Entretien avec Alain Lamassoure sur l’Observatoire de l’Enseignement de l’Histoire en Europe | Cairn.info
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1 Ancien ministre délégué aux Affaires européennes (mars 1993 - mai 1995) puis ministre délégué au budget et porte-parole du gouvernement (novembre 1995 - juin 1997), ancien député européen, actuel président de l’Observatoire de l’Enseignement de l’Histoire en Europe, Alain Lamassoure s’entretient avec Corine Defrance, historienne et directrice de recherche au CNRS (UMR Sirice, Paris), Paris, le 22 novembre 2022.

2 Qu’est-ce qui, dans votre parcours professionnel et votre expérience politique vous a conduit à proposer la création d’un Observatoire de l’Enseignement de l’Histoire au sein du Conseil de l’Europe ?

3 J’ai eu une carrière politique très variée : j’ai occupé des fonctions électives en France au niveau local (conseiller municipal et maire d’Anglet, fondateur et président de la première communauté d’agglomération du Pays basque), régional (conseiller régional d’Aquitaine) et national (député des Pyrénées Atlantiques) avant de consacrer un bon quart de siècle au Parlement européen. Au cours de cette longue carrière, j’ai été confronté plusieurs fois au problème de malentendus sur des faits historiques, voire de méconnaissance de l’histoire.

4 Dans ma région d’origine, au Pays basque, dans les années 1980 et 1990, j’ai été fortement marqué par l’émergence de la seconde génération des terroristes de l’ETA de l’autre côté de la frontière : une génération très violente et en même temps désidéologisée en comparaison de celle de leurs aînés, intellectuels plutôt marxistes. Cette nouvelle génération militait pour l’indépendance du Pays basque en nourrissant une haine profonde de l’État espagnol comme de l’État français. À la différence de leurs prédécesseurs, ces jeunes terroristes avaient pourtant été formés dans l’Espagne démocratique de l’après Franco. Avec la Constitution de 1978, l’Espagne est devenue une véritable démocratie et un État décentralisé, dans lequel la responsabilité de l’éducation est transférée aux régions. Certains courants nationalistes ont imprimé leur marque sur les manuels scolaires et l’enseignement de l’histoire, au point de la travestir parfois. Plus récemment, le mouvement nationaliste en Catalogne s’est lui aussi nourri d’une exaltation romantique de l’histoire régionale dans l’enseignement et les médias.

5 Devenu député européen, j’y ai découvert une règle non écrite dans les traités mais rigoureusement observée jusque dans la période récente : dans les institutions européennes, entre élus, on ne parle jamais du passé. C’est le contraire des débats de l’Assemblée nationale, où les références historiques sont omniprésentes : on évoque sans cesse la Révolution française, la Commune, la Résistance, de Gaulle, les autres grandes personnalités du passé… À Bruxelles et Strasbourg, nous ne parlons pas du passé, parce que nous sommes là pour bâtir l’avenir, qui dépend entièrement de nous, et que nous le bâtissons contre tout ce qui nous a divisés dans le passé, sur lequel nous ne pouvons plus rien. Nous laissons aux historiens le travail et le discours sur le passé.

6 Mais après la chute du rideau de fer nous nous sommes retrouvés devant une situation très nouvelle. Le communisme avait plongé les anciennes « démocraties populaires » dans un état d’hibernation, dont elles sont sorties avec une vision de l’Europe et du monde identique à celle des années 1930 : tout pays voisin était vu d’abord comme un ennemi potentiel. C’est pourquoi, en 1994 le Premier ministre Édouard Balladur a réuni à Paris une Conférence pour la Paix et la Stabilité en Europe, qui a joué un rôle discret mais essentiel. Certes la Guerre froide était terminée et le Traité 4+2 de 1990 avait été signé, mais il subsistait de très nombreux problèmes bi- ou multilatéraux à l’est et au centre de l’Europe, notamment sur la reconnaissance des frontières et les droits des minorités. Il fallait d’abord aider ces pays à se réconcilier entre eux, comme nous avions eu le temps de le faire à l’ouest. Certains problèmes pouvaient être plus facilement abordés dans un cadre multilatéral, dans la « Maison commune » européenne, qu’en tête-à-tête. C’est ce qui s’est produit.

