    • 8 037 mots
    • 2 médias
    De là l'idée avancée par L. Althusser que « la contradiction est surdéterminée dans son principe » (Pour Marx) : elle n'est pas une cause simple mais un effet complexe. Au lieu de réduire son objet à un principe rationnel interne (dans un mouvement qui relève en dernière analyse de l'...
  • IDÉOLOGIE

    • Écrit par Joseph GABEL
    • 6 777 mots
    ...entrer dans le problème des rapports d'une science à son passé (idéologique), disons que l'idéologie comme système de représentations se distingue de la science en ce que la fonction pratico-sociale l'emporte en elle sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance) » (L. Althusser, Pour Marx).
  • Afficher les 9 références

Voir aussi