Traduction et propagande sous le régime franquiste : Le Chaos et la Nuit, de Henry de Montherlant | Cairn.info
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1 – Introduction

1Le franquisme a fait l’objet de nombreuses études qui se proposent de mesurer l’impact de la censure sur les textes traduits en espagnol durant cette période (Laprade 2006 ; Lázaro 2004 ; Merino 2007 ; Rabadán 2000 ; Ruiz Bautista 2008 ; Santoyo 2000), des textes qui venaient combler le vide culturel laissé, dès l’instauration de la dictature, à la suite de la purge intellectuelle et de l’exode de nombreux hommes et femmes de lettres vers l’Europe et l’Amérique latine. Cette utilité du texte traduit peut nous amener à envisager l’idée que la traduction, traditionnellement considérée par le pouvoir en place comme une voie de contamination idéologique potentielle, pouvait par ailleurs constituer un moyen de consolider les valeurs chères au régime, un aspect peu abordé dans les travaux centrés sur les relations entre censure et traduction (Billiani 2007 ; Merkle 2002 ; Cunico & Munday 2007). Et c’est précisément cette autre facette de la traduction – comme moyen de propagande – que la présente étude prétend explorer.

2Ce travail part de la prémisse selon laquelle la censure franquiste suivait des critères standardisés et les censeurs pouvaient employer des stratégies déterminées non seulement en vue de contrôler les textes provenant de l’étranger, mais aussi de s’approprier ceux-ci, lesquels viendraient sous leur nouvelle forme enrichir un certain tissu littéraire franquiste. Afin de corroborer cette hypothèse, une étude comparative entre texte source et texte cible de Le Chaos et la Nuit, de Henry de Montherlant (1963), a été mise en œuvre, ce roman comportant une forte charge dissidente et ayant été soumis à l’examen de l’Administration franquiste préalablement à sa publication.

3Ce travail viendra s’articuler sur deux axes principaux. Dans un premier temps, il s’agira d’aborder brièvement certains aspects contextuels relatifs au franquisme qui s’avèrent pertinents dans le cadre de cette étude, tels que la situation culturelle au lendemain de la guerre civile, la réception d’œuvres traduites sous la dictature ou les mécanismes de contrôle mis en place au niveau juridico-institutionnel afin de neutraliser toute forme de pensée contraire qui tenterait de s’infiltrer par le biais de la littérature étrangère. La seconde partie constitue le bloc analytique qui, conformément au modèle d’analyse retenu, fera entre autres appel à la présentation de l’œuvre et de son auteur, et à la présentation et à l’interprétation des résultats issus de l’analyse comparative réalisée entre la version originale et la version espagnole de Le Chaos et la Nuit.

4Les résultats de cette analyse montreront, sur la base des documents relatifs à l’examen de cette œuvre par les censeurs conservés aux archives générales de l’Administration espagnole, que cette œuvre de Montherlant, dans sa version dans la langue de Cervantes, porte les marques de la censure franquiste, qui sont d’ailleurs paradoxalement criantes de vérité : en remontant les méandres de la traduction de l’œuvre et des vicissitudes administratives subies, elles nous livrent un riche témoignage sur l’Espagne franquiste. Par surcroît, celles décelées dans Le Chaos et la Nuit ont cette particularité qu’elles nous informent sur un autre type de censure, plus global, plus insidieux, qui, au-delà des procédés traditionnels, ne cherchait non pas à taire, à bâillonner, mais à créer des discours favorables aux intérêts franquistes, en utilisant la traduction comme arme de propagande.

2 – La censure de livres sous le régime franquiste

5A la suite d’un conflit qui a déchiré en deux un pays désormais exsangue et replié sur lui-même, le franquisme s’affermit à coup de mesures répressives, destinées notamment à passer sous silence les voix dissidentes et à imposer une idéologie autoritaire, nationale et catholique. Les premières années de la dictature ont été le théâtre d’une purge intellectuelle, accompagnée par l’incarcération d’auteurs et d’éditeurs, la fermeture de maisons d’édition et la destruction de manuscrits (Ruiz Bautista 2008). L’élimination de l’élite intellectuelle espagnole et l’asphyxie du secteur éditorial ont mené à un appauvrissement culturel généralisé, un état d’assoupissement qui serait la voie royale à l’instauration des valeurs de la nouvelle Espagne. Face à ce panorama, la censure, mécanisme d’Etat ayant en charge le contrôle des publications, a été conçue avec un double objectif : d’une part, celui de maintenir et de renforcer les valeurs prônées par le régime, d’autre part, celui de filtrer tout contenu hétérodoxe venant de l’extérieur.

2.1 – Les mécanismes internes de la censure franquiste

6Bien qu’il existe des exemples de censure antérieurs, celle-ci n’a pas été institutionnalisée avant 1938, date de l’entrée en vigueur de la Primera Ley de Prensa, inspirée des modèles de propagande de l’Italie fasciste et de ceux mis au point par Gœbbels dans l’Allemagne nazie (Cisquella, Erviti & Sorolla 1977, 19). Toute œuvre se voyait soumise à un examen rigoureux qui prétendait effacer ou modifier le contenu susceptible de heurter les sensibilités de la pensée unique. Au-delà de l’élaboration de listes d’auteurs dits ‘maudits’, des critères censoriaux sont établis et pris en compte malgré leur caractère tacite : on censurait ainsi toute attaque contre l’Eglise et la religion, toute critique à l’encontre du régime, de Franco et de l’armée, sans oublier toute allusion pouvant être considérée comme subversive, immorale ou licencieuse (Cisquella, Erviti & Sorolla 1977). S’il est vrai que le côté arbitraire d’un tel système a parfois fait l’objet de spéculations – en partie du fait d’inconsistances constatées dans l’analyse des dossiers administratifs disséqués par les chercheurs ayant abordé ce phénomène –, l’application générale de ces critères par les censeurs n’en demeure pas moins admise.

