Interdiction des écrans : et si l’Éducation nationale commençait par donner l’exemple ?
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Interdiction des écrans : et si l’Éducation nationale commençait par donner l’exemple ?

TRIBUNE. Un rapport, remis ce mardi à Emmanuel Macron, préconise notamment l’interdiction des écrans pour les plus jeunes. L’enseignante et essayiste* Lisa Kamen s’étonne de ce revirement, alors que l’Éducation nationale a consacré ces dernières années un budget conséquent au développement numérique dans les écoles.

Lisa Kamen , Mis à jour le
En 2016, la France a été saisie d’une véritable fièvre informatique.
En 2016, la France a été saisie d’une véritable fièvre informatique. © ABACA

Dernière lubie de l’État Big Mother : légiférer sur l’usage des écrans dans les familles. Les interdire totalement aux plus petits, en limiter l’accès aux adolescents. En tant que mère de famille et enseignante, j’ai un objectif plus modeste, évidemment. Mais il y a une chose que j’ai constatée à mon échelle, une chose que tous les parents apprennent au moment où leur rejeton pousse son premier cri : l’autorité, c’est d’abord l’exemple. Il est inutile d’interdire à un enfant de grignoter les chips avant que les invités arrivent tout en se goinfrant devant lui. Or, concernant l’usage des écrans, l’État est loin d’être exemplaire et ce n’est pas nouveau.

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Je vous invite à aller faire un tour sur le site du ministère de l’Éducation nationale et dans les classes de France. Vous y constaterez comme moi que les écrans, et plus généralement « le numérique » y sont omniprésents. Mon fils aîné vient de subir en CM2 une « séquence » de géographie dont les intitulés étaient « Faire de la géographie avec Internet » et « A quoi sert Internet ? ». Il devait notamment apprendre les définitions des mots « forums de discussion », « streaming » et « box ». Il sait maintenant qu’ « Internet permet de chercher des informations » et « d’être en contact avec des gens avec lesquels on a des intérêts communs ». C’était juste après la leçon sur les écoquartiers… J’imagine qu’il incombe aux parents d’enseigner aux petits Français le relief et le climat de leur beau pays.

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En 2016, la France a été saisie d’une véritable fièvre informatique. Mme Najat Vallaud-Belkacem – la même qui compare aujourd’hui l’urgence numérique avec l’urgence climatique et nous ordonne sans vergogne de rationner Internet – ambitionnait alors de démocratiser le numérique à l’école. Elle y a consacré des dizaines de millions d’euros. Aucune classe ne devait échapper à ce grand plan. Elle avait même forgé un nouvel acronyme : « le projet ÉER, École éloignée en réseau » désignant « une petite école rurale, isolée, dans laquelle le numérique est mis au service d’un travail collectif avec une autre classe, par visioconférence ou forum électronique. » Inutile de tenter de lui échapper…

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La compétence « Savoir surfer sur Internet » ne pallie pas l’incapacité des enfants à s’exprimer dans leur propre langue

On peut dire qu’elle a atteint son but, ou plutôt que ses successeurs lui ont emboîté le pas sans aucun discernement. Messieurs Blanquer, Ndiaye et Attal considéraient, eux aussi, que la lutte contre la « fracture numérique » était prioritaire. La peur, en particulier celle du déclassement, a présidé à toutes ces décisions. On peut encore lire sur le site de l’Éducation nationale que « l’École contribue au projet d’une société de l’information et de la communication pour tous. Elle forme les élèves à maîtriser ces outils numériques et le futur citoyen à vivre dans une société dont l’environnement technologique évolue constamment ». Mais le déclassement français et la violence des jeunes plongent leurs racines bien plus profondément. On ne règle aucun problème en mettant les enfants devant des écrans. La compétence « Savoir surfer sur Internet » ne pallie pas leur incapacité à s’exprimer dans leur propre langue et ne les aidera en rien à s’insérer professionnellement.

