M�moires d'Outre-tombe - Chateaubriand - Texte complet

M�moires d'Outre-tombe

Chateaubriand


1 Premi�re partie



1 L 1 Livre premier

1. - 2. Naissance de mes fr�res et soeurs. - Je viens au monde. - 3 Plancou�t. - Voeu. - Combourg. - Plan de mon p�re pour mon �ducation. - La Villeneuve. - Lucile. - Mesdemoiselles Couppart. - Mauvais �colier que je suis. - 4. Vie de ma grand-m�re maternelle et de sa soeur, � Plancou�t. - Mon oncle le comte de Bed�e, � Monchoix. - Rel�vement du voeu de ma nourrice. - 5. Gesril. - Hervine Magon. - Combat contre les deux mousses. - 6. Billet de M. Pasquier. - Dieppe. - Changement de mon �ducation. - Printemps en Bretagne. - For�t historique. - Campagnes p�lagiennes. - Coucher de la lune sur la mer. - 7. D�part pour Combourg. - Description du ch�teau.

 

1 L 1 Chapitre 1

La Vall�e-aux-Loups, pr�s d'Aulnay,

ce 4 octobre 1811.

Il y a quatre ans qu'� mon retour de la Terre-Sainte j'achetai pr�s du hameau d'Aulnay, dans le voisinage de Sceaux et de Chatenay une maison de jardinier cach�e parmi des collines couvertes de bois. Le terrain in�gal et sablonneux d�pendant de cette maison, n'�tait qu'un verger sauvage au bout duquel se trouvait une ravine et un taillis de ch�taigniers. Cet �troit espace me parut propre � renfermer mes longues esp�rances ; spatio brevi spem longam reseces. Les arbres que j'y ai plant�s prosp�rent, ils sont encore si petits que je leur donne de l'ombre quand je me place entre eux et le soleil. Un jour, en me rendant cette ombre, ils prot�geront mes vieux ans comme j'ai prot�g� leur jeunesse. Je les ai choisis autant que je l'ai pu des divers climats o� j'ai err�, ils rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon coeur d'autres illusions.

Si jamais les Bourbons remontent sur le tr�ne, je ne leur demanderai, en r�compense de ma fid�lit�, que de me rendre assez riche pour joindre � mon h�ritage la lisi�re des bois qui l'environnent : l'ambition m'est venue ; je voudrais accro�tre ma promenade de quelques arpents : tout chevalier errant que je suis, j'ai les go�ts s�dentaires d'un moine : depuis que j'habite cette retraite, je ne crois pas avoir mis trois fois les pieds hors de mon enclos. Mes pins, mes sapins, mes m�l�zes, mes c�dres tenant jamais ce qu'ils promettent, la Vall�e-aux-Loups deviendra une v�ritable chartreuse. Lorsque Voltaire naquit � Chatenay, le 20 f�vrier 1694 quel �tait l'aspect du coteau o� se devait retirer, en 1807 l'auteur du G�nie du Christianisme ?

Ce lieu me pla�t ; il a remplac� pour moi les champs paternels ; je l'ai pay� du produit de mes r�ves et de mes veilles ; c'est au grand d�sert d' Atala que je dois le petit d�sert d'Aulnay ; et pour me cr�er ce refuge, je n'ai pas, comme le colon am�ricain, d�pouill� l'Indien des Florides. Je suis attach� � mes arbres ; je leur ai adress� des �l�gies, des sonnets, des odes. Il n'y a pas un seul d'entre eux que je n'aie soign� de mes propres mains, que je n'aie d�livr� du ver attach� � sa racine, de la chenille coll�e � sa feuille ; je les connais tous par leurs noms, comme mes enfants : c'est ma famille, je n'en ai pas d'autre, j'esp�re mourir au milieu d'elle.

Ici, j'ai �crit les Martyrs, les Abencerages, l' Itin�raire et Mo�se ; que ferai-je maintenant dans les soir�es de cet automne ? Ce 4 octobre 1811, anniversaire de ma f�te et de mon entr�e � J�rusalem, me tente � commencer l'histoire de ma vie. L'homme qui ne donne aujourd'hui l'empire du monde � la France que pour la fouler � ses pieds, cet homme, dont j'admire le g�nie et dont j'abhorre le despotisme, cet homme m'enveloppe de sa tyrannie comme d'une autre solitude ; mais s'il �crase le pr�sent, le pass� le brave, et je reste libre dans tout ce qui a pr�c�d� sa gloire.

