Lana Turner : Sa fille Cheryl tue pour elle
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Le plus grand drame de Lana Turner : Sa fille Cheryl tue son amant

Lana Turner Cheryl Crane
Le 4 avril 1958, Cheryl Crane tuait Johnny Stompanato, le compagnon de sa mère Lana Turner, pour la defendre. En février 1959, les deux femmes étaient de nouveau sur le tapis rouge hollywoodien. © Getty Images
Clément Mathieu , Mis à jour le

ARCHIVES. Il y a 65 ans, Cheryl Crane, la fille de Lana Turner, avait tué l’amant de sa mère...

Une femme fatale, un mauvais mafieux, une jeune innocente... et un meurtre. C’est un scénario de film noir comme Hollywood les adore. Vendredi 4 avril 1958, aux alentours de 20h, dans une belle demeure de Beverly Hills, Lana Turner, la sulfureuse blonde du “Facteur sonne toujours deux fois”, se dispute pour la énième fois avec son compagnon. Avec cinq mariages à 37 ans, elle a le don pour les choisir... Lui, c’est Johnny Stompanato, un gangster sans envergure qui veut gagner en respectabilité avec de jolies noces de magazine. La star, elle, veut le mettre à la porte. Le ton monte. Stompanato est un homme violent. Derrière la porte de la chambre, la fille de Lana entend les menaces et prend peur pour sa mère. Cheryl, 14 ans, une môme, déboule et poignarde “Stompy” à l’abdomen. Vidé de son sang, il est mort à l’arrivée de la police.

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Cheryl est emmenée en prison. Une semaine plus tard, un juge estime que le geste de la jeune fille constituait un "homicide légitime" pour défendre sa mère. En février 1959, Lana et Cheryl réapparaissent, tout sourire, sur un tapis rouge d’Hollywood. “Comment ont-elles pu oublier le cauchemar ?” se demande Match. C’est simple, elles n’ont rien oublié. Les deux femmes, traumatisées, souffriront longtemps des souvenirs de cette nuit tragique...

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Voici les reportages consacrés à la tragédie de Lana Turner et de sa fille Cheryl Crane, publiés dans Paris Match en 1958 et 1959…

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Paris Match n°471, 19 avril 1958

Une star sous les sunlights du fait divers

Par notre bureau de New York

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Lana Turner joue devant le monde entier le plus tragique scénario de sa vie : sa fille tue pour elle.

“Hollywood a tourné cette scène des centaines de fois, mais ce jour-là, aucun Hitchcock n’avait réglé les lumières de ce clair-obscur policier. L’héroïne était pourtant une star authentique. Lana Turner, venue témoigner sur le meurtre de son ami, le gangster Stompanato, poignardé par sa propre fille Cheryl, 14 ans.” - Paris Match n°471, 19 avril 1958.
“Hollywood a tourné cette scène des centaines de fois, mais ce jour-là, aucun Hitchcock n’avait réglé les lumières de ce clair-obscur policier. L’héroïne était pourtant une star authentique. Lana Turner, venue témoigner sur le meurtre de son ami, le gangster Stompanato, poignardé par sa propre fille Cheryl, 14 ans.” - Paris Match n°471, 19 avril 1958. © Paris Match

L'enfant marchait dans Skid Row, une rue populaire où des lessives à l'italienne sèchent entre des rangées de maisons grises. Elle arrêta un passant pour lui demander s'il connaissait un hôtel bon marché. Le passant, un nommé Acosta, remarqua qu'elle tordait nerveusement son mouchoir. Il remarqua aussi qu’elle portait une valise de cuir comme n'en ont pas les pauvresses cherchant un gîte économique dans les bas quartiers de Hollywood. Acosta fit monter l'enfant dans sa Ford. La maison devant laquelle il s'arrêta était surmontée d'une lanterne bleue. L'enfant entra sans protester. Un sergent aux cheveux gris était assis derrière un grillage, comme un employé des postes derrière son guichet. Acosta lui parla à voix basse. Il haussa les épaules et appela une assistante de police. Celle-ci emmena l'enfant dans un bureau vide et l'interrogea.

L'enfant commença par dire qu'elle arrivait à Los Angeles en quête d'un emploi. L'assistante hocha la tête : 

- Il serait plus simple de me dire tout de suite la vérité. Vous vous êtes enfuie de la maison ? 

- Oui. 

- Pourquoi ?

Le geste qui répondit à cette question était de ceux que comprennent les assistantes de police expérimentées. Un foyer divisé, des parents querelleurs ou séparés, un chagrin insondable dans un coeur adolescent. Mais les yeux de l'errante de Skid Row restaient secs.

- Comment vous appelez-vous ? 

- Cheryl Crane. 

- Où habitez-vous ?

L'adresse. North Mapleton Drive, Beverly Hills, fit sursauter la femme à l'étoile d'argent. On trouve dans Mapleton Drive plus de vedettes que dans le générique le plus prodigue. L'enfant - une presque jeune fille, grande comme une femme, visage figé, gestes rares - comprit le mouvement de celle qui l'interrogeait.

- Ma mère est Lana Turner.

C'est ainsi que Cheryl Crane fut mentionnée pour la première fois clans la rubrique des faits divers. Le 2 février 1957.

Cheryl Crane, entourée de ses parents Lana Turner et Stephen Crane quelques semaines après sa naissance, le 25 juillet 1943.
Cheryl Crane, entourée de ses parents Lana Turner et Stephen Crane quelques semaines après sa naissance, le 25 juillet 1943. © Express / Express / Getty Images

Sa naissance avait déjà été un drame. Les médecins commencèrent par déclarer qu'ils ne la sauveraient pas. Ils la sauvèrent quand même, en lui faisant des transfusions de sang toutes les quatre heures, en renouvelant complètement son stock sanguin. Le sang paternel et le sang maternel s'étaient révélés incompatibles, comme s'ils poursuivaient leur querelle jusque dans les veines du nouveau-né.

