L’agrion, « un dada pour naturalistes fainéants »
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ReportageNature

L’agrion, « un dada pour naturalistes fainéants »

L’agrion de Mercure est classé comme vulnérable sur la liste rouge mondiale. L’espèce est protégée en France.

L’agrion de Mercure aime se prélasser au soleil. Mais derrière ses airs délicats, cette demoiselle est une chasseuse redoutable. « J’ai vu des scènes dignes de film d’action ou d’horreur », s’amuse une naturaliste.

Reporterre a imaginé un nouveau calendrier révolutionnaire et écologique, pour symboliser un changement d’ère. Noms des mois, noms des jours et éphémérides sont réinventés pour célébrer les écosystèmes et celles et ceux qui les défendent. Le mois d’avril a été rebaptisé agrion, du nom d’un joli insecte que nous sommes allés observer.


Mudaison (Hérault), reportage

Le long du ruisseau, les herbes folles forment un tapis vert ondoyant sous le soleil. Au milieu de cette prairie, une brindille bleu métallique frissonne dans l’air printanier. Appareil photo en main, Eve Le Pommelet s’approche doucement de cette étrange apparition. Clic clac… « C’est bien un agrion ! », sourit la spécialiste. L’insecte prend la pose quelques instants, puis décolle illico presto se camoufler sous les feuilles émeraude.

Un corps fin de 3 centimètres à peine, de gros yeux irisés, quatre ailes transparentes et nervurées. Sauf que contrairement aux apparences, l’agrion de Mercure n’est pas une libellule mais une demoiselle. « Un zygoptère », précise notre guide, qui travaille à protéger les milieux aquatiques au sein du Syndicat mixte du bassin de l’Or. À l’inverse de leurs cousines libellules qui se reposent toutes ailes dehors, les Zygoptera gardent leurs hélices fermées au repos.

Les odonates, ici un agrion mâle, sont des chasseurs hors pair. © David Richard / AFP

Selon le Bescherelle, la dénomination de demoiselle viendrait « des formes sveltes et élégantes de ces insectes, qui ont le corps allongé et orné de couleurs agréablement distribuées, et à cause de leurs ailes de gaze ». Ces bestioles volantes n’ont pourtant rien de délicat ! « Libellules et demoiselles appartiennent à l’ordre des odonates, qui signifie “pourvu de dents” », rappelle Eve Le Pommelet. Leur nom anglais – « dragonfly » – est à ce propos plus explicite.

« Certaines sont cannibales et se mangent entre elles, en commençant par les yeux, qui sont plus tendres », décrit la naturaliste. © David Richard / AFP

Les odonates sont en effet des chasseurs hors pair. Munies d’une sorte de pince propulsable, leurs larves sont la terreur des cours d’eau et des mares. Dans les airs, ces as de la voltige – elles peuvent virevolter à reculons, en mode stationnaire, et faire des pointes à plus de 30 km/h – capturent leurs proies en plein vol. « J’ai vu des scènes dignes de film d’action ou d’horreur, s’amuse la naturaliste. Certaines sont même cannibales et peuvent se manger entre elles, en commençant par les yeux, qui sont plus tendres. »

Il y a 300 millions d’années, elles mesuraient jusqu’à 70 cm d’envergure

Une voracité venue du fond des âges ? Apparues il y a quelque 300 millions d’années, les libellules ont survécu aux dinosaures. À cette (très) lointaine époque, « ces protodonates mesuraient jusqu’à 70 cm d’envergure », raconte la revue La Salamandre dans un excellent dossier dédié à ces bébêtes. Elles représentent ainsi les premiers invertébrés volants et les plus grands qui aient jamais vécu.

Notre agrion de Mercure du jour ne semble pas d’humeur carnassière. Il porte un costume à rayure, azur et noir : c’est donc un mâle. Sur le haut de son abdomen, un dessin évoque une tête de taureau – le signe de la planète Mercure d’après l’entomologiste Toussain von Charpentier, qui l’a nommé en 1840. Plus loin dans les fourrés, une femelle tout de noir vêtue plane, ses ailes brillantes frémissant dans la brise. « Elle vient sans doute de terminer sa métamorphose, avance Eve Le Pommelet. Ses ailes finissent à peine de sécher. »

Un minuscule fourreau rappelle la forme de l’insecte. « C’est l’exuvie, la dernière enveloppe que la demoiselle a quittée avant de prendre son envol. » © David Richard / AFP

