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Dossier "Fenêtre sur cour" (Hitchock, 1954) : perception et film dans le film - fredericgrolleau.com
Connu comme le « maître du suspense » Hitchcock construit, avecFenêtre sur cour, une sorte de mise en abîme ou de démultiplication, en miroir, de celui-ci. Tout le film repose sur l’observation. Jeff, ce photographe habitué à saisir, au cœur de l’action, des accidents spectaculaires ou des essais nucléaires, se trouve coincé chez lui en pleine canicule. Immobilisé dans la moiteur et la lourdeur estivale qui conduit tout son voisinage à vivre fenêtres ouvertes, quand ce n’est pas à dormir dehors, Jeff reste allongé jour et nuit et trompe l’ennui en observant ses voisins. Par une nuit d’orage, il s’étonne des allées et venues du représentant de commerce qui se disputait avec sa femme. On ne voit plus celle-ci, l’a-t-il assassinée ? Mais n’est-ce pas plutôt Jeff qui a rêvé ? Ne prend-il pas ses désirs pour la réalité, lui qui a tant besoin d’action et d’aventure ? Ainsi le suspense policier classique, qui consiste à démasquer le criminel, se dédouble : est-ce qu’il y a réellement eu crime ? Est-ce que Jeff a raison ou se fait-il des idées?
Ces questions peuvent d’autant plus se poser que le spectateur, immobilisé comme Jeff devant son écran, n’a peut-être pas remarqué grand-chose cette fameuse nuit : une silhouette portant une valise dans le noir, sous la pluie, dans des escaliers étroits entre deux immeubles, rien de spectaculaire. Pour prêter de l’importance à cela il faut « avoir l’œil », c’est-à-dire être porté déjà par sa profession à être attentif, à reconnaître ce qui peut avoir de l’intérêt, et il faut être disponible, ne pas avoir l’esprit ailleurs. Or, justement, problème : Jeff a la compétence, il a la motivation, mais son immobilité associée à la chaleur le conduit à somnoler et ses observations sont entrecoupées de phases de sommeil, a-t-il bien vu ou a-t-il rêvé ? Et, par ailleurs, sa compétence et sa motivation ne peuvent-elles pas, justement, rendre suspecte son interprétation ? Si, comme le dit Alain : « tout est anticipation dans la perception des choses », Jeff n’a-t-il pas un peu trop anticipé qu’il se passe quelque chose pour que sa perception soit crédible ?
Il ne suffit pas d’avoir les yeux ouverts pour y voir. « L’œil ne voit rien » disait Descartes dans sesMéditations métaphysiques, ce n’est pas, en effet, l’œil lui-même qui voit, mais le sujet. C’est-à-dire la personne, en tant qu’elle est consciente d’elle-même et de ce qu’elle fait. Si le spectateur est plongé dans ses soucis il peut rester les yeux ouverts sans ne rien voir, il pense à autre chose. Même s’il est concentré sur ce qui se passe sur l’écran il va voir ce qu’il est venu chercher : un moment de détente et de divertissement en se laissant porter par une histoire? Alors il plongera sans recul parmi les personnages vivant autour de cette cour. L’écran est lui-même la fenêtre qui nous ouvre sur d’autres vies, mais le but du spectateur, en général, n’est pas de les observer avec l’œil critique cherchant à percer les failles du décor et les techniques du réalisateur. Le spectateur veut y croire, il veut être dupe, et le talent du réalisateur consistera à lui faire prendre pour une vraie cour d’immeubles, dont une ruelle étroite laisse entrevoir en perspective la circulation animée des camions, l’eau jaillissant d’une bouche d’incendie, d’une grande avenue, ce qui n’est qu’un studio de cinéma. Autre suspense : le spectateur parviendra t-il à savoir si le meurtre a bien eu lieu, avant que l’énigme soit résolue par les personnages ?
