John Major et l'Europe, ou l'enjeu européen au service de l'intérêt partisan
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John Major et l'Europe, ou l'enjeu européen au service de l'intérêt partisan

Karine Tournier-Sol
p. 85-99

Résumé

La politique européenne de John Major se caractérise non pas par l'ambivalence dont il a souvent été taxé sur la question, mais par une radicalisation progressive qui s'articule autour de la ratification du traité de Maastricht et du mercredi noir. De surcroît, il n'existe pas de dichotomie systématique entre la rhétorique eurosceptique et une pratique plus europhile du leader conservateur. En effet, le virage eurosceptique amorcé alors sera suivi d'actes allant dans le même sens. Enfin, cette radicalisation de la position de John Major sur l'Europe va de pair avec une instrumentalisation de l'enjeu européen à des fins partisanes. Unité et autorité sont les maître-mots qui ont conditionné sa politique européenne.

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Texte intégral

Introduction

1 L'enjeu européen est indissociable de l'ère Major, au sein de laquelle il s'est révélé omniprésent. Il est aussi inextricablement lié à la question de l'autorité du leader conservateur, fragilisé par les divisions de son parti sur l'Europe et désespérément en quête d'unité. Autorité et unité sont en fait les principaux critères qui conditionnent la politique européenne du dirigeant conservateur, même si ce ne sont certainement pas les seuls. Ils donnent une cohérence à des actions et des prises de position qui parfois en manquent – en tout cas qui peuvent sembler contradictoires. L'ambivalence dont a souvent été taxé John Major sur l'Europe devient alors un faux problème.

2 Une analyse approfondie révèle plutôt une radicalisation progressive de la position de John Major sur l'Europe, articulée autour d'un tournant décisif constitué de la ratification du traité de Maastricht doublée du mercredi noir. Cette radicalisation se traduit dans l'après-Maastricht par un passage de la conciliation à la confrontation sur l'enjeu européen, qui fait l'objet d'une véritable instrumentalisation de la part du dirigeant conservateur à des fins partisanes.

Stratégie politique et enjeu européen

3 Tout d'abord, il est important de souligner les circonstances de l'arrivée de John Major à la tête du Parti conservateur. En effet, celui-ci s'est présenté comme le candidat le plus apte à réunifier le parti après l'épisode de l'éviction de Margaret Thatcher. John Major se veut le leader du rassemblement et de la réconciliation, alors que la fin de l'ère Thatcher a démontré le potentiel destructeur de la question européenne. Le style Major est diamétralement opposé à celui de son prédécesseur : le dirigeant conservateur privilégie le consensus et la conciliation, s'efforçant d'éviter toute confrontation. Mais ce n'est pas qu'une question de tempérament ou de personnalité. C’est aussi une stratégie politique, un moyen pour lui de mieux se couvrir, auquel il a recours régulièrement sur la question européenne dans le but de limiter les risques de dissensions, par exemple lors de l'épisode de Maastricht.

  • 1  Major, J., The Autobiography, Harper Collins, 1999, p. 274.

4 Ainsi, en novembre 1991, quelques jours avant le sommet de Maastricht, John Major demande l'approbation préalable de la Chambre des communes sur son approche des négociations. En associant les députés conservateurs aux négociations, Major entend bien désamorcer tout risque de dissension interne en ses rangs. C'est ce qu'il explique dans ses mémoires : « C'était une stratégie risquée, mais je voulais débusquer les éventuels opposants »1. Tout comme il a pris soin de consulter amplement les membres de son Cabinet tout au long de la préparation des négociations, le dirigeant conservateur souhaite à présent s'allier son groupe parlementaire. De la même manière, à son retour de Maastricht, toujours à des fins de stratégie politique, le dirigeant conservateur décide de soumettre les conditions qu'il a obtenues au vote des députés. Après les avoir associés aux négociations, il entend les associer aux résultats, afin de s'assurer leur soutien lors de la ratification du traité.

5 Dans les deux cas, John Major parvient à rassembler la grande majorité de son parti derrière lui, puisque lors des deux votes, le taux de dissension interne au parti conservateur n'est que de 4,3 % – chiffre qui comprend tous ceux qui n'ont pas voté pour, y compris les abstentionnistes. C'est en mai 1992, lors du débat précédant le vote en deuxième lecture, qu'on assiste à l'aboutissement de la stratégie politique de John Major. En effet, le dirigeant conservateur prend soin d'inscrire cette étape dans la continuité du processus qu'il a lancé depuis plusieurs mois : en insistant sur la concertation qui a eu lieu et sur le soutien que la Chambre lui a apporté à diverses reprises, le Premier Ministre suggère que les députés n'ont d'autre choix que de voter pour la ratification d'un traité qu'ils ont en fait déjà approuvé de manière tacite. Dans la logique de John Major telle qu'il veut en convaincre ses députés, ce vote n'est donc qu'une formalité.