7Ces critères se fondaient sur les diverses lois et normes entrées en vigueur au fil de la dictature, comme celle de la ‘censure préalable’. En vertu de ce principe, tous les éditeurs étaient contraints de présenter devant l’Administration un exemplaire de l’œuvre qu’ils comptaient publier, celle-ci demeurant par là-même exposée aux modifications que le censeur estimerait opportunes (Abellán 1980). C’est pour doter l’appareil censeur d’une certaine systématisation qu’a été adoptée en 1966 la Ley de Prensa e Imprenta. Même si celle-ci a été a priori envisagée comme le commencement d’une nouvelle étape de détente, son approbation a été de pair avec une série de mesures coercitives, marquant le début d’une étape d’endoctrinement (Savater 1996). La rigueur du contrôle fut finalement renforcée, en partie du fait d’un secteur éditorial qui, soumis à des pressions significatives, fini par être mobilisé par les autorités afin de prendre part à la répression culturelle et intellectuelle.

2.2 – Instrumentalisation de l’ensemble de la chaîne éditoriale

8A partir de 1966, l’abrogation de la ‘censure préalable’ a mené à l’implantation du système dit de ‘consultation volontaire’, qui stipulait que si les éditeurs n’étaient plus dans l’obligation de soumettre systématiquement à l’examen de l’Administration leur projet éditorial, celui-ci pouvait au demeurant faire l’objet d’une saisie ou de sanctions diverses si l’on estimait qu’il présentait des aspects censurables.

9A ce propos, Beatriz de Moura [1], éditrice chez Tusquets à l’époque de la dictature, explique que

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cette loi a signifié un déplacement machiavélique de la responsabilité de la censure officielle à l’autocensure de l’éditeur, qui, s’il se risquait à publier sans garde-fou un livre donné, pouvait en payer les conséquences morales et matérielles (dans le meilleur des cas, avaler des couleuvres en voyant la police faire irruption à l’aube pour procéder à la destruction de la totalité de l’édition, sans parler des pertes économiques générées).

11Pour Abellán (1982, 173),

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Cette loi a contraint les éditeurs à agir avec davantage de circonspection et à censurer préalablement manuscrits et épreuves, sous peine d’être considérés complices des manquements pouvant être imputés à une œuvre déterminée à la suite de sa publication. Cette mesure a impulsé le phénomène de censure interne, à savoir, celle réalisée antérieurement à la censure institutionnelle : face à la menace de la censure institutionnelle (ou ‘externe’) et dans le but d’éviter de considérables pertes économiques ainsi que des retards importants dans leurs prévisions de publication, les éditeurs pouvaient devenir censeurs de leurs propres auteurs et traducteurs, et exiger de ces derniers qu’ils traitent certains sujets ou certaines questions avec les plus grandes précautions.

13C’est d’ailleurs ce que confirme Manuel Serrat Crespo [2], traducteur littéraire ayant exécuté ses premières passes d’armes professionnelles sous le franquisme :

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Il est vrai que l’on était amené à ‘édulcorer’ certaines œuvres pour faciliter leur passage par la ‘consultation’ que prévoyait la loi de 1966”.

15Le système censeur s’assurait ainsi de la participation de tous les agents impliqués dans un projet éditorial, mobilisant l’ensemble des maillons de la chaîne éditoriale pour la construction d’un système littéraire en adéquation avec l’idéologie franquiste.

16Par conséquent, au moins aux heures où la censure était des plus virulentes, on refusait de publier l’œuvre d’auteurs contraires au régime ou on mettait en avant ceux qui lui étaient favorables. L’œuvre d’écrivains polémiques pouvait tout de même arriver aux mains des lecteurs espagnols, parfois sous une forme retravaillée quand on la compare à l’original. Dans le cas de Zola ou d’Orwell, la censure s’est efforcée de transformer le message d’origine pour créer des discours favorables aux intérêts franquistes (Meseguer 2015a, 2015b). L’Administration franquiste s’est révélée être particulièrement créative dans l’exercice de cette autre forme de censure, ou ‘métacensure’ ; et nous verrons que la version espagnole du roman de Henry de Montherlant qui nous intéresse ici, El caos y la noche, constitue un exemple de plus qui montre comment la censure s’est servie de la traduction pour convertir un discours teinté d’antifranquisme en un article de propagande à la solde du régime.

3 – L’impact de la censure sur la version espagnole de Le Chaos et la Nuit

17C’est peu avant la promulgation de la loi de 1966 que Montherlant fait son entrée, à travers son œuvre, sur la scène de la dictature espagnole, à un moment où le régime prétendait offrir à la communauté internationale une image plus tolérante et plus ouverte. Mais les dures critiques proférées dans Le Chaos et la Nuit à l’encontre du régime franquiste ont cependant valu à ce roman un examen des plus rigoureux de la part du système censeur.

18Dans le but d’apprécier au mieux l’impact que la censure a eu sur la traduction de ce roman et d’appréhender la relation que la traduction maintient avec la censure dans des contextes répressifs, ce travail a requis l’utilisation d’un modèle d’analyse éclectique, qui tiendrait compte, d’une part, de l’étude du contexte socioculturel et historique mise en avant depuis les approches culturelles, tout en mettant parallèlement en œuvre l’application de la méthodologie d’analyse proposée pour les études basées sur l’analyse du corpus. Ce modèle, qui part des réflexions de Tymoczko (2002), Lambert & Van Gorp (1985) et Leuven-Zwart (1989) et s’appuie sur la proposition de cadre d’analyse formulée par Rioja Barrocal (2008) pour l’étude de la censure dans des textes traduits de l’anglais et publiés en Espagne entre 1962 et 1969, se structure autour de trois axes principaux : contextualisation, analyse textuelle et réception.

