Histoire du socialisme, histoire des socialistes | Cairn.info
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Nouvelles perspectives dans l’histoire du mouvement ouvrier / socialiste

1 Depuis sa création en 2001, le prix de la Fondation Jean-Jaurès, décerné à un mémoire de master, est devenu le sismographe marquant les mouvements de la recherche en socialisme. Il a signalé en 2014 puis en 2015 deux approches très différentes, quoique complémentaires. Pierre-Henri Lagedamon, dans Travail, temps libre et socialisme, réinvestit l’histoire des idées en se concentrant sur une catégorie essentielle de l’entendement socialiste, celle du temps. Temps de travail qui définit la valeur, temps subi de l’exploitation ou temps libéré de l’émancipation, il s’agit là d’une notion-problème, dont l’examen éclaire l’histoire intellectuelle du socialisme lui-même. Bastien Cabot, dans À bas les Belges !, revisite quant à lui l’histoire sociale en exhumant, pour en densifier la signification, l’expulsion des Belges des mines de Lens à la fin de l’été 1892. Ces deux travaux, bien que fort différents, partagent une conceptualisation profonde de leurs objets, montrant que les sciences sociales ont pleinement intégré l’art de l’historien. Les sources théoriques de Pierre-Henri Lagedamon puisent très naturellement du côté de la sociologie des temps sociaux pour explorer le partage entre le temps travaillé, le temps non travaillé et le temps libre. Les sources d’inspiration de Bastien Cabot sont plus diverses, sans doute aussi mieux exploitées tout au long de la recherche : il y a un peu du Carlo Ginzburg du Sabbat des sorcières dans le souci de rendre audible la parole de ceux que les discours hégémoniques rendent muets, un peu de l’Edward Thompson de La formation de la classe ouvrière anglaise lorsqu’il s’agit de saisir des pratiques inaudibles. Dans les deux cas, la recherche vise explicitement à déconstruire les discours qui s’accumulent sur les événements comme des strates sédimentaires : Bastien Cabot entreprend de découvrir sous les pellicules accumulées du discours judiciaire, policier, politique, la réalité de commotions sociales dont l’explosion dissimule la longue et silencieuse incubation ; Pierre-Henri Lagedamon reprend minutieusement les textes pour y retrouver le sens d’une catégorie si évidente qu’elle en devient invisible.

2 Le sujet du très beau livre de Bastien Cabot est un exemple parfaitement maîtrisé de micro-histoire. En août et septembre 1892, des mineurs du bassin de Lens agressent violemment les travailleurs belges qui y sont employés. Devant ces événements éruptifs, l’État construit son discours sur le social sous le sceau de la répression, alors que les leaders socialistes s’efforcent d’enfermer l’événement dans un cadre discursif qui en fait oublier la xénophobie. En trois chapitres très denses, l’auteur déconstruit les rationalités qui ont rendu l’événement illisible. Le premier chapitre poursuit l’écho de ces voix oubliées, modulées par les archives policières, en les inscrivant dans la réalité géographique et juridique de la mine, monde à la fois très neuf de la modernité industrielle, mais aussi pétri d’une tradition lourde qui organise un monde en soi, et permet de comprendre que la réalité de la contestation ne passe pas par la conflagration assourdissante de la grève, mais par les murmures indiscernables des arrière-salles d’estaminets. Imprévisibles, les explosions sociales n’en manifestent pas moins une stratégie, qui prend aussi en compte les réactions de la police et de la justice, et qui se décline dans le rapport de nous aux autres. Le second chapitre montre comment cet événement, à peine lisible hors du monde de la mine, est intégré et normalisé.

3 Au cœur de la réflexion se trouve le malaise des socialistes, qui ne comprennent pas pourquoi les mineurs, « cette “avant garde” prolétarienne, [allaient] à l’encontre d’un principe internationaliste désormais discrédité » (Cabot, p. 58). Les leaders ouvriers inscrivent le conflit contre les travailleurs belges dans le cycle des tensions entre les syndicats et les compagnies, dans le parcours qui mène les socialistes sur le chemin des conquêtes municipales, dans la lutte pour la représentation syndicale. De sorte que « l’expulsion et la préférence nationale constituent un texte caché inacceptable, que les représentants syndicaux tentent constamment de ré-encoder dans un texte public acceptable » (Cabot, p. 68). Le fond des revendications ouvrières exprimées dans cet épisode est bien celui d’un protectionnisme ouvrier, qui met en jeu l’image de l’étranger alors que les hiérarchies du monde de la mine sont encore mal stabilisées, alors que le nationalisme offre un cadre tout prêt pour mettre en forme les revendications. Sur le plan local, la distinction entre les discours socialistes, protectionnistes ou nationalistes sont extrêmement poreuses : sans être volontairement inféodées au discours dominant, les revendications des mineurs de Lens ne sont pas non plus tordues par un discours extérieur qui les déformerait. Du côté des mineurs belges expulsés, il ne se dit rien d’autre que le départ. Bastien Cabot lui restitue toute son épaisseur humaine, toute sa valeur d’expérience. Malgré sa violence symbolique, l’expulsion des Belges s’inscrit dans une histoire migratoire plus longue qui, de départs en retours, peut signifier à terme l’intégration et la naturalisation. C’est à ce point que l’analyse aboutit : citoyenneté, nationalité et implication politique se sont rapprochés et confondus car « on demandait moins aux Belges de partir que de devenir français » (p. 131). C’est la grande différence avec le conflit d’Aigues-Mortes qui n’avait engagé ni les syndicats ni formulé de projet politique : le rejet pur et simple de l’étranger ne masquait plus la lente intégration nationale du mouvement ouvrier.

4 Le livre de Bastien Cabot remonte ainsi une dialectique délicate du proche et du lointain qui inscrit la communauté minière dans son espace. Pierre-Henri Lagedamon, lui, examine son rapport au temps, un temps vécu et socialement construit qui, à nouveau, engage son identité elle-même. Il organise son enquête à partir de la notion de temps dominant : celui qui occupe la plus grande place dans le cycle de vie, qui indexe toutes les valeurs collectives, qui organise les stratifications sociales et l’économie d’une société, qui structure les représentations elles-mêmes. L’industrialisation bouleverse la conception du temps au XIXe siècle, et c’est à partir de cette rupture que se construit la pensée socialiste. Pierre-Henri Lagedamon étudie donc quatre auteurs à la lumière de cette notion de temps dominant pour « explorer la participation des premiers socialistes à l’évolution des mentalités accompagnant ce basculement dans la société industrielle et son nouveau régime temporel » (Lagedamon, p. 79) : Owen, Fourier, Cabet et Proudhon. Son analyse se déploie en trois temps : la conception du temps individuellement vécu, de la naissance à la mort, celle du temps consacré au travail, et celle du temps libéré pour l’émancipation. La vision du temps de l’existence permet d’abord de comprendre l’importance que les quatre auteurs accordent au travail : l’enfance, étape de formation ; l’entrée dans l’âge adulte, particulièrement marquée par l’arrivée sur le marché du travail. Les divergences sont nombreuses chez les quatre auteurs étudiés, mais pour tous, c’est vers l’amélioration des conditions de vie que doit tendre la réflexion sur le temps de l’existence, à la fois pour allonger sa durée et pour laisser place au temps de la vieillesse. Les divergences sont également importantes lorsqu’il s’agit d’indexer ce temps dominant sur des valeurs particulières : critère économique et social plutôt que catégorie morale, le travail est le moyen privilégié d’assurer la subsistance et d’organiser une société minée par l’oisiveté selon Owen ou Cabet. Chez Fourier, en revanche, il est un besoin inhérent à la nature humaine qui doit pouvoir s’exprimer librement sur l’orgue des passions. Proudhon, enfin, le considère comme le ressort nécessaire d’une dialectique entre l’esprit et la matière qui fait sortir l’humanité de l’animalité.

5 De même, les quatre auteurs ne déduisent pas la même stratification sociale de cette valeur du travail. Pour Owen et Cabet, l’horizon est celui d’une égalisation des conditions et des intérêts au sein de la communauté, et le temps de travail ne doit pas être à l’origine d’une inégalité sociale. Pour Proudhon, l’exploitation du travail doit être supplantée par l’équilibre entre la quantité de travail et le revenu, et le temps de travail ne peut justifier de différences sociales. Seul Fourier considère que le temps consacré au travail, qui dépend des « attractions passionnées », peut aboutir à une rémunération proportionnelle et à une inégalité de fait. La valeur accordée par chacun au travail gouverne donc la durée qui doit lui être accordée. Comme il n’est qu’un moyen de subsistance, Owen et Cabet s’efforcent de le réduire par une organisation rationnelle. Pour Fourier ou Proudhon au contraire, il prend une valeur morale dans une société émancipée et sa durée doit être moins réduite que repensée. Pierre-Henri Lagedamon éclaire ainsi deux approches contraires au sein du mouvement socialiste : « la ligne de fracture au niveau de l’importance qualitative attribuée au travail entre Owen et Cabet d’une part, et Fourier et Proudhon, d’autre part, préfigure cette tension idéologique qui caractérise le socialisme tout au long du XIXe siècle » (Lagedamon, p. 222).

6 Dans tous les cas, le temps subi du travail doit être restreint pour dégager un temps nouveau, dont le contenu n’est pas exactement celui du temps libre puisqu’il accorde une place au temps du transport et du sommeil, de la famille et de l’entretien domestique. Pour cette raison, le temps du non-travail permet de penser aussi le travail des femmes, organisant une nouvelle ligne de faille entre le conservatisme de Cabet et de Proudhon, et l’émancipation féminine proposée par Fourier et Owen. Quel temps accorder au loisir ? La préoccupation n’est guère centrale, alors que c’est le travail qui mobilise toute l’attention. La conception dépend également du conservatisme moral des quatre auteurs : Owen et Cabet, condamnant l’oisiveté, sont les plus sévères contre un mauvais usage du temps libre, et prônent des loisirs d’édification. Fourier et Proudhon ne s’intéressent guère à la notion pour des raisons opposées : alors que le premier, brouillant la frontière entre travail et plaisir, annule toute réflexion sur un temps de loisir distinct, le second fait du travail régénéré le vecteur de l’émancipation.