La plupart de mes sentiments sont demeur�s au fond de mon �me, ou ne se sont montr�s dans mes ouvrages que comme appliqu�s � des �tres imaginaires. Aujourd'hui que je regrette encore mes chim�res sans les poursuivre, je veux remonter le penchant de mes belles ann�es : ces M�moires seront un temple de la mort �lev� � la clart� de mes souvenirs.

De la naissance de mon p�re et des �preuves de sa premi�re position, se forma en lui un des caract�res les plus sombres qui aient �t�. Or ce caract�re a influ� sur mes id�es en effrayant mon enfance, contristant ma jeunesse et d�cidant du genre de mon �ducation.

Je suis n� gentilhomme. Selon moi, j'ai profit� du hasard de mon berceau, j'ai gard� cet amour plus ferme de la libert� qui appartient principalement � l'aristocratie dont la derni�re heure est sonn�e. L'aristocratie a trois �ges successifs : l'�ge des sup�riorit�s, l'�ge des privil�ges, l'�ge des vanit�s : sortie du premier, elle d�g�n�re dans le second et s'�teint dans le dernier.

On peut s'enqu�rir de ma famille, si l'envie en prend jamais, dans le dictionnaire de Mor�ri, dans les diverses histoires de Bretagne de d'Argentr�, de dom Lobineau, de dom Morice, dans l' Histoire g�n�alogique de plusieurs maisons illustres de Bretagne du P. Dupaz, dans Toussaint Saint-Luc, Le Borgne et enfin dans l' Histoire des grands officiers de la Couronne du P. Anselme [Cette g�n�alogie est r�sum�e dans l' Histoire g�n�alogique et h�raldique des Pairs de France, des grands dignitaires de la Couronne , par M. le chevalier le Courcelles.] .

Les preuves de ma descendance furent faites entre les mains de Ch�rin, pour l'admission de ma soeur Lucile comme chanoinesse au chapitre de l'Argenti�re, d'o� elle devait passer � celui de Remiremont ; elles furent reproduites pour ma pr�sentation � Louis XVI, reproduites pour mon affiliation � l'ordre de Malte, et reproduites, une derni�re fois, quand mon fr�re fut pr�sent� au m�me infortun� Louis XVI.

Mon nom s'est d'abord �crit Brien, ensuite Briant et Briand, par l'invasion de l'orthographe fran�aise. Guillaume le Breton dit Castrum-Briani. Il n'y a pas un nom en France qui ne pr�sente ces variations de lettres. Quelle est l'orthographe de du Guesclin ?

Les Brien vers le commencement du onzi�me si�cle communiqu�rent leur nom � un ch�teau consid�rable de Bretagne, et ce ch�teau devint le chef-lieu de la baronnie de Chateaubriand. Les armes des Chateaubriand �taient d'abord des pommes de pin avec la devise : Je s�me l ' or. Geoffroy, baron de Chateaubriand, passa avec saint Louis en Terre Sainte. Fait prisonnier � la bataille de la Massoure, il revint, et sa femme Sybille mourut de joie et de surprise en le revoyant. Saint Louis, pour r�compenser ses services, lui conc�da � lui et � ses h�ritiers, en �change de ses anciennes armoiries, un �cu de gueules, sem� de fleurs de lys d'or : Cui et ejus haeredibus, atteste un cartulaire du prieur� de B�r�e, sanctus Ludovicus tum Francorum rex, propter ejus probitatem in armis, flores lilii auri, loco pomorum pini auri, contulit.

Les Chateaubriand se partag�rent d�s leur origine en trois branches : la premi�re, dite barons de Chateaubriand, souche des deux autres et qui commen�a l'an 1000 dans la personne de Thiern, fils de Brien, petit-fils d'Alain III, comte ou chef de Bretagne ; la seconde, surnomm�e seigneurs des Roches Baritaut, ou du Lion d ' Angers ; la troisi�me paraissant sous le titre de sires de Beaufort.