19La première phase prétend restituer des éléments clés caractérisant, en premier lieu, le contexte socioculturel et historique spécifique dans lequel s’inscrit l’œuvre objet d’analyse, et fait également appel à l’examen du dossier de censure conservé aux archives générales de l’Administration espagnole (AGA), où sont recueillies les informations relatives à l’examen administratif de l’œuvre en question, et qui fournit les éléments contextuels nécessaires à l’interprétation des données qui seront obtenues à l’étape suivante.

20La deuxième phase est centrée sur l’analyse textuelle, qui repose sur une étude comparative de la version espagnole par rapport à la version originale, afin de détecter les passages frappés par la censure, et sur une étude de type qualitatif en s’arrêtant sur les passages d’intérêt qui, de par leurs caractéristiques, peuvent fournir des éléments permettant de comprendre le fonctionnement de la censure et de saisir l’impact que celle-ci a eu sur la traduction du roman.

21Enfin, la troisième phase, de réception, donne lieu à la confrontation des informations obtenues au cours des deux étapes précédentes : le matériel extratextuel d’intérêt extrait des documents de l’AGA est récupéré et mis en balance avec les résultats de l’analyse textuelle, de façon à mettre en lumière les raisons qui ont sous-tendu à la censure du roman.

3.1 – Contextualisation

22On prête souvent à Henry de Montherlant de lointaines origines catalanes qui expliqueraient l’engouement de cet auteur pour l’Espagne, toile de fond de bon nombre de ses récits et pièces de théâtre. L’Espagne occupe en effet une place prépondérante dans son œuvre, par exemple dans Le Maître de Santiago (1947), Don Juan (1957) ou Le cardinal d’Espagne (1960). Mais comme il l’explique lui-même dans une interview radiophonique, ce lien généalogique n’est en rien fondé [3]. Une chose reste sûre, il existe manifestement une affinité entre son tempérament et le tempérament espagnol, ce qui se traduit par son attachement à créer des personnages espagnols pour exprimer en profondeur sa propre manière d’être. C’est surtout le monde de la corrida qui le lie à l’Espagne, la corrida vers laquelle il a été amené de par la ‘prédisposition de sa personnalité à provoquer délibérément le danger’ comme il l’indique. C’est d’ailleurs son amour pour la tauromachie qu’il reflète dans son roman le plus connu de l’autre côté des Pyrénées, Les Bestiaires (1926). Et c’est cette même prédisposition, explique-t-il aux auditeurs de Radio Paris, qui le mena tant dans l’arène, face au taureau, que sur le front, lors des deux guerres mondiales, comme volontaire.

23Cette danse macabre, de la corrida, de la guerre, marque finalement profondément sa vie, tout comme celle du protagoniste du roman auquel nous allons bientôt nous attacher. Marqué par son temps et par les convulsions qui ont bouleversé l’Europe, le dramaturge, romancier, essayiste et académicien ne cherchait pas seulement l’inspiration dans les manifestations folkloriques. Son engagement vis-à-vis de l’Espagne allait cette fois, à travers Le Chaos et la Nuit, adopter une connotation plus politique, dans le même esprit avec lequel il employa sa plume à la dénonciation de l’Allemagne nazie. C’est ainsi qu’il pénètre dans l’arène d’une Espagne qu’il regarde avec méfiance. Une Espagne qui, sous le joug du franquisme, ne gardait dans son présent dictatorial que peu de l’entrain des manifestations quotidiennes du ‘chant profond’ qui l’avait inspiré, ‘cette profondeur où il appelle l’art et la littérature à se ressourcer [qui] plonge jusque dans les gisements profonds, comme eût dit Proust, du passé national’ (Domenget 2003, 263).

24C’est désormais l’obsession de la mort, la tentation du nihilisme, qui va conférer toute leur intensité dramatique aux pages qui seront placées au centre de notre analyse et marquer le portrait du personnage principal de ce roman, en écho au thème du discours de réception de Montherlant à l’Académie française, prononcé la même année, en 1963 : l’écrivain devant sa mort prochaine et celle de son œuvre.

25Le Chaos et la Nuit narre l’histoire de Celestino Marcilla, vieil anarchiste de la guerre civile espagnole, capitaine du camp républicain qui, ayant fui la dictature et trouvé refuge avec sa fille Pascualita à Paris, vit pendant vingt ans plongé dans la nostalgie, obsédé par le conflit qui a déchiré son pays, ‘vaincu dans l’âme et dans la chair’ (Lago Alonso 1979, 434). Le besoin de régler des affaires d’héritage réclame sa présence en Espagne et Celestino, tiraillé entre l’angoisse et la détermination d’affronter ses vieux démons, se lance dans un voyage où ses idéaux d’un autre temps entreront en collision avec la réalité d’une Espagne que le régime prétend mener sur la voie de la modernité. Là aussi est présente l’obsession de la mort et de sa proximité, qui plonge Celestino dans un état frisant le délire et peuplé d’hallucinations ; et toute la rage et le ressentiment accumulés au fil des ans acquièrent dans sa bouche la forme de virulentes attaques contre Franco et son régime.