7 Puis nous avons commencé à discuter nous-mêmes de notre avenir commun avec ces futurs partenaires de l’Union. À la première rencontre de travail, un Polonais m’a interpellé : « Comment se fait-il qu’en septembre 1939 la France soit restée derrière la ligne Maginot ? » Un Hongrois a tout de suite engagé la conversation sur le traité de Trianon, désastreux pour son pays. Le poids de l’histoire entrait d’un coup dans nos débats ! Si, au sein du Parlement, le silence sur le passé a continué jusqu’à ce que les pays de l’Europe centre-orientale nous rejoignent en 2004, les fantômes se sont réinvités dans le débat européen avec la résurgence des nationalismes dans toute l’Europe. Il était clair que, pour en finir avec cet engrenage mortifère, il fallait que chacun essaie de connaître l’histoire de l’autre et que tous mènent un important travail sur le passé.

8 Aussi, en 2019, lorsque j’ai mis fin à ma carrière politique, j’ai choisi d’enquêter sur la transmission du passé dans les écoles de nos pays. C’était aussi le moment pour le gouvernement français d’assurer la présidence tournante du Conseil de l’Europe. J’ai convaincu les conseillers du président Emmanuel Macron et Mme Nathalie Loiseau, alors ministre des Affaires européennes, de proposer la création d’un Observatoire de l’Enseignement de l’histoire adossé au Conseil de l’Europe. Le soutien très actif du ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer a fait le reste.

9 L’Observatoire a été fondé en 2020. Pouvez-vous nous présenter les circonstances et les raisons majeures de sa fondation ?

10 Au préalable il faut rappeler que la politique d’éducation est et restera du champ de compétences national. L’UE elle-même n’intervient qu’en appui. « Erasmus » est un des programmes européens qui a le mieux réussi, mais il se limite à financer des échanges d’étudiants, d’apprentis et d’enseignants, sans avoir aucune compétence sur les systèmes éducatifs nationaux. D’où le choix d’un adossement au Conseil de l’Europe, qui est une organisation intergouvernementale et sans pouvoir propre de décision : son action principale réside dans ses recommandations. Elle en a adopté de nombreuses, et excellentes, en matière d’enseignement de l’histoire.

11 L’objectif de l’Observatoire est de photographier l’état de l’enseignement scolaire de l’histoire en Europe et de mettre ce résultat à la disposition du public. Il était difficile aux 47 pays alors membres du Conseil de l’Europe de s’opposer à un objectif apparemment aussi modeste et de bon sens : le principe en a été accepté à l’unanimité.

12 J’avais procédé en amont à une analyse de faisabilité de ce projet avec les ministères des Affaires étrangères et de l’Éducation, ainsi qu’avec les services du Conseil à Strasbourg. Nous avons ainsi rassemblé de premières informations sur l’enseignement de l’histoire dans l’ensemble des pays de la grande Europe. Cette esquisse a révélé l’extrême diversité des systèmes et des résultats. Et aussi des situations parfois assez éloignées des recommandations régulièrement adoptées par le Conseil de l’Europe : celui-ci avait manifestement besoin d’un organe pour vérifier la suite qui y était donnée. D’où l’intérêt d’un observatoire, pour dresser régulièrement un tableau de la situation, à partir d’enquêtes approfondies. À condition que celles-ci soient effectuées dans un cadre européen et selon des méthodes scientifiques, ce qui n’était évidemment pas le cas de notre étude de faisabilité, fatalement très sommaire.

13 Vous avez parlé, dans une interview que vous avez accordée au quotidien Le Monde le 21 janvier 2022, de l’enseignement de l’histoire en Europe comme d’un « champ de ruines ». C’est une expression qui produit assurément un choc. Quelles sont les situations les plus dramatiques que vous avez observées et quels enseignements en tirez-vous ?

14 Je m’en tiendrai à deux cas catastrophiques : la Bosnie-Herzégovine et l’Irlande du Nord. Dans ces deux cas, les politiques ont réussi à négocier des accords de paix à la fin du siècle précédent, les accords de Dayton de 1995 pour l’une, le Good Friday Agreement de 1998 pour l’autre. Mais s’ils ont mis fin à la guerre, ces accords n’ont pas engagé le nécessaire processus de réconciliation.