6Si cet exemple de stratégie politique appliquée à l'enjeu européen illustre parfaitement le style Major, il témoigne également de la pleine conscience qu'avait le dirigeant conservateur du potentiel explosif de la question européenne dans son propre parti, et ceci dès le début de son mandat. Intérêt partisan et enjeu européen étaient d'ores et déjà associés dans son esprit. C'est aussi ce que tend à démontrer l'évolution de son discours sur l'Europe.

La radicalisation de John Major sur l'Europe

7 Sur l'Europe comme sur le reste, John Major revendique une approche pragmatique, refusant de se laisser classer parmi les europhiles ou les eurosceptiques de son parti. Mais cette attitude va lui valoir des critiques. On lui reprochera de ne pas se positionner clairement sur cet enjeu et de naviguer entre le camp des pro et des anti-européens. Rapidement, il sera taxé d'ambivalence. En fait, un examen attentif de l'ensemble de ses interventions sur l'Europe révèle plutôt une évolution de son approche européenne. On assiste en quelques années à une radicalisation de sa position : d'un discours foncièrement positif et constructif qui s'inscrit à l'opposé du style Thatcher, il évolue vers un ton résolument eurosceptique.

8 Lorsque John Major remplace Margaret Thatcher à la tête du gouvernement conservateur en novembre 1990, les rapports entre le Royaume-Uni et la Communauté européenne sont plutôt tendus. A force de résistance acharnée à davantage d'intégration, la Dame de fer a fini par s'aliéner ses homologues européens. Major en est tout à fait conscient, et souligne la nécessité d'un changement d'attitude. C'est donc plein d'optimisme et de bonne volonté que le nouveau Premier ministre britannique aborde la question européenne. Il entend se montrer plus coopératif avec ses partenaires. Toutefois, s'il est vrai que le ton est plus positif, le fond, lui, n'a pas fondamentalement changé, et la position britannique reste en substance ce qu'elle était avant l'arrivée de John Major.

  • 2 Ibid., p. 377.

9 Trois ans plus tard, la situation a bien changé. Entre temps a eu lieu la ratification du traité de Maastricht au prix de querelles fratricides au sein du Parti conservateur. Cet épisode a été particulièrement pénible pour John Major, le contraignant à mettre son mandat dans la balance et à employer la force lorsque la persuasion n'a plus suffi. Cette lutte contre ses propres députés, parce qu'elle est contre-nature, a laissé un goût amer à celui qui s'était donné pour mission de réunifier son parti à son arrivée en 1990 : « Combattre ses adversaires politiques est l'essence de la politique. Ça fait monter la pression sanguine. Mais combattre ses collègues s'est avéré intensément douloureux. Ça m'a coupé l'appétit »2.

10Pendant tout l'épisode Maastricht, John Major s'est efforcé de maintenir un semblant de cohésion à son parti, tentant désespérément de contenir la fracture grandissante entre pro-européens et eurosceptiques. En septembre 1992, alors que s'achève le congrès conservateur le plus divisé depuis longtemps, John Major apparaît encore comme le mieux placé pour maintenir l'unité de son parti sur l'Europe, de par sa position intermédiaire entre les deux camps – eurosceptique et euroenthousiaste. L'éditorial du Times résume ainsi la position du dirigeant conservateur :

  • 3 The Times, 10 octobre 1992.

M. Major est l'homme politique de haut niveau qui a les pieds les plus solidement ancrés de chaque côté du fossé européen. Son défi à présent est de veiller à ce que les deux côtés ne s'éloignent pas l'un de l'autre à tel point que même lui tombe dans le trou. Cela va être une épreuve de plus en plus difficile3.

11Epreuve d'autant plus difficile en effet qu'au processus de ratification déjà conflictuel vient s'ajouter le « mercredi noir », marqué par la sortie de la livre sterling du Système monétaire européen (SME) le 16 septembre 1992 suite à une tempête monétaire.

12Ce tournant décisif de l'ère Major contribue sans nul doute à la radicalisation du dirigeant conservateur en matière européenne. Dans ses mémoires, John Major fait clairement part de sa déception d'alors vis-à-vis de l'attitude de ses partenaires européens :

  • 4  Major, J., op. cit., pp. 579-581.