26Rien n’aurait donc laissé présager que Le Chaos et la Nuit paraîtrait en Espagne, du moins tant que le régime resterait en place. Pourtant, à peine un an après la parution de ce roman chez Gallimard, la maison d’édition Editorial Noguer le mettait à disposition des lecteurs espagnols à travers la traduction de María Luisa Gefaell. Tel qu’en témoignent les documents recueillis au sein du dossier 5593-1963 de l’AGA, ce fut au prix d’une véritable odyssée bureaucratique. Ce dossier contient un total de 16 documents, parmi lesquels se trouvent la demande de consultation, l’enregistrement d’ouverture de dossier, le compte rendu et l’évaluation de différents censeurs, les décisions respectives qui ont été rendues, et même une lettre de l’éditeur de Noguer, José Pardo.

27L’évaluation et le compte rendu du premier censeur chargé d’examiner ce roman est comme suit :

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L’auteur nous décrit la vie d’un anarchiste espagnol, Celestino Marcilla, mais sans vouloir voir en lui – comme lui-même l’explique – la vie de tout anarchiste. Homme étrange, capitaine des ‘rouges’, théoricien, petit bourgeois, cultivé, il n’est clairement pas une figure représentative de l’anarchisme. Il part en exil en France où il vit avec sa fille Pascualita une vie tranquille et oisive. Tous deux viennent en Espagne pour des questions d’héritage. Il se rend compte que ‘son histoire’ fait partie du passé. L’Espagne vit, enjouée, à son propre rythme. Sa propre fille sent comme sienne cette terre qui l’attire et Celestino se retrouve seul – face au néant de sa propre vie – avant de mourir.

29Le censeur énumère ensuite une série de modifications qu’il estime nécessaires, du fait du ton outrageux et diffamatoire de mentions faites à Franco et au général Mola, et qui concernent en tout 17 pages. Son avis, formulé en date du 26 octobre 1963, seulement trois semaines après la présentation de ce roman devant l’Administration, est malgré tout favorable. Nonobstant, à la suite de ce qui semble être une trêve administrative, Le Chaos et la Nuit reçoit un avis négatif, vraisemblablement après une nouvelle lecture réalisée par Carlos Robles Piquer, qui n’est autre que le directeur général de l’Information entre 1962 et 1967 (Cisquella, Erviti & Sorolla 1977). C’est ce qui ressort du document suivant figurant dans le dossier, où Robles Piquer estime regrettable que cette maison d’édition ait couru le risque de faire traduire un tel roman.

30Nouveau rebondissement dans ce processus bureaucratique : une autre lecture est confiée à un troisième censeur, Javier Oretta. L’avis est cette fois à nouveau favorable. Mais la valeur de ce document réside tout particulièrement dans la justification sur laquelle s’appuie un tel verdict ; il convient ainsi de publier ce roman de Montherlant pour les raisons suivantes :

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Ce roman ne doit pas être interdit même si apparemment on pourrait penser le contraire. Le titre reflète le pessimisme et le scepticisme philosophique de la thèse qu’incarne dans sa vie (est-ce là une vie ?) un anarchiste espagnol exilé à Paris, obsédé par ses idées, qui vit ancré dans son époque en marge de tout et de tous, sans s’être jamais remis en question durant les 25 ans écoulés. Un sujet d’héritage le rappelle en Espagne et il vient plein de préjugés, de peurs, etc. Ses craintes deviennent réalité : sa fille veut rester, il attrape une pneumonie et meurt alors que la police s’apprêtait à l’arrêter. Cela va de soi, il s’agit d’un antifranquiste frénétique et les propos choquants abondent, ce qui s’explique si l’on considère qu’ils sont le fruit de la pensée d’un vieil anarchiste compulsif et récalcitrant.

32A la suite de cela, Oretta procède à l’énumération d’une série de passages à passer au feutre rouge, les mêmes que désignait le premier censeur, même si, cette fois-ci, l’accent est mis sur six numéros de page soulignées, qui se réduisent à quatre dans la première pièce du dossier. Malgré ce nouveau compte rendu, Robles Piquer campe sur ses positions et manifeste à nouveau son refus dans un document daté du 18 février 1964. Mais J. Pardo, directeur d’Editorial Noguer, n’était pas disposé à renoncer à son projet. Il fait parvenir quelques jours plus tard une lettre à Robles Piquer, dans laquelle il prie ce dernier de reconsidérer sa décision. Dans cette lettre, dont une copie est jointe au dossier, l’éditeur se montre des plus aimables vis-à-vis de Robles Piquer, s’adressant à lui sur un ton cordial et même adulateur. Il lui présente surtout un argument de première importance pour notre étude :

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Je reviens de Paris où, entre autres choses, j’ai obtenu l’accord de Henry de Montherlant concernant les quatre biffages considérés par vous comme indispensables pour l’autorisation de l’édition espagnole de son œuvre Le Chaos et la Nuit.

34Avec cette lettre, qui montre que non seulement l’éditeur, mais surtout le propre auteur du roman ont été contraints de suivre les directives de l’Administration, le directeur d’Editorial Noguer obtient le feu vert pour la publication de El caos y la noche. Mais examinons maintenant plus en détail les modifications exigées par la censure franquiste.

3.2 – Analyse textuelle de Le Chaos et la Nuit

35L’étude comparative entre la version originale de Le Chaos et la Nuit, publiée en France chez Gallimard en 1963, et sa traduction en espagnol par la maison d’édition Editorial Noguer, en 1964, a permis de déceler quatre modifications considérables qui sont autant de marques ‘invisibles’ laissées par le crible de la censure franquiste et qui viennent stigmatiser cette œuvre de Montherlant.

