Chute de train de Paul Deschanel

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Photo en noir et blanc d’une voiture de chemin de fer avec une fenêtre à guillotine ouverte et son rideau flottant ; en-dessous, un schéma de l’intérieur du wagon
Photographie du convoi duquel tomba Paul Deschanel ainsi qu’un plan de l’intérieur du wagon présidentiel (Le Petit Parisien, ).

Paul Deschanel, président de la République française depuis , fait une chute de train nocturne le , à proximité de Montargis, après avoir ouvert la fenêtre de sa voiture.

Cet incident s’expliquerait notamment par la prise d'un hypnotique par le chef de l’État — qui est alors victime de crises d’anxiété —, par le syndrome d'Elpénor ainsi que par le mode d'ouverture des fenêtres à guillotine.

Si Paul Deschanel n’est que légèrement blessé en raison de la faible allure du convoi, l’événement donne lieu à de nombreuses caricatures.

Contexte[modifier | modifier le code]

Élu à l'issue de l’élection présidentielle de après avoir devancé Georges Clemenceau à la surprise générale, Paul Deschanel prend ses fonctions de président de la République française le . Il aurait présenté, à partir d', des signes d’anxiété et de dépression ainsi que des crises d'angoisse inquiétant son entourage[1].

Son état s’expliquerait par un surmenage dû à sa fonction de président de la Chambre des députés durant toute la Première Guerre mondiale, par le résultat des négociations de paix de 1919 — qu’il juge trop clémentes envers l’Allemagne — ainsi que par son accaparement par la rédaction de son ouvrage sur Léon Gambetta et le déroulement de la campagne présidentielle. Plusieurs témoins indiquent que le point de bascule intervient lorsqu’il se rend compte de ses très faibles pouvoirs à la présidence de la République et de son incapacité à avoir une plus grande marge de manœuvre du fait de la pratique en vigueur sous la Troisième République. Son inexpérience à une fonction du pouvoir exécutif et les lourdes règles de protocole renforcent ses angoisses[2],[3],[4].

Déroulement[modifier | modifier le code]

Une en noir et blanc d'un journal comportant des illustrations
Une du Petit Journal du , à la suite de la chute de train de Paul Deschanel.

Le , Paul Deschanel monte dans le train présidentiel à destination de la commune de Montbrison (département de la Loire), où il doit inaugurer un monument rendant hommage à Émile Reymond, sénateur du département et aviateur, mort au combat en 1914[5].

Peu avant minuit, le train circule à proximité de Montargis, plus exactement à Mignerette, dans le Loiret.

Alors qu'il éprouve une sensation d'étouffement dans un convoi surchauffé, le chef de l’État ouvre la fenêtre à guillotine de son compartiment et chute de sa voiture[6],[7]. Il se retrouve alors à côté de la voie ferrée, en pyjama et ensanglanté. Ses blessures présentent néanmoins un caractère bénin, le train ne circulant qu’à faible allure lors de sa chute.

Après avoir marché, Paul Deschanel rencontre un ouvrier cheminot qui surveille la zone de travaux, auprès duquel il se présente comme étant le président de la République. L'image des personnalités politiques étant à l'époque encore peu diffusée auprès de la population, le cheminot se montre sceptique et le conduit jusqu'à une maison de garde-barrière, où le blessé est soigné et mis au lit. Le garde-barrière prévient finalement la gendarmerie de Corbeilles, alors que sa femme aurait dit ultérieurement à des journalistes : « J'avais bien vu que c'était un monsieur : il avait les pieds propres[8]. »

La lenteur des communications entre les divers échelons fait que, malgré les faibles distances, le sous-préfet de Montargis n'est prévenu par télégramme que tardivement dans la nuit. L'incident commence à avoir un retentissement certain lorsqu’il est évident, avant l'arrivée du train en gare de Roanne, que le président a disparu. La suite présidentielle — menée par Théodore Steeg, ministre de l'Intérieur — attendant sur le quai de la gare ne reste pas longtemps sans nouvelles : une dépêche, envoyée par la gare de Montargis à celle de Saint-Germain-des-Fossés, dont le contenu explique succinctement le déroulement des événements survenus dans la nuit, lui est rapidement transmise.