Cette cour d’immeuble n’est pas une vraie cour, ce photographe est un acteur qui joue un photographe. Toute cette histoire n’est qu’une fiction. Dans cette fiction le personnage pense avoir assisté à un meurtre, y a-t-il eu un vrai meurtre qu’il débusque grâce à son voyeurisme ou son enquête n’est-elle que la justification a posteriori de celui-ci en même temps qu’un moyen de retrouver le frisson tant désiré de l’aventure ? Le personnage se fait-il un film dans le film ? Le génie d’Hitchcock est de conduire le spectateur à s’inquiéter de la véracité des perceptions du personnage qu’il perçoit.
P.F
Textes philosophiques
Le morceau de cire Dans ce texte fameux, Descartes explique que percevoir, au sens usuel du terme, n'est pas encore connaître, car les sensations sont fugitives et contradictoires. Pour identifier la cire, je dois juger. Connaître c'est juger. La véritable "perception" (par laquelle on reconnaît la cire) est une "inspection de l'esprit".
"Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin, toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci.
Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de sa saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement ou l’ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure.
Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur de miel, ni cette agréable odeur de fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-la attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or, qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire, étant ronde, est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.
Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive ; je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident.
Or quelle est cette cire qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit ? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle et dont elle est composée."
R. Descartes, Méditations métaphysiques (1641),
méditation II, Garnier p. 423 - 424.
Perception et sensation
"Je ne puis identifier sans plus ce que je perçois et la chose même... La couleur rouge de l'objet que je regarde est et restera toujours connue de moi seul. Je n'ai aucun moyen de savoir si l'impression colorée qu'il donne à d'autres est identique à la mienne. Nos confrontations intersubjectives ne portent que sur la structure intelligible du monde perçu : je ne puis m'assurer qu'un autre spectateur emploie le même mot que moi pour désigner la couleur de cet objet, et le même mot d'autre part pour qualifier une série d'autres objets que j'appelle aussi des objets rouges. Mais il pourrait se faire que, les rapports étant conservés, la gamme des couleurs qu'il perçoit fût en tout différente de la mienne. Or, c'est quand les objets me donnent l'impression originaire du « senti », quand ils ont cette manière directe de m'attaquer, que je les dis existants. Il résulte de là que la perception, comme connaissance des choses existantes, est une conscience individuelle et non pas la conscience en général dont nous parlions plus haut. Cette masse sensible dans laquelle je vis quand je regarde fixement un secteur du champ sans chercher à le reconnaître, le « ceci » que ma conscience vise sans paroles n'est pas une signification ou une idée, bien qu'il puisse ensuite servir de point d'appui à des actes d'explicitation logique et d'expression verbale. Déjà quand je nomme le perçu ou quand je le reconnais comme une chaise ou comme un arbre, je substitue à l'épreuve d'une réalité fuyante, la subsomption sous un concept, déjà même, quand je prononce le mot « ceci », je rapporte une existence singulière et vécue à l'essence de l'existence vécue. [...] Si deux sujets placés l'un près de l'autre regardent un cube de bois, la structure totale du cube est la même pour l'un et pour l'autre, elle a valeur de vérité intersubjective et c'est ce qu'ils expriment en disant tous deux qu'il y a là un cube. Mais ce ne sont pas les mêmes côtés du cube qui, chez l'un et chez l'autre, sont vus et sentis. Et nous avons dit que ce « perspectivisme » de la perception n'est pas un fait indifférent, puisque sans lui les deux sujets n'auraient pas conscience de percevoir un cube existant et subsistant au-delà des contenus sensibles."
"C'est toujours vieilli que l’œil aborde son activité, obsédé par son propre passé et par les insinuations anciennes et récentes de l'oreille, du nez, de la langue, des doigts, du cœur et du cerveau. Il ne fonctionne pas comme un instrument solitaire et doté de sa propre énergie, mais comme un membre soumis d'un organisme complexe et capricieux. Besoins et préjugés ne gouvernent pas seulement sa manière de voir mais aussi le contenu de ce qu'il voit. Il choisit, rejette, organise, distingue, associe, classe, analyse, construit. Il saisit et fabrique plutôt qu'il ne reflète; et les choses qu'il saisit et fabrique, il ne les voit pas nues comme autant d'éléments privés d'attributs, mais comme des objets, comme de la nourriture, comme des gens, comme des ennemis, comme des étoiles, comme des armes. Rien n'est vu tout simplement, à nu. Les mythes de l’œil innocent et du donné absolu sont de fieffés complices. Tout deux renforcent l'idée, d'où ils dérivent, que savoir consiste à élaborer un matériau brut reçu par les sens, et qu'il est possible de découvrir ce matériau brut soit au moyen de rites de purification, soit par une réduction méthodique de l'interprétation. Mais recevoir et interpréter ne sont pas des opérations séparables; elles sont entièrement solidaires. La maxime kantienne fait ici écho : l’œil innocent est aveugle et l'esprit vierge vide. De plus, on ne peut distinguer dans le produit fini ce qui a été reçu et ce qu'on a ajouté. On ne peut extraire le contenu en pelant les couches de commentaires."
