Dave Bartholomew, 1918-2019 - Soul Bag ;
Hommages / 24.06.2019

Dave Bartholomew, 1918-2019

Auteur-compositeur, trompettiste, producteur, arrangeur, chef d’orchestre, découvreur de talents et, à sa façon, chanteur : Dave Bartholomew était bien plus que le “collaborateur de Fats Domino” évoqué par des nécrologies trop sommaires, et son impact sur la musique de La Nouvelle-Orléans, dès la fin des années 1940, n’a sans doute de comparaison raisonnable qu’avec celui d’un Allen Toussaint, même si sa notoriété auprès du grand public est toujours restée limitée. Six mois après avoir fêté ses 100 ans, et quelques jours après le décès de Dr. John, c’est un autre pilier de la musique de la Crescent City qui disparaît.

Né la veille de Noël en 1918 à Edgard, une petite ville située dans le delta du Mississippi à environ 30 kilomètres à l’ouest de La Nouvelle-Orléans, Bartholomew s’installe ensuite avec sa famille en ville aux environs de 1933. Très vite, la musique occupe une part importante dans sa vie : après avoir exploré le tuba, il s’intéresse à la trompette et prend même des leçons avec Peter Davis, enseignant réputé qui a notamment fait cours à Louis Armstrong. Il rejoint plusieurs orchestres locaux, parmi lesquels ceux des vétérans Papa Celestin et Fats Pichon. Il prend même la direction de l’ensemble de celui-ci quand Pichon décide de se lancer en solo, et fait aussi ses classes dans les rangs des big bands d’envergure nationale de Ernie Fields et Jimmie Lunceford. Mobilisé pendant la Seconde Guerre mondiale, il rejoint l’orchestre des 196th Army Ground Forces, où il acquiert une certaine expertise dans le domaine de l’écriture et des arrangements. 

À la fin de la guerre, il retourne à La Nouvelle-Orléans et monte son propre ensemble, Dave Bartholomew and the Dew Droppers, qui se produit notamment au club à qui il a emprunté son nom. Il ne s’agit plus ici de jazz, comme avec les orchestres avec lesquels il travaillait antérieurement, mais de musique de danse, swing et jump blues. Le succès est immédiat et permet à l’orchestre de tourner localement, mais aussi, à l’invitation de Don Robey, jusqu’au Texas en 1947. C’est à l’occasion d’une de ses tournées que Dave Bartholomew fait la connaissance de Lew Chudd, le patron des disques Imperial, qui fait de lui un de ses découvreurs de talents privilégiés pour explorer les richesses méconnues de la scène musicale néo-orléanaise. 

Vers 1948. © DR / Collection Gilles Pétard
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En parallèle, Dave Bartholomew fait ses débuts sur disque, pour DeLuxe Records, avec She’s got great big eyes enregistré dans le studio de Cosimo Matassa, dont il devient vite un habitué. À cette époque, l’orchestre comprend généralement les saxophonistes Alvin Tyler, Herb Hardesty et Clarence Hall, le bassiste Frank Fields, le guitariste Ernest McLean, le pianiste Salvador Doucette et le batteur Earl Palmer. Le groupe décroche un tube en 1950 avec Country boy, mais la carrière propre de Bartholomew n’est plus sa principale priorité depuis que Lew Chudd l’a nommé directeur artistique d’Imperial à La Nouvelle-Orléans en 1949. Pour le label, Bartholomew écrit, produit et enregistre avec son orchestre deux tubes majeurs dès cette première année : 3 x 7 = 21 pour Jewel King et surtout The fat man, adaptation présentable du toxicologique Junker’s blues interprété par Fats Domino. Une fâcherie avec Lew Chudd l’amène à arrêter sa collaboration avec Imperial fin 1950 et à travailler pour différents labels comme Modern (où il accompagne Etta James sur Tough lover), King ou Specialty (où il produit le tube Lawdy miss clawdy de Lloyd Price, avec un Fats Domino caché au piano). 

Dès 1952, il est de retour chez Imperial. Il s’y occupe évidemment en priorité des enregistrements de Fats Domino, dont il accompagne le succès qui dépasse bien vite le public afro-américain. Les caractères des deux hommes sont diamétralement opposés, mais complémentaires : derrière la décontraction et le sourire de Domino se cachent la rigueur et la capacité de travail d’un Bartholomew qui semble parfois avoir regretté que son rôle s’arrête aux coulisses – même s’il accompagne régulièrement Domino sur scène. De Ain’t that a shame à Let the four winds blow en passant par I’m walking et Blueberry hill – pour se limiter aux succès les plus évidents –, l’association créative des deux hommes produit une série de merveilles rarement égalées et qui connaissent un succès commercial enviable. Bartholomew travaille en parallèle avec d’autres artistes du catalogue Imperial – Smiley Lewis (pour qui il écrit I hear you knocking et One night), Tommy Ridgley, les Spiders, Bobby Mitchell, Roy Brown, Chris Kenner, Bobby Charles, T-Bone Walker, Earl King… – et d’autres labels, parmi lesquels le duo adolescent Shirley & Lee et Cousin Joe.

Avec Fats Domino, années 1950. © DR

Il ne renonce pas totalement à sa carrière et produit quelques singles souvent à la limite de la “novelty” (Who drank my beer while I was in the rear) mais qui bénéficient de la force de frappe imparable de son orchestre. Parmi les plus grandes réussites parues sous son nom figure le proto-rap The monkey, et son message étonnamment engagé (« And another thing you will never see / A monkey building a fence around a coconut tree »). L’immense succès de la musique de Fats Domino auprès du public adolescent attire la curiosité autour du répertoire de Bartholomew, et les reprises par les premiers rockers et les “teen idols” se multiplient, d’Elvis à Jerry Lee Lewis, en passant par Buddy Holly, Ricky Nelson et l’embarrassant Pat Boone. La médiocrité des versions de ce dernier a d’ailleurs sans doute eu l’effet paradoxal d’amener une partie du grand public à s’intéresser aux originaux, contribuant à populariser la musique de Fats Domino… Dès le début des années 1960, les yéyés français font de même, et les Chats Sauvages, Frank Alamo et Frankie Jordan donne leur lecture des compositions de Bartholomew. 

Lorsque Imperial décide, en 1963, de fermer son bureau à La Nouvelle-Orléans, Bartholomew reste en ville, mais son activité décroit significativement. Il travaille pour Trumpet et Mercury et lance son propre label, Broadmoor, sans grande réussite malgré deux singles de Fats Domino, puis se reconvertit dans le jazz traditionnel avec son propre ensemble, avec lequel il enregistre trois albums dans les années 1980 et 1990 et avec lequel il se produit occasionnellement, notamment au Méridien à Paris, tout en accompagnant régulièrement Fats Domino sur scène. Les années passant, il se contentait, au moins jusqu’au milieu des années 2010, d’apparitions événementielles, tout en restant une figure incontournable de la scène musicale de sa ville. Son répertoire, chanté encore récemment par des artistes aussi divers que Paul McCartney et Manu Chao, lui survit… 

Paris, 1994. © Gilles Pétard

Texte : Frédéric Adrian
Photo d’ouverture : Nice, 1985. © Brigitte Charvolin

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