Il y avait une douzaine d'années que Lana Turner était célèbre. L'histoire de son début était un épisode classique de la grande scène hollywoodienne. Elle était perchée sur un tabouret d'un milk bar de Sunset Boulevard. Elle mangeait un chocolat malté, ses jeunes seins gonflant son sweater. Le patron lui demanda s'il pouvait lui présenter Mr. Billy Wilkerson. Auriez-vous envie, s'enquit Mr. Billy Wilkerson, de jouer dans un film ? La réponse est impubliable. Lana, qui s'appelait alors Judy, étudiait la dactylographie - sans la moindre vocation - à la Hollywood High School. On y apprenait au moins comment s'y prennent les vieux messieurs qui veulent débaucher les jeunes filles aux contours généreux. Mr. Billy Wilkerson sourit : "Voici ma carte. Je dirige le Hollywood Reporter. Parlez-en avec votre mère et venez me voir".

Lana Turner rejoue pour les photographes le moment où elle a a été découverte, en commandant un soda au même serveur, Manuel Hernandez, au ‘Tops' Fountain, en face de son lycée, sur Sunset Boulevard à Hollywood, California, en novembre 1937.
Lana Turner rejoue pour les photographes le moment où elle a a été découverte, en commandant un soda au même serveur, Manuel Hernandez, au ‘Tops' Fountain, en face de son lycée, sur Sunset Boulevard à Hollywood, California, en novembre 1937. © Bettmann / Getty Images

La mère, Mildred Turner, gagnait dix dollars par semaine dans un "beauty parlor". La tragédie l'avait croisée, elle aussi. Son mari, un peu mineur, un peu bootlegger, avait été trouvé la tête fracassée au coin de Fourth et de Mission Streets, à San Francisco. Il avait passé la soirée dans un tripot d'où il était sorti avec un gain. Détail particulier : on l'avait déchaussé du pied gauche et la chaussette correspondante n'avait été retrouvée nulle part. En dépit de cet indice de roman policier, le crime était resté mystérieux.

2.500 dollars pour ne pas ouvrir la bouche

Mrs. Turner conduisit Judy chez Mr. Wilkerson. L'improbable s'avéra véridique. Judy, qui devint Lana pour la circonstance, eut un rôle dans They Won't Forget. 2 500 dollars pour lesquels on lui demanda de jouer, sans prononcer une parole, le rôle d'une fille qui devait être violée. Lana commenta son début en disant qu'elle n'aurait jamais imaginé que son derrière (le mot est passé dans l'américain avec un sens un peu moins cru qu'en français) pouvait être un objet à 2 500 dollars. Mais elle fut mortifiée du silence que son producteur lui imposa.

(...)

[ Après un mariage raté avec le fameux musicien de Artie Shaw, Lana Turner rencontre Steve Crane, acteur de seconde zone, héritier d’une compagnie de cigares ]

Steve Crane était alors un marchand de cigares de Hollywood. Lana, dont les rôles commençaient à parler, pouvait s'offrir une maison à quatre domestiques du Wilshire Boulevard. Il est à son honneur que cette différence de condition ne l'ait pas empêchée de tomber amoureuse. Elle épousa. Puis elle apprit que Steve n'était pas délié par un divorce mexicain d'un lien conjugal antérieur. Elle demanda l'annulation. Le lendemain du jugement qui lui donnait satisfaction, Lana Turner consulta son docteur : "Madame, lui dit-il, mes compliments. Vous allez avoir un bébé." Lana revit Steve qui s'occupa à faire valider aux Etats-Unis son divorce mexicain. Le 14 mars 1943, elle donna un père à l'enfant à naître en réépousant l'homme dont elle s'était séparée quelques semaines auparavant. Le 28 juin naquit le bébé moribond qu'on sauva en le changeant de sang. Le 21 août, Lana divorça. Amours éclair. Ils préparaient le destin de la fugitive de Skid Row, qu'une aventure plus tragique attendait.

Lana Turner dans son plus grand rôle, « Le facteur sonne toujours deux fois » en 1946, aux côtés de John Garfield.
Lana Turner dans son plus grand rôle, « Le facteur sonne toujours deux fois » en 1946, aux côtés de John Garfield. © John Springer Collection/CORBIS/Corbis via Getty Images

(...)

Au total, Steve Crane n'avait pas à se plaindre de Lana Turner. Elle l'avait servi indirectement. Quand un homme n'est pas grand-chose par lui-même, son mariage avec une vedette l'aide à monter. Crane, ex-marchand de cigares, était devenu l'un des restaurateurs à la mode de Hollywood. Il avait ouvert le « Luau », style hawaiien, serveuses en jupes d'herbe et décor verdoyant. On rencontrait chez lui des acteurs et aussi des personnages du milieu interlope qui réunit, comme un pont, l'enfer du jeu de Las Vegas et la riche matière première de Los Angeles. L'un des clients familiers était le « boss » Mickey Cohen, successeur approximatif de l'inoubliable Bugsy Siegel qu'une vicieuse rafale de mitraillette retrancha de l'existence, un soir où il se silhouettait devant l'une des fenêtres de sa résidence de Beverly Hills. On voyait parfois dans le sillage du boss un beau garçon nonchalant, un certain John Stompanato, dont le moyen d'existence le plus avouable était la qualité de garde du corps de Mickey Cohen. Mais personne ne faisait attention à ce figurant.

Lana, elle, se transformait. La sweater girl de 1938 avait fait un effort courageux pour devenir autre chose qu'une éloquence de la chair. Elle avait réussi, peut-être pas superbement, mais brillamment. Elle savait, à trente-sept ans passés, qu'elle n'atteindrait jamais les plus hauts sommets de son métier, mais elle parvenait depuis de longues années à conserver l'un des premiers rangs dans le milieu destructeur qu'est Hollywood.

(...)

Dans sa vie de femme mûrissante, une agréable et inquiétante figure venait d'entrer : ce même Stompanato qui, derrière le chef- de gang Mickey Cohen, venait s'accouder au bar du « Luau », après avoir serré la main du patron, Steve Crane, héros des mariages n°2 et n°3 de miss Turner. Lana disait : "Après quatre maris et cinq mariages, je suis encore une étudiante en amour". Elle disait aussi : "Quand j'aime, j'aime avec mes cheveux, avec mes ongles, avec mes dents. Je ne changerai jamais." Elle disait encore : "J'ai décidé d'apprendre à Cheryl tout ce que les jeunes filles doivent connaître." On lui demandait, feignant l'innocence : "Sur quoi ?" La réponse arrivait comme une sorte d'aspiration, comme le bruit d'une machine dévorante et cruelle : "Sur les hommes !"

