Théâtre : L’Antichambre (Le Ranelagh), Madame Marguerite (Essaïon), Le journal d’un fou (Lucernaire)

Hasard de la programmation, ces trois spectacles interrogent avec une ironie corrosive les dynamiques de pouvoir, que le verbe et le désir confortent ou ébranlent ;  ici, elles renforcent une domination de caste, avec L’Antichambre, de Jean-Claude Brisville, mise en scène par Tristan Le Doze (Le Ranelagh, >14 janvier 24), là, une autorité ‘morale’ sur des élèves de classe de CM2, par Madame Marguerite, de Roberto Athayde, par Michel Giès (Théâtre Essaïon, > 17 janvier). Les limites de la schizophrénie sont parfois frôlées voir dépassées avec Le journal d’un fou, de Gogol, par et avec Ronan Rivière (Lucernaire > 10 décembre 23). Autre point, la qualité des acteurs et des mises en scènes qui savent jouer des ambivalences des relations humaines. 

L’Antichambre, de Jean-Claude Brisville, mise en scène de Tristan Le Doze (Théâtre Le Ranelagh)

Jean-Claude Brisville nous plonge dans un salon intellectuel où se forge l’esprit et l’émancipation des Lumières Photo DR


L’Antichambre, ou l’histoire réélle d’une ambitieuse mal née qui réussit à s’imposer par sa séduction et son intelligence, Photo DR)

Paris, 1750. Nous sommes chez Marie du Deffand (Céline Yvon) qui tient d’une étiquette de fer, un salon intellectuel très courus où les plus grands esprits échangent en toute liberté, grâce au soutien de son protecteur, le président Hénault (Rémy Jouvin). La cécité la guettant, l’aristocrate imbue de ses privilèges recrute une lectrice en la fille illégitime de son frère, Julie de Lespinasse (Marguerite Jousset)… sans mesurer le risque de faire entrer une ambitieuse, déguisée en timide servante, qui n’hésitera pas, confiance et maitrise des codes sociaux exigées, à la dépouiller de tous ses pouvoirs, réputation, amitiés, prestige… Une révolution est en marche.

Ne vous fiez pas à l’élégance des belles toilettes régences (signées Jérôme Ragon),  ni au décor feutré, si l’élégance de façade entre gens du monde est de mise elle ne dissimule ni les rivalités cruelles, ni les ambitions inassouvies.  La langue châtiée, aux mots ciselés, cache entre les lignes et les lignées des enjeux de domination et de séduction, l’esprit règne, les flèches assassines aussi, autant signes d’esprit, de caste ou d’exclusion. A ce jeu, la vieillesse est une faiblesse irrémédiable, surtout quand elle fait le lit au sens propre (la beauté de Julie est un atout) et figuré (les frontières entre le charme et le désir sont ténues) d’une magnifique ambitieuse.

Le Président joue un rôle ambivalent dans cette guerre sans merci de deux générations, dans L’Antichambre Photo DR

Les personnages ont existé, même si l’auteur s’autorise quelques licences temporelles , mais qui autorise aussi toutes piques mouchetées. L’enjeu reste la domination, par le vertige de la rhétorique et la séduction des corps. Ici les querelles de générations, le désir de capter l’attention et l’esprit de ses hôtes se muent en dialogues piquants, actuels, bourré d’allusions aux enjeux sociétaux d’aujourd’hui (après tout nous sommes à quelques années de la Révolution, avec ses aspirations à toutes les émancipations, …

Mais derrière les idées de la « raison », progressistes ou conservatrices, défendues bec et ongle, des glissements terriblement humains rongent les esprits éclairés. L’enchantement s’épanouit par la grâce des deux actrices Celine Yvon et Marguerite Mousset, arbitrée par le très bonhomme Rémi Jouvin. Le brillant (de l’esprit) n’empêche pas le cynisme des séductions, l’esprit de caste, la faiblesse des corps.
Jusqu’au 14 janvier 24, Les jeudis, vendredis samedis 19h Dimanches 15h, Le Ranelagh, 5 rue des Vignes 75016 Paris

Madame Marguerite, de Roberto Athayde, mise en scène Michel Giès (Théâtre Essaïon)

Madame Marguerite, de Roberto Athayde file la métaphore de la maitresse tyrannique jusqu’aux bords de la folie (Théâtre Essaïon) Photo Alejandro Guerrero

Retour sur les bancs de l’école. Imaginez suivre votre premier cours de rentrée à côté d’une classe de CME, et découvrir ce que les enfants ne disent jamais, que leur institutrice utilise tous les moyens en son pouvoir – parfois au-delà – pour asséner ses « vraies valeurs » et assouvir sa passion de l’ordre, synonyme de transmission et de tranquillité.

