Madame Bovary est v�ritablement une lecture exigeante. Non pas qu'il s'agisse d'un roman difficile � lire, bien au contraire : la langue de
Flaubert coule comme un joli petit torrent de montagne, limpide, alerte et froid. C'est d'ailleurs cette apparente accessibilit� qui rend
Madame Bovary si exigeant selon moi. On croit � un roman d'amour, on le savoure comme une histoire telle qu'on en a d�j� d�vor� des tas�
Mais, � l'image de son auteur, o�, sous des airs bonhomme, ventripotent et vaguement endormi se cache en r�alit� un critique acerbe, fin et redoutablement caustique ; si l'on prend la peine de r�fl�chir � l'essence m�me de ce livre, on s'aper�oit vite qu'il n'a rien d'un roman au sens divertissant du terme : c'est un br�lot, c'est un colis pi�g� dont on entend le tic-tac et dont on se demande quand il va vous exploser au visage.
Car
Madame Bovary a eu un proc�s. On ne fait pas le proc�s d'une oeuvre innocente. Si l'on entreprend un proc�s pour un livre, c'est que les id�es qu'il v�hicule remettent en cause les fondements de la soci�t� dans laquelle il appara�t. Alors, questionnons-nous : en quoi
Madame Bovary pouvait menacer l'ordre �tabli de 1856 ?
Premi�re valeur battue en br�che : la maternit�. Emma Bovary est une mauvaise m�re.
Elle subit sa maternit� et se fiche de sa prog�niture comme d'une guigne. En lisant le roman, on oublie souvent qu'on a affaire � une m�re de famille. D'ailleurs, Emma aussi semble l'oublier. Pire encore, qui joue le r�le de m�re v�ritable pour Berthe ? son p�re, le m�decin Charles Bovary. Totalement impensable dans la soci�t� machiste de l'�poque.
Deuxi�me totem rong� par les castors : la vie conjugale. Oui, il
lui met une sacr�e claque l'ami Gustave � la vie conjugale. Messieurs, mes bons messieurs, vous vous mariez ? vous croyez dormir tranquille sur vos deux oreilles et regarder votre ventre cro�tre ? vous pensez avoir toujours bobonne � la maison pour vous dorloter, vous mettre en valeur, vous pr�parer la bouffe et le linge et puis un petit extra de temps en temps quand vous avez le bourgeon qui vous titille ? Eh bien c'est rat� les cocos ! Emma Bovary vous secoue le prunier et vous fait tomber de votre pi�destal : elle ne cuisine pas, ni ne fait rien d'utile dans la maison ; elle vous trouve incapable, moche, b�te et assommant, elle ne vous laisse pas poser vos sales pattes sur elle et elle vous met des cornes grandes comme �a ! Blam ! la claque pour ces messieurs de 1856 !
Troisi�me pilier social fractur� d'un coup d'�paule : l'institution du mariage. C'est nul le mariage, nous dit
Flaubert, c'est une machine � cr�er des frustrations, personne n'y trouve son compte. Vous y avez cru, les petites filles ? vous allez voir ! Vous y avez cru, les gar�ons ? attendez un peu quelques ann�es ; on va rire ! Waouh ! �a aussi, �a fait mal � entendre dans une soci�t� encore largement traditionaliste, qui n'a quitt� la monarchie absolue que depuis une soixantaine d'ann�es. (Il convient aussi de garder en m�moire qu'� l'�poque, en France, apr�s une br�ve p�riode d'autorisation lors de la R�volution, le divorce �tait interdit depuis 1816 et qu'il fallut attendre 1884 pour qu'il soit � nouveau, ne serait-ce que l�gal, ce qui ne signifie pas, bien s�r, ais�ment obtenu pour les �pouses qui le r�clamaient.)
Quatri�me principe foul� au pied : la religion. Vous voyez bien, nous dit
Gustave Flaubert, c'est de la connerie la religion, �a ne vous aide en rien ; c'est tout au plus un cache mis�re et c'est, au mieux, un petit business int�ressant quand vous en vivez en tant que cureton (ou les quelques grades au-dessus). L'auteur s'en donne � coeur joie : il organise un rendez-vous galant dans la sacro-sainte cath�drale de Rouen ; il ridiculise la d�votion passag�re d'Emma ; il humilie le cur� Bournisien en le ravalant au rang du minable pharmacien Homais ; il fait de la visite de la cath�drale un moment de pur mercantilisme, dans tout ce que le terme a de plus vil et path�tique.
Cinqui�me dogme atomis� : la sup�riorit� de l'�lite sociale. D�s le bal chez les de la Vaubyessard, on sent que l'aristocratie est une faribole, pass�s la livr�e et les brillants, on s'y ennuie aussi bien qu'ailleurs et les b
elles mani�res ne sont rien qu'un code, un vernis
luisant, qui craque et tombe en pi�ces � la premi�re occasion pour laisser voir le bois pourris qu'il est cens� dissimuler.