Goodman (Nelson), Langages de l'art, 1968
Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme
"L'usage qu'un homme fera de son corps est transcendant à l'égard de ce corps comme être simplement biologique. Il n'est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d'embrasser dans l'amour que d'appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain sont en réalité des institutions. Il est impossible de superposer chez l'homme une première couche de comportements que l'on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme, comme on voudra dire, en ce sens qu'il n'est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l'être simplement biologique – et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d'échappement et par un génie de l'équivoque qui pourraient servir à définir l'homme. Déjà la simple présence d'un être vivant transforme le monde physique, fait apparaître ici des « nourritures », ailleurs une « cachette », donne aux « stimuli » un sens qu'ils n'avaient pas. À plus forte raison la présence d'un homme dans le monde animal. Les comportements créent des significations qui sont transcendantes à l'égard du dispositif anatomique, et pourtant immanentes au comportement comme tel puisqu'il s'enseigne et se comprend. On ne peut pas faire l'économie de cette puissance irrationnelle qui crée des significations et qui les communique. La parole n'en est qu'un cas particulier."
@ « L’idée naïve de chacun, c’est qu’un paysage se présente à nous comme un objet auquel nous ne pouvons rien changer, et que nous n’avons qu’à en recevoir l’empreinte. Ce sont les fous seulement, selon l’opinion commune, qui verront dans cet univers étalé des objets qui n’y sont point ; et ceux qui, par jeu, voudraient mêler leurs imaginations aux choses sont des artistes en paroles surtout, et qui ne trompent personne. Quant aux prévisions que chacun fait, comme d’attendre un cavalier si l’on entend seulement le pas du cheval, elles n’ont jamais forme d’objet ; je ne vois pas ce cheval tant qu’il n’est pas visible par les jeux de lumière ; et quand je dis que j’imagine le cheval, je forme tout au plus une esquisse sans solidité, une esquisse que je ne puis fixer. Mais, sur cet exemple même, la critique peut déjà s’exercer. Si la vue est gênée par le brouillard, ou s’il fait nuit, et s’il se présente quelque forme mal dessinée qui ressemble un peu à un cheval, ne jurerait-on pas quelquefois qu’on l’a réellement vu, alors qu’il n’en est rien ? Ici, une anticipation, vraie ou fausse, peut bien prendre l’apparence d’un objet. Mais ne discutons pas si la chose perçue est alors changée ou non, ou si c’est seulement notre langage qui nous jette dans l’erreur ; car il y a mieux à dire, sommairement ceci, que tout est anticipation dans la perception des choses. »
Alain, Eléments de philosophie, I, chapitre 1.
Perception du cube
@ « On soutient communément que c’est le toucher qui nous instruit, et par constatation pure et simple, sans aucune interprétation. Mais il n’en est rien. Je ne touche pas ce dé cubique. Non. Je touche successivement des arêtes, des pointes, des plans durs et lisses, et réunissant toutes ces apparences en un seul objet, je juge que cet objet est cubique. (…) Je ne le vois jamais en même temps de partout, et jamais les faces visibles ne sont colorées de même en même temps, pas plus du reste que je ne les vois égales en même temps. Mais pourtant c’est un cube que je vois, à faces égales, et toutes également blanches. (…) Je reconnais six tâches noires sur une des faces. On ne fera pas difficulté d’admettre que c’est là une opération d’entendement, dont les sens fournissent seulement la matière. Il est clair que, parcourant ces tâches noires, et retenant l’ordre et la place de chacune, je forme enfin, et non sans peine au commencement, l’idée qu’elles sont six, c’est-à-dire deux fois trois, qui font cinq et un. Apercevez-vous la ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives pour la main et pour l’œil, me font connaître un cube ? Par où il apparaîtrait que la perception est déjà une fonction d’entendement, et (…) que l’esprit le plus raisonnable y met de lui-même bien plus qu’il ne croit. »
Alain, Eléments de philosophie, I, chapitre 1.