36Au moins sur la forme, ces cas de censure pourraient être qualifiés d’uniformes au vu des diverses caractéristiques qu’ils partagent : ils sont tout d’abord significatifs de par leur extension, en ne frappant non pas quelques mots isolés, ‘tabous’, mais en visant plutôt des passages allant d’une à plusieurs phrases ; ils se rejoignent également en cela que chacune des altérations de l’original adopte la forme d’une omission, les censeurs délaissant ainsi à cette occasion d’autres stratégies en vogue au sein de l’Administration franquiste, telles que la transformation ou réécriture. Avant de présenter individuellement ces différents passages, ajoutons que ces quatre omissions présentent un autre dénominateur commun. Elles gravitent fondamentalement autour de la figure du général Franco, un sujet particulièrement sensible pour l’époque, et d’autant plus lorsqu’il est abordé à travers les divagations profondément anarchistes, dissidentes et antifranquistes de Celestino Marcilla.

Tableau 1

Premier cas d’omission détecté dans la traduction en espagnol de Le Chaos et la Nuit

Tableau 1
Texte source (1963) Il lisait sur tout : la planète était son affaire. Mais de préférence sur l’Espagne, – quand il le pouvait, car l’Espagne, à cette époque, était effacée des journaux français. Chaque matin il se jetait sur le journal français auquel il était abonné, avec une violence à en déchirer les pages, dans l’espoir d’y apprendre l’infarctus du général Franco. Il cherchait articles ou informations sur son pays avec l’avidité d’un littérateur qui parcourt le journal où il pensait qu’il y aurait un article sur lui, puis rejetait parfois le journal avec la même amertume bilieuse que le littérateur lorsqu’il n’a rien trouvé : toujours le black-out sur l’Espagne ! toujours le black-out sur l’Espagne ! Si on ne parlait pas de l’Espagne, il en était meurtri. Si on en disait du mal, il en était meurtri. Si on en disait du bien, il en était meurtri, parce que c’était dire du bien du régime de Franco. (Montherlant 1963, 47) Texte cible (1964) Lo leía todo : este planeta era asunto suyo. Pero leía con preferencia cosas de España – cuando podía, porque aquella temporada España estaba borrada de los periódicos franceses. […] Buscaba artículos o informaciones sobre su tierra con la avidez con que el escritorzuelo recorre el periódico donde piensa que van a hablar de él ; y después tiraba a veces el periódico con la misma amargura biliosa del escritorzuelo que no ha encontrado nada. ¡Todavía el black-out sobre España ! ¡Todavía el black-out sobre España ! Si no se hablaba de España, se sentía herido. Si hablaban mal de ella, se sentía herido. Si hablaban bien, se sentía herido, porque era hablar bien del régimen de Franco. (Montherlant 1964, 41)

Premier cas d’omission détecté dans la traduction en espagnol de Le Chaos et la Nuit

37Dans ce premier exemple, on passe sous silence l’habitude quotidienne de Celestino qui consiste à guetter dans la presse française, avec impatience et forte exaltation, la mort du dictateur. Le portrait de notre personnage se limite, dans la version espagnole, à celui d’un exilé républicain avide de nouvelles de son pays, tourmenté entre la mélancolie et l’amertume que celui-ci lui inspire dans la distance. Une quelconque attaque à l’encontre de Franco – d’autant plus s’il s’agissait de réjouissances que pouvaient inspirer la mort du Generalísimo au protagoniste de cette œuvre – n’avait pas sa place dans un livre destiné à circuler parmi les lecteurs espagnols, et était, par conséquent, vouée à disparaître, tout comme s’effaçaient, dans le roman, les références sur l’Espagne dans les journaux feuilletés par Celestino, dans une troublante coïncidence entre réalité et fiction.

Tableau 2

Deuxième cas d’omission détecté dans la traduction en espagnol de Le Chaos et la Nuit

Tableau 2
Texte source (1963) En fait ‘les filles de ferme, couvertes d’ors’ ne le gênaient pas, parce que le peuple, lui, avait enfin pris l’argent auquel il avait droit depuis toujours. Ce qui l’horripilait, c’était l’argent acquis de longue date, l’argent immémorial dans lequel on baigne comme une sardine dans son huile. On sauta le dessert, sans souci du goût infantile de Pascualita pour les sucreries. Avant de sortir, Celestino alla aux W.-C., et écrivit de son crayon sur la porte : FRANCO LE SALOD Mais, le temps qu’il se reculottât, il réfléchit, que, seul Espagnol habitué de ce café, il serait tout de suite identifié comme auteur de l’inscription, ce qu’il ne voulait à aucun prix. Et il effaça l’inscription avec son index mouillé de salive. Dehors, il resta longtemps soucieux. Enfin ils s’installèrent dans un café du boulevard de Bonne-Nouvelle, qu’il ne fréquentait pas, parce que ce café n’avait pas d’arrière-salle tranquille, où l’on pût penser, et, tandis qu’ils attendaient la rituelle gouttelette de jus noir, il gagna de nouveau les lieux. Là, il écrivit sur la porte : FRANCO LE SALOD puis revint, les traits enfin détendus, avec le sentiment du devoir accompli. Les parois des waters publics sont la vaine revanche des minorités. Rentré, il s’étendit sur le lit, un livre aux mains, dans la chambre de la mort. (Montherlant 1963, 171-172) Texte cible (1964) En realidad, les ‘chicas de pueblo cubiertas de oros’ no le molestaban, porque era que el pueblo había conseguido al fin los bienes a los que siempre había tenido derecho. Lo que le recomía era el dinero adquirido de tiempo atrás, el dinero inmemorial en el que algunos nadan como una sardina en el aceite. Decidió marcharse sin esperar al postre, aunque Pascualita era tan golosa como una niña. […] Al llegar a su casa, se tumbó sobre la cama del cuarto de la muerte con un libro en las manos. (Montherlant 1964, 144)

Deuxième cas d’omission détecté dans la traduction en espagnol de Le Chaos et la Nuit

38Ce deuxième passage nous dépeint une scène empreinte d’un humour que ne goûtait visiblement guère le régime au pouvoir à l’époque en Espagne. Et la main des censeurs successifs n’a pas tremblé au moment de supprimer ce paragraphe, dans lequel Celestino brave la peur de se voir retirer le permis de séjour en France pour exprimer, faute d’orthographe incluse, sa haine de Franco sur la porte des toilettes des restaurants du quartier. Aux yeux de l’Administration franquiste, de la même manière qu’il est inadmissible d’accepter la publication d’écrits où la mort de Franco est envisagée – et pire, souhaitée –, on ne peut certainement pas non plus l’insulter de la sorte, qu’on soit ou non un ‘vieil anarchiste compulsif et récalcitrant’.