Après presque trois ans d'expérience à la table d'honneur de l'Europe, mes propres opinions étaient en train d'évoluer. (…) Maastricht ne m'avait pas fait perdre mes illusions, mais le degré d'égoïsme à travers l'Union dans la période précédant et suivant le mercredi noir avait commencé à le faire4.

13Après tout, Helmut Kohl, pourtant son ami, n'est pas venu à son secours pour empêcher le retrait de la livre sterling du SME. Il s'est refusé à intervenir auprès du Gouverneur de la Bundesbank. Par contre, une semaine plus tard, il est revenu sur ce principe afin de sauver le franc français du même sort – et par conséquent le projet d'union économique et monétaire tout entier. De nouveau pendant l'été 1993, le SME a été assoupli pour éviter la sortie du franc français.

  • 5  Ibid., p. 579.
  • 6  Ibid., p. 582.

14 Aussi l'optimisme affiché par John Major au début de son mandat a-t-il laissé place à une certaine amertume à l'égard de ses homologues européens. Celui qui au départ se définissait comme « un agnostique amical »5 conclut au bout de trois ans à la table européenne : « A présent, j'ai vu l'Union à l'œuvre de l'intérieur. L'expérience était désolante »6.

15 C'est donc un leader désabusé par son expérience européenne et à la tête d'un parti déchiré par Maastricht qui expose en septembre 1993 sa vision de l'Europe dans un article de The Economist. L'optimisme a laissé place au scepticisme. Cet article constitue un véritable tournant dans l'approche européenne de John Major. A l'instar de Margaret Thatcher à l'époque du discours de Bruges, le Premier Ministre britannique durcit le ton à l'égard de ses partenaires.

  • 7  Chef de file chargé de la discipline au sein du groupe parlementaire.
  • 8  The Spectator, 25 octobre 1997, p. 46.

16 La radicalisation de son discours sur l'Europe sera interprétée par beaucoup, Britanniques et Européens, comme le résultat des pressions exercées sur lui par les eurosceptiques. John Major sera accusé de subordonner la relation anglo-européenne à des considérations partisanes, d'agir moins en leader national qu'en Chief Whip7 uniquement préoccupé par l'unité de son parti. C'est par exemple l'idée exprimée par Michael Portillo, eurosceptique et membre du gouvernement Major : « Son approche de l'enjeu européen ne reposait que sur des critères d'unité et de cohésion. Sa préoccupation était de diriger le parti »8.

  • 9  Major, J., op. cit., p. 202.

17 Le Premier ministre conservateur répond à ses détracteurs dans ses mémoires. Il avoue avoir toujours gardé à l'esprit le risque de scission de son parti sur l'Europe. Il compare sa situation à celle d'une autre figure du Parti conservateur : « L'ombre de mon prédécesseur au poste de Premier Ministre conservateur, Sir Robert Peel, ne m'a jamais quitté »9. Il craint que l'histoire ne se répète. Par contre, John Major nie catégoriquement avoir privilégié le critère d'unité aux dépens de l'intérêt national :

  • 10 Ibid., pp. 585-586.

J'avais deux préoccupations. D'abord, quelle était la bonne politique pour la Grande-Bretagne ? (…) Ma seconde préoccupation était de savoir si cette politique pouvait réunir le Parti conservateur et l'empêcher de se scinder en deux. (…) Ces calculs partisans comptaient pour moi, mais ils n'étaient pas ma principale préoccupation. Parce que, aussi important que le parti ait pu être à mes yeux, l'intérêt à long terme de mon pays l'était davantage. Je n'étais pas prêt à sacrifier l'un pour l'autre10.

  • 11  « A Chief Whip manqué ». Kavanagh, D., et Seldon, A. (dir.), The Major Effect, Macmillan, 1994, p. (...)
  • 12  Dorey, P. (dir.), The Major Premiership, Macmillan, 1999, p. xv.
  • 13  Holmes, M., John Major and Europe : the Failure of a Policy 1990-7, The Bruges Group Occasional Pa (...)

18 Parce que l'unité du Parti conservateur est son maître mot, on le qualifie bientôt de « Chief Whip manqué »11. Certains voient en lui « un dirigeant managérial et un tacticien politique pour qui maintenir la cohésion du parti était pratiquement une fin en soi »12. D'autres vont plus loin et accusent John Major de faire passer l'unité de son parti avant la nation. C'est par exemple le cas de Martin Holmes, ardent défenseur de la cause eurosceptique, dont le verdict sur l'ère Major est assez sévère et qui écrit : « John Major était davantage un Chief Whip qu'un chef de parti. (…) Il a sauvegardé l'unité de son parti en subordonnant l'intérêt national à la gestion de son parti »13.