Ils passaient comme une cavalcade dans la vie de Lana Turner. Cinq mariages, et des substituts, et des annexes, éveillant presque chaque fois une rumeur de scandale. L'ignoble magazine Confidential avait pétri le nom de Lana dans une auge de fange - mais l'ignoble magazine Confidential, difficile à poursuivre, plus difficile à faire condamner, vit de vérités abominables plus que d'inventions empoisonnées. Lana, au reste, était la dernière à pouvoir se plaindre. Elle s'était étalée elle-même, donnant à un magazine féminin un récit de sa vie privée qui fait par tout autre que l'intéressée, eût été une diffamation. Elle jouait dans la vie le rôle de ses films, ne se défendant contre une incessante, contre une dévorante passion charnelle que par l'instabilité de ses attachements. « Les hommes, avait écrit Hedda Hopper, sont pour elle des robes : faits pour être portés et enlevés. » Mais Lana ne jouait pas ce jeu dévastateur avec le cynisme protecteur des vraies grandes coquettes. Elle cherchait l'amour.

Lana Turner
Lana Turner © Metro-Goldwyn-Mayer Pictures / Sunset Boulevard / Corbis via Getty Images

Un jour, une voix avait parlé dans son téléphone secret. Une belle voix insinuante qui avait cité des amis communs, des noms illustres de Hollywood. La voix avait fini par demander une blind date, un rendez-vous à l'aveuglette, une sortie d'aventure et d'exploration. Lana avait accepté. Elle s'était trouvée dans les bras de Stompanato presque sans avoir conscience de la chute qu'elle venait de faire, du pas qu'elle avait franchi, du milieu dont elle acceptait le contact dans l'étreinte du gangster. Non qu'elle fût innocente, grand Dieu ! Elle fréquentait depuis des années le boss Mickey Cohen et n'ignorait rien par conséquent des liens attachant à la pègre l'individu auquel elle venait de se livrer. Mais les vedettes de Hollywood ont une moralité au-dessus de la morale, et Stompanato était beau. Elle lui demanda son âge. Il eut une coquetterie pleine de prévoyance, en s'attribuant quarante-trois ans. Il en avait trente-deux. Dans ce mensonge, un dessein s'esquissait déjà.

Le gigolo gangster voulait être M. Turner

Le nom de Stompanato faisait croire qu'il arrivait en droite ligne de Messine ou de Naples, comme des centaines d'autres gangsters de tout acabit. Il était pourtant né américain, dans la plus américaine des villes, Woodstock, Illinois, et il s'était accoudé dès son enfance à des "sodas fountains" comme celle qui avait ouvert à Judy Turner la gloire et la fortune. La guerre l'avait envoyé dans le Pacifique, dans le corps intrépide et rugueux des Marines. Il avait connu ensuite la Chine d'après-guerre, le vertige d'une inflation effrénée et d'un régime finissant. La décence des mots fait dire qu'il s'occupa de night-clubs à Tientsin et à Pékin, mais la vérité rigoureuse exigerait un vocabulaire plus fort. Il épousa une fille de nationalité turque, une demoiselle Sarah Utush Ibrahim, qu'il ramena à Woodstock où elle vit sans bruit depuis lors. Lui-même, dans l'ambiance natale, tâta de la vie honnête. Il conduisit un camion de laitier. C'était fastidieux, pénible et il fallait se lever avant l'aube, divine horreur ! Il partit pour Hollywood. Mais il ne semble pas qu'il ait cherché à devenir un acteur. Son fin visage, ses yeux caressants, ses lourdes ondulations brunes lui ouvrirent d'autres portes que celles des studios.

L'un des capitaux de Hollywood est la liste des numéros de téléphone qui ne figurent pas dans l'annuaire. Ils se trafiquent pour des sommes parfois élevées et, surtout, ils s'échangent contre des négociations dignes parfois de la diplomatie. Stompanato acquit une richesse considérable. Il eut dans son répertoire téléphonique Zsa Zsa Gabor, Mari Blanchard, June Allyson, Lana Turner et la suite. Il tentait sa chance, à la manière des vendeurs de Cadillac ou des philanthropes quelquefois véreux qui cultivent leurs notes basses pour décrire la détresse d'une colonie de vacances ou d'un home d'enfants arriérés. Il enregistra des succès, emprunta de l'argent à ses conquêtes ou les laissa généreusement régler ses dettes. Ayant divorcé de sa Turque, il se maria deux fois, dont une fois avec l'actrice Helen Gilbert. La loi californienne stipule qu'un divorce entraîne automatiquement le partage des biens, si bien qu'une carrière de gigolo peut se prolonger par le mariage. Stompanato en usa.

Le gangster Mickey Cohen (à dr.) avec ses acolytes, le manager Mike Howard et le garde du corps Johnny Stompanato (à g.) en 1949.
Le gangster Mickey Cohen (à dr.) avec ses acolytes, le manager Mike Howard et le garde du corps Johnny Stompanato (à g.) en 1949. © Ed Clark/The LIFE Picture Collection/Getty Images

Il n'eût pas vécu tout à fait de l'exploitation de ses charmes, mais il connut Mickey Cohen qui lui compléta son revenu. Toutefois, ce ne fut jamais un vrai gangster. Cohen l'avait nommé garde du corps aux appointements de 300 dollars par semaine, mais Cohen se moquait de lui en lui disant qu'il était incapable de tuer un poulet et plus fait pour être protégé que protecteur. Il fut arrêté cinq fois, dont une fois sous l'inculpation de cambriolage, mais ses condamnations, ces médailles militaires de la pègre, se limitèrent à soixante jours de prison pour escroquerie. Il faisait des commissions, servait d'intermédiaire et d'instrument dans le chantage que le milieu exerce sur le cinéma. Il restait un subalterne, un type gentil et falot. Adonis ! Un beau gosse, pas un dur. Il n'est pas impossible qu'il en souffrit.

