EXPOSITION – SARAH BERNHARDT

L’exposition proposée par le Petit Palais parisien jusqu’au 27 août 2023 présente à travers quelques 400 pièces la vie de l’immense comédienne française Sarah Bernhardt. Ce n’est que justice, puisque le Petit Palais est l’heureux propriétaire du plus beau portrait de l’artiste, peint par Georges Clairin, depuis sa donation en 1923 par le fils de celle que Cocteau avait baptisée “le Monstre Sacré”.

Portrait de Sarah Bernhardt par Georges Clairin – 1876. Le portrait est aussi particulier que son sujet : la pose alanguie et le regard franc, direct mais néanmoins langoureux illustrent une femme libre de toute convention sociale. Le mouvement de la robe est en spirale, typique de Sarah Bernhardt

L’ombre et la lumière se partagent la vie de cette femme hors-normes que l’on présente souvent comme la première star internationale et qui est décédée il y a un très exactement un siècle.

La part d’ombre qui préside à la destinée de Sarah Bernhardt est immense et explique probablement la soif de lumière qui aura guidé l’enfant malheureuse : sa date de naissance est incertaine, l’identité de son père encore plus et le désamour de sa mère qui lui préfère sa petite soeur plane sur son enfance. Son autobiographie “Ma Double Vie” n’offre pas plus de clés : un peu menteuse, un peu mythomane, Sarah Bernhardt aura de tout temps cultivé le doute et enseveli sa vie sous les mystères.

Selon ses nombreux biographes, elle naît en juillet ou septembre ou octobre 1844. Ou encore en 1843 ou 1841. Son acte de naissance a brûlé avec les archives nationales de l’Hôtel de Ville en 1871.

Il semblerait, selon les documents d’état civil qui ne trompent visiblement personne et qu’elle dépose en vue d’obtenir la Légion d’Honneur, que sa date de naissance soit “officiellement” établie au 22 octobre 1844. Soit. Même si son propre acte de décès la contredit et place sa date de naissance au 25 septembre 1944.

Son lieu de naissance n’est pas plus sûr (rue de l’Ecole-de-Médecine, rue Saint-Honoré ou rue de la Michodière à Paris) et ses prénoms non plus (Henriette Marie Sarah ou Henriette Rosine ou Rosine dite Sarah).

L’identité de son père a longuement été débattue – la savait-elle elle-même – et les noms de Edouard Bernhardt et de Paul Morel ont souvent été évoqués. Edouard Viel, un notable du Havre ayant fait de la prison pour malversations financières, semble finalement être le père de la grande comédienne.

Sa mère est modiste mais plus probablement courtisane. Elle choisit la vie mondaine en abandonnant Sarah chez une nourrice en Bretagne puis au couvent où celle-ci, qui devient mystique catholique, envisage de devenir religieuse.

Sarah quitte finalement le couvent. Elle rejoint à Paris sa mère et sa tante, qui sont toutes deux courtisanes. Elle passe le concours du Conservatoire à 16 ans, où elle est reçue, grâce à l’appui de Morny – le demi-frère de Napoléon III – qui fréquente le salon de sa mère.

Elle entre au Conservatoire en 1859, en sort en 1862.

Sarah, encore inconnue, photographiée par Nadar vers 1859

Le chemin peut paraître sinueux du couvent au Conservatoire aux alcôves, pourtant la police des moeurs compte Sarah parmi les dames galantes qui s’adonnent à la prostitution à Paris.

Registre dit « des courtisanes » – 1861-1876. On y apprend que Sarah était très prisée par les messieurs âgés qui comptaient quelques députés

« Marie-Madeleine » par Alfred Stevens (1887), qui fit plusieurs portraits de Sarah Bernhardt. On peut se demander si la figure de Marie-Madeleine fait écho au passé sulfureux de la comédienne

Elle entre dans la foulée à la Comédie-Française où elle ne brille guère et en est renvoyée en 1866 pour avoir giflé une sociétaire dont elle avait jugé l’attitude inacceptable.

Elle signe avec le Théâtre de l’Odéon. Elle s’y révèle en 1869 dans « Le Passant » de François Coppée, où elle joue un travesti et transforme le théâtre en hôpital militaire en 1870 pendant le siège de Paris par les Prussiens.

Elle triomphe dans ce même théâtre en 1872 dans “Ruy Blas” et l’auteur de la pièce, Victor Hugo, la surnomme la “Voix d’Or”. Son jeu est physique et elle vit pleinement chacun de ses rôles.

Sarah Bernhardt dans « Ruy Blas » de Victor Hugo

Corset et couronnes portés par Sarah Bernhardt dans « Ruy Blas » de Victor Hugo

Devant un tel succès, la Comédie-Française la rappelle et elle y est nommée sociétaire en 1875. Elle en démissionne néanmoins en 1880 avec pertes et fracas. L’organisation hiérarchique de la Comédie-Française lui pèse et elle est condamnée à payer 100.000 francs-or en dommages et intérêts pour rupture abusive de contrat. Elle ne les paiera jamais.