Lorsque la lign�e des sires de Beaufort vint � s'�teindre dans la personne de dame Ren�e, un Christophe II, branche collat�rale de cette lign�e, eut en partage la terre de la Gu�rande en Morbihan. A cette �poque, vers le milieu du dix-septi�me si�cle, une grande confusion s'�tait r�pandue dans l'ordre de la noblesse ; des titres et des noms avaient �t� usurp�s. Louis XIV prescrivit une enqu�te, afin de remettre chacun dans son droit. Christophe fut maintenu, sur preuve de sa noblesse d'ancienne extraction, dans son titre et dans la possession de ses armes, par arr�t de la Chambre �tablie � Rennes pour la r�formation de la noblesse de Bretagne. Cet arr�t fut rendu le 16 septembre 1669 ; en voici le texte :

" Arr�t de la Chambre �tablie par le Roi (Louis XIV) pour la r�formation de la noblesse en la province de Bretagne, rendu le 16 septembre 1669 : Entre le procureur g�n�ral du Roi et M. Christophe de Chateaubriand, sieur de la Gu�rande ; lequel d�clare ledit Christophe issu d'ancienne extraction noble, lui permet de prendre la qualit� de chevalier, et le maintient dans le droit de porter pour armes de gueules sem� de fleurs de lys d'or sans nombre, et ce apr�s production par lui faite de ses titres authentiques, desquels il appert, etc., etc., ledit Arr�t sign� Malescot. "

Cet arr�t constate que Christophe de Chateaubriand de la Gu�rande descendait directement des Chateaubriand sires de Beaufort ; les sires de Beaufort se rattachaient par documents historiques aux premiers barons de Chateaubriand. Les Chateaubriand de Villeneuve, du Plessis et de Combourg �taient cadets des Chateaubriand de la Gu�rande, comme il est prouv� par la descendance d'Amaury, fr�re de Michel, lequel Michel �tait fils de ce Christophe de la Gu�rande maintenu dans son extraction par l'arr�t ci-dessus rapport� de la r�formation de la noblesse, du 16 septembre 1669.

Apr�s ma pr�sentation � Louis XVI, mon fr�re songea � augmenter ma fortune de cadet en me nantissant de quelques-uns de ces b�n�fices appel�s b�n�fices simples. Il n'y avait qu'un seul moyen praticable � cet effet, puisque j'�tais la�que et militaire, c'�tait de m'agr�ger � l'ordre de Malte. Mon fr�re envoya mes preuves � Malte, et bient�t apr�s il pr�senta requ�te en mon nom, au chapitre du grand-prieur� d'Aquitaine, tenu � Poitiers, aux fins qu'il f�t nomm� des commissaires pour prononcer d'urgence. M. Pontois �tait alors archiviste, vice-chancelier et g�n�alogiste de l'ordre de Malte, au Prieur�.

Le pr�sident du chapitre �tait Louis-Joseph des Escotais, bailli, grand-prieur d'Aquitaine, ayant avec lui le bailli de Freslon, le chevalier de La Laurencie, le chevalier de Murat, le chevalier de Lanjamet, le chevalier de La Bourdonnaye-Montluc et le chevalier du Bou�tiez. La requ�te fut admise les 9, 10 et 11 septembre 1789. Il est dit, dans les termes d'admission du M�morial, que je m�ritais � plus d ' un titre la gr�ce que je sollicitais et que des consid�rations du plus grand poids me rendaient digne de la satisfaction que je r�clamais.

Et tout cela avait lieu apr�s la prise de la Bastille � la veille des sc�nes du 6 octobre 1789 et de la translation de la famille royale � Paris ! Et, dans la s�ance du 7 ao�t de cette ann�e 1789, l'Assembl�e nationale avait aboli les titres de noblesse ! Comment les chevaliers et les examinateurs de mes preuves trouvaient-ils aussi que je m�ritais � plus d ' un titre la gr�ce que je sollicitais, etc., moi qui n'�tais qu'un ch�tif sous-lieutenant d'infanterie inconnu, sans cr�dit, sans faveur et sans fortune ?

Le fils a�n� de mon fr�re (j'ajoute ceci en 1831 � mon texte primitif �crit en 1811), le comte Louis de Chateaubriand, a �pous� mademoiselle d'Orglandes, dont il a eu cinq filles et un gar�on, celui-ci nomm� Geoffroy. Christian, fr�re cadet de Louis, arri�re-petit-fils et filleul de M. de Malesherbes, et lui ressemblant d'une mani�re frappante, servit avec distinction en Espagne comme capitaine dans les dragons de la garde, en 1823. Il s'est fait j�suite � Rome. Les j�suites suppl�ent � la solitude � mesure que celle-ci s'efface de la terre. Christian vient de mourir � Chieri, pr�s Turin : vieux et malade, je le devais devancer ; mais ses vertus l'appelaient au ciel avant moi, qui ai encore bien des fautes � pleurer.