Tableau 3

Troisième cas d’omission détecté dans la traduction en espagnol de Le Chaos et la Nuit

Tableau 3
Texte source (1963) Autre chose. A Paris, il se justifiait de n’être pas heureux en se disant qu’il n’était pas heureux parce que sa patrie ne l’était pas : cela faisait un malheur noble. Mais si sa patrie était heureuse, sa mélancolie à Paris n’était plus que celle d’un raté. – Ils sont vingt-neuf millions, et c’est un peuple, cela est connu, où l’on sacrifie sa vie facilement. Mais pas un, fût-ce au prix de sa vie, n’a assassiné Franco. Ruiz lui répondait (il l’avait fait souvent) : – Et après lui, qu’est-ce qu’il y aura ? – ‘Rien !’ jetait-il, du ton d’un petit enfant rageur. Puis, se rendant compte que cela n’était quand même pas suffisant, il expliquait : “On verra. Mais il aura été tué.” Dialogue muet, car, ici, impossible de parler tout seul dans la rue, comme à Paris, parce que les propos qu’il tiendrait, ici !… Des gardes civils le frôlent et il se dit tout bas : “Ah ! s’ils savaient !” (Montherlant 1963, 193) Texte cible (1964) Otra cosa : en París, se justificaba por no ser feliz diciéndose que no era feliz porque no lo era su patria : aquello resultaba un dolor noble. Pero si su patria era feliz, su tristeza de París ya no era más que la de un fracasado. […] Aquí es imposible que hable solo en la calle como en París, porque las cosas que él diga, aquí… Unos guardias civiles le rozan al pasar, y él se dice por lo bajo : “¡Ah, si supieran !”. (Montherlant 1964, 162)

Troisième cas d’omission détecté dans la traduction en espagnol de Le Chaos et la Nuit

39Le troisième cas de censure relevé lors de l’analyse comparative concerne un passage dont le caractère inacceptable s’élève encore d’un échelon. L’omission frappe ainsi une réflexion de Celestino, qui s’étonne du fait que pas un seul de ses compatriotes n’ait daigné sacrifier sa vie pour attenter contre celle du dictateur et libérer ainsi le pays du joug du vieux despote. En définitive, on passe des réjouissances que susciterait la nouvelle de la mort de Franco, à l’insulte explicite griffonnée contre lui sur la porte des cabinets, pour envisager maintenant son assassinat.

Tableau 4

Quatrième cas d’omission détecté dans la traduction en espagnol de Le Chaos et la Nuit

Tableau 4
Texte source (1963) Puisque sa propre mort – sa propre mort – lui était indifférente, est-ce qu’il n’était pas naturel que sa patrie lui devînt indifférente ? ‘Si je peux tout perdre, et ne le prendre pas trop mal, il doit falloir admettre que ma patrie puisse tout perdre, et que je ne le prenne pas trop mal’. Devant ses yeux apparut l’image de Franco, à mi-corps, en buste. Peu à peu les moustaches du Caudillo s’allongèrent, ses cheveux se dressèrent, les décorations s’effacèrent sur son dolman, qui devenait une blouse : il vit alors que Franco était Staline. Au rebours de ce qu’il avait toujours pensé, il n’y avait pas de oui et de non ; tout était oui et non à la fois. Et c’étaient ce oui et ce non identifiés qui étaient la terre promise qu’il avait toujours méconnue. Quand il avait découvert que Franco était Staline, la terre promise avait été découverte, tout avait été découvert. Une atmosphère sacrée, sans divin, s’était installée autour de lui. Dans le brouillard qui déjà le noyait, si le garçon d’hôtel était entré, aurait-il reconnu le garçon d’hôtel ? Ne l’aurait-il pas confondu avec le beau-frère ? Comme Franco et Staline, le garçon d’hôtel et le beau-frère étaient la même chose. Et les hommes de la guerre étaient eux aussi la même chose, ses camarades et les gens d’en face. Interchangeables. (Montherlant 1963, 272) Texte cible (1964) Ya que su propia muerte – su propia muerte – le era indiferente, ¿no resultaba natural que su patria se le volviera indiferente ? ‘Si puedo perderlo todo sin tomarlo muy a mal, habrá que admitir que mi patria pueda perderlo todo y que no lo tome a mal’. […] En la bruma que ya le envolvía, si hubiera entrado el camarero del hotel ¿le habría reconocido ? ¿No le habría confundido con su cuñado ? […] El camarero y el cuñado eran lo mismo. Y los hombres de la guerra también eran lo mismo, sus camaradas y los de enfrente. Intercambiables. (Montherlant 1964, 228)

Quatrième cas d’omission détecté dans la traduction en espagnol de Le Chaos et la Nuit

