Existe-t-il encore une île déserte? | Le Devoir

Existe-t-il encore une île déserte?

Dans «Les grandes marées», Jacques Poulin brandit le mythe de l’île idyllique pour mieux le déconstruire.
Illustration: Tiffet Dans «Les grandes marées», Jacques Poulin brandit le mythe de l’île idyllique pour mieux le déconstruire.

Une fois par mois, sous la plume d’écrivains du Québec, Le Devoir de littérature propose de revisiter à la lumière de l’actualité des oeuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec, en collaboration avec Le Devoir.

« Au commencement, il était seul dans l’île » : la première phrase du roman de Jacques Poulin, Les grandes marées, paru pour la première fois en 1978, est aussi simple que riche en mystères et en puissance mythique. L’inconnu qui se profile d’entrée de jeu est-il un nouveau Robinson Crusoé voué à une existence autarcique après avoir fait naufrage sur une île déserte ? Nous apprendrons vite qu’il n’en est rien. Cet antihéros désigné seulement par le « nom de code » de Teddy Bear, traducteur de bandes dessinées au journal Le Soleil de Québec, a plutôt obtenu de son riche patron la chance de s’établir seul dans l’île Madame, située non loin de l’île d’Orléans et inhabitée depuis la retraite de son vieux gardien.

Peu de gens voudraient revivre aujourd’hui l’expérience de Robinson Crusoé, encore que les expériences, courtes et encadrées, de survivance en territoire isolé (on pense à Survivor Québec) connaissent une popularité médiatique ou se pratiquent volontiers chez des groupes de croissance personnelle. L’expérience insulaire représente souvent une épreuve, parfois même un cauchemar. La littérature, depuis Homère jusqu’à Michel Houellebecq en passant par Rabelais et Jonathan Swift, a volontiers représenté les îles comme des réserves d’étrangeté pas toujours hospitalières : elles peuvent abriter des monstres, des peuplades aux moeurs insolites ou grotesques, des sectes d’illuminés.

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Il est vrai qu’à l’inverse, les projets utopiques de sociétés idéales aiment la clôture insulaire, telle l’île d’Utopia conçue à la Renaissance par Thomas More. Héritiers de l’individualisme romantique, nous sommes sans doute plus attirés aujourd’hui, comme l’est Teddy Bear, par la figure mythique de l’île-refuge, havre de paix et de silence, procurant un accord bienfaisant avec nous-mêmes et avec la nature. Même sans le savoir, un peu de Jean-Jacques Rousseau nous habite, installé un moment à l’abri du tumulte social dans l’île Saint-Pierre, au beau milieu d’un lac suisse. Lieu idéal de la simplicité volontaire, l’île où l’on vivrait seul permettrait de se sentir simplement exister, en toute asocialité.

Un capitaliste bienveillant

Le personnage central du roman de Jacques Poulin se livre d’autant mieux à ce fantasme qu’il semble peu doué pour les rapports sociaux, que son travail de traducteur impose la solitude et qu’en outre, l’homme est un « maniaque de la précision », un perfectionniste qui supporte mal chez les autres les gestes brouillons et les exécutions bâclées. Or, Teddy Bear a la chance d’avoir un patron qui paraît se soucier de son bonheur et qui peut satisfaire sur-le-champ son désir.

La possibilité d’être propriétaire d’une île entière est un luxe que peu de gens peuvent se payer. Il y a quelques années, le journal Le Soleil titrait que l’île au Ruau, voisine de l’île Madame et présente dans le roman de Poulin, était à vendre pour 5 millions de dollars ! Le roman ne nous dit pas si le patron de Teddy a payé ce prix pour l’île Madame, mais chose certaine, il ne manque pas de ressources et lorsque, plus loin dans le roman, il évoque sa propre réussite, on reconnaît en lui un sosie de Paul Desmarais père, l’un des hommes les plus riches et les plus puissants qu’a connus le Canada, né à Sudbury et devenu le grand patron de Power Corporation, un magnat des pâtes et papiers et un propriétaire de journaux, dont La Presse à Montréal et, justement, Le Soleil de Québec.

Au commencement, donc, Teddy se promène tranquillement sur les battures de l’île Madame, seul mais tout de même accompagné de son vieux chat Matousalem. Cela ne durera pas et on comprend que le mythe de l’île idyllique n’aura été brandi au départ que pour mieux être déconstruit. Pourquoi donc ? D’abord, si rendre les gens heureux est une entreprise louable, encore faut-il les écouter. Or, le riche patron n’écoute pas : dès le début, il insiste pour amener une chatte de compagnie à Matousalem, contre l’avis pourtant clair de Teddy.

Ce n’est là qu’un début : arrivant chaque samedi en hélicoptère pour cueillir les traductions tout en apportant des vivres et de nouvelles bandes dessinées à traduire, le patron fait bientôt débarquer une jeune femme, Marie, qui sera tout de même une complice et une confidente affectueuse pour Teddy. Les arrivants qui suivent seront beaucoup plus dérangeants : Tête heureuse, la femme du patron, est frivole, gaffeuse, et une insidieuse séductrice ; l’Auteur, fruste et brouillon, rêve d’écrire « le grand roman de l’Amérique » ; le professeur Mocassin est aussi sourd et imprévisible que le professeur Tournesol de Tintin ; l’Homme ordinaire surgit de nulle part pour s’occuper des problèmes matériels et du bien-être de la communauté ; enfin, l’Animateur social s’impose dans une petite société de plus en plus dysfonctionnelle en même temps qu’elle rend la vie impossible à un homme qui ne demandait que la solitude et la paix.