L’experte plonge alors ses bottes dans le lit du cours d’eau, et scrute attentivement les plantes rivulaires. Bingo ! Sur une tige, un minuscule fourreau rappelle la forme de l’insecte. « C’est l’exuvie, la dernière enveloppe que la demoiselle a quittée avant de prendre son envol. » Car avant d’être des filles de l’air, les odonates sont surtout des naïades aquatiques. « L’agrion reste deux ans sous forme larvaire, contre quelques semaines sous son aspect adulte », précise Eve Le Pommelet. Une vie aérienne éclair, le temps de s’envoyer au septième ciel.

Attention cependant, « les relations amoureuses des libellules tiennent plus souvent du champ de bataille que du roman à l’eau de rose », remarque La Salamandre. Point de parade nuptiale chez ces petites bêtes. « L’agrion mâle repère puis chope la femelle en plein vol », décrit notre accompagnatrice. Monsieur saisit ensuite madame au niveau du thorax avec ses appendices situés au bout de son corps.

« C’est un dada pour naturalistes fainéants »

S’ensuit une gymnastique reproductive unique dans le monde animal : « Les deux individus forment ce qu’on appelle un cœur copulatoire », note la spécialiste. Pattes dessus, pattes dessous, le transfert de sperme peut alors avoir lieu. Il ne restera plus à la femelle qu’à pondre ses œufs sur une plante aquatique.

Elle arpente ruisseaux, rivières et étangs en quête de libellules

« C’est captivant d’observer les libellules, sourit Eve Le Pommelet, entre la chasse, l’accouplement, il se passe toujours des choses ! » La chargée de mission biodiversité s’est prise de passion pour ces insectes en 2015. Depuis, dès la belle saison, elle arpente ruisseaux, rivières et étangs en quête de ses protégés. « C’est un dada pour naturalistes fainéants, rigole-t-elle, car les odonates s’observent au printemps et en été, quelques heures l’après-midi. » Quand certains entomologistes guettent la libellule à l’aide d’un filet, elle préfère l’appareil photo, plus facile à manier.

« L’agrion mâle repère puis chope la femelle en plein vol. Les deux individus forment ce qu’on appelle un cœur copulatoire », note la spécialiste. Flickr / CC BY-ND 2.0 / Spiterman

Mais ses balades se transforment parfois en marche funèbre. Car les demoiselles – comme la plupart des insectes – sont en déclin. L’agrion de Mercure est classé comme vulnérable sur la liste rouge mondiale. L’espèce est protégée en France. « Les odonates sont impactés par la destruction des milieux aquatiques, et par le changement climatique », indique Valérie-Anne Lafont, qui travaille pour le Plan national d’action Libellule, sous l’égide du ministère de l’Écologie. Assèchement de zones humides, artificialisation des berges, pollution agricole : 33 des 98 espèces vivant dans l’Hexagone sont ainsi suivies de près, en vue de leur préservation.

Une femelle agrion. © David Richard / AFP

Dans l’Hérault, outre la bétonisation, « la sécheresse peut frapper durement les larves, qui se retrouvent parfois dans des cours d’eau à sec une bonne partie de l’année », note Eve Le Pommelet. Le Bérange, où nos agrions aiment voleter, est désormais sans eau huit mois sur douze. Pour contrer ces menaces, des actions sont lancées tous azimuts : restauration de rivières, création de mares, conservation des sites de reproduction. À temps pour sauver ces demoiselles en détresse ?


POUR ALLER PLUS LOIN :

Dans une balade du naturaliste publiée en 2016, nous vous donnions quelques conseils pour observer les odonates :

  • Bien choisir la date et le lieu : privilégiez les trois mois de mai à juillet dans le sud, de juin à août dans le nord, les jours de très beau temps et les heures les plus chaudes. Pour observer les agrions, optez pour des petits cours et ruisseaux avec un peu de courant et des berges enherbées.
  • Prévoir de quoi identifier les espèces. Au début, vous pouvez prendre des photos et les comparer avec les photos de l’atlas dynamique des odonates, par exemple. Ou consulter un des nombreux groupes Facebook regroupant les passionnés. Ensuite, si vous accrochez, vous pourrez vous procurer un guide spécialisé. La Salamandre propose aussi un miniguide bien pratique pour débuter.
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