15 En Bosnie-Herzégovine, la situation ressemble un peu à celle des anciens territoires sous mandats de la SDN : placées sous la tutelle de la communauté internationale, les populations ont été déresponsabilisées du destin de leur propre territoire. L’UE a pris en charge la reconstruction des écoles détruites et elle a exigé que les enfants des trois communautés qui s’étaient fait la guerre soient scolarisés ensemble dans les mêmes bâtiments. Ils le sont certes, mais sur des programmes différents. Selon leurs origines ethniques et religieuses, ils apprennent l’histoire dans des manuels différents présentant des récits nationalistes serbes, bosniaques ou croates. L’enseignement de l’histoire sert ainsi à entretenir à feu doux les haines héritées des générations précédentes. Le pays est aujourd’hui politiquement au bord de l’implosion. La réconciliation des mémoires n’y a absolument pas commencé.

16 En Irlande du Nord, comme en Bosnie-Herzégovine, l’Union européenne s’est beaucoup investie pour rapprocher les parties en présence et parvenir à un accord de paix. Nous avons tous pensé que le problème était réglé jusqu’au référendum sur le Brexit [effectif depuis le 31 janvier 2020, suite au référendum de 2016] – contre lequel les Nord-Irlandais se sont prononcés à une courte majorité. À partir de là, les gouvernements britanniques successifs ont découvert que la question du rétablissement des contrôles à la frontière pouvait avoir des conséquences catastrophiques pour le processus de paix, en soulevant de périlleuses questions de souveraineté : actuellement, il n’y a plus de contrôle de la frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande, mais on a dû en établir une entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne, ce qui symboliquement est inacceptable pour les nationalistes de Belfast ! Les manifestations et les tensions ont repris en Irlande du Nord, une journaliste a même été tuée l’an dernier. Les enfants catholiques vont toujours à l’école catholique, les petits protestants à l’école protestante. À l’école ou/et en famille, chacun apprend que ses parents ont été tués par ceux des élèves de l’école voisine. Les narratifs n’ont pas changé malgré l’accord de 1998. C’est un grave échec. Pour les parties en présence, pour le Royaume-Uni, dont les partis politiques n’ont même pas évoqué le problème au moment du débat sur le Brexit ; et aussi pour l’ensemble des Européens : nous portons tous une lourde part de responsabilité pour nous être insuffisamment préoccupés de l’évolution de la situation sur le terrain depuis les accords de paix.

17 Si l’on peut avoir des récits contradictoires au sein d’un même pays, il ne faut pas s’étonner que les approches diffèrent selon les régions du continent, voire entre pays voisins.

18 C’est là qu’intervient l’Observatoire. Non pour juger, non pour évaluer ou noter, mais, je le répète, pour photographier et diffuser l’état des lieux.

19 Concrètement, qu’entendons-nous par photographier ? Décrire toutes les données de l’enseignement de l’histoire, de l’amont à l’aval. Qu’attend-on de cet enseignement : former des citoyens ? (de la nation, de l’Europe, du Monde ?), ou bien simplement des personnes capables de vivre en société ? S’agit-il d’abord d’un apprentissage de connaissances ou d’un apprentissage de compétences ? Qui est chargé d’établir les programmes scolaires, quelle est la part respective des autorités académiques, politiques, ou administratives ? Quelle est la place de l’histoire dans les horaires et dans l’examen de fin d’études secondaires ? Quels sont les contenus des programmes et le statut des manuels ? Nous observons des situations très diverses : la liberté totale d’édition et de choix des manuels ; délivrance de simples labels de conformité au programme ; certifications plus exigeantes ailleurs ; tandis que la Russie rejoint la Chine dans l’enseignement uniforme et obligatoire d’un catéchisme officiel. Je continue : comment les enseignants sont-ils recrutés et formés, quel est leur statut ? Enseignent-ils d’autres disciplines en parallèle ? De quelle marge de manœuvre disposent-ils pour interpréter le programme et choisir le manuel et le matériel pédagogique ?