40Dans ce dernier cas d’omission, dans le délire de la mort qui le cerne, Celestino est poursuivi par le spectre de la guerre civile, de son engagement aux côtés des républicains, de son opposition inexorable au régime. Dans un épisode hallucinatoire au cours duquel fébrilité et lucidité atteignent leur paroxysme, une funeste vision s’impose à lui : le visage de Franco apparaît puis subit une métamorphose, adoptant progressivement les traits de Staline. Or, si cette affirmation a de fâcheuses implications pour la cause à laquelle Celestino a consacré sa vie, cette image pose également un sérieux problème aux autorités chargées de veiller au respect des valeurs franquistes. Ce parallélisme, véritable hérésie, devrait absolument être passé sous silence et omis de la traduction. C’est ce qui fut fait, cette dernière omission laissant derrière elle un paragraphe vide de sens, dans lequel les seules reliques qui subsistent de ce moment clé du roman où l’antagonisme cultivé depuis la première page s’annule, se fond en une seule entité, n’oppose plus dans la version espagnole Franco à Staline, le fascisme au communisme, le bando national au républicain, mais… le beau-frère à l’employé d’hôtel.

41Ces quatre passages supprimés dans la version espagnole sont, comme nous le disions, semblables dans la forme. Ils paraissent en effet s’inscrire dans une même logique, celle d’omettre les attaques frontales contre Franco. Toutefois, sur le fond, il est important de prendre ce dernier cas de censure à part, détaché du reste. Il semble en effet répondre à des enjeux qui dépassent celui des trois précédents cas.

3.3 – Réception du roman sous le régime franquiste

42L’analyse comparative des versions originale et espagnole du roman est à première vue déroutante en cela que de nombreux passages sensibles, qui auraient pu a priori être la cible de la censure, ont été épargnés. De cette manière, les références contraires à l’orthodoxie propre au régime (références à la religion, à connotation sexuelle ou à caractère politique) abondent au sein des pages étudiées. De là vient qu’au cours des premières lectures, les censeurs aient identifiés jusqu’à 17 passages problématiques en l’état, qu’il conviendrait de supprimer s’il l’on prétendait entreprendre la mise en adéquation du roman avec les normes et les valeurs en vigueur. On trouve ainsi dans la version espagnole des extraits offensants vis-à-vis de l’Eglise – A la tête du lit il y avait un crucifix. Celestino avait prononcé entre ses dents un blasphème scatologique (Montherlant 1963, 198) – ; ou qui présentent une connotation sexuelle explicite – Le geste du culte était devenu quasi automatique ; on le faisait à demi inconsciemment, comme d’aucuns se masturbent (Montherlant 1963, 76) – ; ou encore qui font allusion à la guerre civile depuis une perspective contraire à celle du camp des vainqueurs – Nous, qui en 1936 avions tous les atouts en mains, nous voici redevenus de la race des vaincus, comme nous l’étions depuis trois cent ans. Un pays sous-alimenté, inintelligent, illettré… (Montherlant 1963, 93) – ; ou enfin, critiques vis-à-vis du pouvoir en place – Il vit le pays de Franco, le pays ennemi, son pays. ‘Vous qui entrez ici, laissez toute espérance…’ (Montherlant 1963, 181) –.

43Mais l’un des censeurs l’avait bien signalé : Ce roman ne doit pas être interdit même si apparemment on pourrait penser le contraire. Tous ces passages qui contiennent des éléments qui s’opposent à l’idéologie franquiste sont tolérables dans la mesure où ils sont le fruit de la pensée maladive d’un anarchiste au crépuscule de sa vie, seul, aigri, qui prend la mesure de sa défaite, de son erreur, de l’inutilité de son combat – Vaincu de tous temps parce qu’il était Espagnol, vaincu parce que d’un parti vaincu dans la guerre, vaincu parce qu’un anarchiste est toujours un vaincu, vaincu parce que réfugié […]. Vaincu parce qu’il allait cesser d’exister. (Montherlant 1963, 116) –. Ces passages pourtant contraires aux valeurs établies ont donc été préservés car, dans le fond, ils dépeignent en même temps la déchéance de l’exilé, l’antifranquiste perdant la face, la soumission finale du républicain.

44En revanche, les quatre cas d’omissions réalisés répondent à la nécessité d’éliminer des passages qui présentent un traitement inadmissible de la figure du dictateur. On peut cependant avancer l’idée que la quatrième omission joue un rôle sensiblement différent. Ce passage est fondamental dans l’original en cela qu’il touche à la substance de l’œuvre : ses teintes nihilistes. Franco et Staline sont interchangeables ; il s’agit d’un combat vain ne comptant peut-être finalement que des vaincus. Cet extrait assène donc à lui seul un coup terrible qui touche aux fondements mêmes du régime. S’en débarrasser dans la version espagnole, c’est aussi quelque part en retrancher une réflexion empreinte de scepticisme qui qualifie à parts égales les deux idéologies, celle du vainqueur et du vaincu, de sorte qu’il ne reste que la défaite communiste. Et, par extension, que la victoire de Franco.

4 – Conclusion

45La version espagnole de Le Chaos et la Nuit telle qu’elle est arrivée aux mains des lecteurs espagnols en 1964 constitue un cas riche d’enseignements en ce qui a trait à la manière dont pouvaient être amenés à fonctionner les rouages de l’appareil censorial mis sur pied par l’Administration franquiste.

46La forme d’intervention des censeurs sur cette œuvre de Montherlant remplit d’une part une fonction que l’on peut qualifier de classique. Par le biais de l’omission de passages compromettants, le filtre de la censure passe sous silence ce que l’Administration pouvait considérer comme impubliable du fait du préjudice causé aux valeurs franquistes. C’est effectivement ce qui est observé dans les pages étudiées de ce roman lorsqu’est mise à mal l’intégrité de la figure de Franco. Mais Le Chaos et la Nuit était en principe voué à présenter de nombreuses suppressions du fait de la véhémence des idées véhiculées par son personnage principal, et pourtant seules quatre marques de censure ont été maintenues.