Instrumentalisation de l'enjeu européen

19Le virage eurosceptique amorcé par John Major en septembre 1993 dans l'article de The Economist n'est pas une prise de position isolée suivie d'un élan d'euro-enthousiasme. Contrairement à ce qu'on a pu lire çà et là sur le sujet, il n'existe pas de dichotomie systématique entre la rhétorique eurosceptique et une pratique plus europhile du leader conservateur. En effet, la radicalisation du discours de John Major va être suivie d'actes allant dans le même sens dans les mois qui suivent.

20 Le Premier Ministre britannique va passer de la conciliation à la confrontation à l'égard de ses partenaires européens, afin de satisfaire le nombre croissant de ses eurosceptiques et d'éviter ainsi les divisions au sein du Parti conservateur. L'après-Maastricht se caractérise en effet par une instrumentalisation de la politique européenne de John Major à des fins partisanes.

  • 14  L'Autriche, la Finlande, la Suède et la Norvège. Finalement, seuls les trois premiers adhéreront à (...)

21 Les exemples ne manquent pas. Le Premier ministre conservateur met pour la première fois en pratique sa nouvelle rhétorique eurosceptique en mars 1994. En vue de l'élargissement imminent de l'Europe des Douze à quatre nouveaux membres14, la minorité de blocage requise pour le vote à la majorité qualifiée au Conseil des ministres de l'Union doit être revue et adaptée. La question est de savoir si elle restera la même ou sera revue à la hausse, proportionnellement à l'augmentation du nombre total de voix occasionnée par l'arrivée des nouveaux membres. Pour le Royaume-Uni, le chiffre doit rester le même ; l'augmenter signifierait devoir trouver plus d'alliés pour freiner une décision estimée contraire aux intérêts britanniques. Après consultation avec les membres de son Cabinet, John Major refuse de céder. Devant ses députés aux Communes, le dirigeant conservateur durcit le ton et en fait un enjeu partisan, ce qui n'est évidemment pas pour déplaire à ses eurosceptiques.

  • 15  The Guardian, 25 mars 1994.

22 Quelques jours plus tard, dans un entretien accordé au Guardian, John Major maintient sa position, quitte à freiner un élargissement qu'il prône pourtant depuis longtemps. Difficile de ne pas y voir une concession à l'aile eurosceptique de son parti. Il s'en défend pourtant catégoriquement : « Je ne me sers pas d'une campagne d'ordre purement partisan pour nuire à la Communauté européenne, absolument pas »15. Mais cinq ans plus tard, il reconnaîtra dans ses mémoires qu'il était bel et bien piégé et ne pouvait plus reculer sans perdre toute crédibilité au sein de son parti :

  • 16  Major, J., op. cit., pp. 588-589.

Les enjeux étaient élevés, puisque dans l'atmosphère politique ambiante aux Communes, si nous avions fait marche arrière, cela aurait déchaîné une tempête. Cela n'aurait pas été considéré comme la modification pragmatique d'une décision qui n'en valait pas la chandelle, mais comme "un pas de plus vers le fédéralisme", "une lâche trahison", et que sais-je encore. Un compromis aurait été un désastre au sein du Parti conservateur à ce moment-là16.

23C'est pourtant ce à quoi la Grande-Bretagne est contrainte par ses onze partenaires, puisque la minorité de blocage est effectivement revue à la hausse. Nul ne se fait d'illusion sur l'échec que cela représente pour le Premier ministre britannique, d'autant plus qu'il avait délibérément adopté un discours offensif et inflexible. En choisissant d'en faire une épreuve de force, il a joué sa crédibilité sur un enjeu sur lequel il s'est finalement vu contraint de reculer. Alors qu'il voulait renforcer son autorité, il n'a fait que l'ébranler davantage. Le dirigeant conservateur s'est aliéné non seulement les europhiles de son parti, mais aussi les eurosceptiques qu'il avait voulu s'allier par la fermeté de sa prise de position.

24 Peu après, en juin 1994, un nouvel incident vient semer le trouble au sein de l'Union européenne et démontrer, s'il en est encore besoin, la réalité du durcissement de la position de John Major sur la question européenne. Cette fois-ci, l'objet du conflit est l'élection du successeur de Jacques Delors à la présidence de la Commission européenne. Le Premier Ministre britannique décide de s'opposer à la nomination de Jean-Luc Dehaene, candidat favori du couple franco-allemand.