20 Sur tous ces points, les situations sont extrêmement variables. Les horaires par semaine varient de 1 à 3 selon les pays. Parfois, notamment dans la plupart des Länder allemands, il n’y a pas d’enseignement de l’histoire en primaire. Inversement, jusqu’à cette année, en République d’Irlande, l’enseignement de l’histoire n’était obligatoire qu’en primaire ! C’est à l’occasion du centenaire de l’Indépendance, en 2021, que les deux principaux partis irlandais ont décidé de généraliser l’enseignement de l’histoire au collège et d’enseigner désormais l’histoire de la guerre civile et de l’Irlande indépendante d’après 1921.

21 Je vais vous étonner. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que l’enseignement de l’histoire est plutôt une source d’embarras dans tous nos pays. Rappelons que l’histoire comme discipline enseignée à l’école s’est développée en Europe avec le mouvement des nationalités et le processus de construction des nations. Le xixe siècle a été le temps des grands récits nationaux. Jusqu’en 1945, enseigner l’histoire était relativement facile : il s’agissait de forger des citoyens connaissant l’histoire de leur nation, fiers d’elle et prêts à aller se battre pour sa défense. Avec la construction européenne, nous avons engagé un processus inédit de rapprochement et de réconciliation des peuples européens. L’ancrage national reste primordial : nos enfants ont toujours besoin de connaître le passé de leur pays. Mais dans un esprit très différent : il faut aussi les sensibiliser au regard des autres sur le passé commun, leur donner le goût et les clefs de cette réconciliation quasi-miraculeuse. Ajoutons que si, au xixe siècle, l’histoire relevait plutôt de la littérature et s’accommodait volontiers de la légende, elle est désormais une vraie discipline scientifique, dont l’exigence est tout autre.

22 C’est pourquoi, depuis les années 1990, se sont multipliées les commissions bi- ou multilatérales pour la révision des manuels scolaires. Du matériel pédagogique commun a été édité par des enseignants de pays en sortie de conflit en Europe et ailleurs. En 2003 a même été lancé le projet d’un véritable manuel commun franco-allemand d’histoire – paru depuis en trois volumes et destinés aux classes de lycées. Ce manuel franco-allemand a été suivi d’un manuel germano-polonais. L’Autriche s’est également illustrée dans ce type de travaux avec les voisins qui gardent le souvenir de l’Empire des Habsbourg. Ces expériences nouvelles ont eu le mérite de hâter la réconciliation des mémoires entre les historiens : c’était une phase nécessaire. Mais, en salle de classe, se concentrer sur deux pays reste finalement réducteur. Ce dont nous avons besoin, c’est de croiser les regards, ce que les experts appellent du mot peu euphonique de « multiperspectivité ». Par exemple, le 11 novembre 1918, jour de gloire pour la France, a eu un retentissement très différent dans le reste de l’Europe, chez les pays vainqueurs et chez les vaincus : il est bon que les lycéens français aient conscience de ce qu’ont été les sentiments et surtout les conséquences, non seulement à Berlin, mais aussi à Varsovie, à Budapest, à Bucarest ou à Vienne.

23 C’est pourquoi je lutte contre la tentation, toujours récurrente, d’imposer un même manuel d’histoire de l’Europe dans toutes les classes du continent – une « histoire sainte », qui serait aussitôt récusée partout. En revanche, au niveau de la recherche, il faut se réjouir des tentatives savantes pour approcher le passé selon le large prisme européen et non plus seulement à partir de l’étroite lunette nationale. Dans son ouvrage au titre modeste, Après la guerre, l’historien anglais Tony Judt a été l'un des premiers à combiner une histoire des différentes Europes, consacrant autant de place à l’Est qu’à l’Ouest du continent partagé par le rideau de fer. Je pense aussi à l’ouvrage Europa. Notre Histoire ou bien encore aux Chroniques de l’Europe éditées récemment par le labEx-EHNE ainsi qu’à l’encyclopédie en ligne Écrire une histoire nouvelle de l’Europe [https://ehne.fr/fr]. Mais au niveau scolaire, en prenant en compte cette valeur ajoutée, c’est à chacun de choisir son approche et sa vision de l’histoire de l’Europe et du monde.