Sa liaison avec Lana lui inspira l'idée d'une revanche contre la médiocrité qui collait à ses semelles. Il y avait eu quatre Messieurs Turner. Pourquoi le cinquième ne serait-il pas Johnny Stompanato ? La pauvre Lana était folle. Une fois de plus, elle aimait avec ses ongles et ses cheveux. Elle payait les dettes. Elle faisait des cadeaux. Elle donnait des dollars par milliers. Elle donnait ce qui pouvait lui coûter plus cher encore : des témoignages de son égarement, des photos aux dédicaces brûlantes, des boucles de cheveux enchâssées dans des bijoux, un bracelet gravé de voeux éternels. L'espagnol était le langage de sa passion. « Mi amor... mi destino.... mi vida... » Lui, le gigolo, avait dans sa chambre d'hôtel un petit carnet sur lequel il notait des expressions amoureuses qu'il faisait traduire en espagnol par un copain et dont il émaillait ses réponses. Mais il prenait soin de rester un ton au-dessous des déclarations d'amour dont il était la cible. Le métier, comme tous les autres, a ses règles : c'est lorsqu'il répond, au lieu de demander, qu'un gigolo est fort.

Lana Turner et Johnny Stompanato.
Lana Turner et Johnny Stompanato. © Bettmann / Getty Images

Stompanato croyait avoir un autre atout dans son jeu : Cheryl. Il la choyait. Il la sortait. Il la conduisait dans les magasins. Il avait avec elle de longues conversations à mi-voix. Il lui parlait de Lana. Il lui disait combien celle-ci était belle et quelle femme de coeur ! Au-dessus des lèvres qui louaient la mère, les yeux caressants rendaient à la fille un hommage muet. Johnny était assez expert pour sentir le trouble qu'il causait. Qui sait ce que réservait l'avenir ? Pour le présent, dans l'entreprise difficile qu'était la conquête de Lana, il était important d'avoir une alliée fanatique comme cette drôle de grande fille aux sentiments comprimés et passionnés. 

Un jour, Johnny fit à sa maîtresse une proposition inattendue. Sa mère vivait toujours à Woodstock. Une vieille dame simple et calme, douce et gaie. Pourquoi ne lui enverrait-on pas Cheryl ? Elle la choierait ; elle lui donnerait la chaleur familiale dont la petite manquait dans sa boarding school de luxe et dans les villas somptueuses de Hollywood. Un lien nouveau, intime et fort, s'établirait autour de l'enfant. Lana refusa. Ce fut son premier refus. Johnny en fut si affecté qu'il écrivit à la vieille dame de Woodstock qu'il n'était pas parvenu à réconcilier Cheryl et sa mère. Mrs. Stompanato le répéta aux voisines en louant le coeur de son Johnny et en leur annonçant qu'il ne tarderait pas à épouser miss Turner. A la même époque, Steve Crane attira Johnny Stompanato dans un coin de son bar. "Johnny, dit-il, ce que tu fais avec mon ex-femme ne me regarde pas. Mais si tu touches à Cheryl, je te casserai les reins. J'espère, que tu as compris..." 

(...)

[ En septembre 1957, Stompanato rendait visite à Lana Turner à Londres, sur le tournage du film “Another Time, Another Place”, avec Sean Connery. ]

Londres. On avait trouvé à Lana Turner une villa de Hampstead qui lui rappelait la Californie. Johnny était arrivé un peu après elle, en payant son billet d'avion avec l'argent que l'actrice lui avait donné. D'emblée, Johnny détesta l'Angleterre et les Anglais. "C'est, écrivit-il à sa mère, le pire pays que j'aie jamais vu. Vous ne pouvez pas comprendre un seul mot de ce que les gens disent. Ils sont de mille ans en retard." Un plus grand grief allait être fourni au bellâtre. Scotland Yard le convoqua. Le détail de la conversation n'est pas connu mais le résultat en fut prompt. Johnny fit sa valise et repassa l'océan.

Lana Turner et Sean Connery dans le film "Another Time, Another Place" tourné en 1957 à Londres.
Lana Turner et Sean Connery dans le film "Another Time, Another Place" tourné en 1957 à Londres. © Bettmann / Getty Images

[ Le détail de l’affaire est aujourd’hui connu : Amant jaloux, Stompanato avait cherché à empêcher l'actrice de se rendre sur le plateau, au point de l'étrangler lors d’une altercation. Avec l’aide de sa maquilleuse, Lana Turner avait alors contacté Scotland Yard pour le faire expulser du pays. Ayant eu vent de cette tentative, Stompanato s’était rendu sur le tournage, arme au poing, pour menacer sa compagne et Sean Connery. L’acteur, pas impressionné, lui avait pris le pistolet des mains et l’avait éjecté du plateau avec une clé de bras… Stompanato avait fini par être escorté par la police britannique à l’aéroport, direction Los Angeles. ]

(...)

La lutte n'avait pas tourné à son avantage et c'est plutôt lui qui avait mendié une réconciliation. Le terrain s'affaissait sous ses pieds. Il écrivit. Il demandait maintenant un mariage. Il s'était laissé glisser au rang de quémandeur. "Laissez-moi, répondit-elle, réfléchir un peu dans mon coin" Entre elle et lui, il y avait l'immense différence d'un nom mondial et d'une petite crapule subalterne. Il n'était rien et il n'avait rien. Sa seule prise était celle des sens. Il suffisait pour la lui faire perdre d'un autre passant aux yeux caressants. Ou tout simplement, de la transformation imprévisible que produit la séparation. 

Il s'accrocha. Lana ayant fait la sourde oreille, Mickey Cohen donna l'argent nécessaire pour un nouveau billet d'avion. Indésirable en Angleterre, Johnny s'installa à Amsterdam et attendit que Lana en eût fini avec son film. C'est ensemble qu'ils prirent un avion de la K.L.M. à destination de Mexico. Elle exigea cependant qu'il se tînt dans l'ombre, qu'il ne jouât pas devant les journalistes le rôle de prince consort. Ils restèrent deux mois à Acapulco en regardant grandir la villa que Stompanato espérait encore pouvoir appeler la sienne. Il écrivit encore dans l'Illinois, qu'il comptait épouser Lana Turner avant peu. Il donnait des nouvelles du soleil mexicain sous cette forme familière : "Lana est noire comme un pruneau."

