Au premier rang, une spectatrice se voile le regard, le visage à moitié caché dans sa chemise. Derrière, un cri surgit : une injure lancée à la Toile. "Connard !"

Il est vrai que Greg Lamoureux, le personnage puissamment incarné par Melvil Poupaud, porte plus mal que tout son patronyme. Le public le réalise, à mesure qu'il surveille, harcèle, isole, éteint à petit feu son épouse, interprétée par Virginie Efira, dans son rôle le plus époustouflant. Ou plutôt, ses rôles : la lauréate du César de la meilleure actrice joue aussi la sœur jumelle de cette victime.

Avec L'Amour et les Forêts, en salle ce mercredi 24 mai 2023, jour de sa présentation hors compétition au Festival de Cannes dans le cadre de la sélection Cannes Première, Valérie Donzelli décortique la mécanique de l'emprise au sein du couple.

La caméra de la cinéaste nous plonge dans les pensées de la victime (même si cette emprise est si solide qu'elle ne peut parfois plus penser par elle-même), et nous ouvre les portes verrouillées (l'homme toxique est bien sûr charmant en dehors) du domicile familial et lieu de torture. Une immersion dans cet enfer, du point de vue de celle qui l'endure, grâce à la tension suffocante qu'offrent les partis pris cinématographiques de la réalisatrice et ses dialogues co-écrits avec Audrey Diwan, librement adaptés du roman éponyme d'Éric Reinhardt, paru en 2014 chez Gallimard. 

Au générique, on quitte son fauteuil rouge, pas l'histoire. Plusieurs pensées se sont accrochées au ventre. Comme celle-ci : si Valérie Donzelli a opté pour le genre du conte obscur, parfois du conte obscur, combien de glaçantes réalités raconte-t-elle ? De nombreuses autres questions clignotent des heures à l'esprit. Comme celles posées au binôme d'acteurs lors de notre rencontre.

Réaliser être victime

Marie Claire : Violences verbales, psychologiques, économiques, sexuelles, physiques.... L'Amour et les Forêts décortique les différents cycles et facettes des violences conjugales. Avec ce tournage, en avez-vous appris davantage sur leurs mécanismes ?

Virginie Efira : Malheureusement, non. Je connais des victimes, j'avais déjà entendu leurs témoignages. Peut-être même que dans ma vie je n’ai pas fréquenté que des endroits de pure allégresse. Donc je n’ai pas découvert en faisant le film le programme absolument sans fin et chargé des violences possibles et imaginables au sein du couple… Fallait-il encore parvenir à les représenter, ces formes de violences, à les définir, les décrire avec précision, tout en faisant une œuvre cinématographique, pas seulement une réalisation sociétale.

Dans plusieurs scènes, je raconte après-coup les violences subies, je fais le récit de ce vécu. Je connais cette chose-là - c’est peut-être pour ça que j’avais envie de la jouer - : se voir soi-même comme un personnage. On sait très bien que la violence existe, et soi-même on la vit, mais on se dit que non, on ne la vit pas vraiment. "Ça existe, mais ce n’est pas ce que je suis en train de vivre. Ce que je suis en train de vivre c’est autre chose [que des violences]". Et pourtant, on est exactement dans "ça". C’est difficile de se mettre au cœur du récit. Ça prend du temps... Mais mon personnage ne peut s’en sortir qu’à partir du moment il identifie cette violence comme telle.

Par un vécu propre et certaines expériences de films, j'avais une idée de ce que je voulais explorer de la condition féminine.
Melvil Poupaud : Les petites réflexions au commencement de la relation, les petites brimades, qu'on a tous connues, qu'on a même pu faire, pensant que ce n'était pas grave, que ça ne portait pas à conséquence... Voilà ce qui m'a surpris. Il se trouve que mon personnage va très loin, assez vite. Mais ces petites choses, je les ai reconnues, et j’ai réalisé avec ce film que l’emprise commençait avec elles.

Qu'aimeriez-vous dire à votre personnage ?

Melvil Poupaud : "Va te faire foutre sale con."

Virginie Efira : Moi, je ne sais pas si je lui parlerais. Je la prendrais d'abord un peu dans mes bras.

De Virginie Ledoyen à Romane Bohringer, les seconds rôles féminins sont clés. Quelle place a la sororité dans l'histoire de cette femme que vous incarnez ?

Virginie Efira : Ces regards aimants venant d'autres femmes peuvent l'aider à enclencher quelque chose en elle qui aurait un rapport avec le réveil. Et le personnage de Melvil l'a bien compris, puisque l'une des premières étapes de la toile qu'il tisse est celle de l'isolement. Dans cette toile de l'emprise, il n'y a plus d'amitiés possibles. Tout est une menace pour lui. Le film permet de décortiquer comment l'emprise se met en place. 