@ « De l’origine de notre notion de « connaissance ». L’explication suivante m’a été suggérée dans la rue : j’entendais un homme du peuple dire : « il m’a reconnu » - et je me demandais aussitôt : qu’est-ce que le peuple peut bien entendre par connaissance ? Que veut-il, quand il veut de la « connaissance » ? Rien d’autre que ceci : ramener quelque chose d’étranger à quelque chose de connu. (…) Le connu signifie : ce à quoi nous sommes assez habitués pour ne plus nous en étonner, notre vie quotidienne, une règle quelconque dans laquelle nous serions engagés, toute chose familière enfin : - qu’est-ce à dire ? Notre besoin de connaissance ne serait-il pas justement ce besoin de déjà-connu ? La volonté de trouver parmi tout ce qu’il y a d’étranger, d’extraordinaire, de douteux, quelque chose qui ne soit plus pour nous un sujet d’inquiétude ? Ne serait-ce pas l’instinct de la crainte qui nous incite à connaître ?»
F. Nietzsche, Le gai savoir, V, § 355.
Analyse cinématographique dans une perspective philosophique
Séquences étudiées
Début du film (générique jusqu'à présentation cour immeuble et Jeff)
Les allées et venues du voisin d'en face (rêve éveillé)
Hitchcock, créateur de forme. La perfectibilité de la perception.
Film sur l'essence même du cinéma,Fenêtre sur cournous invite, en tant que spectateur, à nous immerger au cœur de notre imaginaire et à le questionner. Jeff, photographe cloué dans un fauteuil suite à un accident, est l’œil incarné du réalisateur. Il scrute le paysage qui s'offre directement à lui (cour de son immeuble) et que sa vision permet de mieux connaître et donc de reconnaître. Cette cour (métaphore condensée de la vie quotidienne dans un lieu unique , telle une scène de théâtre), est source de plusieurs "tableaux vivants" (comparables à des écrans de télévision) au travers desquels nous voyons évoluer des personnages, aux reflets multiples, dans leur intimité et leur banalité. On remarquera les archétypes représentés, pour la plupart liés le milieu artistique (Greenwich village), excepté le représentant de commerce (qui aura un rôle particulier). Habitué à des sensations fortes, Jeff se trouve dans une position pour le moins inconfortable et inhabituelle (frustration), où seuls sa vue et son esprit (donc sa perception), ses fantasmes et son imaginaire constitueront le cœur de l'intrigue. Modifiés par une sollicitation croissante de leur acuité, ses sens seront la clé de voûte d'une résolution problématique, comme de la nôtre, le spectateur évoluant en même temps. Jeff a besoin de voir autre chose et doit faire surgir d'un ordinaire sans intérêt et sans relief, que la vie possède par nature (par exemple la relation amoureuse avec Lisa, même si nous - spectateurs - sommes fascinés), une part extraordinaire (qui possède tous les attraits d'une existence ayant un sens et pour le cinéma la raison d'être d'un film, une expériencesensationnelle). Ces sens, ainsi que les nôtres, sont décuplés au fur et à mesure de l'avancement de l'intrigue. Il devra s'adapter aux circonstances de la réalité telle qu'elle se présente à lui. Et c'est par la vue, sens premier pour Hitchcock, que tout va s'opérer (n'oublions pas que son œuvre traverse toutes les époques et techniques du cinéma, du muet au parlant et du noir et blanc à la couleur). Ce sens a besoin de se perfectionner. L'utilisation des jumelles dans un premier temps lui permettra d'avoir un plan rapproché de cette scène originelle, presque primitive qui le perturbe. Cette double vue ne lui suffira pas, il s'empare de son téléobjectif pour obtenir un grossissement et un niveau de détails encore plus adapté à son désir : voir pour mieux comprendre. Tel un cinéaste qui choisit la focale adaptée pour ce qu'il veut exprimer à l'écran, Jeff est le réalisateur de son propre film. Il devient le créateur de son fantasme (que l'on suppose comme tel jusqu'à une certaine partie du film). Et c'est bien là l'enjeu principal d'Hitchcock, cette double mise en abîme spectateur / réalisateur / personnage / scène et fiction / réalité qui permet de nous questionner sur notre position de voyeur au même titre que Jeff, "manipulé" par son réalisateur. Puis, sur la teneur même de la réalité et de ce que nous en faisons. L'artiste est celui qui la sublime, pour en "grossir" les traits, pour en montrer une autre facette et focaliser l'attention du spectateur, du lecteur ou de l'auditeur sur un point de son désir, sur un détail qui devient un tout. Le sens naît alors de la manière dont est montré cette focalisation, origine du style de l'artiste.
