Témoignages : Les séparations difficiles obligent les mères à revoir leurs priorités

Entretien avec Daniel Bailly, pédopsychiatre : « Les parents doivent jouer le rôle de filet de sécurité »

Conseils : Pour rendre les séparations plus douces

Le plafond de bois clair, les arbres peints sur les murs et les petits canapés verts donnent un aspect bucolique au Petit Square, installé dans le centre-ville de Versailles. Les «accueillantes» du jour, une psychologue, une puéricultrice et une éducatrice, reçoivent ce matin une quinzaine de bambins accompagnés de leurs mamans ou nourrices. « Nous avons ouvert cette structure, où l'accueil est anonyme et gratuit, pour prévenir les difficultés de séparation, dont les professionnels de la petite enfance sont quotidiennement les témoins impuissants », explique l'un des membres de l'équipe, précisant qu'« ici, tout est fait pour favoriser l'exploration et l'expérience de l'éloignement ».

Conçu dans l'esprit de la Maison verte, créée par Françoise Dolto à Paris en 1979 (1), le Petit Square se veut un lieu de transition entre la famille et la crèche, l'assistante maternelle ou l'école, un espace où l'enfant de 0 à 4 ans peut faire ses premiers pas dans la vie sociale sous le regard sécurisant d'un parent.

Pour sa première visite, Gabriel, 9 mois, ne s'est guère écarté de sa maman qui redoute le moment où elle va devoir « laisser son petit bout » pour reprendre le travail. «Passer de onze heures par jour ensemble à une heure le matin et deux heures le soir, ça va être dur», prédit-elle. Ce dilemme est le lot de toutes les mères actives, amenées un jour ou l'autre à confier leur enfant à une garde extérieure. Même les femmes qui disent s'épanouir dans leur profession ne sont pas à l'abri de la souffrance provoquée par la séparation.

"Tout dépend de l'histoire personnelle de chaque mère"

«Il y a souvent une différence entre ce que l'on souhaite intellectuellement, ce qu'on a prévu, anticipé, et ce que notre corps, nos émotions nous disent», analyse Anne Gatecel, psychologue- clinicienne. Selon elle, «tout dépend de l'histoire personnelle de chaque mère, qui peut vivre cette séparation comme un véritable arrachement ou un simple pincement au coeur». Car ce moment clé dans la relation entre une mère et son bébé fait écho à toutes les expériences précédentes d'abandon ou de perte qui peuvent avoir fragilisé une femme.

La séparation est d'autant plus difficile à vivre qu'elle intervient parfois de façon précoce, juste après la fin du congé maternité (dix semaines après l'accouchement), et qu'elle coïncide avec le sevrage. Elle suit alors immédiatement la fusion des premiers mois, cette «bulle d'étouffement nécessaire au tout-petit, que certaines mères quittent à regret car elles ont eu l'impression d'être enfin indispensables à quelqu'un», note Anne Gatecel, qui précise : «Renoncer à cette toute-puissance n'est pas toujours aisé. Mais la séparation est mieux vécue quand la mère n'a pas l'impression que la personne à qui elle confie son bébé lui "pique" sa place. Elle est alors rassurée sur le devenir de sa relation, unique et irremplaçable, avec l'enfant.»

Quand la souffrance n'est pas dite, elle s'exprime parfois par le corps de la mère ou, plus fréquemment, par celui de l'enfant qui somatise : troubles du sommeil, refus alimentaire et fièvres du dimanche soir sont autant d'indices d'un mal-être à prendre en compte s'il s'inscrit dans la durée. De même, un bébé apparemment indifférent, qui refuse le contact avec les autres ou qui fuit dans le sommeil toute la journée doit alerter les parents, car c'est le signe que l'enfant ne s'autorise pas à investir son environnement, à exprimer ses émotions, à être lui-même en dehors du regard de sa mère.

Des bébés plus "agrippeurs" que d'autres

«Il suffit parfois de s'accorder un délai supplémentaire afin de ne pas vivre la séparation comme une contrainte. Après trois ou six mois de congé parental, la maman sera sereine et il n'y aura plus aucun problème», insiste Anne Gatecel qui déplore le jugement parfois un peu rapide ou définitif du personnel des crèches. Est-ce à dire que la mère est responsable si la fusion perdure et si la séparation est difficile ? «Je ne crois pas», répond le pédopsychiatre Marcel Rufo, auteur de Détache-moi ! Il existe, selon lui, des bébés plus «agrippeurs» que d'autres, «des enfants qui naissent avec un don d'anxiété, une fragilité, que la maman perçoit et à laquelle elle répond». Cette situation engendre parfois un cercle vicieux d'agrippements réciproques.

Quoi qu'il en soit, la séparation exige toujours un apprivoisement pour la mère comme pour l'enfant. «Se détacher s'apprend, comme les tables de multiplication. On commence par la table de 2 avant de s'attaquer à celles de 8 et 9», observe Marcel Rufo. Il convient donc de respecter le rythme de chacun et, autant que possible, ne pas devancer la maturation de l'enfant. Car des ruptures trop précoces ou trop brutales peuvent avoir des répercussions importantes, voire dramatiques.

La psychologue Bernadette Lemoine estime que les troubles psychologiques des enfants et des adolescents sont presque toujours liés à une angoisse de séparation. «Il suffit d'un séjour en couveuse, d'une hospitalisation, pour que l'enfant se soit senti abandonné, explique-t-elle dans son ouvrage Maman, ne me quitte pas ! Mais cela arrive aussi de multiples autres façons, souvent banales, lors de l'arrivée du petit frère, d'une absence des parents, de l'entrée en crèche ou à l'école.»

Eloignements constructifs

Aussi les parents doivent-ils accompagner l'enfant dans ces épreuves, inévitables, dont il sortira généralement grandi. Si les séparations sont à éviter dans les tout premiers mois (ou limitées à quelques heures), il est conseillé de les provoquer ensuite petit à petit. En mettant à profit ses proches, en premier lieu le père, qui joueront le rôle de «tiers séparateur». Les maisons vertes ou ouvertes, les haltes-garderies constituent également de bons sas pour familiariser l'enfant avec l'environnement extérieur et apprendre à se séparer en douceur. Car les enfants qui n'ont jamais quitté leur mère sont plus affectés que la moyenne quand survient l'entrée en crèche ou en maternelle.

À condition d'avoir été préparés, ces éloignements sont constructifs. L'existence elle-même n'est-elle pas une succession de cassures, de ruptures, de retrouvailles et de disparitions ? Séparation du ventre maternel, du sein, d'une nourrice, d'un jouet, d'un animal familier, d'un ami « Chaque fois, l'enfant doit se séparer d'un monde pour pouvoir en conquérir un nouveau, le plaisir de la conquête venant apaiser la douleur de la perte », affirme Marcel Rufo qui invite les mères à « avoir confiance dans le fait qu'en se séparant d'elles, cet enfant va conquérir sa vie ». « Plus se creuse le lit du manque, plus s'installe la vie du désir », avait coutume de dire Françoise Dolto.

Cela n'empêche pas certains pédopsychiatres d'appeler de leurs voeux un rallongement du congé maternité qui permettrait à la mère et au bébé d'avoir une meilleure connaissance l'un de l'autre.

Cécile JAURES

(1) Renseignements complémentaires et liste d'adresses :

www.francoise-dolto.com/maison

ou au 01.43.06.02.82.