La présidence de la République résume l’incident en publiant le communiqué suivant :

« […] M. le Président se coucha vers dix heures après avoir fermé la fenêtre de son wagon pour éviter un refroidissement. Quelques instants après le passage du train présidentiel à Montargis, M. Deschanel se sentit incommodé par la chaleur, se leva et alla à l'une des fenêtres qu'il ouvrit pour prendre l'air. Saisi par l'air vif de la nuit, il bascula par la fenêtre très large du wagon et tomba sur la voie. Le bonheur voulut qu'à ce moment le train allât à une allure modérée et que le ballast fût, à cette place, très sablonneux. Le Président qui n'avait aucunement perdu connaissance put se relever et gagner le poste le plus proche de garde-barrière. Le sous-préfet de Montargis arrivait peu après avec une automobile et amenait le Président à la sous-préfecture. M. Deschanel n'a que quelques contusions sans gravité et il a tenu à téléphoner lui-même à l'Élysée pour rassurer les siens. […][5] »

Causes et explications[modifier | modifier le code]

Il est établi par des médecins que la chute du train est due à une forme de somnambulisme, causée par plusieurs facteurs : prise d’un hypnotique — auquel il n’était pas habitué —, chaleur du compartiment, mode d'ouverture particulier des fenêtres à guillotine qui permit le basculement du président lorsqu'il souhaita respirer de l’air frais[6].

Le Dr Benjamin-Joseph Logre, médecin du chef de l’État, fait également état du « syndrome d'Elpénor » (par référence à l'aventure d'un compagnon d'Ulysse), qui aurait été provoqué par la prise de calmants pour dormir et aurait créé chez le Président un état de semi-conscience maladive lors d'un réveil incomplet[5],[9]. Il explique notamment : « Ce syndrome, caractérisé par un « réveil incomplet » avec troubles passagers de la mémoire, peut donner lieu à des réactions graves, en particulier à des accidents presque toujours très mal compris de l’entourage, des magistrats et même des médecins. Les causes les plus diverses d’intoxication, de fatigue et de dépression peuvent figurer à l’origine du syndrome[10]. »

Conséquences et suites[modifier | modifier le code]

Photo en noir et blanc de deux hommes en train de marcher, épée de l’Académie française à la main : celui de droite a une moustache blanche, un costume trois pièces avec chemise à faux col et chapeau melon ; l’autre, moustache foncée, porte l’habit vert de l’Académie
Paul Deschanel et Robert de Flers à l’Académie française, en 1921.

Alors que le chef de l’État préside le Conseil des ministres dès le lendemain, sa chute donne lieu dans la presse à de nombreuses caricatures, souvent cruelles, et excite la verve des chansonniers, comme Lucien Boyer avec son Pyjama présidentiel[11]. Plusieurs personnalités critiquent la manière, démesurée voire mensongère, de présenter l'incident, qui frappe les esprits en raison de la notoriété de sa victime. Charles Maurras s’indigne dans l'Action française, tandis que l’ancien président de la République Raymond Poincaré fait état de la dangerosité du système d'ouverture des fenêtres du convoi visant à permettre au chef de l’État d’être vu du public[2].

D'autres prétendus incidents dont aurait été victime Paul Deschanel ne sont pas attestés et l’historien Adrien Dansette précise que « jamais Deschanel ne déraisonne »[2],[12]. Cependant, la dépression du président de la République se poursuit au fil des mois et le contraint à démissionner en [13]. S’étant rétabli après une période de convalescence, il effectue son retour en politique peu après en se faisant élire sénateur puis président de la commission des Affaires étrangères du Sénat[14],[15].

Un riverain des lieux de l'incident obtient, plusieurs décennies après, que soit apposée une stèle commémorative de l'incident, très sobre et sans aucun élément de caricature, à proximité du passage à niveau et de l'ancienne maison de garde-barrière où avait été conduit Paul Deschanel après sa chute[16].

