Interview. Nane Beauregard : « La vie est à mon sens une sorte de balle perdue »

 

 

Nane Beauregard vient de publier aux Éditions Maurice Nadeau Balle perdue, le récit d’une impressionnante acuité ayant comme point de départ le procès tenu en 2001 devant un tribunal de Las Vegas accusant le jeune hispanique Pascual Lozano d’avoir tué d’une balle perdue Genesis, une petite fille de neuf ans. Un questionnement foisonnant va prendre racine sur ce terreau abritant la problématique déchirante de l’innocence et de la culpabilité, du sens des mots tels que loyauté, amitié, justice et honneur pour arriver à cette ultime et douloureuse interrogation pour savoir « comment continuer à vivre quand on est arrivé là, à ce point de déréliction » ? Rappelons qu’en 2007 Rémy Burkel a traité ce sujet dans la Série documentaire Justice à Vegas diffusée sur ARTE en octobre 2009 sous le titre Une balle, des vies perdues -Justice à Vegas.

Permettez-moi de commencer par une question liée à cette série documentaire de Rémy Burkel. Dans quelle mesure vous a-t-elle aidé ou incité à écrire votre livre, même si vous tenez à mettre dès le début votre narratrice devant le journal télévisé relatant en direct les faits ?

Le documentaire que vous évoquez m’a permis de découvrir l’histoire de cette balle perdue que j’ai reprise à mon compte et à ma manière. Elle a été pour moi un détonateur et une colonne vertébrale qui m’a permis de l’habiller autrement et de creuser en moi très profondément pour mettre des mots sur ce qui me touchait dans cette histoire, somme toute sordide, de guerre entre gangs, passant leur temps à s’entretuer pour tuer le temps. Je me suis faufilée dans les interstices de ce qui ne se dit pas dans le documentaire.

Dès les toutes premières lignes de votre récit, nous sommes invités à regarder en face la mort tragique de la petite Genesis comparée à un oiseau plongée dans « une obscurité aveugle de la nuit » ou une fleur dont il faudrait mesurer « la souffrance lorsqu’elle est coupée ». Peut-on déjà annoncer ici que l’innocence fauchée en pleine éclosion est une des thématiques centrales de votre livre ?

On peut le dire, en effet. Il y a dans cette histoire de nombreux innocents malmenés par la vie, des sortes d’agneaux, comme Pascual le bien-nommé, et dans l’impossibilité comme lui, d’avoir un quelconque pouvoir sur leur existence et menés par un destin aveugle et implacable à leur perte. L’exil, la question de la langue étrangère et de la perte de la langue maternelle que j’aborde abondamment dans mon texte, la vie entre-soi dans des sortes de ghettos, la pauvreté, l’absence générale ou plutôt l’abandon généralisé des pères, tout cela ne contribue pas à un réel épanouissement de soi.

Quant à la suite de l’histoire, votre narratrice veut aller encore plus loin que de rédiger un simple compte-rendu du procès de Pascual Lozano. Elle avoue vouloir « mener une enquête pour parvenir à mettre des mots et comprendre qui était ce jeune homme ». Qu’y a-t-il, selon vous, de si bouleversant, voire de si énigmatique chez ce jeune homme pour vous inciter à vous mettre à écrire son histoire ?

Pascual a quelque chose de la position du psychanalyste. Il écoute et son écoute provoque des choses qui peuvent le dépasser lui-même. Il ne parle pas, il ne se défend pas ou alors à peine et on perçoit ce qu’il ressent et qui il est vraiment seulement à la fin du procès lors des mots qu’il adresse à la famille de Genesis. Le reste du temps il n’ouvre pas la bouche et son visage exprime peu de chose si ce n’est à quelques moments clés de son procès ou lors de brefs échanges avec ses avocats. C’est cette incapacité à dire qui m’a touchée, et d’autant plus fortement que j’ai éprouvé une profonde antipathie pas loin de l’aversion pour lui les premières fois où j’ai vu son portrait et su les faits dont il était accusé. C’est petit à petit qu’il m’a, d’une certaine manière, convaincue et que j’ai même été conquise par sa personnalité et j’ai eu envie de le défendre. Comme si j’étais une de ses avocats en quelque sorte.

Pour dresser le portrait de ce jeune homme, votre narratrice dit : « Pascual a ceci d’exceptionnel qu’il est ouvert, ouvert aux autres, à la souffrance des autres » ayant gardé « la douceur et la sauvagerie, la violence et la tendresse, l’humanité en un mot » ? Qui est-il en réalité pour se retrouver dans cette position d’accusé ?

Qui il est vraiment, je n’en sais rien, il y a toujours une part de mystère en chacun de nous, ce que je pense c’est qu’il a été élevé comme les autres dans un lieu et une situation où le destin est la plupart du temps tracé à l’avance et où il faudrait, où il aurait fallu une force d’esprit monumentale pour échapper à ce qui est prévu pour soi depuis le début et que, malgré cette tragédie inscrite au programme pour lui comme pour tous les autres, il tente lui, et c’est le seul à le faire, il faut vraiment le souligner, il tente quelque chose d’une rédemption. C’est le mot qu’il emploie si je me souviens bien. Il y a donc en lui une aspiration à autre chose de plus élevée que la simple pulsion à laquelle d’autres se livrent corps et âmes.