Elle monte sa propre compagnie et fait le tour du monde, alternant tournées et représentations parisiennes. Elle triomphe sur les cinq continents.

Sarah devant la grande tente à Dallas

Elle affrète un train Pullman pour sa troupe aux Etats-Unis, elle déguste du foie gras en montgolfière à Paris.

Sarah caricaturée sur la montgolfière, tellement identifiable avec sa ligne de corps en « S »

Elle installe un cercueil capitonné dans ses appartements, y dort (soit-disant) et s’y fait (plus certainement) photographier.

Ses excentricités nourrissent sa légende. Sarah Bernhardt met en scène chacun de ses mouvements car elle a bien compris l’impact de la publicité. Femme d’affaires avisée (trop avisée ? Beaucoup lui reprocheront son sens des affaires), elle vend son image, qu’il s’agisse de cartes postales ou de réclames.

Elle embauche Alfons Mucha – celui qui aura réussi à tourner la publicité en art – qui la dessine pour six saisons, magnifique et grandeur nature.

Affiches d’Alfons Mucha

Elle ne cesse de se faire photographier – par Nadar notamment et de se faire peindre – par ses deux amis Georges Clairin et Louise Abbéma notamment.

« Macbeth » de William Shakespeare

« La Dame aux Camélias » d’Alexandre Dumas fils

« Théodora » de Victorien Sardou

« Sarah Bernhardt, 1875, sociétaire de la Comédie-Française, dans le rôle de Marie de Neubourg » – Louise Abbéma – Vers 1883

« Sarah Bernhardt » – Georges Clairin – Vers 1876

« Japonaise dans l’atelier » – Portrait présumé de Sarah Bernhardt – Georges Rochegrosse – Vers 1880

« Sarah Bernhardt et Louise Abbéma sur le lac au bois de Boulogne » – Louise Abbéma – 1883. Louise Abbéma rencontre Sarah Bernhardt au début des années 1870 alors qu’elle entame sa carrière de peintre. Elle tombe immédiatement sous le charme de Sarah et c’est probablement le début d’une relation amoureuse avec la comédienne, dont Louise restera l’amie intime sa vie durant. La symbolique du noir et blanc, de l’ombre et de la lumière jalonne ce grand tableau

Son charisme – incontestable – est pourtant bien éloigné des canons de l’époque. On la baptise la “Négresse Blonde” à cause de sa chevelure sauvage et frisée et sa maigreur l’expose aux quolibets et aux caricatures. Elle assumera de tout temps ses caractéristiques physiques et même les accentuera : ses cheveux seront souvent laissés flottants et sa minceur sera appuyée par ses vêtements et ses mouvements en spirale.

Un corsage qui se drape et une jupe plus serrée aux jambes qu’aux hanches et qui a l’air de tourner en spirale autour d’elle. D’ailleurs, la spirale a toujours été la formule linéaire de Sarah. Dans tous ses gestes, on retrouve toujours un principe de spirale. Voilà qu’elle s’assied et elle s’assied en spirale, sa robe tourne autour d’elle, l’embrasse d’un tendre mouvement de spirale, et la traine achève sur le sol le dessin de spirale que la tête et le buste de Sarah achèvent par le haut

Raynaldo Hahn

Je ne peux m’empêcher de penser à Rézi, la sulfureuse héroïne de Colette, dans « Claudine en ménage » : « j’aperçois vite une des plus réelles raisons de son charme : tous ses gestes, volte des hanches, flexion de la nuque, (…) tracent des courbes si voisines du cercle que je lis le dessin, anneaux entrelacés, spirales parfaites des coquilles marines, qu’ont laissé, écrits dans l’air, ses mouvements doux. » (…) Rien que pour s’asseoir près de moi, elle a eu l’air de virer deux fois dans sa robe« . Sarah Bernhardt et Colette ont une trentaine d’années d’écart et l’on sait que c’est Georgie Raoul-Duval qui a inspiré le personnage fictif de Rézi à Colette – « Claudine en ménage » n’étant que le quasi-fidèle compte rendu du ménage à trois vécu par Colette, son mari et Georgie – mais je ne peux m’empêcher de voir du Colette en Sarah et du Sarah en Colette. Elles dominent chacune à leur manière la scène artistique parisienne – Colette fera du mime en parallèle de sa carrière d’écrivaine – sont absolument hors-normes, bisexuelles et ont de manière générale une vie amoureuse et sexuelle très animée.