Lana Turner et Johnny Stompanato en vacances au Mexique, quelques semaines avant le drame.
Lana Turner et Johnny Stompanato en vacances au Mexique, quelques semaines avant le drame. © Bettmann / Getty Images

On emménagea dans la nouvelle maison de Beverly Hills le lundi des Rameaux. Lana l'avait louée en rentrant d'Acapulco. Elle se trouve sur Bedford Drive, au 730, pas très loin des studios de la Fox où miss Turner avait tourné « Peyton Place » peu de temps auparavant. Les voisins s'appellent Doris Day, Kirk Douglas, et le fameux couple, Desi Arnaz et Lucille Ball, du triomphe de la télévision "I Love Lucy". La maison est toute en longueur, avec cinq portes-fenêtres au rez-de-chaussée, un balcon au premier étage, deux grandes cheminées aux extrémités et des volets peints en noir. Des palmiers de quinze mètres de haut flanquent et dominent l'édifice, lequel comprend trois chambres à coucher et cinq salles de bains. Une belle pelouse et la piscine de rigueur. Le service était réduit à une seule femme de chambre, une Mexicaine de cinquante ans, et l'écurie automobile à un station wagon 1958. C'était sous le signe d'une simplicité presque spartiate que Lana Turner se réinstallait.

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N'aie pas peur maman : je ne t'abandonnerai pas

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Au premier étage, la chambre de Lana avait été tapissée de rose. Le lit dépassait les dimensions usuelles. Mais les autres meubles n'avaient pas encore trouvé leur place et l'improvisation d'un emménagement régnait encore. La chambre et la salle de bains de Cheryl étaient un peu plus loin, au bout du couloir. La querelle continuait. Car c'était maintenant une querelle incessante, analogue à celle qui avait empli une grande partie de la vie de Lana Turner au cours de ses mariages successifs. Pendant les moments d'accalmie, elle réfléchissait à la singularité de sa situation. Rien n'est plus facile - elle l'avait expérimenté - que de rompre un ménage légitime. Comment rompre un faux ménage, avec un homme qui, ouvertement, déclarait maintenant qu'il ne partirait pas ?

La tactique de Stompanato était toujours la même : s'attacher à elle, se tenir à côté d'elle, affirmer par sa présence et par son attitude une prise de possession. Elle était rentrée d'Acapulco pour assister à la distribution annuelle des prix de l'Académie du cinéma. Il avait déclaré qu'il irait avec elle. Elle s'était débattue. Elle avait crié. Elle avait tenté d'expliquer que sa carrière était menacée par l'indiscrétion de Johnny. Elle avait répété qu'un mariage immédiat était impossible, qu'il fallait attendre, patienter, accoutumer peu à peu les esprits. Il s'était contenté de répéter qu'ils iraient ensemble à l'Academy Award. Elle n'avait pu éviter son escorte qu'en refusant de s'habiller, en renonçant à son invitation, en livrant les motifs de son absence aux ragots venimeux de Hollywood.

“Le 19 mars dernier, elle vient à l'aéroport attendre Lana qui revient de vacances avec son fiancé Stompanato.”- Paris Match n°471, 19 avril 1958.
“Le 19 mars dernier, elle vient à l'aéroport attendre Lana qui revient de vacances avec son fiancé Stompanato.”- Paris Match n°471, 19 avril 1958. © Ullstein bild via Getty Images

Le plus décourageant était l'attitude de Cheryl. On aurait dit qu'elle était aveugle. Elle était venue à Acapulco, en février, et jamais une plus grande harmonie n'avait régné entre la fille et l'amant. Elle venait d'arriver dans la villa de Bedford Drive pour les vacances de Pâques et, au milieu de l'atmosphère de bataille emplissant la nouvelle maison, l'harmonie s'était immédiatement rétablie entre Cheryl et Johnny. Ils étaient sortis ensemble, à cheval. Ils avaient rencontré le boss Mickey Cohen et ils lui avaient parlé gaiement. "Ils paraissaient les meilleurs amis du monde", devait dire Cohen quelques jours plus tard... 

A la fin, vendredi soir, Lana prit sa fille à part, s'enferma avec elle dans sa salle de bains. Elle lui expliqua le calcul du gangster et lui dit pourquoi il ne lui était pas possible de devenir Mrs. Stompanato. La petite (plus grande que sa mère par la taille) la regarda froidement :

- Vous n'avez qu'à lui dire de s'en aller. Est-ce que vous seriez lâche, maman ?

- Tu ne comprends pas. J'ai peur.

Elle soupira : - Ce soir, nous allons passer un mauvais moment, je le crains.

- Vous avez tort d'avoir peur. Je ne serai pas loin. Je ne vous abandonnerai pas.

L'accent était uni et indifférent. Lana baissa la tête. Avait-elle seulement de son côté cette adolescente qu'elle avait si négligée... ? Elle était encore dans la chambre de Cheryl quand Stompanato entra. Elle portait des pantoufles de soie rose et un déshabillé blanc. Johnny recommença sa complainte. Pourquoi se claquemurait-on ? Pourquoi refusait-on de se montrer en public avec lui ? "Johnny, dit Lana, ne nous disputons pas devant mon bébé. Viens." Elle l'emmena dans la chambre rose. Les voix baissèrent, puis montèrent. L'oreille à la porte, Cheryl écoutait.

"Je t'aurai, disait Johnny, que cela me prenne un jour, un mois ou un an. Je t'ouvrirai la figure. Je te défigurerai. Et si je ne suis pas capable de le faire moi-même, j'en trouverai qui le feront pour moi..." Lana était assise sur le coin de la table à breakfast. Elle vit la porte s'ouvrir. Elle entendit la voix de Cheryl : "Maman, tu ne dois pas accepter ça..." Elle crut que sa fille menaçait, frappait du poing l'amant faisant brusquement volte-face. Elle ne vit le couteau que lorsque Cheryl le retira de la blessure, le posa sur l'une des tables de nuit. L'homme s'effondrait en avant, comme pour recouvrir la fontaine de sang jaillissant de son abdomen transpercé. Alors. Lana Turner courut à sa salle de bains, prit des serviettes et tâcha d'arrêter l'hémorragie. ... Seulement, c'est la version de Cheryl et Lana Turner.