7 Le livre de Pierre-Henri Lagedamon met donc au jour des tensions théoriques réelles qui traversent le mouvement ouvrier depuis le XIXe siècle. Sur le plan de l’histoire philosophique des doctrines, la démonstration convainc par sa rigueur, malgré quelques redondances. En revanche, une réflexion plus large sur l’histoire des idées permettrait d’enrichir cette histoire théorique et d’approfondir des conclusions déjà très solides en deux directions. La première consisterait à étendre l’analyse en diversifiant les sources. Choisir de concentrer l’analyse sur Owen, Fourier, Cabet et Proudhon peut se défendre, mais sont-ils les seuls à avoir réfléchir sur le temps et sur le travail ? Pierre-Henri Lagedamon ne justifie pas suffisamment ses choix, d’autant plus qu’il ne retient que les références d’un socialisme anti-autoritaire. Sans arriver jusqu’aux œuvres de Marx, pourquoi balayer d’un revers de main Saint-Simon et les saint-simoniens, qui ont tout de même réfléchi sur la travail producteur ? Pourquoi faire l’impasse sur Buchez et L’Atelier, qui ont pensé son organisation concrète ? La référence à un journal et à ses rédacteurs et ses lecteurs n’est pas anodine. Il n’est pas certain qu’on puisse négliger aussi facilement les réseaux qui se revendiquent du patronage des quatre auteurs mobilisés ici : l’apport théorique d’Owen ne peut être compris sans référence aux premières formes de coopération qu’il inspire. De même, dissocier la pensée de Fourier de celle des fouriéristes comme Considérant, ou des praticiens du fouriérisme comme Jean-Baptiste Godin, ne permet pas de saisir toute l’importance de sa pensée. Il faudrait enfin étendre l’examen dans l’espace, pour montrer la construction des notions par l’échange intellectuel et la circulation transnationale. Est-il si anodin que Cabet, réfugié en Angleterre en 1834, soit entré en contact avec Owen ? Est-il négligeable que les idées révélées par Pierre-Henri Lagedamon soient formulées par des théoriciens parisiens environnés par un univers d’exilés politiques ? Bref, l’approche par les œuvres et les auteurs, toute instructive qu’elle soit, appelle une notion plus claire de la production collective des idées. Une seconde perspective qui pourrait beaucoup apporter à la réflexion serait une contextualisation plus constante des textes étudiés. Certes, la perspective n’est pas absente du livre, en particulier au début des chapitres. Mais en passant d’un penseur à l’autre, enjambant la Manche et franchissant des décennies parfois, Pierre-Henri Lagedamon prend le risque de rendre les idées transparentes à elles-mêmes, alors qu’elles passent toujours au filtre de représentations modelées par une distance dans le temps ou dans l’espace. Tous ces points de discussion montrent que l’enquête menée par Pierre-Henri Lagedamon, dont les résultats sont déjà remarquables, s’avance sur un champ de recherches en friches. Toute la valeur de ce premier livre est d’y tracer une piste originale.

8 Les deux livres offrent donc des perspectives particulièrement stimulantes pour des recherches futures, qui apporteront beaucoup à l’histoire du monde ouvrier, mais aussi à l’histoire sociale et à l’histoire intellectuelle du XIXe siècle. Il faut d’ailleurs se féliciter que l’histoire du socialisme, enterrée un peu vite par l’écume des modes historiographiques, soit en réalité l’un des seuls champs de recherches capable de renouveler des approches originales et de susciter de nouveaux talents.

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10 Bastien Cabot, « À bas les Belges ! » L’expulsion des mineurs borain (Lens, août-septembre 1892), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 170 p.

11 Pierre-Henri Lagedamon, Travail, temps libre et socialisme. Le temps du travailleur dans la pensée d’Owen, Fourier, Cabet et Proudhon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 335 p.

12 Antoine Casabianca

Socialisme et sociologie

13 Trois essais écrits à quatre mains par un sociologue et un philosophe, sous l’empire d’une forte influence durkheimienne, s’efforcent de donner au socialisme une signification contemporaine. L’ambition est immense tant le socialisme manque aujourd’hui de consistance intellectuelle. Emporté depuis plusieurs décennies par la montée en puissance d’idéologies concurrentes, le libéralisme d’abord, le nationalisme ensuite, la pensée socialiste se survit à elle-même à la manière d’une contracture renvoyant à un monde ancien. La chute du mur de Berlin l’a affectée sans qu’elle soit en mesure de se ressourcer dans le projet politique européen seul à même de la revitaliser dans la fidélité à son message internationaliste.

14 Le premier essai de l’ouvrage – le plus fouillé – propose d’utiles éclairages théoriques. Depuis qu’il surgit comme idée et comme vocable au XIXe siècle, le socialisme n’a cessé d’être remis sur l’établi d’artisans aspirant à lui sculpter une définition. L’œuvre est toujours restée inachevée. À lire Karsenti et Lemieux qui ne s’embarrassent pas d’histoire ni d’historiographie, on comprend d’ailleurs pourquoi.

15 À la manière de Durkheim, ils soutiennent en effet que le socialisme est d’abord un « fait social ». Un fait social est toujours en relation avec d’autres faits sociaux qui en conditionnent l’évolution et donc en interdisent la stabilisation sous des espèces intangibles. Le socialisme n’est pas une doctrine construite une fois pour toutes. « Pensée à l’état pratique », comme l’écrit joliment Bruno Karsenti dans le troisième essai, le socialisme, s’il se présente bien, selon Cyril Lemieux dans le deuxième, comme « une certaine forme de philosophie morale » mais aussi une « certaine forme de philosophie politique » voire une « certaine forme de philosophie de l’histoire », n’est en rien une doctrine de classe assise sur un état définitif de la société.

16 Il est en revanche une pensée de la société sur elle-même. Tel est le sens que donne Karsenti à ce qu’il nomme « socialisme de second degré ». Les trois essais de l’ouvrage insistent sur l’intensité des relations entre le socialisme, le savoir (ou la science) et l’éducation. Ici repose la propriété du socialisme qui le distingue de tout autre. L’Idée socialiste, ainsi qu’on le disait au temps de Durkheim, vise à donner naissance à une société réflexive, pleine de la conscience d’elle-même, élevée sur une connaissance intime de ses structures et de sa dynamique : « ce qui caractérise les aspirants au socialisme, c’est, fondamentalement qu’ils accordent du prestige à l’effort intellectuel et qu’ils ont foi dans l’émancipation par l’accès au savoir et la connaissance scientifique ».

17 Le socialisme est donc assez naturellement enclin à se faire sociologie. S’il ne l’est pas (ou pas assez), il se condamne à disparaître comme doctrine efficace et utile à la conduite d’un changement répondant aux défis que lui lancent ses adversaires libéraux et nationalistes. Car les trois acteurs de la vie des idées contemporaines apportent tous des réponses au « désencastrement » de l’économie (la formule revient à l’économiste et sociologue Karl Polanyi auquel Karsenti consacre la troisième étude du livre). Ce « désencastrement », isolant l’économie du reste de la société produit une souffrance sociale que le socialisme est seul à pouvoir combattre. Ni le libéralisme, attaché au libre cours des choses, ni le nationalisme, rivé sur leur état ancien auquel il souhaite revenir par « fétichisme », ne sont en mesure de remédier sérieusement aux pathologies sociales.

18 L’impuissance de ces deux dernières doctrines résulte beaucoup des outils intellectuels qu’elles mobilisent. Le libéralisme, enté sur des perspectives individualistes, fait appel de façon privilégiée à la psychologie, au droit et à l’économie. Le nationalisme, versé dans des approches holistes, se tourne davantage vers l’histoire, l’anthropologie ou la linguistique grâce auxquelles il étaye son attachement aux permanences.

19 L’appariement entre le socialisme et la sociologie, que défendent avec insistance les deux auteurs, les conduit à préciser leur propre rapport à la sociologie. Tous deux ont conscience que la sociologie contemporaine n’est pas toujours à la hauteur des défis politiques qu’ils lui suggèrent. Il faut d’ailleurs convenir que le caractère déceptif de la sociologie, qui s’enferme parfois dans un discours où ne percent que la dénonciation et l’indignation, explique que les dirigeants socialistes s’en détournent pour leur préférer les discours experts de l’économie ou de la psychologie. Comme le notent Karsenti et Lemieux, à la crise contemporaine du socialisme est associée une crise de la sociologie. L’un et l’autre sont à la peine face à un monde contemporain devenu difficilement déchiffrable et à une panne de l’avenir qui martyrise le socialisme tout orienté par lui.

20 Renouer avec l’avenir revient à relancer le socialisme par un engagement européen qui fonde la construction d’une « nation européenne » par sa démocratisation. L’ouvrage revient beaucoup sur l’idée d’une nation conçue non comme une substance qui précède les individus mais à la manière d’un fait social, soumis à de perpétuelles évolutions, notamment dans sa relation aux autres nations. La nation européenne s’inscrit dans cette histoire qui conduit des petites patries fermées sur elles-mêmes au vaste ensemble européen, produit de l’évolution démocratique des sociétés et non d’un grand désir technocratique.

21 On mesure à ces quelques thématiques l’intérêt de ce petit livre ramassé dont on eût apprécié qu’il fût parfois davantage développé. L’historien du socialisme pourra regretter que le « retour à Durkheim » ne soit pas davantage documenté notamment du côté du « socialisme normalien » ou de la « nébuleuse réformatrice » chère à Christian Topalov, d’autant plus que quelques-unes de ses grandes figures, comme François Simiand et Maurice Halbwachs, sont rapidement évoquées. Il est vrai que l’étude n’est pas généalogique. Une perspective historique n’eût cependant rien gâté. Les auteurs eussent ainsi dissipé les incertitudes qui pèsent parfois sur le socialisme qu’ils prennent en charge. Une restitution historique lui eût donné un corps qui lui fait parfois défaut dans un livre qui suppose justement que le socialisme est d’abord l’objet d’une science historique.

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23 Bruno Karsenti, Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2017, 190 p.