Emilie Chevrillon incarne une Madame Marguerite, sous acide, irrésistible de folie et de drôlerie  (Théâtre Essaïon) Photo Alejandro Guerrero

Créée en 1973 au Brésil, puis en 1974 en France par Annie Girardot, la charge politique exacerbée de Robert Athayde garde son potentiel explosif et décapant contre « la folie ordinaire, celle de la dictature du pouvoir toujours si présente et destructrice ». La métaphore de la « maîtresse d’école » est ici poussée jusqu’aux limites du surréalisme tant Madame Marguerite est à la fois mégalomane, tyrannique et inépuisable pour réussir sa « juste » mission de faire le bien des individus – jeunes ou adultes – malgré eux.

Véritable concentré d’art dramatique, tant l’éventail des nuances de la persuasion est déployé avec gourmandise : tout y passe, du chantage affectif à l’arsenal des punitions, de la suavité à l’agressivité. C’est une autorité sous acide qui cherche à nous prendre en main. Pour plus de réalisme, le public est sans cesse sollicité, mais comme les enfants il se fait discret sous la tempête d’éructations et d’injonctions contradictoires qui s’abat lui.

Insolente et débridée, charmeuse et vénéneuse, Emilie Chevrillon incarne dans la mise en scène au cordeau de Michel Giès une maitresse survoltée, avec un tel kaléidoscope d’émotions qu’elle éveillera un souvenir à chacun, pour le meilleur et le pire. Dans sa débauche verbale interrompue, l’actrice en fait des tonnes, ne recule devant rien pour capter notre attention et notre adhésion, et emporte haut la main une Palme (pas très) Académique, avec félicitation du jury, pour l’engagement et le rire.
Jusqu’au 17 janvier 2024, les mardis et mercredis à 21h Théâtre Essaïon (Paris 4e)

Le journal d’un fou, d’après Nikolaï Gogol, adaptation et mise en scène de Ronan Rivière (Lucernaire)

La mise en scène de Ronan Rivière s’appuie sur un décor bancal et des éclairages expressionnistes, Le Journal d’un fou, de Gogol (Essaïon) Photo Ben Dumas

La dégradation psychologique d’un modeste fonctionnaire qui croit entendre son chien parlé et se proclame roi d’Espagne sur fond de bureaucratie torve et grise autorise parfois tous les excès. Ronan Rivière en cumulant toutes les fonctions (- sans garde-fou (excusez le jeu de mot) : adaptation, mise en scène et rôle-titre tombe malheureusement dans cette facilité. Plus de se glisser dans le texte, il tente de s’en extraire. Plus que d’en libérer la poétique drôlerie, c’est le pathétique clinique qui s’impose.

Le Journal d’un fou, de Gogol,  Photo Ben Dumas

Saluons l’astucieux décor ‘en accordéon’, bancal à souhait, quelques planches de guingois à l’inclinaison risquée – qui par le jeu de quelques manipulations – deviennent à la fois chambre, toit, bureau ou rue. Appuyé par un éclairage actif, il cartographie un espace expressionniste où se déploie le « fou » concocté par Gogol revu à la main un peu lourde de Ronan Rivière.

Pour le meilleur, sa silhouette filiforme mal fagotée insuffle instantanément une dimension touchante et inquiétante au ‘conseiller titulaire’ Aksenty Ivanovitch Poprichtchine.  Sa présence physique renforce cette incapacité de ce corps à trouver sa place, à être à la hauteur de ce que tous attendent de ce fonctionnaire dépassé, professionnellement comme affectivement. Ce décalage de celui qui ne domestique pas les codes corrode insidieusement sa raison et ses sens, puis le sens même de son existence. Les ponctuations du pianiste Olivier Mazal avec Prokofiev apportent une respiration salutaire à cette inexorable précipitation vers la folie.

Ronan Rivière se prend pour le Roi d’Espagne, Journal d’un fou, de Gogol, MS  Photo Ben Dumas

Et l’inutile,  « en voulant éviter le monologue » (sic) la domestique Mavra (Amélie Vignaux), qui tente de contenir la déchéance sociale de son employeur, devient un rôle parlé avec l’ajout de dialogues pompés du Manteau, de la Perspective Nevski et des Soirées du hameau ! Si casser une forme imposée peut être une innovation, l’initiative n’apporte ici ni vraiment de valeur ajoutée, pire ni de clarté supplémentaire.
Et c’est un comble, surtout quand le parti pris de Ronan Rivière consiste multiplier et accélérer les signes de dégradation mentales de son personnage dans un agitation brouillonne. L’exaspération poussée au paroxysme efface toute l’ironie et le caustique de situation, pour finalement la faire tourner dans un vide quasi clinique, ce qui contribue encore plus à nous perdre.

Jusqu’ au 10 décembre 2023, du mardi au samedi 21h et les dimanches 17h30, Lucernaire, 53 rue Notre Dame des Champs 75006 Paris, puis le 1er février 2024 à 20h30 au Théâtre des Arcades, de Buc.)

Olivier Olgan