Quel regard portez-vous sur le jeu terrifiant de Melvil Poupaud, dans le rôle de ce partenaire violent ? 
 
Virginie Efira : Il fallait trouver quelqu’un à la hauteur de l’écriture du personnage masculin. J’avais déjà un peu fréquenté les troubles de Melvil dans Victoria, dans lequel il avait un second rôle très particulier. J'avais observé qu’il jouait extrêmement bien avec les concepts du bien et du mal. Charmant et inquiétant à la fois. J’étais très heureuse de le retrouver pour ses qualités d’acteur. Et puis, je connaissais sa sensibilité et sa douceur dans la vie : elles me donnaient des indices sur les nuances qu'il allait mettre dans ce rôle difficile. [Melvil Poupaud sourit.] Mais lors du tournage, j’ai vraiment été frappée par la puissance de sa... [Elle réfléchit quelques secondes] cruauté.
 

Se réapproprier son vécu grâce à ce rôle

Ressort-on d'un tel tournage plus engagé ?
 
Virginie Efira : Je pense que j'avais déjà - par un vécu propre et certaines expériences de films - une idée de ce que je voulais explorer de la condition féminine aujourd'hui. Pouvoir transmettre sur la question des violences à l'égard des femmes est une chance. À un titre intime, déjà. Pouvoir revenir dessus, utiliser ces éléments de mon vécu, pour les agrandir, les amplifier, et alors, en devenir maître quelque part, était vachement intéressant.

Puis, puisque je comprends ce que je joue, je peux le rétribuer, et être alors l'une des multiples représentations - plus il y en a, mieux c'est - sur ce sujet. Grâce à la représentation, les victimes peuvent identifier plus directement ce qu'elles subissent.

Melvil Poupaud : Il y a des choses qui ont fait écho en moi pendant ce tournage et que j'essaierai dorénavant de mettre de côté. Je pense à ces fameuses petites premières phrases qu'on balance en espérant que ça fasse tel effet et qui sont déjà une manière toxique de s'approprier l'autre.
 
Parfois, vous ne connaissez pas vraiment une personne, mais vous sentez qu’il y a une intimité souterraine entre elle et vous. J'ai ressenti ça avec Valérie Donzelli.
 
Tous deux en haut de l'affiche, de nombreux scénarios vous sont adressés. Que vous faut-il aujourd'hui pour accepter un rôle ? 
 
Melvil Poupaud : Au début, quand j’ai commencé, j’avais un peu l’obsession du grand metteur en scène. J’avais envie de tourner avec des maîtres. D’approcher cette grande histoire du cinéma.
 
Puis, petit à petit, j’ai changé. Aujourd'hui, je suis poussé par la curiosité du rôle, l'envie d'explorer de nouveaux personnages. Ça peut venir d'une série, tout à coup d'un premier film, ou d'une fiction d'une filmographie que j'avais jusqu'alors pas admirée... Tant que le rôle me parle et que je crois pouvoir en faire quelque chose.
 
Virginie Efira : Moi, je n’en suis pas à ce stade-là. Mais il a une plus grande expérience que moi… [Ils rient.] Beaucoup d’acteurs disent ça : "Moi, avant le rôle, c’est le réalisateur". Mais c’est vrai en plus !
 
Vous savez, parfois, vous ne connaissez pas vraiment une personne, mais vous sentez qu’il y a une intimité souterraine entre elle et vous. J'ai ressenti ça avec Valérie Donzelli, dont je connaissais les films, mais pas elle, personnellement, malgré des connaissances communes. Et puis, on s’est retrouvé sur un film toutes les deux [Madeleine Collins d'Antoine Barraud, 2021, ndlr] à tourner ensemble comme actrices, et une intimité très forte s'est créée.
 
Peut-être aussi que j’ai vécu une sorte d’harmonie avec ma rencontre avec Justine Triet [réalisatrice de Victoria et Sybil, ndlr], et que j’essaie depuis de retrouver cette chose-là avec une autre femme, et que chaque fois, j’ai l’impression que ça se passe. [Elle rit.] C’est celui-ci mon premier endroit : une intimité avec la ou le metteur en scène, pour ausculter des thématiques de la manière la plus intime possible.
 
L'Amour et les Forêts de Valérie Donzelli, avec Virginie Efira et Melvil Poupaud, Sélection Cannes Première 2023