Évocations artistiques[modifier | modifier le code]

Cet incident forme le cœur du film Le Tigre et le Président de Jean-Marc Peyrefitte, sorti en 2022, qui dépeint la rivalité entre Paul Deschanel et Georges Clemenceau[17].

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. Victor Battagion, Ridicules ! Les dossiers inavoués des grands personnages de l'histoire, Paris, First, (lire en ligne), p. 76.
  2. a b et c Thierry Billard, Paul Deschanel, Paris, Belfond, , 298 p. (lire en ligne), p. 231-243.
  3. Jean-Marc Alby, André Bourguignon et al., Psychoscopie : regards de psychiatres sur des personnages hors du commun, Paris, Josette Lyon, , 388 p. (ISBN 978-2906757585).
  4. Gérard Milleret, Une chute peut en cacher une autre ou l'histoire du président Paul Deschanel, Dijon, thèse de médecine (université de Bourgogne), , 152 p.
  5. a b et c Dir. Jean Jolly, Dictionnaire des parlementaires français : notices biographiques sur les ministres, députés et sénateurs français de 1889 à 1940, vol. IV, Paris, Presses universitaires de France, (lire en ligne), « Paul Deschanel ».
  6. a et b « 23 mai 1920. Le président Deschanel chute sur la voie en ouvrant la fenêtre de son compartiment », Le Point, .
  7. Renée Grimaud, 1001 secrets d'histoire de France, Prat, , 312 p. (ISBN 978-2-8104-1859-6), p. 287-288.
  8. « Paul Deschanel, président de la République, tombe du train près de Montargis dans le Loiret en 1920 », Huffington post, .
  9. « Syndrome d'Elpénor », sur nouvelobs.com, .
  10. Pierre Rentchnick, Ces malades qui font l’histoire, Plon, , 380 p. (ISBN 978-2259010818, lire en ligne), « Paul Deschanel ou la grande déprime ».
  11. « Le Pyjama présidentiel de Lucien Boyer », sur lepoint.fr, (consulté le ).
  12. Adrien Dansette, Histoire des présidents de la République : de Louis-Napoléon Bonaparte à Vincent Auriol, Paris, Amiot-Dumont, , 298 p. (BNF 31992977).
  13. « La démission de M. Paul Deschanel », Le Figaro, no 265 (année 1920),‎ , p. 1 (lire en ligne, consulté le ).
  14. « Les élections sénatoriales », L'Humanité, no 6136,‎ , p. 2 (lire en ligne, consulté le ).
  15. « M. Deschanel désigné pour remplacer M. Poincaré », L'Homme libre, no 2004,‎ , p. 1 (lire en ligne, consulté le ).
  16. Pierre Guillaume, dans ses mémoires : Mon âme à Dieu, mon corps à la patrie, mon honneur à moi (Plon, 2006), évoque les souvenirs de son père sur cet épisode. Celui-ci, le commandant Guillaume, était aide de camp de Paul Deschanel.
  17. « Le Tigre et le Président » (fiche film), sur Allociné (consulté le ).

Bibliographie[modifier | modifier le code]

Document utilisé pour la rédaction de l’article : document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.

  • Gérard Milleret, Une chute peut en cacher une autre ou l'histoire du président Paul Deschanel, Dijon, thèse de médecine (université de Bourgogne), , 152 p. Ouvrage utilisé pour la rédaction de l'article
  • Pierre Rentchnick, Ces Malades qui font l’histoire, Plon, , 380 p. (ISBN 978-2259010818), « Paul Deschanel ou la grande déprime », p. 178-194. Ouvrage utilisé pour la rédaction de l'article
  • Thierry Billard, Paul Deschanel, Paris, Belfond, , 298 p. (lire en ligne), p. 225-248. Ouvrage utilisé pour la rédaction de l'article
  • Patrick Hoguet, Paul Deschanel au-delà de la chute du train : vrai-faux entretien avec le président héraut de la République, Amis du Perche, , 288 p. (ISBN 978-2900122990).