  • 17  Ibid., p. 594.
  • 18  Loc. cit.

25John Major n'apprécie pas le préaccord conclu par la France et l'Allemagne qui voudraient dicter leur conduite aux dix autres Etats-membres. Il s'insurge contre ce qu'il qualifiera plus tard de « diktat franco-allemand »17. Le Premier ministre décide de faire échouer la tactique franco-allemande : « Je me disais que si maintenant ils arrivaient à placer leur homme à la présidence de la Commission européenne, ce n'était même plus la peine que nous autres nous rendions aux sommets. Je savais pertinemment ce qu'il me restait à faire »18. Une fois de plus, John Major se veut ferme et inflexible. Il oppose son veto à l'élection de Dehaene, à la grande satisfaction de ses eurosceptiques qui ne manquent pas de féliciter leur chef.

26Dernier exemple de l'instrumentalisation de l'enjeu européen au profit de considérations partisanes : la crise dite de la « vache folle » en 1996. L'embargo de l'Union européenne sur le bœuf britannique est récupéré et vient alimenter la propagande eurosceptique. La patience de John Major à l'égard de ses partenaires européens n'y résiste pas. Face au refus du comité vétérinaire permanent de l'Union européenne de lever l'embargo sur les produits bovins britanniques, la riposte est immédiate. Le Premier ministre annonce le début d'une campagne d'obstruction européenne :

  • 19  House of Commons, Parliamentary Debates (Hansard), 21 mai 1996, Vol. 278, Col. 100.

Je dois informer la Chambre que, faute d'une avancée vers une levée de l'embargo, il ne faut pas s'attendre à ce que nous continuions à coopérer normalement sur d'autres sujets communautaires. Je dis cela avec beaucoup de regret, mais l'Union européenne fonctionne sur la bonne volonté. Si nous ne bénéficions pas de la bonne volonté de nos partenaires, il est clair que nous ne pouvons en faire preuve non plus19.

  • 20  Major, J., op. cit., p. 653.

27 John Major choisit donc de jouer la carte de la confrontation. Il s'en explique dans ses mémoires : « Je me suis vraiment senti trompé. Cela semblait confirmer les déclarations les plus xénophobes selon lesquelles on ne pouvait pas faire confiance à nos partenaires européens pour tenir parole. (…) J'étais aussi exaspéré par ce résultat que n'importe quel eurosceptique. J'avais respecté les règles du club, et le club les avait modifiées »20.

Un leader en quête d'autorité

28Ainsi John Major a-t-il radicalisé sa position en Europe, dans les discours comme dans les actes. Face à un parti en pleine implosion, le leader conservateur fragilisé dans son autorité a voulu rallier les eurosceptiques que Maastricht lui avait aliéné, dans une quête d'unité dont on peut estimer qu'elle a induit une instrumentalisation de l'enjeu européen au profit de l'intérêt partisan.

29 Autorité et unité sont les deux critères clé qui donnent une cohérence à des actes de John Major qui peuvent parfois apparaître comme contradictoires. En effet, alors que le Premier Ministre cède du terrain à ses eurosceptiques dans son approche européenne, il décide néanmoins l'exclusion de huit rebelles du groupe parlementaire conservateur en novembre 1994.

  • 21  Ibid., p. 600.

30 A l'origine de l'incident se trouve le passage en deuxième lecture aux Communes du projet de loi sur le financement de l'Union européenne. Après concertation avec les membres de son Cabinet, John Major décide de faire de ce vote une question de confiance, et ceci pour deux raisons. D'une part, la longue guerre fratricide du Parti conservateur autour de Maastricht est encore dans les mémoires. Aussi John Major préfère-t-il anticiper et couper court à d'éventuelles rébellions : « Sur Maastricht – après des mois d'autodestruction – nous avions finalement été amenés à un vote de confiance. Je ne voulais pas retraverser cette agonie prolongée »21.

31 D'autre part, le Cabinet estime que c'est l'autorité de John Major et du gouvernement tout entier qui est engagée dans ce projet de loi. Les conditions de la contribution britannique sont le résultat de négociations menées deux ans plus tôt en décembre 1992. Il n'est pas question pour lui de se dédire auprès de ses partenaires. Comme pour le traité de Maastricht, c'est une question de principe et surtout de crédibilité pour le dirigeant britannique.