L'aristocratie, au sens du XVIII�me si�cle, p�riclite � vitesse grand V dans le monde de 1856, aussi vite que s'�l�ve la bourgeoisie de l'argent, toute pareille � la pr�c�dente, avec le bon go�t en moins. Ce n'est pas un hasard si
Flaubert am�ne son h�ro�ne � devenir la ma�tresse d'abord d'un ch�telain puis d'un bourgeois en devenir : le constat est le m�me, et, sans que l'affaire f�t conclue, en comprend bien que le vicomte sur lequel elle �tait tomb�e en p�moison au bal Vaubyessard
lui aurait de toute fa�on r�serv� le m�me sort que ses deux amants ult�rieurs.
Sixi�me id�e pendue haut et court : le mythe du progr�s. Que cela soit au niveau du comice agricole, au niveau m�dical ou, plus particuli�rement par l'entremise du pharmacien Homais,
Gustave Flaubert r�gle son compte � cette utopie, � ce r�ve creux. le monde de 1856, embarqu� en pleine r�volution industrielle, croyait dur comme fer au progr�s, un peu comme aujourd'hui, on voudrait nous faire croire que les OGM et les smartphones sont le vivant visage du progr�s universel.
Septi�me poncif mis au crochet : l'ascension sociale. Et dans ce
lui-ci, il n'est pas exclu que l'auteur se donne des claques �
lui-m�me. En effet, Emma est une paysanne, dans le fond. Une paysanne qui voudrait se donner des airs de duchesse. Elle est path�tique et risible, elle est comme un papillon attir� par une lampe � incandescence, elle veut tout ce qui brille,
elle se sent tr�s sup�rieure aux villageois qui l'entourent et pourtant, elle est minable. Ses amants sont minables, son mari est minable, son voisin le pharmacien Homais est minable mais tous veulent faire illusion, tous aspirent un peu � la gloire, m�me si c'est une gloriole de pacotille.
Ce que me semble fustiger l'auteur ici, c'est le p�ch� d'orgueil qui consiste � croire, � nous consid�rer nous-m�mes comme des �tres extraordinaires, qui sont sous-�valu�s, qui ne sont pas � leur place l� o� ils sont et qui m�riteraient de sauter deux ou trois cases dans l'�ch
elle sociale. Finalement, les seuls qui ne soient pas path�tiques dans ce
roman sont ceux qui ne cherchent pas � gravir les �chelons. C'est le cas, par exemple, du p�re d'Emma, qui sait qu'il est et qu'il ne sera jamais autre chose qu'un paysan, m�me s'il a pu, au cours du temps, acqu�rir un peu d'aisance financi�re.
On pourrait continuer encore dans ce registre, mais on comprend bien, je pense, que c'est carr�ment tout le syst�me sur lequel repose le Second Empire que
Gustave Flaubert remet en question. On sent aussi poindre quelque chose comme l'�volution n�cessaire et indispensable de la condition de la femme � ce stade de d�veloppement soci�tal qu'atteint le milieu du XIX�me si�cle dans les soci�t�s les plus � modernes � de l'�poque (Royaume-Uni, France, �tats-Unis, Allemagne � m�me si l'Allemagne, stricto sensu, n'existe pas encore, la Prusse & consort sont d�j� assimilables � un ensemble quasi homog�ne).
Emma Bovary, c'est en quelque sorte la version fictive d'
Annie Ernaux.
Une femme qui n'est plus � sa place dans le monde dont elle est issue et qui ne trouve pas sa place, ni dans le monde qui l'a accueillie, ni dans ce
lui qu'elle convoite en son for int�rieur. Elle est toujours en d�calage entre ce qu'on attend d'elle ou avec ce qu'elle attend des autres. Son malheur aura s�rement �t� d'�tre un peu trop jolie, de s'�tre un peu trop fait remarquer. Si elle avait �t� moins belle, d'un physique plus ordinaire, elle n'aurait attir� le regard de personne en particulier et n'aurait d�busqu� qu'un paysan des environs.
Elle serait rest�e � sa place et on n'en aurait pas parl�. Mais cette vie dans l'intervalle, entre deux mondes, d'un point de vue de la hi�rarchie sociale et entre deux mondes �galement, d'un point de vue de l'�volution de l'�poque, entre Ancien R�gime et Troisi�me R�publique est un enfer.