« Izeyl » d’Armand Sylvestre et Eugène Morand

« Sarah Bernhardt dans le rôle de dona Maria de Neubourg dans « Ruy Blas » de Victor Hugo » – Georges Clairin – 1879. La comédienne reprend en 1879 à la Comédie-Française le rôle qui a fait don triomphe au Théâtre de l’Odéon sept ans plus tôt. Georges Clairin, qui a été son amant et qui est un ami fidèle, la représente ici dans la mise en scène de 1879, vêtue d’une robe à tournure qui met en valeur sa silhouette gracile et d’une petite couronne qui n’est pas sans rappeler le petit diadème en dentelle d’argent qui avait émerveillé Paris en 1872

On comprend pourquoi elle devient l’égérie du mouvement de l’Art Nouveau.

On la nomme “La Divine”, “L’Impératrice du Théâtre”, “La Scandaleuse” ou encore “L”Elue du Public”. Oscar Wilde jette des lys sous ses pieds et Cocteau invente pour elle l’expression de “Monstre Sacré”.

Son répertoire est sans limites : elle jouera du Dumas, du Wilde, du Sardou, du Hugo, du Shakespeare, du Racine, du Rostand et tant d’autres.

Elle prend la direction du Théâtre de la Renaissance puis celle du Théâtre des Nations (Théâtre de la Ville aujourd’hui) qu’elle rebaptise “Théâtre Sarah-Bernhardt”. Elle écrit elle-même quelques pièces et joue des rôles de jeunes premiers alors qu’elle est âgée de plus de cinquante ans.

« Pierrot Assassin » de Jean Richepin

« Cléopâtre » de Victorien Sardou et Emile Moreau

« Jeanne d’Arc » de Jules Barbier

« L’Aiglon » d’Edmond Rostand

« La Princesse Lointaine » d’Edmond Rostand

La parure de tête reconstituée de « La Princesse Lointaine » d’Edmond Rostand

« Froufrou » d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy

Les amants seront nombreux, pourtant aucun ne laissera d’empreinte profonde sur cette femme indépendante, libre, peut-être égoïste et jalouse d’elle-même et de son art.

Belle-Ile, sa terre d’élection battue par les vents où elle achète un fortin, une villa puis un manoir, est à son image – aussi indomptable qu’elle.

« Sarah Bernhardt dans son jardin de Belle-Ile-en-Mer » – Georges Clairin – 1919

Le cinéma ne la rend pas indifférente et elle joue dès 1900 dans “Le Duel d’Hamlet” pour l’Exposition Universelle de Paris, jusqu’à la veille de sa mort dans le film inachevé “La Voyante” en 1923. Sa renommée en tant qu’actrice de cinéma dépasse, comme sa renommée en tant que comédienne de théâtre, les frontières françaises. Sa “Voix d’Or” ne transparaît pas à l’époque du muet mais sa gestuelle très appuyées héritée du théâtre fait merveille sur la pellicule. Contrairement aux nombreux détracteurs du cinématographe qui y voient un divertissement populaire sans le prestige du théâtre, Sarah Bernhardt comprend vite compris l’impact de ce nouveau média. Elle aura son étoile sur le Hollywood Walk of Fame.

Outre le théâtre et le cinéma, elle exerce avec succès son talent pour la peinture et la sculpture.

Sarah Bernhardt sculptrice en 1877

« Ophélia » par Sarah Bernhardt – Vers 1881

« Portrait funéraire de Jacques Damala » par Sarah Bernhardt – Vers 1889. Jacques Damala fut l’époux furtif de Sarah Bernhardt. Le bonheur fut de courte durée, Damala étant dépendant de la morphine. La passion mettra du temps à s’éteindre dans le coeur de la comédienne. « Même maintenant que je suis une vieille qui boite, c’est avec ce salaud que je désire faire l’amour »

Au sommet de son art, elle se voit décorée de la Légion d’Honneur en 1914 pour avoir répandu la langue française dans le monde entier – et pour avoir monté un hôpital militaire pendant la guerre contre la Prusse en 1871.

Femme de convictions et d’éclats, militant pour l’abolition de la peine de mort et le droit de vote des femmes, elle défend Louise Michel pendant la Commune et Emile Zola au plus fort de l’affaire Dreyfus.

Lettre de Sarah à Emile Zola après la publication de « J’Accuse »

Elle développe une gangrène du genou et se voit amputée de la jambe en 1915. Qu’importe, elle joue sur scène ou va remonter le moral des poilus au front, en chaise roulante. Ces derniers la baptiseront pour l’occasion “Mère Lachaise”.

Elle meurt chez elle en 1923 et lègue ses biens à son fils chéri Maurice, qu’elle aura eu au terme d’une liaison avec le prince de Ligne. L’immense complicité qui lie la mère et le fils ne connaîtra qu’un orage de quelques mois, celui de l’affaire Dreyfus : elle est profondément dreyfusarde, il est irrémédiablement antisémite. Il décèdera cinq ans après elle et sera enterré à ses côtés.

Que d’efforts tendus vers la lumière déployés par l’enfant maigre et mal aimée. Elle aura réussi, peut-être, à apaiser “ce souci irréductible de plaire, de plaire encore, de plaire jusqu’aux portes de la mort”, selon les mots de Colette.

Le 5 Mai 2023