A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Grégoire était du genre exagéré en toute matière, mais en gardant la tête froide. Son extrémisme, il le cultivait tout seul, avec commentaires à l’appui, en traçant des A cerclés sur les tables salopées du bahut. Quand le cours s’achevait, à la première vibration de la sonnerie, il rangeait son marqueur noir dans la poche de son jean usé et reprenait sa route de prophète de désordre vers la salle du cours suivant où il voulait arriver le premier. Pour choisir sa table.

Bessis, dont tout le monde avait oublié le prénom tant il tenait à ce qu’on l’appelât par son patronyme – on comprendra pourquoi –, jouait au con avec une remarquable maîtrise qu’aucun de nos commentaires ne pouvait atteindre. Au vu de sa taille, nettement au-dessus de notre moyenne, il aurait pu, d’un coup de pogne, corriger le mieux bâti d’entre nous, mais tel n’était pas son genre. Il préférait déconcerter en alignant, avec conviction, connerie sur connerie. Un festival dont l’effet assuré était de nous faire pisser de rire. Alors, invariablement, toujours l’un de nous s’enquerrait : « Mais comment tu fais pour être aussi con ? ». Et tout aussi invariablement, Bessis répliquait : « Vitamine B6, mon pote, tel est mon secret. Elle rend con, mais elle fait bander dur. »

René Coq jouait si mal au foot que Robinot, prof de gym et entraîneur, lui avait attribué, par défaut, la place de gardien de but. Depuis, chaque fois que l’occasion se présentait, il se dirigeait vers sa cage d’un pas nonchalant, mais avec la ferme intention de ne pas la laisser violer. Il la défendrait, se disait-il chaque fois, comme si de sa vie il s’agissait. Et il faut bien le reconnaître : le spectacle était toujours impressionnant, car rien, jamais, ne passait. L’entraîneur – survêt’ souffreteux, mais belle prestance – lui reprochait, cela dit, son manque de technique :
– Ça passe ou ça passe pas ? répliquait René Coq.
– Ça passe pas, était bien obligé de constater Robinot.
Et l’autre d’avoir toujours le dernier mot : « Alors, si ça passe pas, c’est la preuve que je suis bon et que la technique, c’est un truc d’esthète, pas vrai ? » Robinot, qui l’était, n’avait d’autre solution que d’acquiescer.

Mercier avait la vue calamiteuse – maladie dégénérative, disait le corps médical : chaque fois qu’il traversait la rue, il risquait sa peau. C’était là son principal défaut. Pour le reste, il était aussi brillantissime que malcommode, à l’écrit comme à l’oral. C’en était à un point tel que le presque aveugle déjouait avec application et méthode les initiatives des profs les plus bienveillants à son égard qui, compatissant par trop à son malheur, avaient le mauvais goût de le lui rappeler. Ainsi de ce Chabut, prof de français, qui, un jour de rentrée, se risqua à lui proposer une place au premier rang :
– Mais, Monsieur, pour qui me prenez-vous ? Si ma déficience occulaire est médicalement avérée, elle ne m’oblige aucunement à renier mes valeurs pour soulager votre pitié.
La salle, unanimement attentive, attendait la suite.
– Mercier, il ne s’agissait pas de pitié. Je pensais simplement vous rendre service.
– Soit, mais je m’en passerai, Monsieur, et volontiers, car vous devez savoir que, pour un rebelle, il n’y a de premier rang qu’au dernier. Je vous laisse le premier, en sachant par avance qu’il trouvera client chez les soumis ou les fayots, ce qui somme toute revient au même.
Et, dans un tonnerre d’applaudissements, Mercier de se diriger vers le dernier rang où, compact, l’attendait son groupe de copains.
– Je vous prie de m’excuser, Mercier, si je vous ai offensé, murmura Chabut.
– Je vous excuse, Monsieur, et ce d’autant que je sais que toute offense même involontaire, forge le caractère.