Au fil de ces arrivées, le roman de Jacques Poulin devient donc le contraire des utopies à la Thomas More, qui proposent un modèle de société meilleure et idéalement harmonieuse. La surdité du professeur Mocassin n’est que le cas extrême d’une surdité généralisée : les malentendus, les incompréhensions et les erreurs de communication se multiplient dans une microsociété qui est, il ne faut pas l’oublier, le produit d’un capitaliste « généreux », un marchand de bonheur qui veut non seulement répondre à tous les besoins des individus, mais aussi aux besoins qu’ils n’ont pas.

Considéré sous cet angle, Teddy est la victime naïve d’un cadeau empoisonné. L’auteur des Grandes marées fait en sorte que nous nous identifions au traducteur, au point où c’est un peu notre propre rêve d’une île déserte que nous voyons peu à peu s’effriter. Sans doute cette sympathie tient-elle aussi au fait que Jacques Poulin a mis beaucoup de lui-même dans son personnage.

Né en 1937, Beauceron d’origine et installé à Québec après un long séjour parisien, Poulin est l’un des écrivains les plus discrets de la littérature québécoise, réfractaire à l’effervescence sociale et médiatique, tout entier voué à sa routine d’écrivain solitaire. Ses romans, tels Le coeur de la baleine bleue, Volkswagen blues ou encore Le vieux chagrin, sont des bijoux de précision, de délicatesse, de présence aux êtres et au territoire qu’ils habitent.

Une résistance passive

La figure du mésadapté social hante Jacques Poulin et il est révélateur que le fantasme de l’île déserte nourrisse ici le récit éminemment actuel d’un territoire envahi. Jamais la question des espaces habitables, de leur partage et de leur aménagement n’a été aussi brûlante, sur un fond de crise du logement, d’évictions sauvages, de syndromes du « pas-dans-ma-cour », de pollution sonore et atmosphérique, etc. Nous avons beau compter sur des « îlots » de tranquillité et de verdure, notre société développée, agitée, bruyante, surchargée de véhicules et de produits de consommation, pose un énorme défi au désir d’isolement et de dépouillement que peuvent nourrir tous les Teddy Bear de ce monde.

Face à cette résurgence d’un tumulte social qu’il a fui, le traducteur a-t-il d’autre arme que celle de la résistance passive, l’un des modestes pouvoirs qu’a la littérature elle-même ? Avec Marie et leurs deux chats (car elle aussi en a un), Teddy compose tant bien que mal avec ce voisinage qu’il n’a pas souhaité, il ne pose pas de questions ni ne songe à partir, il ne s’indigne ni se rebelle. Son travail même de traducteur, incessante quête de précision et de justesse, est une forme de refus du n’importe quoi ambiant.

Le couple que Teddy forme avec Marie obéit en tout point à cette éthique empreinte de non-violence, de lenteur, de respect et d’attention. Même la sexualité ne trouve sa place entre eux qu’avec une infinie retenue. Cette vie attentionnée, disciplinée, possède une sorte de dignité formelle qui s’accomplit par excellence dans le sport que pratique Teddy.

Au centre de l’île en effet se trouve un court de tennis. Ce court est une sorte d’îlot dans l’île, un espace parfaitement délimité qui obéit à des règles claires et qui exige une technique incompatible avec les gestes désordonnés et les pertes de contrôle. Le perfectionnisme de Teddy trouve dans la pratique du tennis un espace idéal : sa préparation est solennelle, sa tenue vestimentaire impeccable, les élans du joueur solitaire sont étudiés, amples, jamais précipités. Il s’en dégage l’idée que la vraie insularité est d’abord mentale : une île intérieure créée par le dépouillement, la concentration, la pratique répétée de rituels, l’aspiration modeste à une certaine beauté, fût-ce simplement celle du geste fluide.

Or, le court de tennis se trouve peu à peu dénaturé et dégradé par la petite communauté de l’île. Pourtant, l’ironie est que Teddy, solitaire invétéré, jouait contre un robot, le Prince, belle et redoutable machine programmée de façon aléatoire pour offrir des défis croissants à son adversaire. Dès son arrivée sur l’île, l’homme de la simplicité volontaire n’a eu que de l’admiration pour ce robot posé là comme par la main de Dieu.

Se peut-il que son perfectionnisme l’ait rendu non seulement réfractaire à la vie en société, mais aveugle à ce qu’il y a de déshumanisant dans le pouvoir croissant et presque hypnotisant des technologies ? Se doute-t-il même qu’un autre robot pourrait bien s’acquitter de ses traductions ? Écrit avant les ordinateurs personnels, l’Internet et l’intelligence artificielle, le roman de Poulin ouvre, ici encore, des perspectives étonnamment actuelles.

Malgré l’ironie et les épisodes cocasses, le drame n’en demeure pas moins et il s’aggrave. À mesure que la société envahit son île, Teddy perd ses moyens : il vieillit, il a froid, il s’ankylose au point de ne plus pouvoir jouer au tennis. On se souvient qu’à la première page, il se promenait seul sur les battures avec son chat. Il aura bien peu duré, le bonheur de l’île déserte.

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