24 Christophe Prochasson

Histoire des œuvres, histoire des traditions intellectuelles

25 L’histoire des idées politiques peut – et doit – devenir un carrefour entre les disciplines : c’est de cette ouverture qu’elle pourra tirer son dynamisme et montrer qu’elle ne s’écrit ni comme une histoire littéraire tissée d’impressions et d’appréciations, ni comme une science sociale obnubilée par les rapports de pouvoir. Les philosophes sont les interlocuteurs les plus proches, et c’est pour cette raison que deux ouvrages écrits par des philosophes, à l’approche opposée, sont mis en regard.

26 Le premier ouvrage, celui de Serge Audier, porte sur la pensée écologique au XIXe siècle. Au sein d’une gauche organisatrice et industrialiste au XXe siècle, toute réflexion écologique devait paraître suspecte, comme le signe d’un refus du progrès ou du discrédit du travail producteur. Cet angle mort de la pensée de gauche conduit à une impasse, alors que l’écologie s’impose comme le défi majeur du XXIe siècle ; nul autre que Serge Audier n’était mieux qualifié pour réévaluer cette lacune. Après avoir exhumé les ressorts d’une pensée hostile à 1968, après avoir redécouvert les origines d’une pensée républicaine solidariste, c’est aux spécificités d’un discours écologique de gauche qu’Audier s’attaque, montrant que le lien est ancien et complexe, parfois même contradictoire, tant la conservation de la nature est identifiée au conservatisme tout court.

27 Serge Audier explique les raisons de ce blocage dans une introduction suggestive. Selon lui, la gauche a longtemps nourri des préventions contre la société écologique parce que les cadres généraux de la réflexion politique après 1945 ne permettaient aucune alliance. Ainsi, depuis Karl Popper et la pensée post-totalitaire, la société ouverte, libérale, s’oppose à une société fermée, philosophiquement fondée sur l’organicisme et la biologisation du social, attirant dans ses rets la pensée écologique. De même, depuis le début du XIXe siècle s’est installée la dichotomie entre les Lumières et le romantisme, associé au naturalisme. Enfin, les analyses rétrospectives du capitalisme, notamment chez Luc Boltanski et Ève Chiapello, ont un peu rapidement opposé une critique sociale du capitalisme, celle des mouvements ouvriers, à une critique artiste, sensible à la préservation de l’environnement. La réflexion de Serge Audier sort de ces apories trop facilement admises pour poser l’hypothèse d’une pensée indissociablement « ouverte et écologique » (Audier, p. 48). Sa recherche prend la forme d’une histoire intellectuelle, retournant aux textes et refusant de réduire l’enquête à une histoire sociologique de la pensée. La première partie redécouvre une critique progressiste du progrès, qui associe dès le XIXe siècle l’horizon d’émancipation au souci de la nature. En effet, nombreux furent les théoriciens socialistes comme Fourier, Leroux, Sand ou Proudhon à dénoncer les ravages de l’industrialisation. La critique s’enracinait également dans la découverte d’une Amérique vierge, berceau du transcendantalisme de Wheeler, d’Emerson, de Carlyle ou de Thoreau. La critique artiste s’articule ainsi à une critique sociale, contre la propriété et contre l’exploitation par un Occident rapace, contre la ville industrielle et ses nuisances tentaculaires et quotidiennes, contre une civilisation de la laideur. Les critiques nombreuses d’une gauche plutôt libertaire, permettent d’imaginer d’autres possibles, que Serge Audier examine dans une seconde partie ouverte avec les représentations des débuts du socialisme, d’Owen à Fourier, de Weitling à Morris. Dès l’origine, l’établissement d’une relation privilégiée avec la nature est un horizon indépassable de la pensée de gauche avec les premiers conflits environnementaux, comme dans la forêt de Fontainebleau, ou l’invention d’un nouvel urbanisme par les fouriéristes Pecqueur et Vidal et les socialistes anglais Morris et Carpenter. L’instauration d’un nouveau lien à la nature exige une nouvelle relation au travail, à l’éducation, au monde animal, et la pensée de Michelet, des solidaristes, des libertaires et du mouvement anti-vivisectioniste est ici privilégiée. Sont ainsi posées les bases d’une société du long terme, d’une société de la nature reposant sur l’interdépendance, le décentrement et la solidarité intergénérationnelle.

28 Ce livre volumineux a le mérite de faire redécouvrir des auteurs bien négligés, comme ceux du transcendantalisme américains, Thoreau, Emerson ou Marsh. Il permet aussi de mesurer la profondeur et l’ancienneté du lien unissant socialisme et écologie, position salutaire alors qu’une extrême-droite particulièrement dure s’efforce, comme dans la revue Limites, de maquiller ses fondements réactionnaires sous un habillage gauchement séduisant. Cela étant dit, l’ouvrage pose des questions d’ordre conceptuel, méthodologique et historique qu’il est difficile d’éviter. L’objet même du livre, d’abord, pourrait porter à confusion. Serge Audier examine une pensée de gauche aux limites variables, embrassant jusqu’à Michelet ou Tocqueville. Question de point de vue, sans doute. Mais en ce cas, il faudrait définir la gauche par rapport aux courants auxquels elle s’oppose, c’est-à-dire historiciser chaque auteur pour justifier que son positionnement relève bien de cette étude et pour quelle raison. Sans cette contextualisation, le lecteur pourrait avoir le sentiment que Serge Audier ouvre les portes de sa recherche à tous les penseurs non réactionnaires qui ont marqué un quelconque intérêt pour la préservation de l’environnement. De même, la définition de la « société écologique », prisme par lequel Serge Audier revisite la pensée de gauche au XIXe siècle, n’est pas sans ambiguïtés : s’il s’agit d’une « société qui intègre le plus possible, dans l’ensemble de son fonctionnement, l’impératif d’un respect de la “nature” et de la biodiversité sur le très long terme au nombre de ses objectifs et de ses valeurs cardinales, en plus de la liberté, de l’égalité et de la solidarité sociale » (Audier, p. 22), alors pourquoi étendre la réflexion à des questions plus larges comme l’émancipation féminine ? À ce compte, une « société écologique » serait-elle autre chose qu’une société émancipée ? Sans doute celle-ci est « alternative », mais il faudrait exposer de façon plus rigoureuse ce dont elle se différencie. Certes, le lecteur comprend bien que la défense d’une société écologique s’oppose à la promotion du productivisme, du progrès sans frein ni contrôle, de la domination baconienne sur la nature. Mais l’opposition est-elle si évidente qu’elle se passe de commentaire ? Et la gauche « productiviste » elle-même est-elle aussi univoque sur la question ? En somme, on voit bien la « société écologique », mais beaucoup moins ses « ennemis ».

29 Ces questions posent plus largement une question de méthode. François Jarrige écrivait très justement dans la Vie des idées qu’il serait absurde de faire une critique de Serge Audier du point de vue de l’historien [1], même si l’auteur entend écrire « une histoire intellectuelle et philosophique » (Audier, p. 77) Mais enfin le livre pâtit du fait qu’il se déploie sur un seul plan, comme une fresque de Giotto. La réflexion manque de perspective dans l’espace, car elle n’interroge jamais la matérialité des textes ni le contexte de leur écriture, ni le processus de leur publication ou de leur circulation, ni leurs réceptions et discussions éventuelles. Les pages consacrées à « Emerson et sa réception française » (Audier, p. 411), où Serge Audier commente l’article « tolstoïsme » de l’Encyclopédie anarchiste, écrit par un connaisseur de Thoreau, sont particulièrement révélatrices. Peut-on déduire de ces indices assez minces « la constitution d’une nébuleuse intellectuelle et politique » qui poserait « les premiers germes, de manière plus ou moins explicite, de la contestation écologique, et ce jusqu’à nos jours » (Audier, p. 412) ? Peut-on déduire du fait qu’Emerson « avait lu et médité le romantisme allemand ou anglais », que son œuvre elle-même « fascinera Nietzsche, qui le préférait à Carlyle », ou qu’elle sera « connue plus tard d’Andler », qu’elle suscite l’enthousiasme de La Revue indépendante de Sand, de Leroux et de Viardot, peut-on déduire de tout cela que « cette circulation internationale révèle la profondeur d’un mouvement qui, pour être assurément à contre-courant, n’en marque pas moins la critique du capitalisme de cette époque » (Audier, p. 412) ? Le livre donne ainsi l’impression que les auteurs évoqués vivent dans un même espace, tout comme ils vivraient dans un même temps. Même si Serge Audier n’entend pas faire œuvre d’historien, la notion de génération en histoire intellectuelle est tout de même suffisamment connue pour qu’elle permette de ne pas embrasser dans un même mouvement, sous prétexte qu’ils discutent tous la notion de travail, les fouriéristes de la première moitié du XIXe siècle, William Morris qui écrit au début des années 1870 ou Paul Lafargue au tournant des années 1900. Plus largement, la réflexion sur une société écologique peut-elle être la même pour Fourier, témoin des débuts de l’industrialisation, et pour Jaurès, qui assiste à son triomphe ? Compressé sur une seule dimension spatio-temporelle, le livre de Serge Audier finit par verser dans le catalogue des penseurs oubliés, simplement liés entre eux par des « influences » et des « signes annonciateurs ».

30 À défaut d’une méthode qui permette de mettre ces textes en perspective, il devient difficile d’un mesurer la nouveauté. Serge Audier assène à de nombreuses reprises qu’une pensée sur la société écologique à gauche est « peu connue et largement enterrée » dans les deux premiers tiers du XXe siècle (Audier, p. 33), ces « énergies utopiques » négligées auraient été « neutralisées » (Audier, p. 544). Ces rappels justifient toute l’entreprise : « fouiller le sol souvent recouvert de ces “possibles”, découvrir des strates oubliées, déstabiliser un certain nombre de catégories contemporaines qui semblent aller de soi mais qui se sont imposées au détriment d’autres catégories » (Audier, p. 79) Ces annonces en fanfare de grandes innovations historiographiques sont à la mode, mais devraient susciter la méfiance. Après tout, l’articulation de la critique sociale et de la critique artiste a fait l’objet de travaux d’historiens, tout comme l’existence d’une critique progressiste de la ville industrielle est un topos de la littérature socialiste, d’Engels à Jaurès. La pensée écologique a-t-elle donc été aussi refoulée que Serge Audier l’écrit ? Dans l’affirmative, il faudrait prouver qu’elle a été largement diffusée et partagée avant d’être écartée. Or, Serge Audier affirme à de nombreuses reprises que les auteurs qu’il examine sont « souvent en marge des courants dominants » (Audier, p. 267), « assurément minoritaires » (Audier, p. 284) Plutôt que d’une mise à l’écart qui fait de l’historien un justicier, pourquoi ne pas simplement parler d’un manque d’intérêt justifiant une redécouverte ? L’absence de mise en contexte n’est donc pas seulement une critique d’historien, elle aurait permis d’éviter de nombreux truismes.