Tout concourrait à faire de Mathias une réincarnation du romantique décadent : une manière de se tenir dans le monde, un goût évident pour l’outrance vestimentaire, une façon bien à lui d’être détaché des contingences, un ton cassant quand il cédait au jugement, un charme réel qui ne laissait personne indifférent. Il fut, de surcroît, le premier d’entre nous à se laisser pousser les cheveux, à s’appliquer à lire Marx, à chercher des contacts avec le dernier carré des surréalistes historiques, à déclamer Nadja dans l’immense parc du bahut dont, interne, il connaissait tous les recoins. Mathias était un adolescent hors temps puisqu’il était à la fois de celui de Villon, de Lautréamont, de Baudelaire et de Breton. De son époque, il ne retenait qu’une brochure distribuée à Strasbourg et dont il était le diffuseur dans le bahut : De la misère en milieu étudiant. Le libelle n’avait pas les faveurs du groupuscule trotskiste auquel il appartenait, mais Mathias s’en foutait. Il le jugeait indépassable en impertinente pertinence, et ça lui suffisait. En clair, ce romantique de belle prestance était notre modèle. Au physique comme au moral.

Cricri avait l’âme naturellement chahuteuse. Sa nature, plutôt réservée mais en réalité complexe, s’exprimait pleinement dans l’organisation du désordre. Fils d’un couple de très sérieux profs de la gauche PSU, il avait de l’existence une vision assurément globale. Son passe-temps préféré consistait à miner les convenances en s’improvisant grand ordonnateur du bordel. Avec Zéro de conduite pour référence suprême et le happening pour méthode, il élaborait patiemment des plans de subversion générale toujours drôles fondés sur un imaginaire sans limites. Sa force, c’était de mettre ses rêves à disposition du groupe. Chaque matin, il nous racontait sa nuit et les nouvelles idées qu’elle avait nourries dans son esprit joyeusement farceur. Pour Cricri, la condition de toute révolte tenait à sa capacité à mettre les rieurs de son côté. D’où son culte de l’humour, noir de préférence, où il puisait mille raisons de ne pas mourir d’ennui dans son lycée-caserne – qu’il appelait « la base » et voulait transformer en phalanstère fouriériste.

Ficelle avait la nonchalance élégante du môme revenu de presque tout. De son enfance difficile, il ne parlait jamais, se contentant de la porter comme un fardeau d’oubli. Il s’arrangeait avec ses souvenirs sans que ça dérange personne. Elégance, disais-je. C’était un type de peu de mots, mais toujours justes. Interne comme Mathias, il vivait en marge de la meute. Son silence le rendait respectable et un peu craint des caïds de l’internat. Ils savaient, il est vrai, qu’il était habile au coup de poing. C’était un en-dehors qui répugnait à tout enfermement identitaire. Il avait l’aisance de ceux qui ont surmonté leur déveine en s’inventant un personnage.

Moi, je me contentais d’en être de cette joyeuse bande, à la place qu’elle m’octroyait, celle qu’on accorde, quand on a seize ou dix-sept ans, à un fils d’anarchiste espagnol de la guerre d’Espagne : une sorte de stratège héréditaire, en somme, ce que je n’étais pas.


L’hiver d’avant le printemps fut le temps d’une belle conspiration. De maturation rapide, au demeurant. Nous avions créé, et parmi les premiers, un comité d’action lycéen que nous avions conçu et imaginé comme un repaire de porteurs de torches chargés de mettre le feu à la plaine de l’ennui. À vrai dire la confrérie coalisait d’indéniables talents. Les nôtres d’abord, ceux de notre tribu d’agents de désagrégation, mais aussi ceux que nous découvrions chez d’autres qui, de réunions discrètes en conciliabules secrets, ne demandaient qu’à s’exprimer. Il fallut peu de temps pour que la fraternité révolutionnaire que nous formions prît conscience de sa force, le temps d’un hiver exaltant où, dans la pratique, nous apprîmes l’essentiel de la politique : partir du général pour aller à l’essentiel. Le général, c’était De Gaulle et sa France un peu rance ; l’essentiel, c’était que le monde devait changer de base. Nous avions l’âge où aucune hésitation ne nous encombrait l’esprit. Le printemps pouvait venir. Les merles moqueurs que nous étions attendaient, dans l’ardeur, le temps des cerises.