  • 22  Un autre eurosceptique, Sir Richard Body, s'exclut lui même du groupe parlementaire en signe de so (...)

32 La nécessité d'un vote de confiance est discutable et discutée. Pour le noyau dur des eurosceptiques qui s'expriment lors du débat précédant le vote, la méthode est sinon contestable, du moins inhabituelle, et les incite à braver les consignes de vote et à s'abstenir. Bien que le gouvernement remporte ce vote à une large majorité, la sanction est immédiate : les huit rebelles conservateurs sont exclus du groupe parlementaire pour n'avoir pas soutenu leur gouvernement lors de ce vote de confiance22.

33 L'exclusion des rebelles dure cinq mois – cinq mois durant lesquels le Parti conservateur est privé de sa majorité aux Communes qui passe officiellement à quatre voix. En outre, la sanction produit l'inverse de l'effet escompté puisque l'exclusion transforme les rebelles en véritables héros. Ils sont ceux qui ont eu le courage de leurs convictions. Pendant cinq mois, ils sillonnent le pays de conférence en conférence afin de diffuser leur message eurosceptique.

34 Cet épisode, qui constitue un nouvel échec pour John Major, relève de la question de l'autorité et ne remet pas en cause la nouvelle orientation eurosceptique de sa politique européenne. Alors que John Major avait voulu démontrer son autorité en appliquant la sanction prévue, le retour inconditionnel des rebelles n'a fait que prouver la faiblesse de sa position.

  • 23  The Guardian, 23 juin 1995.

35 La quête d'autorité du dirigeant conservateur face à un parti déchiré par l'enjeu européen se traduit quelques mois plus tard par sa démission en tant que leader. Aussi audacieuse que cette démarche puisse être, elle révèle surtout l'extrême fragilité de la position de John Major. C'est effectivement l'ultime recours d'un leader en quête d'autorité. Selon l'éditorial du Guardian : « La démission de M. Major est l'acte d'un homme désespéré »23. C'est John Redwood, eurosceptique convaincu alors Ministre pour le pays de Galles, qui se présente contre John Major. Il s'appuie sur une campagne essentiellement médiatique, avec un programme qui prône en substance un virage à droite en matière économique et une opposition claire et immédiate à la monnaie unique. Finalement, John Major est réélu sans grand surprise à la tête du Parti conservateur.

  • 24  Major, J., op. cit., p. 646.
  • 25  The Guardian, 5 juillet 1995.

36 Il est certain que cette réélection a permis d'apaiser les tensions, en faisant taire les critiques et les rumeurs de remplacement. Elle a sûrement enrayé l'érosion de l'autorité de John Major et empêché sa chute prématurée. Par contre, les effets bénéfiques n'ont été que superficiels. Le leader conservateur ne se fait pas d'illusion sur le fond du problème. Sa réélection n'a pas réglé les divergences sur l'Europe : « Ma réélection a mis un terme à la frénésie dans le parti, mais pas au conflit. La querelle européenne était trop profondément ancrée pour être coupée à la racine »24. En fait, cette réélection a prouvé que Major est encore le mieux placé au sein de son parti pour en maintenir la cohésion. La conclusion que tire Hugo Young de cet épisode est la suivante : « A la place du mythe de l'unité, nous voici face à un parti au sein duquel la dissension est officiellement reconnue, et sa maîtrise est la principale tâche de son leader »25.

37 Deux ans après la ratification du traité de Maastricht, la question européenne continue de menacer l'unité du Parti conservateur, ainsi que l'ont démontré l'exclusion des huit rebelles et la démission de John Major. Le virage eurosceptique entrepris par le leader conservateur n'a apparemment pas suffi à apaiser les tensions.

38 On constate que Major a privilégié la confrontation à la conciliation au cours de ces deux années – non seulement dans ses rapports avec ses partenaires européennes, mais aussi dans ses tentatives pour faire valoir son autorité à la tête de son parti. Parallèlement, il s'est aussi efforcé de se réconcilier avec l'aile eurosceptique de son groupe parlementaire par la radicalisation de sa position sur l'Europe.

  • 26  House of Commons, Parliamentary Debates (Hansard), 7 mars 1996, vol. 273, col. 450.