Johnny Stompanato a été tué le 4 avril 1958.
Johnny Stompanato a été tué le 4 avril 1958. © Ullstein bild via Getty Images
Policiers et reporters devant la maison de Lana Turner, juste après la mort de Johnny Stompanato, dans la nuit du 4 au 5 avril 1958. Le drame a eu lieu dans la chambre située à la première fenêtre en haut, à gauche.
Policiers et reporters devant la maison de Lana Turner, juste après la mort de Johnny Stompanato, dans la nuit du 4 au 5 avril 1958. Le drame a eu lieu dans la chambre située à la première fenêtre en haut, à gauche. © Bettmann / Getty Images
La police emporte le corps de Johnny Stompanato, dans la nuit du 4 au 5 avril 1958.
La police emporte le corps de Johnny Stompanato, dans la nuit du 4 au 5 avril 1958. © USC Libraries/Corbis via Getty Images
Le sergent de police Russel R. Peterson examine le couteau qui a tué Johnny Stompanato, dans la nuit du 4 au 5 avril 1958.
Le sergent de police Russel R. Peterson examine le couteau qui a tué Johnny Stompanato, dans la nuit du 4 au 5 avril 1958. © Bettmann / Getty Images

Deux heures devaient s'écouler avant que le chef de la police de Los Angeles, Clinton H. Anderson, n'arrive au 730 North de Bedford Drive dans un fracas de sirènes et un incendie d'éclairs rouges. Cheryl, laissant sa mère lutter contre le flot de sang, était allée clans sa chambre et avait téléphoné à son père. Crane avait téléphoné à Jerry Giesler. Giesler, vieux, chauve et bedonnant, cela veut dire toutes les astuces et toutes les audaces du barreau américain - une carrière de près de cinquante ans, pleine de situations de roman policier. "Je ne veux plus m'occuper de divorces, a dit Giesler après avoir aidé Marilyn Monroe à reconquérir sa liberté : c'est trop facile." Ce qu'il veut, ce sont des causes célèbres. Ce sont des mystères et des problèmes. Il fut près de deux heures avec les deux femmes. Que décidèrent-ils ? Que concertèrent-ils ?

Comme la police, le médecin arriva trop tard. Ce fut Mrs. Turner mère qui, alertée à son tour, pensa la première à un docteur. Stompanato était vide de sang. « Pourquoi, demande Mickey Cohen, Lana ne s'est-elle précipitée à l'appareil, n'a-t-elle pas appelé une ambulance ? On eût mis Johnny dans un hôpital. On eût fait une transfusion immédiate. On l'eût sauvé. « Mais le médecin légiste de Los Angeles hoche la tête. Le coup fut donné - si l'on ose ainsi s'exprimer - avec une chance inouïe. Il ouvrit le foie ; il ouvrit la veine porte ; il ouvrit la trachée-artère. Il traversa les parties vitales de l'organisme avec la certitude d'un coupe papier tranchant une page de livre. Ce n'était qu'un vulgaire couteau de cuisine, le premier qui tomba sous la main de Cheryl, et si neuf qu'il portait encore l'étiquette du prix d'achat. Mais le corps de l'homme est vulnérable quand le destin le veut. Tantôt il faut pour tuer une force d'Hercule. Tantôt, il suffit d'un poignet d'enfant.

Les chauffeurs de taxi : une médaille pour Cheryl

Autour du cadavre de Stompanato gangster mineur, le milieu fait bloc. Il doute que le drame se soit déroulé comme l'avocat Giesler l'a fait dire à ses deux clientes. Il réclame un détecteur de mensonge. Il suggère que Stompanato a été tué pendant son sommeil, ou encore que ce n'est pas parce qu'il a menacé Lana qu'il a été tué. Ou même que ce n'est pas Cheryl qui l'a tué...

L'affaire commence. Les retentissements seront longs. Le sentiment public n'est pas pour la victime. " La petite, disent les chauffeurs de taxi de Los Angeles, mérite une médaille. " Mais la loi est la loi et la procédure pénale américaine est telle que Cheryl risque une longue peine de prison si son affaire arrive jusqu'au tribunal. C'est pourquoi l'avocat sorcier, Jerry Giesler, se démène pour qu'il n'y ait pas de jugement, pour que le coup de couteau du Vendredi saint soit déclaré un « homicide justifiable. » Il n'insiste pas, par contre, pour que la jeune meurtrière soit mise immédiatement en liberté. Il faut, pense-t-il, que l'émotion s'apaise et qu'on trouve d'autres sujets de conversation.

“La tragédie, qui s’est nouée durant quatorze ans d'une jeunesse dorée et inhumaine, trouve son épilogue dans la prison des mineurs de Beverly Hills. Cheryl Crane a tué celui qui serait peut-être devenu son troisième beau-père : le gangster Stompanato qu'elle a entendu menacer sa mère. Calme, froide, sans une larme, elle dit à sa gardienne : ‘J’aimerais pouvoir pleurer comme ma mère.’ Pendant ce temps, Hollywood, éclaboussé par le scandale, enregistre un boom incroyable sur tous les films de Lana Turner.” - Paris Match n°471, 19 avril 1958. Cheryl Crane est emmené à la prison pour mineure de Los Angeles par la policière Margaret Weissberg, au lendemain de la mort de Johnny Stompanato, le 5 avril 1958.
“La tragédie, qui s’est nouée durant quatorze ans d'une jeunesse dorée et inhumaine, trouve son épilogue dans la prison des mineurs de Beverly Hills. Cheryl Crane a tué celui qui serait peut-être devenu son troisième beau-père : le gangster Stompanato qu'elle a entendu menacer sa mère. Calme, froide, sans une larme, elle dit à sa gardienne : ‘J’aimerais pouvoir pleurer comme ma mère.’ Pendant ce temps, Hollywood, éclaboussé par le scandale, enregistre un boom incroyable sur tous les films de Lana Turner.” - Paris Match n°471, 19 avril 1958. Cheryl Crane est emmené à la prison pour mineure de Los Angeles par la policière Margaret Weissberg, au lendemain de la mort de Johnny Stompanato, le 5 avril 1958. © Bettmann / Getty Images

John Stompanato a été ramené à Woodstock, Illinois. Le chef fidèle, Mickey Cohen, a payé le transfert et accompagné le corps. Jamais le funeral parlor de la petite ville - 7 200 habitants - n'avait organisé une cérémonie funèbre plus imposante. On drapa les pieds de l'ancien Marine dans un drapeau américain. On l'exposa sur un divan du grand salon, allongé plutôt qu'étendu, environné des fleurs venues de toutes parts. On s'étonna que Lana Turner n'ait pas envoyé une couronne, pas fait un signe de regret. Mais le smoking dans lequel le beau Johnny fut exposé portait dans sa poche droite la marque d'un tailleur de Saville Row, London. Lana avait réglé la facture. Johnny emporte quand même dans la tombe un souvenir de son amour.