24 Quelle est la structure de l’Observatoire ? Vous paraît-elle adaptée à ses missions ?

25 Après la présentation au Conseil de l’Europe du projet d’Observatoire, 24 pays ont signé une déclaration d’intention pour en faire partie. Là-dessus est arrivée la pandémie de la Covid-19 qui nous a porté un coup terrible : il y a eu soudain partout de nouvelles priorités, avec des répercussions économiques et budgétaires très négatives. Certains pays qui avaient manifesté leur intérêt pour devenir membre de l’Observatoire n’étaient plus en mesure d’apporter la contribution financière et politique prévue par les statuts. Car l’Observatoire a l’autonomie financière et il n’est pas financé par le Conseil. Ainsi l’Italie, pourtant très enthousiaste sur le projet, a-t-elle différé son entrée dans l’Observatoire. 16 pays sont actuellement membres, après l’exclusion de la Russie à la suite du 24 février 2022. On trouve finalement relativement peu de pays membres de l’UE – la France, le Luxembourg, l’Irlande, la Grèce, l’Espagne, le Portugal, la Slovénie, Malte et Chypre. L’Andorre a rejoint aussi l’Observatoire. En revanche, ce n’est pas un hasard si sont entrés des pays comme la Turquie, la Serbie, la Macédoine du Nord, l’Arménie, la Géorgie et l’Albanie, pour lesquels la réconciliation des mémoires constitue un enjeu primordial.

26 Mon grand souci aujourd’hui, c’est l’absence de l’Allemagne, qui n’est pas entrée, car l’éducation est de la compétence des Länder et non de l’État fédéral. Il y a en effet une difficulté particulière pour les États fédéraux – comme pour la Suisse – car l’Observatoire n’admet qu’un représentant par pays.

27 Le travail de l’Observatoire est piloté par un Conseil d’administration, constitué d’un représentant par État membre, qui m’a élu président. Notre première tâche a été de constituer un conseil scientifique constitué de 11 personnalités. Nous les avons choisies exclusivement sur la base de leurs références professionnelles : chercheurs, didacticiens, enseignants, spécialistes de l’administration de l’éducation ou des musées – sans tenir compte de leur origine nationale. Trois d’entre eux sont d’ailleurs des ressortissants de pays non-membres de l’Observatoire. Ce sont elles et eux qui supervisent le travail des experts chargés de collecter les informations par pays et qui assureront la responsabilité de la synthèse finale.

28 Ce concert est animé par un secrétariat permanent de grande qualité, évidemment multinational et très léger : à peine huit personnes, choisies, là encore, sans autre critère que leurs qualités personnelles puisqu’une majorité ne vient pas de pays membres.

29 Le rôle de l’Observatoire a-t-il changé avec la guerre menée par la Russie en Ukraine ?

30 L’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février dernier, a évidemment eu des conséquences considérables pour l’Observatoire.

31 D’une part, cet événement est hélas la meilleure justification de l’existence d’un tel instrument. D’autant qu’au moment où il lançait son offensive diplomatico-militaire contre Kiev et l’Occident, Vladimir Poutine publiait à Moscou, sous sa propre signature, une Histoire de la Russie et de l’Ukraine dans laquelle il affirme que l’Ukraine n’a jamais existé sauf dans l’imagination des nazis. Quelques semaines plus tard, Moscou a rendu public un décret demandant la mise en conformité des manuels russes avec ce récit imposé. Voici comment se constitue une histoire fausse mise au service de la propagande la plus éhontée.

32 Depuis la sortie de la Russie de l’Observatoire, les cartes sont complètement rebattues. Des pays initialement réticents en raison de la présence russe sont désormais intéressés : les Moldaves se sont rapprochés de nous et ont été accueillis avec le statut intermédiaire d’observateur (sans cotisation) aux côtés de la Hongrie. L’Ukraine a repris le contact, comme l’Estonie, la Lettonie et la Pologne. Des rencontres sont prévues avec les Lituaniens et les Croates. Mais évidemment, si le préjugé est désormais bien plus favorable, pour ceux des pays qui sont en guerre ou qui en supportent les conséquences en première ligne, la priorité du moment n’est évidemment pas à la réconciliation des mémoires : pour des raisons pratiques d’emploi du temps des dirigeants, leur adhésion risque de prendre un peu de temps.

