Une douche glacée tous les matins, été comme hiver, voilà ce que réservait le collège de Gordonstoun à tous ses pensionnaires. Une éducation rigide – où le confort n’avait pas sa place – qui prétendait former des esprits vaillants et sages. Si, depuis la fin des années 1990, les méthodes de ce pensionnat se sont assurément adoucies – les châtiments corporels ont été définitivement bannis, le bâtiment a été modernisé, et le bien-être des étudiants est désormais un point central –, Gordonstoun n'a rien perdu de son excellence, qui en fait l'une des meilleures public schools du Royaume-Uni depuis des décennies. Il n’y a qu’à se plonger dans la liste de ses anciens élèves pour s’apercevoir que nombre de personnalités illustres en sont sorties diplômées, comme Balthazar Getty, acteur et héritier de la dynastie Getty, le réalisateur Duncan Jones, ou encore le prince Alexandre de Yougoslavie. Mais Gordonstoun doit surtout sa réputation aux membres de la famille royale qui y sont passés, à commencer par le prince Philip qui, selon son propre témoignage, y a vécu ses plus belles jeunes années.
Le duc d’Édimbourg a été l’un des premiers étudiants de Gordonstoun, école fondée en 1934 par l’intellectuel et pédagogue allemand Kurt Hahn. Ce dernier crée, en 1919, un premier établissement sur les bords du lac de Constance, dans la ville de Salem, sous l’égide du prince Maximilien de Bade, dont il a longtemps été le secrétaire. Les deux hommes rêvent alors d’une école d'un nouveau genre qui développerait « l’imagination des garçons à l’esprit décisif » et « la volonté de ceux à l’esprit rêveur ». Une utopie, sur le papier, qui puise ses principes fondamentaux dans La République de Platon, texte majeur dans lequel le philosophe grec expose sa vision de la vie démocratique. Il y écrit notamment que le courage, la sagesse et la tempérance sont les trois qualités nécessaires pour vivre dans une société dirigée par « des philosophes devenant rois et des rois devenant philosophes ». Ainsi, Hahn aspire à former l’élite de demain, celle qui sera à la tête des pays, et qui aura la tête bien remplie.
En 1933, le célèbre pédagogue, juif, n’a pas d’autres choix que de fuir son pays, où Adolf Hitler gagne en pouvoir. Il trouve refuge en Écosse, où dans un vieux château de la région de Moray, à l'est des Highlands, il décide de rebâtir l’école qu’il a dû abandonner à Salem. Quelques-uns de ses anciens élèves l’ont suivi dans ce périple, dont Philip, prince de Grèce et de Danemark, habitué aux exils depuis sa plus tendre enfance. Il n’était en effet qu’un nourrisson quand il avait quitté Corfou, voyageant dans un cageot d’oranges, puis il avait déménagé à plusieurs reprises, chez des oncles et des tantes éloignés, en France, en Allemagne ou au Royaume-Uni. C’est peut-être pour cela que Philip aimait autant Gordonstoun : simplement parce que cette école lui apportait enfin un peu de stabilité.
Pourtant, rien n’est vraiment accueillant dans cette vieille bâtisse poussiéreuse, ouverte à tous les vents. La légende prétend d’ailleurs qu’elle est hantée par le fantôme du baron Robert Gordon, propriétaire des lieux au XVIIe siècle, qui certifiait avoir vendu son âme au diable en échange du savoir absolu. Ce qui effrayait les habitants de la région, dont il était l’un des seigneurs… Fantôme ou pas fantôme, il ne fait pas bon se promener seul dans les couloirs de Gordonstoun en pleine nuit. Le parquet craque, les portes grincent, et la pluie – quasi-quotidienne – bat les carreaux.
En 1962, c’est au tour du prince Charles, treize ans, de faire sa rentrée à Gordonstoun. Élisabeth II aurait pourtant préféré l’envoyer à Eton, prestigieux établissement situé près de Windsor, mais sur ce point-là, l’autorité paternel l’a emporté. Le duc d’Édimbourg est persuadé que son ancien collège écossais est le meilleur moyen d’endurcir son fils aîné, qu’il juge trop faible et féminin. Autre argument : contrairement à Eton, où ne se croisent que des gentlemen en herbe, Gordonstoun est ouvert à plus de diversité. Les héritiers d’aristocrates et fils de banquiers y côtoient des enfants de pêcheurs et d’ouvriers, qui, très méritants, ont bénéficié d’une bourse d’études (mais soyons honnêtes, ces élèves sont une infime minorité, et la plupart paient des frais de scolarité mirobolants). Surtout, à Gordonstoun, tout le monde est soumis au même traitement spartiate, même le futur roi d’Angleterre.
Charles est donc contraint au même emploi du temps que ses camarades. Il se lève tous les matins à 7h pour courir dans la campagne – même quand il a plu ou neigé –, prend une douche froide, mange un bol de porridge, puis doit exécuter quelques travaux de ménage avant le début des cours. Latin, français, géographie… Les leçons s’enchaînent, avec seulement une pause pour le déjeuner – souvent des patates bouillies – et une autre pour le thé. Tout manquement au règlement – très strict – est l’occasion pour les professeurs d’inventer de nouveaux châtiments, comme marcher cinquante kilomètres avec un sac à dos chargé de pierres.
Lord Russell, fils du duc de Bedford, qualifiait Gordonstoun de « bel enfer » – il tenta d’ailleurs de s’en échapper à deux reprises, toujours rattrapé et puni à coups de bâton –, ce que pensait aussi le prince Charles. Si le prince Philip passa dans ce collège les plus merveilleuses années de son adolescence, son fils aîné y vécut assurément les pires. L’héritier au trône, loin de Londres qu’il aimait tant, souffrait de solitude, étant la cible des moqueries de tous ses camarades. Charles, piètre marathonien, mauvais dans les activités physiques, ne trouvait du réconfort qu’à l’atelier de poterie, et aux cours de théâtre, dispensés par un jeune professeur de littérature, Eric Andersen, qui lui partagea son amour de Shakespeare. En 1964, le prince de Galles s’illustre ainsi dans Henry V, puis dans Hamlet, sous les applaudissements timides d’Élisabeth II et de Philip, qui font le déplacement pour assister à une représentation.
Charles n’était pas le seul étudiant de Gordonstoun à apprécier les belles lettres, puisque l’école a aussi vu passer sur ses bancs le romancier William Boyd. Dans une de ses nouvelles, School Ties, ce dernier a d’ailleurs raconté ses souvenirs d’adolescence, notamment dans les dortoirs, où toute forme de virilité était exacerbée : « La réussite d’une éjaculation était célébrée dans tout le dortoir, écrit-il, et des gouttes de sperme passaient de doigt en doigt, de lit en lit, en guise de preuve. »
Plus tard, le prince Philip caresse le projet de faire entrer son petit-fils, William, deuxième dans l’ordre de succession au trône, à Gordonstoun. Mais Charles, qui n’en garde que des mauvais souvenirs, s'y oppose, tout comme Diana, qui ne conçoit pas que son fils chéri puisse être confronté à une telle rigidité. Ils décident, d’un commun accord, d’envoyer William à Eton, fleuron des public schools du pays où le frère de Lady Di, Charles Spencer, a notamment étudié. Le jeune prince échappe donc à ce pensionnat gris. Une chance que n’auront pas d’autres membres des Windsor : les princes Andrew et Edward, deuxième et troisième fils d’Élisabeth II, seront scolarisés à Gordonstoun, tout comme les enfants de la princesse Anne et de Mark Phillips, Peter et Zara. Par chance, tous ont survécu à ces années dans ce si « bel enfer ».