Congé menstruel, financement PMA… Les entreprises s'immiscent-elles trop dans la vie privée de leurs salariés ? | Les Echos Start
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Congé menstruel, financement PMA… Les entreprises s'immiscent-elles trop dans la vie privée de leurs salariés ?

Obligées de se battre pour attirer et fidéliser les talents, les entreprises proposent toujours plus d'avantages à leurs salariés concernant leur vie privée et parfois intime. Entre bienveillance et poursuite de leurs intérêts, jusqu'où devraient aller les entreprises ?

En accompagnant leurs salariés dans des domaines relevant de la vie privée, les entreprises dépassent leur rôle de simple employeur.
En accompagnant leurs salariés dans des domaines relevant de la vie privée, les entreprises dépassent leur rôle de simple employeur. (Getty Images)

Par Joël Nandjui

Publié le 12 avr. 2024 à 07:00Mis à jour le 12 avr. 2024 à 17:18

Remboursement des frais liés à la fécondation in vitro, congés pour les salariés victimes de violences, mise à disposition de places en crèche, financement de la congélation d'ovocytes, organisation de vacances collectives… Les entreprises multiplient les mesures pour faciliter la vie privée de leurs salariés. Karima Silvent, DRH du groupe Axa, justifie dans un article des Echos START ces pratiques : « La vie personnelle d'un employé ne s'arrête pas lorsqu'il franchit la porte du bureau. Il est de notre responsabilité de le soutenir quand il est confronté à des situations difficiles » .

En mars 2024, c'est la MAIF qui a signé un accord d'entreprise avec les représentants des salariés qui accorde trois jours d'absences rémunérées en cas d'IVG, dans la foulée de l'inscription de ce droit dans la constitution. En accompagnant leurs salariés dans des domaines relevant de la vie privée, les entreprises dépassent leur rôle de simple employeur et pensent leurs salariés dans leur globalité.

Vie privée/vie professionnelle : une frontière qui s'estompe

Cette tendance semble être plébiscitée par les employés comme le montre le Baromètre 2023 « Fragilités des salariés » de Malakoff Humanis ou 55 % des salariés estiment légitime l'intervention de l'entreprise face aux situations de fragilités d'origine personnelle. « Cette évolution est positive pour les employés, car elle permet de ne pas se définir uniquement comme un salarié, mais d'avoir le sentiment d'appartenir à un écosystème où leur vie privée compte, explique Thomas Simon, enseignant en RH à Montpellier Business School. Si elle leur permet d'avoir accès à des avantages qui facilitent leur vie, néanmoins il est nécessaire d'avoir un regard critique sur ces mesures. »

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Si cette vision du rôle de l'entreprise interroge le chercheur, c'est qu'elle brouille la frontière entre la vie privée et la vie professionnelle, ce qui n'est pas sans risque. En acceptant de profiter de ces avantages, les salariés font le choix de divulguer des informations qui peuvent potentiellement être utilisées par les employeurs dans leur évolution de carrière. On pense notamment au désir de grossesse.

De plus, elles peuvent induire implicitement une contrepartie. « Les entreprises peuvent attendre de leurs salariés qu'ils fassent par exemple plus d'heures lorsqu'ils bénéficient grâce à l'employeur d'un mode de garde », détaille Thomas Simon.

Ces mesures, quand elles sont mises en place, soulèvent également la question de la dépendance et de la loyauté des salariés vis-à-vis de leurs employeurs. Pour Thomas Simon, si un collaborateur ne se sent pas bien dans son entreprise, mais qu'il bénéficie d'un accompagnement dans son parcours de PMA (Procréation médicalement assistée), il peut avoir tendance à rester pour les mauvaises raisons. « Les salariés se sentent parfois pieds et poings liés à leur entreprise qui leur propose des avantages considérables. »

Jean-Etienne Joullié, enseignant en management à l'Ecole de Management Léonard de Vinci, a un avis plus tranché. « Cette situation est imputable aux salariés, ils ont accepté de ne plus être complètement maîtres de leur équilibre vie privée/vie professionnelle et de partager la responsabilité de leur vie privée avec leur employeur. »

Aller trop loin et le risque de repousser les salariés

Pourquoi les employeurs proposent-ils autant d'avantages ? La raison est à chercher dans la concurrence qu'ils se livrent pour attirer les talents, les conserver (et parfois booster leur productivité). Jake Anderson-Bialis, co-fondateur du site d'informations sur la santé reproductive Fertility IQ, expliquait dans un article des Echos la position des entreprises, « certaines compagnies « retardent » la maternité de leurs employées, en couvrant les frais de congélation d'ovocytes par exemple, pour leur permettre de se consacrer à leur carrière sans pression biologique ».

Pour Jean-Etienne Joullié, l'intérêt poursuivi par les entreprises est quand même à nuancer. Les directeurs des ressources humaines qui vont proposer des accompagnements pour la PMA par exemple, le font en toute bonne volonté, « même si, derrière ces mesures, on retrouve la volonté de servir les intérêts de l'entreprise ».

La MAIF en accordant trois jours d'absence rémunérés à ses salariés qui s'engagent dans une transition de genre, parle de 'geste symbolique' qui compte. « C'est surtout l'occasion de montrer un signe d'ouverture, de dire que la transition de genre n'est pas un sujet tabou au sein de l'entreprise. C'est un encouragement à ce que chacun et chacune soit libre d'être soi-même et puisse exprimer son plein potentiel avec confiance, sérénité et sécurité », défend Janick Debref, directeur de la stratégie RH et des relations sociales.

Entre avantages certains et intrusion dans la vie privée, un équilibre est à trouver. Les entreprises doivent jauger jusqu'où leurs salariés sont prêts à les laisser entrer dans leurs projets personnels. « Il ne faudrait pas que les entreprises poussent le curseur trop loin au risque de désengager leurs salariés. Ils pourraient refuser de travailler pour des entreprises qu'ils jugent trop intrusives ou contester la mise en place de certaines mesures », juge Thomas Simon.

Joël Nandjui

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