Paris Match n°517, 7 mars 1959

Lana Turner et sa fille : Comment ont-elles pu oublier le cauchemar ?

Par notre bureau de New York

Par une nuit tragique, une écolière avait tué pour défendre sa mère. Depuis, elle vivait cloîtrée au fond d'un collège. Huit mois après, l'énigmatique Cheryl fait son entrée aux côtés de sa mère à la première d'un film qui raconte leur drame.

“1958 : Dans une somptueuse villa, un gangster est tué. La meurtrière : une enfant de quatorze ans. Cheryl, fille de Lana Turner. Au tribunal, la star, livide, défend son enfant. 1959 : À Hollywood, première de ‘L’Imitation de la vie’, film qui montre une mère et une fille amoureuses du même homme. Star : Lana. À son bras, une jeune fille radieuse : Cheryl.” - Paris Match n°517, 7 mars 1959
“1958 : Dans une somptueuse villa, un gangster est tué. La meurtrière : une enfant de quatorze ans. Cheryl, fille de Lana Turner. Au tribunal, la star, livide, défend son enfant. 1959 : À Hollywood, première de ‘L’Imitation de la vie’, film qui montre une mère et une fille amoureuses du même homme. Star : Lana. À son bras, une jeune fille radieuse : Cheryl.” - Paris Match n°517, 7 mars 1959 © Paris Match

La chose frappe, quand on entre, c'est le portrait du chien. Le chien s'appelle Confucius. C'est un boxer allemand. On l'a peint en pied, avec une énorme tiare sur la tête : la couronne des tsars de Russie. Nous sommes au Romanoff, le restaurant le plus célèbre de Beverley Hills. Confucius est au bar, derrière son maître, le délicieux "Mike" Romanoff. Le délicieux "Mike" (Romanoff est un nom d'emprunt, mais remboursé au centuple) a ramené de France ses deux chefs de cuisine, et une foule de souvenirs de prison. C'est dire combien le Romanoff est une bonne maison, et son propriétaire, un homme blasé.

Ce soir, pourtant — nous sommes le 18 février — "Mike" se trotte les mains avec une ardeur de jeune homme : cette soirée du Romanoff va faire quelque bruit. C'est le grand bruit de Hollywood, le bruit des flashes. Il éclate en rafales feutrées sur le coup de minuit : elle vient d'entrer. Son sourire lui donne vingt ans, mais son allure en parait trente. Elle a quinze ans tout juste. C'est bien elle, oui : Cheryl Crane, la fille de Lana Turner, qui a tué l'ami de sa mère avec un couteau de cuisine le jour du vendredi saint, dix mois plus tôt. Mais, à Hollywood, le temps n'existe pas.

Sauf pour les photographes. Eux, ils se souviennent de la dernière photo : pour Cheryl Crane, ça remonte au 23 juin dernier. Prison? Liberté ? Sursis? Qu'est-elle devenue depuis tout ce temps, Cheryl Crane ? Et voici que, soudain, le film s'est remis en marche. En marche arrière. Donc, retour en arrière sur ce 23 juin. Nous sommes dans un grand building de Wilshire Boulevard. Mais, au onzième étage, c'est le silence. Un curieux silence, étouffé, tendu comme celui d'un studio d'émission quand la lampe rouge vient de s'allumer. Exactement, nous sommes dans le bureau de William J. Pollack, l'avocat du regretté John Stompanato, dit "Stompy". Les héritiers du défunt — un fils de dix ans. "Johnny II", assisté de quelques héritiers spirituels — réclament à Lana Turner une indemnité de 750 000 dollars (350 millions de francs).

Lana Turner témoignant au procès de sa fille Cheryl Crane, le 11 avril 1958, une semaine après la mort de Johnny Stompanato.
Lana Turner témoignant au procès de sa fille Cheryl Crane, le 11 avril 1958, une semaine après la mort de Johnny Stompanato. © Bettmann / Getty Images

Cheryl et sa mère, qu'on n'avait pas revues depuis le procès, se sont donc rendues à la convocation de Me Pollack, et les photographes ont suivi. Comme ils ne pouvaient assister à l'audition, Me Pollack a demandé aux journalistes de prendre place dans un bureau contigu. Mais la maison Pollack est une "maison de verre". C'est pourquoi les deux bureaux - celui de l'audience et celui des journalistes - sont séparés par une double cloison vitrée. A travers, on n'entend rien, mais on voit tout. L'impression d'un film parlant tombé en panne de son. Cheryl, dans une robe-sac couleur champagne, ses lèvres peintes piquées comme une cerise dans la pâleur de son visage, agite un bras chargé de breloques, Elle ne se tourne presque jamais vers sa mère, contrairement à ce qu'elle avait fait tout au long du procès. Lana moulée dans une stricte robe noire, semble beaucoup plus nerveuse qu'alors. Elle fume sans arrêt.