Monsieur Attal s’en aperçoit enfin. Il enjoint à l’État et l’Éducation nationale de « balayer devant leur porte ». Rappelons qu’il a été secrétaire d’État auprès du ministre de l’Éducation nationale pendant un an et neuf mois, puis a occupé lui-même la rue de Grenelle pendant presque six mois… Il ne s’était pas ému alors du fait que les enseignants soient encouragés à mettre leurs élèves dès la maternelle devant des écrans. Avait-il omis de lire les programmes ?

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Le site de l’Éducation nationale précise : « Le CRCN (cadre de référence des compétences numériques) est un référentiel à destination des élèves de l’école primaire, du collège et du lycée ainsi que des étudiants de l’enseignement supérieur et des adultes en formation professionnelle. Il est inspiré du cadre européen (DigComp) et valable de l’école primaire à l’université. Il définit seize compétences numériques attendues dans cinq domaines d’activité. Il propose huit niveaux de maîtrise progressive de ces compétences ». Plus loin, concernant la formation des enseignants, il ajoute : « Les compétences du C2i2e (certificat informatique et Internet niveau 2 “enseignant”) sont développées dans le cadre même des masters dédiés aux métiers de l’enseignement, signe du caractère indispensable et nécessaire de ces compétences pour exercer aujourd’hui le métier d’enseignant. »

Entre sigles indéchiffrables et arguments tautologiques, on voit bien à quel point l’institution, ou plutôt les institutions, car on n’hésite pas à en créer de nouvelles ad hoc, gesticulent pour démontrer le caractère essentiel de la numérisation de l’école et justifier leur existence. Dans l’administration, il est plus facile d’ouvrir une ligne de crédit que de la fermer. Où Monsieur Attal va-t-il réaffecter tous ces moyens matériels et humains ?

Ces heures consacrées à l’informatique doivent bien être imputées quelque part

La DNE (Direction numérique pour l’éducation) fait partie de ces dispositifs. Elle a pour mission de proposer des « scénarios pédagogiques numériques » qu’elle stocke sur les sites Edubase et Primàbord, accessibles aux enseignants et aux inspecteurs. Ces banques nationales de scénarios numériques contiennent des milliers de propositions faites aux enseignants dès la maternelle : comment favoriser l’attention grâce au tableau numérique interactif, organiser un escape game en classe, participer au concours #ZéroCliché (aborder l’égalité filles-garçons à travers la production de documents numériques), créer des « livres numériques »… La DNE tient à mettre les élèves devant des écrans. Et pour cause : c’est sa raison d’être.

Ces heures consacrées à l’informatique, aux recherches sur Internet, au développement des compétences technologiques doivent bien être imputées quelque part. Un élève sortant de collège aujourd’hui a reçu 600 heures de moins d’enseignement du français qu’en 1976, soit l’équivalent de deux années. La dramatique illusion que les enfants n’ont plus besoin de mémoriser des connaissances puisqu’il leur suffira, comme nous le faisons chaque jour, de les chercher sur Google ou sur Wikipédia est très largement répandue chez les enseignants aujourd’hui. Difficile de revenir en arrière sans faire grincer des dents les thuriféraires du Dieu numérique qui officient en premier lieu dans les centres de formation pour enseignants. Il faudra sans doute beaucoup de temps pour y parvenir.

Alors, de grâce, Mesdames et Messieurs les ministres, avant de venir faire la police à domicile, soyez sérieux et cohérents : extirpez vraiment le numérique de l’école primaire et revoyez ses usages au collège et au lycée. Coller un élève de trois ans devant un tableau numérique interactif ou l’obliger à participer à un escape game sur les stéréotypes de genre au lieu de lui apprendre sa langue constituent une maltraitance, qu’elle soit le fait des parents ou des agents de l’État.


*Auteur de La grande garderie (Albin Michel, 2023)

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