47Comme nous l’avons vu, cette économie au moment d’éliminer les passages à caractère dissident peut s’expliquer du fait d’une modification, apparemment semblable aux autres, mais qui vient changer de manière substantielle la portée philosophique du roman. En éliminant le caractère ‘interchangeable’ d’une idéologie par une autre, introduit par Montherlant à travers l’épisode de la métamorphose de Franco, les leçons à tirer de la vie de Celestino Marcilla ne vont désormais que dans un sens : c’est son combat – et non plus le combat – qui était vain.

48Selon cette interprétation, la portée de la censure à laquelle a été soumis Le Chaos et la Nuit va au-delà des stratégies traditionnellement employées. En termes de type de relation que traduction et pouvoir peuvent être amenés à maintenir dans des contextes répressifs, l’intention n’est plus seulement d’interdire, de faire taire les voix dissidentes, mais surtout d’en faire la récupération. C’est là une stratégie de censure déjà observée, en particulier dans les ouvrages à forte consonance politique. La version espagnole de 1984, de George Orwell, publiée à la même époque chez Destino, avait reçu un traitement semblable (Meseguer 2015b). Ce roman avait été dépouillé de son aspect critique envers tout type de système autoritaire en général, converti exclusivement en un réquisitoire contre le communisme en particulier. Il semble donc légitime d’assimiler le traitement reçu par Le Chaos et la Nuit à ce type de stratégie, ou ‘métacensure’, qui poursuit l’objectif de détourner le message d’origine, de s’approprier le texte et de créer un nouveau discours favorable au pouvoir en place, instrumentalisant ainsi la traduction provenant de l’étranger à des fins de propagande.

49En définitive, la figure du traducteur n’est pas toujours exempte de tout soupçon, malgré le rôle essentiel qu’il n’a cessé de jouer en tant que promoteur de la circulation des idées, des connaissances et du savoir. Et c’est somme toute dans ces contextes répressifs et depuis la perspective de la sociologie de la domination que la célèbre expression italienne ‘traduttore, traditore’ trouve tout son sens. Car s’il est vrai que, comme l’exprimait George Steiner, sans traduction, nous vivrions dans des contrées cernées par le silence, lorsque celle-ci se trouve aux mains de la pensée d’Etat, elle peut servir à amplifier et à faire résonner la voix de l’oppresseur sur ces mêmes contrées.

50Le devoir de mémoire vis-à-vis de l’époque franquiste reste un thème d’actualité dans la société espagnole. Les cicatrices laissées par la guerre civile et par près de quarante ans de dictature peinent à se refermer totalement dans un pays où le processus de transition démocratique n’a pas forcément été accompagné du travail nécessaire de deuil et de réconciliation, et les aléas du bipartisme ne cessent de prolonger une certaine polarisation sociale à travers le temps. La mémoire historique reste donc un chantier ouvert. Certaines places ou avenues arborent encore le nom de généraux du camp national, Gabriel Garcia Lorca gît toujours dans une fosse commune, certaines œuvres rééditées sous la démocratie présentent encore au fil de leurs pages les stigmates d’un autre temps.

51On le voit, d’un côté comme de l’autre des Pyrénées, jusque dans les manuels scolaires : la mémoire est sélective. La censure, sous une forme plus feutrée, reste présente. ‘Un manuel est fait pour être vendu’, dit une historienne, qui a fait partie d’une équipe rédactionnelle et, en désaccord avec les directives de l’éditeur – ‘Surtout pas de vagues !’ – l’a quittée. ‘S’il est trop novateur, si le commentaire, si exact soit-il, risque de paraître partisan, il n’est pas acheté’ (Maschino 2005). Le critère économique pèse sans doute dans la balance à l’heure de la marchandisation du savoir. Ce n’est pas tout, la mémoire historique doit aujourd’hui se confronter à un mal social des plus funestes : l’amnésie collective. Dans nos sociétés de l’information, sous la contrainte d’une communication tyrannique, les esprits paraissent peu enclins ou préparés à se souvenir. Pour autant, l’exercice consistant à s’immerger dans les méandres des relations que pouvoir, traduction et littérature ont pu maintenir s’inscrit dans cette volonté de faire un peu de lumière sur l’une des pages occultées de notre histoire. ‘Il n’y a pas d’histoire muette. On a beau la brûler, la briser, on a beau la tromper, la mémoire humaine refuse d’être bâillonnée. Le temps passé continue de battre, vivant’ (Galeano 2005).

Notes

Français

Le présent article a pour objet d’évaluer l’impact que la censure franquiste a eu sur la version espagnole de Le Chaos et la Nuit, de Henry de Montherlant (1963), qui a été publiée en 1964 avec des suppressions significatives, lesquelles ont non seulement transformé en profondeur ce roman, mais ont également créé un discours favorable aux intérêts du régime franquiste. L’analyse réalisée met en évidence un nouveau type de censure, désigné comme ‘métacensure’, qui va au-delà des procédés traditionnels et ne se limite pas à supprimer le texte, mais plutôt à le mettre en forme et à l’utiliser à des fins propagandistes.

Mots-clés

  • traduction
  • censure
  • franquisme
  • Montherlant

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Purificación Meseguer Cutillas
Departamento de Traducción e Interpretación
Facultad de Letras-Campus de La Merced
Universidad de Murcia
C/Santo Cristo, 1, 30001 Murcia, Espagne
Tel. +34 868888612
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2016
https://doi.org/10.3917/rfla.211.0111
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