39 L'instrumentalisation de l'enjeu européen à des fins partisanes se manifeste à nouveau en 1996, lorsque le débat sur la monnaie unique connaît un rebondissement qui illustre une fois de plus la dérive eurosceptique amorcée par John Major. Pendant l'épisode Maastricht, le Premier ministre avait rejeté la demande de référendum émanant de ses députés eurosceptiques. Or, le 7 mars 1996, il fait volte-face et déclare à la Chambre des communes : « Je pense qu'un référendum sur l'adhésion à la monnaie unique pourrait être une étape nécessaire. (…) En ce moment, le gouvernement considère les circonstances dans lesquelles un référendum pourrait ou non être approprié. Nous informerons la Chambre de nos conclusions dès que nous y serons parvenus »26.

40Comment expliquer ce revirement ? Dans son autobiographie, John Major confie les trois raisons qui l'ont poussé à réévaluer sa position sur l'idée d'un référendum : la première est aussi la principale avancée par les eurosceptiques, à savoir qu'un enjeu aussi important d'un point de vue constitutionnel justifie le recours au référendum. Cet argument est en général réfuté par les adversaires du référendum sur les mêmes bases constitutionnelles. La seconde raison donnée par John Major est liée au « mercredi noir » et à ses conséquences sur l'image du Parti conservateur : si le peuple britannique acceptait par référendum la monnaie unique, en cas d'échec le Parti conservateur ne serait pas tenu pour seul responsable.

  • 27  Major, J., op. cit., p. 687.
  • 28  Heseltine, M., Life the Jungle : my Autobiography, Hodder & Stoughton, 2000, p. 521.

41Enfin, et cette raison est sans doute la plus déterminante, Major avoue avoir des motivations purement partisanes : « J'espérais que cette décision allait apaiser les tensions au sein de mon parti »27. Le dirigeant conservateur accepte donc de céder du terrain à ses eurosceptiques. Précisons que les prochaines élections doivent avoir lieu dans l'année qui suit : John Major a donc intérêt à tout mettre en œuvre pour présenter un front uni à l'électorat. Michael Heseltine, pro-européen et alors vice-Premier Ministre, commente ainsi cette concession : « Tout au long de ses derniers mois à Downing Street, John cherchait ce qu'il espérait – en vain, ainsi que cela s'est avéré – être un geste qui ramènerait les eurosceptiques à nos côtés et ainsi mettrait un terme aux dissensions qui nuisaient tant à la réputation du gouvernement »28.

42Ajoutons l'existence d'un autre facteur, lui aussi d'ordre électoral, qui intervient dans la décision du chef du gouvernement conservateur : le Referendum Party de Sir James Goldsmith, qui a fait savoir qu'il entendait présenter un candidat dans les circonscriptions au sein desquelles aucun autre candidat ne se sera engagé à soutenir la tenue d'un référendum. Certains députés conservateurs se sentent menacés par le Referendum Party et la pression augmente sur John Major pour le persuader de promettre un référendum sur la monnaie unique.

Conclusion

43La radicalisation de la position de John Major sur l'Europe va donc de pair avec une instrumentalisation de l'enjeu européen à des fins partisanes. Comme on l'a vu, la dimension de stratégie politique s'est révélée omniprésente dans la politique européenne du dirigeant conservateur, et ceci dès le début de son mandat. Unité et autorité ont été les maître mots qui ont conditionné sa politique européenne.

  • 29  The Guardian, 25 mars 1994.

44 Dès lors, il s'ensuit que la question d'une supposée ambivalence de John Major sur l'enjeu européen n'a pas lieu d'être. Finalement, la question n'est pas de savoir si le leader conservateur était ou non eurosceptique – le plus probable étant d'ailleurs qu'il ne l'était pas. Cela était clairement secondaire aux yeux de cet invétéré pragmatique. En fin de compte, l'approche européenne de John Major peut se résumer en une phrase qu'il prononce au cours d'un entretien avec Hugo Young pour le Guardian en mars 1994 : « Je suis plus un Européen dans ma tête que dans mon cœur »29. C'est d'ailleurs parce que John Major était dépourvu de convictions profondes sur l'Europe qu'il a pu instrumentaliser cet enjeu à des fins de cohésion partisane – d'ailleurs en vain, puisque le parti conservateur qui s'est présenté aux élections législatives de 1997 était ouvertement divisé sur la question européenne.

  • 30  Sondage réalisé entre le 25 septembre et le 1er octobre 1997 sur un échantillon représentatif de l (...)