31 À certains égards, le livre que Christian Ferrié consacre à la pensée politique de Kant constitue un contre-point utile au livre de Serge Audier, tout en s’inscrivant aussi dans des débats très contemporains. L’opposition factice entre réformisme et révolution, tout comme la marginalisation de toute réflexion écologique à gauche, révèlent des ornières dont la pensée politique peine manifestement à sortir. S’ils partagent cette ouverture sur notre temps, les deux ouvrages adoptent une méthode diamétralement opposée. Alors que Serge Audier examinait une tradition intellectuelle séculaire – avec toutes les difficultés qu’une telle approche comporte – Christian Ferrié porte sa recherche sur un seul auteur, dont il examine les moindres recoins de la pensée.

32 Celle-ci pose un problème classique de la philosophie politique : si Kant a été bouleversé – et enthousiasmé – par la Révolution française au point d’interrompre sa promenade quotidienne, il n’en a pas moins rejeté le droit de révolte au paragraphe 49 A de la Doctrine du droit et dans Théorie et pratique. La contradiction ne serait qu’une apparence, dans la mesure où Kant pense réforme et révolution dans un même raisonnement. Christian Ferrié montre de façon très convaincante que la dichotomie entre les deux termes est le résultat d’une lecture conservatrice : Kant n’aurait pas opposé réforme et révolution, mais la réforme conservatrice défendue par les lecteurs réactionnaires de Burke et la réforme révolutionnaire. Comme il l’écrit, « animé par un esprit révolutionnaire, le réformisme kantien défend le processus de républicanisation par le moyen politique de la réforme tout en reconnaissant la nécessité du processus naturel de la révolution qui réagit à l’oppression imposée à la liberté » (Ferrié, p. 16) Résoudre cette contradiction impose deux tâches à la recherche : déchiffrer le palimpseste d’interprétations qui, depuis deux siècles, obscurcit la compréhension du texte ; puis le relire en l’insérant dans son contexte spécifique. En cela, le livre de Christian Ferrié met une rigoureuse méthode contextualiste au service d’une élucidation profonde du texte.

33 Il isole un premier moment dans l’analyse, qualifié d’« herméneutique ». Il débrouille en effet l’écheveau des interprétations contradictoires, chaque lecteur de Kant se saisissant d’une partie de l’œuvre au détriment de l’ensemble pour mieux justifier un jugement a priori. Ces lectures partielles et partiales peuvent s’appuyer sur un hiatus, que Kant lui-même semble avoir organisé, entre un versant modéré de sa pensée politique formulé dans la Doctrine du droit, et un versant révolutionnaire lisible dans les écrits historico-politiques comme Théorie et pratique. De sorte que tous peuvent se réclamer de la pensée kantienne, des républicains français du néo-criticisme fin de siècle, tels Renouvier, aux socialistes derrière Jaurès.

34 Au lieu de se situer sur l’un ou l’autre des deux versants, Christian Ferrié décide d’articuler les deux, en déclinant quatre moments successifs. L’originalité de ce parcours consiste à ne pas engager l’argumentation par la conception kantienne de la Révolution, mais par sa théorie apparemment hostile au déferlement révolutionnaire, puisqu’elle réfute le droit de rébellion. Ce « moment juridique » éclaire le sens que prend la réforme chez Kant. Héritier de la pensée des Lumières, il rejette la violence et parie sur l’élargissement et la libéralisation de l’espace public pour réaliser concrètement les principes du droit, grâce à la république et au renouvellement des institutions. Le réformisme est le moteur d’une transformation des fondements de l’État. C’est l’irruption du phénomène révolutionnaire qui, selon Christian Ferrié, amène Kant à moduler sa réflexion juridique sur l’aléa historique. Ce « moment historico-juridique » pose cependant le problème de la violence, que Kant avait rejetée dans sa réfutation du droit de rébellion. Christian Ferrié montre de façon très convaincante qu’il ne s’agit pas d’une contradiction, car la critique kantienne relève d’un débat plus ancien, portant sur « la justification du tyrannicide que les monarchomaques avaient défendu dans le contexte théologico-politique des guerres de religion » (Ferrié, p. 200) La Révolution française ne peut être rabattue sur un hypothétique droit de révolte : Louis XVI, en convoquant les États Généraux, a lui-même remis sa souveraineté entre les mains du corps politique qui peut donc en disposer. Au lieu de disqualifier la dynamique révolutionnaire, la critique du droit de révolte peut être dirigée contre la réaction armée des ordres privilégiés. Kant justifie-t-il pour autant l’évolution politique de la Révolution ? Dans un « moment historique », Christian Ferrié montre que le jugement kantien porte surtout sur la politique révolutionnaire concrète ou sur les autres régimes européens, sans jamais mettre en question son jugement plus général sur la Révolution. Dans un dernier moment, « politique », Christian Ferrié « entend donc rendre justice à tous ces aspects en manifestant l’esprit révolutionnaire qui se dégage de la lettre du réformisme kantien et en éclairant de la sorte le sens de la position politique de Kant entre révolution et réforme » (Ferrié, p. 361). En définitive, la Révolution est pensée comme un phénomène naturel qui met en conformité les principes du droit et la réalité politique, comme un phénomène moral provoquant l’enthousiasme et conciliant les nécessités de l’histoire avec les impératifs de la liberté humaine. La révolution, étape nécessaire du devenir humain, n’est qu’une occasion à saisir au moment opportun. Kant apparaît donc bien au terme de l’analyse comme réformiste et révolutionnaire, car sa position « reconnaît, en amont et en aval de l’insurrection révolutionnaire, la nécessité des réformes préparant ou accomplissant la révolution » (Ferrié, p. 460). Il ne s’agit pas là d’une position de principes, mais bien d’une construction pragmatique.

35 La démonstration, très dense, est appuyée sur une lecture serrée du texte. Mais contrairement au livre de Serge Audier, elle est fortement appuyée sur une contextualisation constante, apportant un éclairage très neuf sur la pensée politique de Kant et, plus généralement, sur l’articulation entre réforme et révolution. La lecture des deux livres encourage à penser ensemble l’histoire des idées politiques et l’histoire politique et sociale, pour qu’un équilibre harmonieux restitue à sa juste place le travail de la pensée et ses effets réels et, inversement, ne sous-estime pas le rôle des idées politiques dans les représentations contemporaines.

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37 Serge Audier, La société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation, Paris, Éditions La Découverte, 2017, 742 p.

38 Christian Ferrié, La politique de Kant. Un réformisme révolutionnaire, Paris, Payot, 2016, 492 p.

39 Emmanuel Jousse

Jules Guesde, l’homme, la méthode, la mémoire

40 L’histoire du socialisme français pourra-t-elle désormais avancer sur ses deux jambes ? Rien à voir avec la victoire récente d’un président En marche, mais tout avec la passionnante biographie que l’historien Jean-Numa Ducange consacre à l’homme qui incarnerait la première méthode (puisqu’il y en a deux en France depuis la fameuse controverse entre Jaurès et Guesde en 1900 à Lille). Plus qu’une biographie, l’historien fait d’entrée un sort, avec de sérieux arguments, à la vulgate propagée depuis les années 1970 et selon laquelle Guesde aurait rendu le socialisme français bancal depuis le fameux congrès d’Amsterdam en 1904, qui avait enjoint ses partisans et ceux de Jaurès de s’entendre, et cela à leurs conditions. Elle créditait parfois Guesde et ses amis d’avoir diffusé dans les terroirs l’idée socialiste, touché le peuple ouvrier, mais pour les juger coupables d’avoir développé une idée sectaire, étriquée, de fiers universitaires les accusant d’avoir résumé en quelques formules incantatoires les apports scientifiques de Marx, sans rigueur ni profondeur. L’horizon d’attente de la révolution socialiste, dont tout procéderait selon Guesde et ses amis, les aurait empêchés de penser le présent de l’émancipation économique, sociale et politique. Bref, un anti-Jaurès, sans point d’interrogation. Cependant, même avant cette disgrâce, la figure de Guesde souffrait de la comparaison avec celle du martyr Jaurès, leur association dans le souvenir lors des doubles anniversaires célébrés par les socialistes fin juillet jusqu’aux années 1960 tenant essentiellement à la coïncidence entre les dates anniversaires de leur mort…

41 À cette mémoire socialiste oublieuse ou enrôlée dans le combat partisan, s’ajoutait un intérêt du monde universitaire bien mince comparé à celui suscité par le sillon jaurésien ou a fortiori par le filon communiste. Pour se faire une idée plus précise de Guesde, outre les œuvres – brochures et recueils d’articles et discours – d’un homme peu porté à l’autobiographie, le curieux disposait de la première biographie publiée en 1929 par Alexandre Zévaès, un traître à la cause à la veste élimée à force d’être retournée, puis par un de ses lieutenants, Compère-Morel, en 1937 (dont le parcours n’eut pas non plus la fameuse rectitude guesdiste). Force est de constater que l’histoire des socialistes par les socialistes, depuis l’origine, est nourrie de récits de famille qui servent plus la polémique immédiate que la compréhension des situations. Plus sérieusement, les travaux de l’historien Claude Willard sur l’implantation du guesdisme en France, et sa courte biographie, parue aux éditions de l’Atelier en 1992, lui rendaient toute sa part dans la conquête des terroirs, mais laissaient l’homme à couvert et surtout quasiment en plan à partir de son entrée dans le gouvernement de Défense nationale en août 1914. En effet, la caractéristique de ces biographies était de traiter en quelques pages seulement la période courant de la naissance de la SFIO en 1905 à sa mort le 28 juillet 1922.