Même si malheureusement, le drame a déjà eu lieu. Mais il reste l’espoir qu’il saura dire non une prochaine fois qui ne manquera pas de se produire, dire non à cette invitation funeste d’une forme du destin.

Encore une fois, vous allez plus dans l’exploration du territoire secret de ce jeune homme, en allant jusqu’à tenter de comprendre ses motivations qui le poussent à accepter d’endosser le rôle de coupable idéal, « le souffre-douleur, la tête de turc, le bouc émissaire ». Vous nommez cela « l’indicible auquel certains ont accès pour des raisons que l’on ignore et qui fait d’eux des êtres aussi fragiles que du verre ». Comment devons-nous comprendre cette métaphore ?

Pascual n’est pas un intellectuel, il n’a pas les outils langagiers en mains pour penser son acte et peut-être aussi pour avoir pu ou su l’éviter et quand j’évoque l’indicible je veux parler de choses que l’on n’apprend pas et que certains portent en eux comme une évidence et de cette force de vie qu’il a en lui et qui lui permet de choisir le camp du bien même si pour ses camarades de gang, il n’est qu’un pauvre idiot qui continue à les protéger alors qu’il va y perdre sa vie.

Vous allez encore plus loin dans cette voie, en parlant recherche du rachat et de la rédemption, en le comparant même à l’Agneau mystique et en évoquant même le tableau de van Eyck. Nous rentrons ainsi dans le domaine du spirituel et de la grâce rédemptrice. Quel lien peut-on faire dans cette perspective avec votre personnage ?

Pascual a pu avoir accès à quelque chose du mystique en accompagnant à l’église tous les dimanches cette femme qui l’a quasiment élevée au milieu de ses propres enfants. Quand elle parle de lui, elle est d’ailleurs chaque fois très émue. On sent qu’elle l’aime profondément. Cela étant, il n’est pas nécessaire d’aller à l’église ou n’importe quel autre lieu de culte pour avoir accès au mystère de la création du monde et au fait qu’il y a des milliards de choses qui nous échappent et qu’en l’homme, il peut y avoir le pire mais aussi le meilleur, le plus grand, le plus noble et le plus élevé face à certaines situations capables de transformer un quidam en héros.

Vous faites une très attentive analyse sémantique du syntagme balle perdue que porte comme titre votre ouvrage. Avec la même maîtrise d’aller au plus profond des choses, vous arrivez à la très suggestive image contenue dans cette phrase : « Et qu’est-ce qu’une vie humaine, finalement, qu’est-ce d’autre, sinon une balle perdue ». J’aimerais avoir de votre part une réponse la plus ample possible, car j’estime qu’elle resonne si profondément dans l’imaginaire de chaque lecteur.

La vie est à mon sens une sorte de balle perdue. On ne sait pas d’où l’on vient et pourquoi on naît et rien de notre itinéraire à l’avance, on fait ce qu’on peut, on avance jusqu’à un point final qui ne sera jamais ni celui qu’on voulait ni celui qu’on espérait et imaginait et pour des raisons qu’on ignore. Les intentions de nos géniteurs sont presque toujours déçues, il y a en eux d’autres espoirs, d’autres attentes, d’autres missions que celles déclarées officiellement comme celles par exemple de remplacer leurs morts par exemple…

Permettez-moi de conclure avec, sur toile de fond l’image saisissante de par sa beauté et son innocence de Genesis, la petite fille tuée par la balle perdue d’on ne sait finalement pas qui. « Elle est au centre du monde, elle est le centre du monde et toutes les lignes du tableau mènent à elle, convergent vers elle. » Je reviens à ma question du début : que peut-on dire à la lumière de tout ce que vous nous avez dit de cette innocence sacrifiée sur l’autel de la violence du monde et du hasard qui, dites-vous, ne se trompe jamais ?

C’est une question complexe mais si on regarde le film à l’envers, ou plutôt en commençant par la fin, alors on peut dire que le chemin suivi par la balle perdue est celui-ci et pas un autre comme si c’était écrit à l’avance. On peut dire aussi que c’est comme si cette balle fonctionnait toute seule, complètement autonome et qu’il n’avait qu’un but : atteindre cette petite fille. C’est une des multiples hypothèses. Ça me rappelle Babel de Iñarritu, un film sur l’itinéraire d’un coup de feu dans le désert marocain dont les conséquences atteindront tous les personnages du film de pays en pays.

Propos recueillis par Dan Burcea

Nane Beauregard, Balle perdue, Éditions Maurice Nadeau, 2014, 160 pages.

 

Print Friendly, PDF & Email
Partagez cet article