Hitchcock montre une opposition entre des formes statiques habituellement mobiles (Jeff, personnage principal immobilisé dans son fauteuil-unité de lieu et d'action-chaleur accablante et pesante, structure et verticalité du décor, les photos de Jeff, qui sont censées montrer des scènes d'actions, le symbole de la photo elle-même, ...) et une forme dynamique incarnée dans les mouvements des autres personnages, notamment féminins (Lisa/G. Kelly se déplaçant avec une "grâce" absolue dans toutes les scènes avec Jeff, Stella, l'infirmière qui masse vigoureusement Jeff, la jeune femme à la fenêtre,...), dans les mouvements d’appareils (rôle fondamental du panoramique ou du travelling) et par dessus tout dans les mouvements internes de Jeff (la vision qui devient perception puis sous le filtre du jugement évolue en analyse et donc en action). Ce paradoxe, non cinématographique de prime abord, est transfiguré par Hitchcock pour nous suggérer que les mouvements de la pensée, non visualisables en tant que tels au cinéma, mais perceptibles par des signes visibles indirects, sont du ressort de la mise en scène, qui est elle seule capable de montrer l'invisible. Ces mouvements internes sont plus importants que les actions mêmes. En ce sens nous sommes au cœur de la spécificité même de cet art. Il renverse la représentation classique de ce qui caractérisait jusqu'alors le cinéma. C'est au spectateur de penser son film et non de "subir" et se contenter de ce qui lui est montré. G. Deleuze dira d'A. Hitchcock qu'il est le premier cinéaste mental.
Tout désir de spectateur a besoin d'être assouvi et satisfait. Une scène (Jeff voit pendant une nuit en demi-sommeil le représentant de commerce faire deux aller-retours suspects avec une valise) cristallise la démarche de l'avancement de l'intrigue (pour nous spectateur du film/fiction et pour Jeff, spectateur de la réalité du monde), de l'intrication entre désir et fantasme (ceux du spectateur qui a besoin d'éléments tangibles pour être au cœur du suspens et ne pas se contenter de juste voir mais de voir juste et celui de Jeff, témoin oculaire "d'indices-pensables" qui doivent satisfaire son désir inconscient et son désir de retrouver un sens à sa vie). Question que tout créateur se pose dans l'avancement de son art, et de sa forme.
SL
Fiche technique du film
Fenêtre sur cour (Rear Window)
États-Unis - 1954
Réalisation: Alfred Hitchcock
Scénario : John Michael Hayes d'après la nouvelleIt Had to Be Murderde Cornell Woodrich
Image : Robert Burks
Montage : George Tomasini
Musique : Franz Waxman
Producteur(s) : Alfred Hitchcock
Interprétation : James Stewart (L.B. « Jeff » Jefferies), Grace Kelly (Lisa Fremont), Wendell Corey (Thomas J. Doyle), Thelma Ritter (Stella), Raymond Burr (Lars Thorwald)...
Durée: 1h50
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