42 Cependant, des articles et travaux de Gilles Candar, Jacques Girault, Rémi Lefebvre, parmi d’autres, avaient comblé des lacunes et apporté d’utiles étais sur lesquels Jean-Numa Ducange a pu appuyer son travail, qui se nourrit également de l’exploration de nombreuses nouvelles sources, notamment internationales. Avec son appareil critique, sa bibliographie et l’indispensable index, cet ouvrage embrasse tout le parcours de Guesde jusqu’à sa place dans l’histoire et la mémoire de la gauche, où il fut longtemps célébré au côté de Jaurès.

43 Au risque de passer pour un sympathisant guesdiste (parler de Guesde, comme de Guy Mollet, n’est-ce pas déjà les réhabiliter aux yeux de certains…), il prend au sérieux les prises de position de celui que ses amis ont dépeint en « apôtre du socialisme », et, surtout, il suit son parcours pas à pas. Loin des lectures rétrospectives, son récit chronologique est ponctué de réflexions sur l’environnement de son personnage, les réseaux dans lesquels il évolue, et les questions qui se posent aux socialistes français et européens sur la guerre, la paix, réforme et révolution, l’internationalisme, les questions sociales (retraites…). Je pourrais, en tant qu’arrière-petit-fils d’un guesdiste revendiqué, le titiller sur les coups de griffes parfois injustes qu’il porte à Jules Guesde, quand par exemple il relaye certaines « calomnies » d’un Alexandre Zévaès sur ses relations avec Jaurès en 1908, ou celles de Léo Larguier. Ou discuter l’utilisation de l’expression « double langage » s’agissant de la participation de Guesde au gouvernement d’ «Union sacrée ». Mais, là n’est certainement pas l’essentiel tant l’ouvrage restitue la densité des débats de l’époque.

44 Visage émacié, barbe de prophète, yeux bleus, lorgnons de myope, silhouette longiligne, ainsi apparaît Guesde dans ce qu’il reste de la mémoire collective de la gauche. À l’instar de beaucoup de socialistes de son époque, Guesde aurait toujours été vieux, comme la maison qu’avec d’autres il construisit en 1905 et qui devint « vieille » dès sa quinzième année. Bref, il serait aussi desséché que la doctrine qu’il professait depuis les années 1880. Il faut aujourd’hui de l’imagination pour le regarder comme le jeune journaliste républicain observateur passionné par la Commune qu’il fut. Il faut bien rappeler d’où il vient : Jules Bazile est né en 1845, dans un milieu modeste, fils d’un enseignant dans une école religieuse proche de Paris où il va faire sa scolarité. Ses parents sont catholiques pratiquants, attentifs à leurs cinq enfants. Leur fils est bachelier à 16 ans, et déjà républicain, grand lecteur d’Hugo et impatient d’en finir avec l’Empereur. Pour ne pas peser sur sa famille, il subvient à ses besoins en devenant petit fonctionnaire au ministère de l’Intérieur, puis, quelques années plus tard, journaliste politique dans la presse radicale à Paris, Toulouse, Montpellier à la fin des années soixante où il collabore au journal Les Droits de l’homme. Pour ne pas porter préjudice à ses parents, il adopte le pseudonyme de Guesde, nom de jeune fille de sa mère. Républicain, démocrate, ses idées sont aussi radicales qu’il est un ardent patriote, nourrit du grand récit révolutionnaire. Après la défaite de Sedan en 1870, il soutient le gouvernement de Défense nationale. Il suit les événements de la Commune de Paris de loin à Montpellier, mais la répression qui s’abat sur les insurgés alors qu’ils protègent la patrie en danger le révolte. Ses violentes prises de position dans son journal – il a déjà le sens de la formule et des mots qui frappent – et ses discours contre les Versaillais lui valent de subir la répression – 5 ans de prison et 4 000 F d’amende – du nouveau pouvoir. En juillet 1871, il est selon le commissaire spécial de l’Ain, « un homme dangereux par la violence et l’exaltation qu’il affecte en ses discours ». Il n’est pas encore socialiste, mais il a pris la route de l’exil vers la Suisse bien décidé à ne pas purger une peine infligée par un régime dont il dénonce les exactions. Il se retrouve alors dans une communauté où le radical qu’il demeure prend part aux affrontements entre anarchistes et marxistes. Il se range du côté des premiers. Une congestion pulmonaire, déjà, le conduit en Italie pour se soigner, et la police française garde un œil sur lui. À Rome, il donne des cours de français, et crée une section de l’Internationale, fustigeant l’escroquerie du suffrage universel, outil aux mains de la bourgeoisie. C’est à Milan où il s’est déplacé pour échapper une nouvelle fois aux poursuites qu’il rencontre et épouse la fille d’un militaire napoléonien resté en Italie. Polyglotte (italien, français, allemand, anglais et russe), ce qui facilitera les contacts, rencontres et les lectures, elle donne des cours de langue. Le couple aura trois enfants. Repéré, Guesde trouve refuge en Suisse avec sa famille et ils rentrent finalement à Paris en 1876. Le récit est ici mené au pas de charge, mais les rapides coups de projecteurs braqués par Jean-Numa Ducange sur la vie intime et les amitiés de cet homme discret ouvrent également des pistes de réflexion sur ce type de vie dédiée à l’action politique. Les relations de Guesde et de Lafargue, qui se rapprochent au début des années 1880, sont plus complexes que ce que la mémoire militante raconte. Loin de former un couple, ils suivent chacun leur propre voie, comme au moment de l’Affaire Dreyfus dans laquelle Guesde ne veut pas s’engager.

45 Comme le fait remarquer Jean-Numa Ducange, autant que la Commune et sa répression, cette expérience de l’exil, de la fuite, avec les conditions de vie précaires, l’a profondément marqué et le distingue d’autres parcours plus tranquilles de chefs du mouvement ouvrier français. Le constat de l’exploitation capitaliste, de l’iniquité du système économique, sa méfiance à l’égard de l’État, et de la bourgeoisie, forment la trame de ses discours enflammés où ses formules pour mobiliser le quatrième État, le monde des ouvriers, font mouche. Orateur brillant, journaliste percutant, il ne se prétend pas théoricien et prend chez Marx ce dont il a besoin pour convaincre dans son combat quotidien.

46 Il a compris la nécessité de regrouper et d’organiser les hommes ralliés à la cause et le rôle de la presse pour maintenir et resserrer les liens. En 1877, il fonde son propre journal, L’Égalité, républicain et socialiste, quand que les premiers congrès ouvriers marquent les débuts d’un mouvement qui regroupe des coopérateurs, des mutualistes, des syndicalistes, des socialistes, des utopistes, des anarchistes… Il publie ses premières brochures, Essai de Catéchisme socialistes (1878), La loi des salaires et ses conséquences, puis Collectivisme et révolution, écrit à l’hôpital Necker alors qu’il est encore souffrant. Interdit une première fois pour « apologie de faits qualifiés de crimes », L’Égalité reparaît en janvier 1880 comme « organe collectiviste révolutionnaire ». On commence à y trouver des extraits des textes de Marx et Engels, des pages d’histoire, des portraits de penseurs du socialisme : propagande et éducation populaire, annonces et comptes rendus de réunions, la formule sera reprise dans Le Socialiste qui prend la suite de L’Égalité. Il peut relayer les messages de l’Internationale socialiste, se faire l’écho des débats des marxistes allemands comme Liebknecht et Bebel. Conférences, presse, brochures… En 1882, il crée avec Lafargue le Parti ouvrier, qui deviendra dix ans plus tard la Parti ouvrier français, dont l’organisation contraste avec celle des autres partis qui se réclament du socialisme. Dans ce parcours de propagandiste, sa présence à la Chambre (député du Nord de 1893 à 1898, puis de 1906 à sa mort) compte presque moins que cet engagement de tous les instants au service de l’idée socialiste. Tout cela est connu, certes, mais il n’est pas inutile de rappeler ce lent et patient travail de pédagogie militante, d’abnégation, les victoires et les défaites, le flux et le reflux. Sans jamais se décourager, Guesde repart à l’assaut du capitalisme, suscitant l’admiration des militants. C’est de là que vient la trace qu’il laissa longtemps dans le cœur des militants du Nord.

47 Il y a donc bien des paradoxes dans son destin mémoriel qui illustre les rapports complexes de la gauche en général et des socialistes en particulier avec leur propre histoire. Les motivations de Guesde peuvent être contestées, discutées, mais elles ne sont pas médiocres, elles sont en cohérence avec le but poursuivi, même si celui-ci peut paraître hors d’atteinte. Son intransigeance, qui doit être périodisée, ne l’a pas empêché de nouer des alliances et de discuter avec ses concurrents. Sans doute n’est-il plus en phase avec ses camarades dans le parti unifié qu’il a voulu, mais il ne mène pas de guerre interne et il peut, comme en 1914, incarner l’engagement de son parti à l’heure de la défense nationale. Était-il « passé au rang décoratif et honorable », comme l’écrit un journaliste en 1907 ? Malade, il rate le congrès de 1908 qui produit la fameuse synthèse, mais il ne désavoue pas le compromis trouvé par Jaurès. À la Chambre, les votes de ceux que l’on continue à classer comme guesdistes se distinguent peu du reste du groupe socialiste. Mais il fait toujours entendre sa différence comme lors du vote sur les retraites ouvrières en 1910, où il est le seul parmi les socialistes à s’opposer à la « retraite pour les morts ». En août 1914, qu’il soit contre la grève générale et prenne place au premier rang pour défendre la France agressée, c’est dans la logique de ses prises de position antérieures. Alors, qu’il accepte la participation des socialistes au gouvernement (qui plus est, la sienne) est-ce du double langage ? Ne sont-ce pas des circonstances exceptionnelles ?