Derrière l'écran de verre, les souvenirs commencent à se brouiller dans la tête des journalistes. Ils ne reconnaissent plus leurs personnages. Cette petite femme noire et nerveuse, est-ce bien l'éblouissante Lana, la scandaleuse star, assez indifférente à l'opinion — et d'abord, à ses devoirs de mère — pour avoir imposé à sa fille la présence au foyer d'un gangster ? Est-ce l'extraordinaire comédienne du procès ? Et Cheryl ? Comment reconnaître dans cette calme jeune fille l'enfant désemparée à qui les juges parlaient si doucement quand ils voulaient lui faire dire pourquoi elle s'était avancée vers Johnny, ce couteau de cuisine à la main ? Crainte pour sa mère ? Pour elle-même ? Peur d'enfant ? Pour les héritiers du mort — c'est la thèse de Me Pollack — tout n'a été qu'une sinistre comédie : Lana, incapable de mettre fin autrement à sa liaison, a tué froidement l'encombrant Johnny pendant son sommeil. Et Cheryl, sachant que son âge lui vaudrait toutes les indulgences, a accepté de prendre le crime à sa charge.

Mais voici qu'une scène étrange se déroule derrière la paroi de verre. Encadré par deux aides, un mannequin vient de faire son entrée dans le bureau : la silhouette de Johnny l'assassiné : même pantalon noir, même pull-over beige avec, sur le devant, la déchirure de quatre centimètres que fit le couteau. Cheryl n'a pas bronché. Elle s'est avancée tranquillement vers le mannequin et elle a refait le geste meurtrier. C'est fini. Dans le couloir. Cheryl et sa mère ont enlevé leurs lunettes noires. Elles s'avancent vers les photographes, s'arrêtent, posent, sourient. A présent, l'affaire est jugée depuis trois mois déjà : légitime défense. Me Pollack n'y pourra rien. Cheryl retournera au collège, sa mère aux studios. Et les héritiers de feu Johnny n'auront pas leurs millions. Mais les photographes, eux, vont rapporter une photo très nouvelle.

Cheryl Crane, lors de son procès, le 11 avril 1958, une semaine après la mort de Johnny Stompanato. Le juge a estimé que le geste de la jeune fille de 14 ans constituait un "homicide légitime" pour défendre sa mère Lana Turner.
Cheryl Crane, lors de son procès, le 11 avril 1958, une semaine après la mort de Johnny Stompanato. Le juge a estimé que le geste de la jeune fille de 14 ans constituait un "homicide légitime" pour défendre sa mère Lana Turner. © Hulton Archive / Getty Images

Écolière sage, Cheryl jette aujourd'hui les billets doux

Ici, pas de photo possible -et c'est peut-être pourquoi on avait un peu oublié l'affaire. Nous sommes au lycée de Beverly Hills-parc immense, courts, piscine, 2 000 élèves, tous fils et filles de gens des studios -où Cheryl a repris ses études. La cour de justice qui l'a placée sous sa tutelle jusqu'à la majorité- dans six ans- lui a interdit tout contact avec les reporters.

Mais les reporters, une fois encore, ne reconnaîtraient pas leur Cheryl : ce n'est plus la pauvre enfant décolletée et maquillée que sa mère traînait de party en party, de divorce en divorce. Si la jeune accusée désemparée du procès, ni la « condamnée » de la froide reconstitution devant le mannequin, chez l'avocat. Une écolière sage : voilà le "new-look" de Cheryl. En blue-jeans et chandail, elle est assise au fond de la classe, un peu à l'écart, à cause de sa taille et de sa silhouette, qui la font paraître d'un âge supérieur à la moyenne. Car tout le lycée de Beverley Hills- avec ce goût des solidarités complices qu'ont les adolescentes, fait corps autour de celle qui a « eu des ennuis ». Sur le campus, Cheryl a même des quantités de flirts- c'est-à-dire qu'elle n'en a aucun. Une fois, un garçon a essayé de lui glisser un billet doux pendant la classe. "Elle l'a jeté sans le regarder, raconte une voisine. Et après, elle a dit que ce n'était pas joli de faire ça."

Au reste, Cheryl est une élève moyenne. Le soir, une longue voiture noire vient la prendre. La direction est une grande maison blanche où vit une vieille dame très discrète. Mrs. Mildred Turner, la grand-mère, à la garde de qui la cour de justice a confié Cheryl. En route, la voiture ne s'arrête jamais.

Lana Turner avec John Gavin dans le film "Imitation of Life" (Le Mirage de la Vie) de 1959, réalisé par Douglas Sirk.
Lana Turner avec John Gavin dans le film "Imitation of Life" (Le Mirage de la Vie) de 1959, réalisé par Douglas Sirk. © Sunset Boulevard / Corbis via Getty Images

Le film - jamais titre n'aura été plus "évocateur" - s’appelle Imitation of Life (Imitation de la vie). Il tient ses promesses : c'est l'histoire d'une actrice ambitieuse dont la fille adolescente est courtisée par l'ami de sa mère. C'est le dernier film de Lana Turner. Il est sorti au début de février, mais seulement pour une présentation privée. Les photographes n'étaient pas admis, ce qui est très regrettable pour l'histoire de Hollywood. Car la sensation de la soirée n'était pas sur l'écran. Elle était à la sortie. C'était l'image de Cheryl et de mère quittant la salle enlacées et pleurant à chaudes larmes. Dans la nuit pluvieuse où luisaient des mâchoires de la Cadillac à l'affût, le départ de la courageuse actrice et de la vaillante « school girl » accablées par la résurrection de leur destin en couleurs naturelles fut un des sommets du sublime hollywoodien.

Cheryl Crane en janvier 1988, à l’occasion de la promotion de son autobiographie "Detour: a Hollywood Tragedy - My Life With Lana Turner, My Mother". Après des années difficiles sur le plan psychologique causées par le drame, Cheryl Crane a fait la paix avec sa mère, avec elle-même et son enfance mouvementée. Elle a travaillé au restaurant de son père avant de se lancer dans l’immobilier. En novembre 2014, elle a épousé Joyce LeRoy, sa compagne depuis 45 ans.
Cheryl Crane en janvier 1988, à l’occasion de la promotion de son autobiographie "Detour: a Hollywood Tragedy - My Life With Lana Turner, My Mother". Après des années difficiles sur le plan psychologique causées par le drame, Cheryl Crane a fait la paix avec sa mère, avec elle-même et son enfance mouvementée. Elle a travaillé au restaurant de son père avant de se lancer dans l’immobilier. En novembre 2014, elle a épousé Joyce LeRoy, sa compagne depuis 45 ans. © Yvonne Hemsey / Getty Images

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