Il fallut l’aider un peu à accoucher de ses splendeurs. La bande ne démérita pas. Grégoire, René, Mercier, Mathias, Cricri, Ficelle et moi-même – seul le survitaminé Bessis manquait à l’appel, pour cause de déménagement subit – semions à tous vents nos dispositions à la bordélisation de l’institution : happenings, grèves, bombages, confection de tracts en BD. Si bien, au demeurant, que la bande enfla de nouveaux venus aux idées trépidantes et plutôt anars. Un jour, le lycée fut cerné par les pandores au prétexte que nous avions annoncé, pour rire et par tract, un débat contradictoire entre les initiateurs de la brochure De la misère en milieu étudiant et une délégation de l’UNEF. Un autre, un prof de français, Thibault, pétainiste nullement repenti, reçu un pot de peinture rouge sur son costard trois-pièces. L’action, de nature commando, nous attira des noises, mais sans jamais que le coupable ne puisse être démasqué. Un autre, avec le concours des internes, nous organisâmes une fête de nuit à caractère résolument mixte dans le grand parc du bahut. C’était encore l’avant prise du palais d’Hiver et le sacre de printemps. Ils ne tardèrent plus.


Aux premiers jours de mai 1968, Mathias, chaque fois moins trotskiste et plus spontanéiste tendance situ, entra dans la salle de classe que nous avions réquisitionnée – avec deux ronéos – en gueulant : « À bas, à bas le caporalisme prussien ! » À dire vrai, le slogan nous semblait foireux, du moins peu explicite, mais d’un même mouvement nous l’entonnâmes en groupe en arpentant les vastes couloirs du bahut. Les salles s’ouvraient une à une et le flot grossissait. Les profs, même de gauche, tentaient vainement d’enrayer la contagion. Thibault-le-facho, qui venait d’accorder un entretien à France- Soir – « La base anarchiste de Cohn-Bendit en milieu lycéen » –, tenta vainement de s’interposer. Mal lui en prit : Robinot, allié objectif des sauvages, lui fit un assez discret mais efficace croc-en-jambe pour que le facho à costard trois-pièces se retrouve à terre, et avec lui l’ordre caporaliste prussien qu’il incarnait. Ce jour même, après une assemblée générale totalement improvisée, le bahut, dans une explosion de joie, fut déclaré « occupé », c’est-à-dire libéré de toute autorité de tutelle. Peu près, sur consigne de leurs directions, les profs syndiqués se mirent en grève. Ils n’avaient, c’est vrai, rien de mieux à faire, leurs cours étant tous désertés.

Au soir de cette épatante journée printanière, les cœurs exultaient.
– C’est bien, Mathias, lança Grégoire, le maniaque du A cerclé, je n’aurais jamais cru qu’un trotskiste même aussi dégénéré que tu l’es puisse faire, à partir d’un slogan aussi con, une telle démonstration de la force de la spontanéité des masses. Bravo, camarade.
– À bas, à bas, le caporalisme bolchevik !, improvisa Mathias sous les applaudissements du groupe.
– C’est passé et bien passé, ce coup-ci, lança René, mais Robinot était à l’attaque et moi j’avais déserté la cage.
– Fais chier avec ton foot, dit Mercier, qui n’avait rien vu des événements.
L’heure n’est plus à jouer à la baballe. Ça devient sérieux, maintenant.
– Surtout pas, coupa Cricri, c’est maintenant qu’on va commencer à rire. La révolution, c’est la fantaisie !
– En attendant, on va s’en jeter une, conclut Ficelle, en demandant des volontaires pour aller chercher des bières dans l’économat autogéré depuis belle lurette de l’internat.
On les but à la santé de Bessis, le partant, dont les déconnades nous manquaient déjà, même si nous nous sentions tous, en ce soir d’un long début, survitaminés.

Freddy GOMEZ