48 Un dernier mot sur la méthode « sectaire » préconisée par Guesde, et qu’il développe à nouveau en 1900 face à Jaurès pour s’opposer à la participation de Millerand à un gouvernement. Sur le fond, elle vise à ne pas détourner les socialistes, quand des circonstances particulières ne l’exigent pas, de leur lutte en faveur de la classe ouvrière et des exploités, et de leur objectif de substituer au capitalisme un autre système fondé sur l’appropriation collective. Il appréhende bien le double risque de voir ceux pour qui il se bat être déçus face à des conquêtes trop partielles, et qu’engagés dans cette voie, les socialistes perdent de vue leur objectif de transformation radicale de la société. Ce n’est pas une vision si étriquée et Jaurès devait lui aussi craindre que les socialistes se perdent en chemin. Alors, se fige-t-il en balise pour les gros temps qu’il sent venir ? En décembre 1920, son attitude face à la nouvelle internationale communiste signe son refus des méthodes d’organisation et de lutte qu’elle impose à ses membres en contradiction avec celles qu’il a toujours préconisées. Ce sera une de ses dernières prises de position, en cohérence. Ah, si Guesde avait rejoint la SFIC, les choses auraient été bien plus simples pour les socialistes !

49 Jean-Numa Ducange avec cette biographie de Guesde, ouvre de nombreuses pistes de réflexion, sur le socialisme avant 1920 bien sûr, mais aussi sur la construction d’une histoire partisane.

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51 Jean-Numa Ducange, Jules Guesde. L’anti-Jaurès ? Paris, Armand Colin, 2017, 247 p.

52 Frédéric Cépède

Une histoire intellectuelle du réformisme

53 Au village socialiste, les « réformistes » n’ont pas bonne réputation. Ils traînent derrière eux les stigmates de la trahison, du renoncement et de la couardise, celles de la compromission coupable et, pour faire bonne mesure, de la nullité intellectuelle. Parce que la Révolution française occupe en France la place d’honneur que l’on sait, la gauche incline à rester fidèle à son héritage fait de rupture violente, d’impatience et d’intransigeance. Elle s’enchante et s’enflamme à la chaleur du verbe haut et coloré. Elle s’éteint à la grisaille de ceux qui pondèrent et tempèrent.

54 Il fallut donc quelque obstination à Emmanuel Jousse pour consacrer tant d’années à l’étude d’un « monde socialiste » prétendument aussi terne. Il lui fallut aussi un zeste de provocation pour appliquer aux hommes qu’il dépeint la qualification explicitement reprise à Camus d’ « hommes révoltés ». Quoi ! Benoît Malon, Paul Brousse, Alexandre Millerand, Eugène Fournière, Albert Thomas et même Jean Jaurès entreraient dans la catégorie de ceux qui disent « non » ? Ces hommes seraient-ils seraient à compter parmi ceux qui s’élancent, vent debout contre l’histoire telle qu’elle va ? Seraient-ils de ceux qui prennent le risque de se fracasser contre le mur du Capital ? On entend déjà les ricanements.

55 À la lecture de ce premier grand livre sur le réformisme français, les ricaneurs devront sans doute revoir leurs certitudes. Jousse leur propose une analyse qui invite à une révision de fond en comble de l’historiographie du socialisme français, à commencer par la sempiternelle distinction opposant les « réformistes » aux « révolutionnaires ».

56 Tel est en effet le premier renversement auquel convie l’auteur. Dans des travaux antérieurs, il en avait déjà distillé quelques éléments. La démonstration du livre en est cependant magistrale. Adossé à une documentation d’une densité remarquable, appuyé sur une bibliographie internationale impeccable, nourri d’approches théoriques très maîtrisées et jamais écrasantes (Skinner, Koselleck, Habermas), Jousse rédige dans une langue limpide un ouvrage qui fera date : après lui, nul ne pourra s’en tenir à la version de l’histoire du socialisme où semble se rejouer perpétuellement, sous des formats et des tons divers, la controverse de Lille entre le « révolutionnaire » Guesde et le « réformiste » Jaurès.

57 Contre cette trop rassurante division qui servit toutes sortes d’usages politiques, Jousse oppose d’abord des origines naturellement beaucoup plus confuses. Au sortir de l’Empire et, plus encore, de la tragique expérience de la Commune, quel socialiste n’aurait pas fait de la révolution une méthode et un objectif, alors même que l’une et l’autre avaient échoué ? C’est d’ailleurs Marx lui-même qui en fit l’une des plus sévères critiques après l’échec de la Commune : les Français, écrivait-il, entretenait un « culte réactionnaire » du passé qui les conduisait aux impasses dont ils peinaient à s’extraire. L’exil, comme l’observe très justement Jousse, conduit à tisonner un entre-soi plein de rigidités doctrinales où le passé révolutionnaire, aussi inabouti eût-il été, demeure pourtant un programme d’avenir. Tous ou presque se confondaient dans la même espérance d’un socialisme émancipateur réconciliant après une fulgurance révolutionnaire l’homme avec lui-même.

58 Ce sont les avatars organisationnels et les avanies politiques affectant la Première Internationale qui décomposèrent bientôt ce socialisme renaissant des années 1870. Divers mais unifié, celui-ci fut en butte à une fragmentation dont la gauche contemporaine connaît aujourd’hui les derniers soubresauts. Après une brève période d’unification (1879-1882), les années 1880 ont vu naître deux grands courants séparés non par l’adhésion des uns à un schéma révolutionnaire et les autres à l’espoir d’une République sociale, mais par deux façons de concevoir la transformation sociale.

59 Ce n’est pas le moindre mérite du livre de Jousse que de relever la cohérence théorique du réformisme français. Celui-ci associe à un ouvriérisme de grande tradition, dont l’une des lignées remonte au proudhonisme, un travail théorique original mettant en place les outils d’une révolution des profondeurs, par le bas, passant par les coopératives, les mutuelles, les services publics ou la prise de pouvoir au sein des municipalités.

60 La Fédération des travailleurs socialistes de France (FTSF) qui porte cette sensibilité, riche de grandes figures parmi lesquelles Jousse évoque de belles personnalités révolutionnaires (Jean-Baptiste Clément, Jean-Baptiste Dumay, Jules Joffrin, Paul Brousse, Jean Allemane ou le très méconnu Prudent Prudent-Dervillers, etc.) est un parti décentralisé dont les façons d’agir et d’organiser la lutte politique rappelle les internationalistes dissidents de la Fédération jurassienne.

61 Aux marges du parti, là où se définit la doctrine, naissent des organes de presse (le Prolétariat le bien nommé pour un parti surtout soucieux de son enracinement, avéré, dans la classe ouvrière), des revues (la Revue socialiste lancée par Benoît Malon en 1885 et dont Emmanuel Jousse restitue ici l’histoire avec une impressionnante acribie) et tout un ensemble d’écrits, de livres et de brochures. Le réformisme n’est pas un opportunisme. Le « possibilisme », victime d’une dénomination moqueuse le réduisant à l’état d’un opportunisme de gauche, a bel et bien une doctrine, solide et articulée, dessinant un chemin révolutionnaire.

62 Sous le régime de circonstances nouvelles, la décennie suivante conféra au réformisme un autre tour. L’histoire intellectuelle d’Emmanuel Jousse n’est en rien insensible à l’environnement politique et social où se produisent et s’expriment les idées. Les programmes idéologiques et les doctrines sont soumis aux mouvements de fonds qu’orchestrent la politique et la société. Seuls les idéaux résistent. La parlementarisation du socialisme, notamment à partir de l’importante poussée des élections législatives de 1893, puis l’affaire Dreyfus et ses prolongements politiques contribuèrent à fournir au réformisme de nouvelles significations. Emmanuel Jousse note qu’une nouvelle génération (Millerand, Jaurès, Fournière, Rouanet) accède alors aux commandes du socialisme. Nulle de ces nouvelles recrues n’a connu l’expérience de la Commune et de l’exil qui s’en suivit. Tout en reprenant les thèmes du réformisme radical des années 1880, ils lui apportèrent de nouvelles tonalités et lui élargirent sa base sociale. C’est ce que manifeste notamment le fameux discours de Millerand prononcé en 1896 lors du banquet de Saint-Mandé organisé pour fêter les succès socialistes aux élections municipales.

63 Alexandre Millerand devient alors la figure de proue du réformisme et sans doute, en raison même de sa postérité politique, l’incarnation du réformisme traître à la cause du socialisme. Cette trahison repose d’abord sur sa participation au Ministère Waldeck-Rousseau aux côtés du « massacreur » de la Commune, le général Galliffet. L’œuvre ministérielle de Millerand, sur laquelle Emmanuel Jousse revient avec méticulosité, tout aussi fidèle aux idées socialistes qu’elle put être, s’est trouvée dégradée par une sensibilité socialiste incapable d’accepter cette cohabitation.

64 Cette première participation ministérielle d’un socialiste de parti fut dès lors entachée d’infamie. À sa sortie du gouvernement, Millerand, après avoir tenté de rassembler les principes de son action en un ouvrage fièrement intitulé Le socialisme réformiste français (1903), commandé par une poignée d’intellectuels socialistes, entama une longue dérive qui le conduisit sur l’autre bord politique. Cet itinéraire fait partie des pièces à charge que les révolutionnaires ne cessèrent de rassembler pour instruire le procès obstinément mené contre les réformistes.

65 Ces derniers n’en avaient pas pour autant encore dit leur dernier mot. Les deux chapitres qui ferment l’ouvrage le montrent avec force. Le « renouvellement théorique du réformisme » (chapitre 9) passe au tamis l’intense activité mobilisant des intellectuels de haute volée, parmi les meilleurs sans doute de la scène humaniste de l’époque. Le travail intellectuel qu’ils consacraient à l’élaboration d’un socialisme moderne mobilise toutes les avancées des sciences humaines et sociales dont on connaît la vitalité en ce tournant du siècle. La Revue socialiste n’était plus la seule à publier ces recherches. D’autres l’accompagnaient : Le Mouvement socialiste, la Revue syndicaliste, Notes Critiques. Sciences Sociales, les Annales de la Régie directe, toutes revues où se mêlent étroitement savoirs savants et perspectives militantes.