Ce que je vois dans ce roman, contrairement � ce que j'ai pu lire ou entendre ici ou l�, ce n'est pas du tout le portrait d'
une femme, mais la peinture d'une cat�gorie de personnes ; ce n'est pas du tout, selon moi, un
roman sur l'ennui mais sur le d�calage (social, soci�tal, culturel, affectif, etc.). de m�me, ce que j'en retiens, ce n'est pas le terme devenu fameux de � bovarysme � et qui caract�riserait les gens qui passent leur temps � r�ver leur vie plut�t qu'� la vivre (l'h�ro�ne d'
Une Vie de
Maupassant me semble mieux r�pondre � la repr�sentation commune du � bovarysme �). Non, ce que j'en retiens, c'est la critique sociale, farouche, implacable, celle qui consiste, rien que dans le titre, � d�finir une personne uniquement par son lien marital (un th�me que reprendra
Virginia Woolf dans son roman au titre � combien similaire,
Mrs Dalloway). J'en retiens la critique de la pratique sociale � bien pensante � qui consiste � enfermer une cat�gorie de personnes (les femmes en l'occurrence) dans un r�le monolithique absolument suffocant, raval�es presque au rang de meuble. Et, par cons�quent, j'y vois une v�ritable invitation pour la soci�t� � se r�former. (Ce qui attendait Emma, si elle acceptait de se plier aux exigences sociales, c'�tait la vie de Mme Homais. �tait-ce plus enviable ? �tait-ce plus vivable ?)
En somme, un roman tr�s profond, une mani�re de double avertissement : pour les femmes, d'abord, qui, si
elles ne jurent que par les lumi�res de la ville et les colifichets qu'un Lheureux voudra toujours leur vendre, seront immanquablement les oies blanches qu'on prendra plaisir � gaver pour mieux leur saisir le foie devenu gras. Ensuite, pour les hommes (qui sont les seuls � l'�poque � avoir une v�ritable profession), l'avertissement que le monde nouveau qui se dessine n'est qu'un leurre, on reste ce qu'on est : Bovary �tait gauche et m�diocre au coll�ge, il sera gauche et m�diocre en tant que m�decin, il sera gauche et m�diocre en qualit� de mari. Idem pour L�on. (Th�me qui sera au coeur de
Bouvard et P�cuchet.)
Mais je vois aussi un autre avertissement, plus fort, plus puissant, plus universel dans
Madame Bovary, ce
lui-l� m�me que ceux qui l'ont conduit devant les tribunaux ont d� percevoir. Il s'agit de l'avertissement social : le monde change � et change m�me tr�s vite � si bien que les valeurs ancestrales ne sont plus adapt�es dans le monde de 1856 et ceux qui ne voudront pas le voir seront �cras�s, roul�s, bris�s par l'�poque exactement comme Charles Bovary qui n'a rien vu venir, qui est peut-�tre, dans le fond un brave gars, mais qui a une guerre de retard, qui est un fossile du vieil ordre rural et qui n'a pas compris que quelque chose avait fondamentalement chang� dans les rapports humains entre 1780 et 1850.
Donc, effectivement, si vous lisez
Madame Bovary comme un roman de divertissement, vous risquez fort d'�tre d��us. C'est un roman froid et humide comme la Normandie dans laquelle il a pouss� (je me permets cette image parce que je suis Normande, mais venant de quelqu'un qui serait issu d'une autre r�gion, je porterais plainte devant la LICRA pour anti-normandisme climatique caract�ris�). Un roman qui n'a rien de spontan�, car chaque phrase a �t� pes�e, biseaut�e, pr�par�e, fa�onn�e, remani�e jusqu'� obtenir une perfection guind�e qui n'est pas sans m'�voquer
Jean-Auguste-Dominique Ingres en peinture.
Mais malgr� le c�t� tr�s artificiel de l'�criture de
Flaubert, quel bonheur de lire une langue pareille : on �voque souvent sa ma�trise de la musicalit� dans sa prose � chose que je ne remets absolument pas en cause m�me si je la trouve un peu froide � mon go�t. En revanche, je suis particuli�rement admirative de son art de la ponctuation : �a a l'air facile, vu de loin, la ponctuation ; cela passe inaper�u, on a parfois le sentiment qu'on pourrait s'en passer ou que c'est simplement dict� par les r�gles de l'�vidence. Or, il n'en est absolument rien. C'est tr�s technique, tr�s subtil et ce n'est pas souvent qu'on en voit de la si belle.
Donc, au risque de vous para�tre incurablement d�bile, si vous ne vous sentiez aucun go�t pour les classiques, le XIX�me,
Flaubert et la Bovary, � titre de curiosit� intellectuelle, j'aurais tendance � vous conseiller cette lecture, au moins pour sa ponctuation, car j'ai lu, une fois, il y a tr�s longtemps, dans une revue horticole, que c'est � ses bordures que l'on juge de la qualit� d'une pelouse. Si l'argument vous para�t faible, songez encore que ceci ne repr�sente que l'avis d'une Normande pas � sa place (encore une, apr�s
Annie Ernaux et Emma Bovary, �a commence � faire beaucoup), c'est-�-dire tr�s peu de chose.