33 Comment l’Observatoire mène-t-il ses enquêtes et procède-t-il à la collecte des informations ?

34 Des questionnaires très complets sont envoyés aux administrations des pays membres de l’Observatoire. Deux questionnaires sont envoyés à chaque pays, l’un à l’administration (ministère de l’Éducation) et l’autre aux associations et organisations représentantes des enseignants d’histoire. Nous travaillons aussi sur la base d'autres études menées par le Conseil de l'Europe ou par l'UNESCO par exemple.

35 Pour tester la méthode, un premier rapport a été lancé cette année portant sur les pandémies et les catastrophes naturelles dans l’enseignement de l’histoire, et sur les conséquences démographiques, politiques, économiques qu’elles ont pu entraîner. Les enseignants des pays membres ont été très intéressés. Ils ont fait remonter beaucoup d’informations sur le traitement de ces questions dans les manuels scolaires et les programmes. Nous nous appuyons aussi beaucoup sur le réseau Euroclio. Cette association européenne, [établie en 1992], qui regroupe des enseignants d’histoire de tous les pays membres du Conseil de l’Europe, fait un travail absolument formidable. Elle anticipe, en quelque sorte, ce qui devrait être à long terme les travaux de l’Observatoire : avoir des récits du passé nécessairement différents, mais euro-compatibles.

36 Dans l’interview au Monde déjà évoquée, vous aviez avancé l’hypothèse selon laquelle la fragilisation de la démocratie en Europe serait la conséquence d’un enseignement de l’histoire inadapté. Mais la dégradation de l’enseignement de l’histoire n’est-elle pas aussi la conséquence de la montée des nationalismes et des populismes en Europe ?

37 C’est vraisemblable : c’est la problématique de la poule et de l’œuf. Sur la première « polaroïd », l’étude de faisabilité, que nous avons faite en 2019, on a observé parfois la tentation au retour à un biais national, et parfois le contraire, c’est-à-dire un inquiétant désintérêt pour le récit du passé. Dans un tiers des pays de la grande Europe, l’enseignement de l’histoire n’est plus obligatoire. Dans la moitié des pays membres de l’UE, on n’apprend pas la construction de l’Union européenne ! Les élèves n’y savent rien du plan Schuman ni du traité de Maastricht. Il y a donc deux risques de dérives opposées : l’exaltation nationaliste d’un côté, l’amnésie collective par désintérêt, de l’autre - ce dernier danger touchant en particulier l’Europe du nord. Cela résulte sans doute du « miracle » de la réconciliation européenne. La paix semble pour certains aller de soi et d’aucuns ont même le sentiment de vivre la « paix perpétuelle », selon le raisonnement : « Je ne menace plus personne, donc plus personne ne me menace ». C’est une immense illusion, dont le 24 février a montré tout le danger !

38 Cette situation est d’autant plus préoccupante que peu de monde en a conscience. C’est pourquoi, quand nous allons publier notre rapport d’ensemble à la fin de 2023, cette première photographie devrait agir comme un choc révélateur. Révélateur auprès des administrations nationales de l’Éducation, qui pourront enfin comparer entre elles leurs méthodes et leurs résultats, mais aussi auprès des académies, des universitaires, des associations d’enseignants et d’étudiants, des médias, des ONG, des partis politiques, des assemblées parlementaires et, finalement, des sociétés civiles. Chacun pourra en débattre, sur la base d’un état des lieux, dépourvu lui-même de tout commentaire, mais accepté par tous : celui de l’Observatoire. Les pays qui en sont membres seront salués pour leur effort de transparence : même si tout n’est pas parfait chez eux, ils n’ont pas peur de se soumettre au jeu de la comparaison. Les autres seront regardés avec suspicion. Notre pari c’est que, très vite, tout le monde voudra en être.

Corine Defrance
CNRS, UMR Sirice
Alain Lamassoure
Ancien ministre délégué aux Affaires européennes (mars 1993 - mai 1995) puis ministre délégué au budget et porte-parole du gouvernement (novembre 1995 - juin 1997), ancien député européen, actuel président de l’Observatoire de l’Enseignement de l’Histoire en Europe
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Mis en ligne sur Cairn.info le 30/05/2023
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