66 Le réformisme fait appel à la connaissance scientifique des sociétés. Il répugne à toute métaphysique politique. Rien ne le repousse davantage que le coup de force théorique. Rien ne lui déplaît tant que l’idéologie érigée en dogme et la morale muée en moralisme.

67 Autour d’Albert Thomas, auquel Jousse consacre de très belles et justes pages, se constitue un réseau de jeunes intellectuels, dont beaucoup sont issus de la mouvance durkheimienne. Le Groupe d’études socialistes, fondé par l’ethnologue Robert Hertz, qui trouva son inspiration dans le groupe fabien, est l’un des foyers les plus innovants du réformisme de l’immédiat avant-guerre. Devenu sous-secrétaire d’État puis ministre durant la Grande Guerre, Thomas n’aura qu’à puiser dans ce milieu pour encadrer humainement et intellectuellement son action ministérielle.

68 Cette dernière expérience du réformisme au pouvoir n’aura pas amélioré une réputation déjà bien ternie par le précédent Millerand. À la faute participative, aggravée de surcroît des conditions d’une guerre atroce dans laquelle Thomas avait, qui plus est, la charge de « l’Armement », nouveau ministère taillée à sa mesure, on put ajouter la proximité coupable qui rend parfois indistinct le réformisme socialiste et le républicanisme avancé. Le solidarisme des années 1890, au cœur d’une « nébuleuse réformatrice » naguère décrite par Christian Topalov et au sein de laquelle se repèrent plusieurs grands noms du réformisme socialiste, était un parent proche de celui-ci. Aux yeux de leurs adversaires, Albert Thomas et ses amis portaient aussi cette responsabilité-là.

69 Le relèvement du réformisme au sein de la gauche française ne put aboutir. Les deux expériences gouvernementales successives, la participation assumée à l’effort de guerre, la révolution bolchevique et la naissance du Parti communiste qui en découla sanctionnèrent un discrédit croissant amorcé dès la fin des années 1880. Comme le montre très efficacement le grand livre d’Emmanuel Jousse, une autre histoire eût peut-être été possible. Reste que l’historien est avant tout le notaire des faits avérés. À d’autres revient la charge d’infléchir le cours attendu de l’histoire.

70  

71 Emmanuel Jousse, Les hommes révoltés. Les origines intellectuelles du réformisme en France (1871-1917), préface de Marc Lazar, Paris, Fayard, 2017, 465 p.

72 Christophe Prochasson

Retour sur le Parti socialiste argentin

73 L’ouvrage de Carlos M. Herrera [2] propose de revenir sur un sujet méconnu de l’histoire du socialisme latino-américain : la trajectoire du parti socialiste (PS) en Argentine, de la prise de pouvoir de Juan D. Perón en 1945-1946, au coup d’État militaire de 1955. Comme le signale l’auteur, longtemps le cas du PS n’a guère retenu l’attention des chercheuses et des chercheurs. Au lendemain de la dictature, alors que l’histoire politique argentine connaissait de profonds renouvellements, la mouvance socialiste était dispersée en une kyrielle de petites formations, et ne semblait offrir qu’un mince intérêt historiographique. Il faut attendre les années 2000 pour qu’une série de travaux consacrés à l’anti-péronisme se saisissent du sujet, toujours de façon indirecte, néanmoins. C’est donc une enquête originale que propose C. M. Herrera, qui choisit de considérer l’histoire du PS comme un objet d’étude à part entière. Ce n’est pas un des moindres mérites de l’auteur que de proposer ainsi une réflexion problématisée sur le rôle et les mutations du parti. Il s’agit alors de rompre avec la vision traditionnelle du PS argentin, caractérisée par une approche téléologique, souvent très narrative et essentialiste. La recherche de C. M. Herrera conduit donc d’emblée à mettre en question l’image d’un parti d’opposition au péronisme, voué à l’effondrement, qui intervient à partir des revers syndicaux et politiques de 1951.

74 Dans cette perspective, l’auteur choisit délibérément de situer son travail dans le cadre d’une contribution plus générale à l’histoire du socialisme, non en prétendant en développer une histoire « intégrale », mais en optant pour une histoire politique du mouvement, tout particulièrement attentive aux conflits qui ont jalonné l’époque péroniste. L’ouvrage se fonde sur l’hypothèse d’une « crise » du PS, dont le péronisme ne constituerait pas la cause première, mais qui s’enracinerait dans des dynamiques sociales et politiques plus anciennes. On peut à ce propos regretter que cette notion même de « crise », fréquemment employée dans l’ouvrage, ne soit pas plus fermement théorisée. Ce d’autant qu’une réflexion sur le sujet aurait sans doute pu être conciliée avec un des aspects les plus stimulants du livre : le refus d’écrire une histoire du PS qui emprunterait uniquement au « grand récit » socialiste, fortement teintée d’histoire des idées. C. M. Herrera prend résolument le parti-pris inverse et s’efforce de rendre compte des multiples contradictions qui traversèrent le mouvement socialiste, ainsi que de leurs évolutions.

75 Dans cette perspective, l’ouvrage examine d’abord la façon dont le PS s’affirme en opposition au péronisme, perçu « comme une incarnation du totalitarisme » (p. xxv). L’auteur montre que cette stratégie hérite, dans une large mesure, de la réflexion sur la nature du péronisme, menée sous l’égide d’un des principaux dirigeants du parti, Américo Ghioldi. Celui-ci voit dans le régime l’expression d’un totalitarisme de type fasciste, contre lequel le PS devait s’ériger en priorité, pour mener une politique au service des travailleurs. L’enquête démontre cependant qu’une telle interprétation ne va pas de soi, et qu’elle ne s’impose que progressivement, à partir de 1948-1950. Cette définition idéologique du péronisme est indissociable de l’implication du PS contre le gouvernement de Perón, que ce soit dans le monde syndical, politique ou coopératif. C. M. Herrera revient au passage sur certaines idées reçues, concernant par exemple l’influence des socialistes dans les syndicats argentins, qui a souvent été sous-estimée. L’auteur rappelle également que la lutte contre le péronisme conduit les militants socialistes à adopter des positions parfois paradoxales. Le PS se montre par exemple des plus critiques vis-à-vis du modèle étatique instauré sous l’impulsion de Perón, y compris à l’égard des politiques économiques interventionnistes, et plus encore des politiques sociales, qui rappellent pourtant d’anciennes revendications socialistes. Cela permet d’ailleurs de mieux comprendre les dissensions à l’intérieur du mouvement socialiste, abordées dans la seconde partie du livre. Une partie de ces tensions sont palpables au sein du PS : le 37e congrès, en 1950, est marqué par une remise en cause de la ligne « anti-totalitaire » (et majoritaire) du parti, sous l’impulsion de Julio V. González. L’auteur se penche aussi sur les trajectoires de militants socialistes qui finirent par soutenir Perón, en voyant dans certaines décisions du régime l’application du programme initial du PS. C’est ainsi que peut être comprise la création de nouvelles organisations, telles que le Partido socialista de la Revolución nacional (PS-RN), fondé autour d’un dirigeant historique du PS, Enrique Dickmann, ou encore le groupe Acción Socialista, de Dardo Cúneo. Les deux mouvements, hostiles aux orientations les plus récentes du PS, entendaient renouveler « de l’extérieur » le socialisme argentin, ce qui impliquait non seulement de redéfinir le rapport au péronisme, mais aussi, plus largement, de réviser la stratégie qui s’était affirmé au sein du PS.

76 En croisant la documentation émanant du parti et la production issue des opposants socialistes, C. M. Herrera s’émancipe du discours officiel que le PS avait constitué à propos de sa propre histoire. Surtout, il évite une approche trop linéaire de celle-ci et propose au contraire une périodisation précise et nuancée, en étudiant avec précision les contradictions qui jalonnent les évolutions du mouvement, jusqu’à l’échec des grèves de 1951 et aux élections qui, dans la foulée, reconduisirent Perón à la tête de l’État. L’un des principaux intérêts de cette enquête consiste justement à fournir une genèse détaillée de ces difficultés. Sans doute cette généalogie est-elle principalement centrée sur les aspects politiques et idéologiques, qui ne sont pas les seuls en cause. Du reste, l’auteur le souligne lui-même et esquisse à cet égard des questionnements très stimulants, par exemple sur la sociologie des militants ou des électeurs socialistes, le financement des organisations partisanes, et les effets de ces éléments sur les pratiques politiques ou idéologiques dans le PS argentin. Autant de pistes de recherches possibles, qui témoignent de la grande richesse de ce travail.

77  

78 Carlos M. Herrera, ¿Adiós al proletariado ? El Partido Socialista bajo el peronismo (1945-1955), Buenos Aires, Imago Mundi, 2016, 288 p.

79 Boris Deschanel

Les socialistes français à l’heure de la Libération

80 1945 est l’année rase du parti socialiste en France. Alors que le pays doit répondre au défi de sa reconstruction matérielle et morale, alors que d’autres forces politiques – le communisme ou le gaullisme – se disposent à le relever, la SFIO semble en retrait. Associé à la défaite de 1940, moins audible que d’autres formations politiques dans la Résistance, le parti ne semble guère en mesure de se maintenir dans la France modernisée de la IVe République. Or c’est l’inverse qui se produit. La SFIO s’extrait de ces années difficiles et devient l’un des principaux piliers de la nouvelle République. Comprendre ce retournement apparent constitue le cœur de l’ouvrage collectif, dirigé par Noëlline Castagnez, Frédéric Cépède, Gilles Morin et Anne-Laure Ollivier, issu d’un colloque tenu en 2014. Pour les auteurs, cette réflexion collective doit combler une lacune historiographique sur le rôle des socialistes à la fin de la guerre et au moment de la reconstruction. Toutes les contributions réunies ici se saisissent du Parti socialiste comme d’un objet à part entière, pour le réinscrire « dans son milieu », et pour « porter le regard sur la place que les socialistes vont occuper au sein des quatre pouvoirs qui se réorganisent au sortir de la guerre : exécutif, législatif, judiciaire et médiatique. Il s’agit aussi d’examiner « leur action sur différents terrains (idées institutionnelles, alliances, politique sociale et éducative…) et (de) les confronter autant que faire se peut à leurs camarades travaillistes ou socio-démocrates en Europe ». Cette approche enracine la réflexion dans l’histoire politique et permet d’aborder successivement plusieurs thèmes : le problème de la sortie de guerre, la projection dans un avenir nouveau dans lequel les socialistes peuvent devenir les « maîtres de l’heure », les débats d’idées qui privilégient la construction d’une démocratie économique et sociale, la restauration nécessaire de l’État républicain, et les réformes sociales permises par l’impression de table rase qui submerge l’Europe après la guerre.