45 En fin de compte, l'Europe a joué un rôle important dans la défaite conservatrice de mai 1997. Indirectement, elle en a sûrement aggravé l'ampleur. Les années de dissensions publiques d'un Parti conservateur dont le chef n'avait que l'autorité suffisante pour l'empêcher d'exploser lui ont aliéné une grande partie de son électorat. Mais ce sont plutôt les divisions en matière européenne que l'Europe en tant qu'enjeu qui expliquent en partie l'échec conservateur. C'est ce que montre un sondage réalisé par Gallup quelques mois plus tard30, en septembre 1997. Interrogés sur les raisons de la défaite conservatrice, les Britanniques sont 60 % à répondre que « les Conservateurs étaient divisés ». Au cours de la campagne, les sondages avaient montré que l'Europe n'était pas une priorité pour la majorité des électeurs. Les résultats des élections l'ont confirmé, puisque l'Europe n'apparaît pas comme un critère de choix décisif : pour preuve, eurosceptiques comme pro-européens ont perdu leurs sièges à Westminster. John Major, lui, démissionne de la direction du parti conservateur pour être remplacé par William Hague, qui opérera la conversion officielle du parti à l'euroscepticisme.

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Bibliographie

Dorey, P. (dir.), The Major Premiership, Basingstoke: Macmillan, 1999.

Heseltine, M., Life in the Jungle : My Autobiography, Londres : Hodder & Stoughton, 2000.

Holmes, M., John Major and Europe : the Failure of a Policy 1990-7, The Bruges Group Occasional Paper No. 28, 1997, p. 25.

Kavanagh, D., et Seldon, A. (dir.), The Major Effect, Londres : Macmillan, 1994.

Major, J., The Autobiography, Londres : HarperCollins, 1999.

Seldon, A., Major : A Political Life, Londres : Phoenix, 1997.

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Notes

1  Major, J., The Autobiography, Harper Collins, 1999, p. 274.

2 Ibid., p. 377.

3 The Times, 10 octobre 1992.

4  Major, J., op. cit., pp. 579-581.

5  Ibid., p. 579.

6  Ibid., p. 582.

7  Chef de file chargé de la discipline au sein du groupe parlementaire.

8  The Spectator, 25 octobre 1997, p. 46.

9  Major, J., op. cit., p. 202.

10 Ibid., pp. 585-586.

11  « A Chief Whip manqué ». Kavanagh, D., et Seldon, A. (dir.), The Major Effect, Macmillan, 1994, p. 48. Précisons que John Major a commencé sa carrière au bureau des Whips au sein duquel il a travaillé entre 1983 et 1985.

12  Dorey, P. (dir.), The Major Premiership, Macmillan, 1999, p. xv.

13  Holmes, M., John Major and Europe : the Failure of a Policy 1990-7, The Bruges Group Occasional Paper No. 28, 1997, p. 25.

14  L'Autriche, la Finlande, la Suède et la Norvège. Finalement, seuls les trois premiers adhéreront à l'Union Européenne suite au refus du peuple norvégien exprimé par référendum.

15  The Guardian, 25 mars 1994.

16  Major, J., op. cit., pp. 588-589.

17  Ibid., p. 594.

18  Loc. cit.

19  House of Commons, Parliamentary Debates (Hansard), 21 mai 1996, Vol. 278, Col. 100.

20  Major, J., op. cit., p. 653.

21  Ibid., p. 600.

22  Un autre eurosceptique, Sir Richard Body, s'exclut lui même du groupe parlementaire en signe de solidarité.

23  The Guardian, 23 juin 1995.

24  Major, J., op. cit., p. 646.

25  The Guardian, 5 juillet 1995.

26  House of Commons, Parliamentary Debates (Hansard), 7 mars 1996, vol. 273, col. 450.

27  Major, J., op. cit., p. 687.

28  Heseltine, M., Life the Jungle : my Autobiography, Hodder & Stoughton, 2000, p. 521.

29  The Guardian, 25 mars 1994.

30  Sondage réalisé entre le 25 septembre et le 1er octobre 1997 sur un échantillon représentatif de l'électorat britannique n = 1014.

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Pour citer cet article

Référence papier

Karine Tournier-Sol, « John Major et l'Europe, ou l'enjeu européen au service de l'intérêt partisan »Observatoire de la société britannique, 7 | 2009, 85-99.

Référence électronique

Karine Tournier-Sol, « John Major et l'Europe, ou l'enjeu européen au service de l'intérêt partisan »Observatoire de la société britannique [En ligne], 7 | 2009, mis en ligne le 01 février 2011, consulté le 24 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/osb/739 ; DOI : https://doi.org/10.4000/osb.739

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Auteur

Karine Tournier-Sol

Maître de Conférences à l’Université du Sud Toulon-Var

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