81 La Libération sonne l’heure du bilan, nécessaire à la reconstruction du pays. Pour les socialistes, les leçons du passé sont amères. Olivier Wieviorka étudie clairement les quelques forces et les grandes faiblesses de cette période. S’ils ont réussi à maintenir « haut et fort le flambeau du socialisme démocratique », s’ils se sont efforcés, derrière Daniel Mayer, de reconstituer le tissu militant, la participation complexe des socialistes à la Résistance laisse trois questions dans l’angle mort : l’Empire, les évolutions sociales et les institutions. Noëlline Castagnez réfléchit aussi sur la difficulté des socialistes à tirer le bilan de la guerre, en expliquant l’absence de mémoire résistante et l’incapacité à en tirer des leçons : tiraillés entre la dénonciation des erreurs du passé et la célébration de l’héroïsme militant, les socialistes ont surtout mis l’accent sur la rupture avec les pratiques anciennes par une épuration sévère ; ils ont privilégié par ailleurs la célébration d’une résistance nationale plutôt que d’une résistance partisane. Aors que les communistes revendiquaient leurs « 75 000 fusillés », les socialistes, refusant de s’engager sur ce terrain, ne parvinrent pas à défendre une mémoire militante de la Résistance. En somme, les choix, révélés par Noëlline Castagnez, de privilégier l’épuration plutôt que l’édification, de ne pas menacer l’union nationale par une dispersion des mémoires militantes, explique beaucoup des blocages que souligne Olivier Wieviorka. Entre ces deux textes vraiment stimulants qui se complètent, la retranscription de la table ronde animée par Fabien Conord sur les comités départementaux de libération paraît moins accessible, moins suggestive aussi, même si elle répond à une lacune historiographique sur le rôle joué par les socialistes dans les instances de la Libération. La discussion entre Yves Guillauma, Robert Mencherini et François Prigent reste très spécialisée, et ne permet guère d’avoir une vue d’ensemble.

82 La deuxième partie de cette réflexion collective recense les perspectives ouvertes au socialisme à la Libération, en les situant dans un contexte international, et en mêlant deux approches complémentaires. La première serait celle de la circulation des idées : Jens Späth examine ainsi les liens tissés entre les sociaux-démocrates allemands en exil et les socialistes français, mais montre que les réseaux esquissés dans cette période joueront un rôle plus important lorsque le SPD revient au premier plan de la scène internationale. La seconde approche est celle du comparatisme, employé par Christine Vodovar pour interroger l’évolution différenciée du rapport entre socialistes et communistes en France et en Italie : elle montre qu’en Italie, l’exigence d’union entre socialiste et communiste est considérée comme un impératif dans les mois difficiles qui suivent la guerre, alors qu’elle ne semble pas aussi urgente dans le cas français. Les deux approches montrent donc que la guerre est suivie d’une période de flottement, où les projets s’accumulent sans que s’affirme de direction précise. Gérard Bossuat en tire la conséquence en examinant la survivance de l’internationalisme après la guerre et la façon dont les socialistes français s’y insèrent. Certes, les relations entre la SFIO et ses homologues européens existent, mais hormis Léon Blum, peu de leaders sont vraiment connus. Et en l’absence de projet d’avenir clair, chacun se replie sur ses acquis nationaux. Le socialisme international apparaît émietté, influencé par le Labour dont l’indifférence ne permet guerre d’insuffler un nouveau souffle, menacé par le poids que joue le communisme dans le monde ouvrier. Alors peut-on parler des socialistes comme des « maîtres de l’heure » ? Gilles Vergnon montre bien que les socialistes ne sont victorieux aux élections qu’en France, aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne, et que les relances de l’internationalisme ne suscitent guère l’enthousiasme. 1945 n’est donc pas exactement un moment socialiste : si l’expérience du cabinet Attlee est importante, les travaillistes ne s’en saisissent pas pour assumer un magistère moral sur le socialisme européen d’après-guerre.

83 Si les socialistes ne furent pas les « maîtres de l’heure », auraient-ils néanmoins joué un rôle dans le renouvellement des idées politiques à la Libération ? L’intérêt de cette troisième partie est de montrer que les socialistes n’ont joué un rôle moteur que par défaut, en raison même de leurs faiblesses. Isabelle Clavel, par exemple, montre que l’indétermination de la SFIO en matière de droit constitutionnel – évoquée par ailleurs par Olivier Wieviorka – lui permet justement de construire une position stratégique au centre du débat sur la constitution de 1946, négociant avec le MRP, participant à un élan réformateur qui permet la définition des droits économiques et sociaux. À l’inverse, les thèmes de réflexion déjà balisés avant la guerre par des positions connues n’aboutissent pas à un renouvellement. C’est le cas du parlementarisme, examiné en France et en Allemagne par Nicolas Patin et Agathe Bernier-Monod : le respect d’une tradition politique le dispute dans les deux pays à l’impératif d’une rupture pour effacer la tache originelle de la défaite de 1933 et de 1940, la tendance à s’isoler pour mieux préparer l’avenir se heurte au sentiment de responsabilité devant la nécessité de garantir l’équilibre des pouvoirs. De cette impossibilité de se détacher d’un passé encore trop lourd, les deux auteurs concluent, comme l’avait fait Noëlline Castagnez, à une occasion manquée d’instaurer un parlementarisme nouveau. De même, la forte tradition coopérative évoquée par Michel Dreyfus peine à se réinventer après la guerre. Mathieu Fulla montre enfin l’ajustement des ambitions en évoquant le triomphe de la nationalisation au détriment de la socialisation.

84 Ce sont ces hésitations qui permettent d’expliquer la façon dont les socialistes participent à la reconstruction de l’État. Concernant les institutions, Alain Bergounioux montre que la SFIO, forte de l’expérience du Front populaire, se préoccupe surtout de restaurer les attributions administratives et économiques de l’État pour appuyer les transformations de l’après-guerre. Mais cette ambition se heurte à la volonté, tout aussi forte, de reconstruire une démocratie des partis qui leur donne la part belle. Etudiant les socialistes dans l’épuration, Gilles Morin montre que l’épuration interne est exceptionnelle et provoque un renouvellement brutal au sein du parti, mais que celui-ci participe finalement de façon moins visible à l’épuration nationale, par rapport aux communistes ou aux démocrates-chrétiens. De même, l’action des socialistes en charge du ravitaillement et de l’agriculture, étudiée par Edouard Lynch, ne peut réellement se distinguer faute de moyens ; leur participation au maintien de l’ordre, examinée par Christian Chevandier, reste marginale car la SFIO en charge du ministère de l’Intérieur n’a pas de doctrine spécifique sur le maintien de l’ordre. Anne-Laure Ollivier, enfin, montre que la participation des socialistes à la reconstruction du secteur hautement stratégique de l’Information reste marginale.

85 Le moment socialiste n’aura donc pas été politique, mais aura-t-il été social ? C’est la piste examinée dans la dernière partie. Éric Jabbari, à propos des débuts de la sécurité sociale en France et en Grande-Bretagne, explique qu’il ne s’agit pas d’une priorité pour les socialistes français alors que les travaillistes anglais sont à l’origine du projet. Mais même en Grande-Bretagne, le rapport Beveridge porte une exigence plus large de l’opinion publique et peut s’appuyer sur un mouvement social d’ampleur. Les socialistes n’ont donc pas le monopole du renouvellement sur ces questions. Marion Fontaine, à propos de la politique des loisirs, montre également que les socialistes peinent à dépasser les formes d’organisation héritées de l’avant-guerre, malgré l’ombre portée par l’œuvre de Léo Lagrange. De même, Michelle Zancarini-Fournel témoigne du « rendez-vous manqué » entre la SFIO et son nouvel électorat féminin. Enfin, Ismail Fehrat établit que les rapports entre socialistes et monde éducatif confirment des différences nationales, attestant que chaque parti s’intègre dans le contexte social qui lui est propre.

86 La conclusion collectivement établie sous la plume de Nicolas Rousselier est donc sans appel : la SFIO, malgré ses grandes espérances de la Libération, a manqué ses « rendez-vous avec l’Histoire ». Il n’a pas réussi à incarner la Résistance. Il n’est pas parvenu à renouveler ses idées, ni à relancer l’internationalisme, ni à réinsuffler un souffle novateur dans la République, ni à tisser un nouveau lien avec le peuple. Les contradictions s’accumulant, « le moment 1945 annonce ainsi la crise du socialisme des années 1950 et 1960 au cours de laquelle finira par disparaître la SFIO, la ‘vieille maison’ » (p. 313).

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88 Noëlline Castagnez, Frédéric Cépède, Gilles Morin, Anne-Laure Ollivier (dir.), Les socialistes français à l’heure de la Libération. Perspectives françaises et européenne, 1943-1947, Paris, L’OURS, 2016, 328 p.

89 Antoine Casabianca

Notes

  • [1]
    François Jarrige, « Les promesses oubliées de l’écologie politique », La Vie des idées, 4 septembre 2017, http://www.laviedesidees.fr/Les-promesses-oubliees-de-l-ecologie-politique.html
  • [2]
    C. M. Herrera est récemment revenu, pour les Cahiers Jaurès, sur les conférences de Jaurès en Argentine, et sur la rencontre de ce dernier avec le socialisme argentin d’avant 1914 : cf. Carlos M. Herrera, « Jaurès en Argentine – L’Argentine de Jaurès », Cahiers Jaurès, n° 221, 3, 2016, pp. 109-130.
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/02/2018
https://doi.org/10.3917/cj.226.0035
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