Dans la division du patrimoine de la famille, Christian avait eu la terre de Malesherbes, et Louis la terre de Combourg. Christian ne regardant pas le partage �gal comme l�gitime, voulut, en quittant le monde, se d�pouiller des biens qui ne lui appartenaient pas et les rendre � son fr�re a�n�.

A la vue de mes parchemins, il ne tiendrait qu'� moi, si j'h�ritais de l'infatuation de mon p�re et de mon fr�re, de me croire cadet des ducs de Bretagne, venant de Thiern, petit-fils d'Alain III.

Ces dits Chateaubriand auraient m�l� deux fois leur sang au sang des souverains d'Angleterre, Geoffroy IV de Chateaubriand ayant �pous� en secondes noces Agn�s de Laval, petite-fille du comte d'Anjou et de Mathilde, fille de Henri Ier ; Marguerite de Lusignan, veuve du roi d'Angleterre et petite-fille de Louis-le-Gros, s'�tant mari�e � Geoffroy V, douzi�me baron de Chateaubriand. Sur la race royale d'Espagne, on trouverait Brien, fr�re pu�n� du neuvi�me baron de Chateaubriand, qui se serait uni � Jeanne, fille d'Alphonse, roi d'Aragon. Il faudrait croire encore, quant aux grandes familles de France, qu'Edouard de Rohan prit � femme Marguerite de Chateaubriand ; il faudrait croire encore qu'un Cro� �pousa Charlotte de Chateaubriand. Tint�niac, vainqueur au combat des Trente, du Guesclin le conn�table, auraient eu des alliances avec nous dans les trois branches. Tiphaine du Guesclin, petite-fille du fr�re de Bertrand, c�da � Brien de Chateaubriand, son cousin et son h�ritier, la propri�t� du Plessis-Bertrand. Dans les trait�s, des Chateaubriand sont donn�s pour caution de la paix aux rois de France, � Clisson, au baron de Vitr�. Les ducs de Bretagne envoient � des Chateaubriand copie de leurs assises. Les Chateaubriand deviennent grands officiers de la couronne, et des illustres dans la cour de Nantes. Ils re�oivent des commissions pour veiller � la s�ret� de leur province contre les Anglais. Brien Ier se trouve � la bataille d'Hastings : il �tait fils d'Eudon, comte de Penthi�vre. Guy de Chateaubriand est du nombre des seigneurs qu'Arthur de Bretagne donna � son fils pour l'accompagner dans son ambassade de Rome, en 1309.

Je ne finirais pas si j'achevais ce dont je n'ai voulu faire qu'un court r�sum� : la note [Voyez cette {note|C M 1 N001} � la fin de ces M�moires .] � laquelle je me suis enfin r�solu, en consid�ration de mes deux neveux, qui ne font pas sans doute aussi bon march� que moi de ces vieilles mis�res, remplacera ce que j'omets dans ce texte. Toutefois, on passe aujourd'hui un peu la borne ; il devient d'usage de d�clarer que l'on est de race corv�able, qu'on a l'honneur d'�tre fils d'un homme attach� � la gl�be. Ces d�clarations sont-elles aussi fi�res que philosophiques ? N'est-ce pas se ranger du parti du plus fort ? Les marquis, les comtes, les barons de maintenant, n'ayant ni privil�ges ni sillons, les trois quarts mourant de faim, se d�nigrant les uns les autres, ne voulant pas se reconna�tre, se contestant mutuellement leur naissance ; ces nobles, � qui l'on nie leur propre nom, ou � qui on ne l'accorde que sous b�n�fice d'inventaire, peuvent-ils inspirer quelque crainte ? Au reste, qu'on me pardonne d'avoir �t� contraint de m'abaisser � ces pu�riles r�citations, afin de rendre compte de la passion dominante de mon p�re, passion qui fit le noeud du drame de ma jeunesse. Quant � moi, je ne me glorifie ni ne me plains de l'ancienne ou de la nouvelle soci�t�. Si, dans la premi�re, j'�tais le chevalier ou le vicomte de Chateaubriand, dans la seconde je suis Fran�ois de Chateaubriand ; je pr�f�re mon nom � mon titre.

Monsieur mon p�re aurait volontiers, comme un grand terrien du moyen-�ge, appel� Dieu le Gentilhomme de l�-haut, et surnomm� Nicod�me (le Nicod�me de l'Evangile) un saint gentilhomme. Maintenant, en passant par mon g�niteur, arrivons de Christophe, seigneur suzerain de la Gu�rande, et descendant en ligne directe des barons de Chateaubriand, jusqu'� moi, Fran�ois, seigneur sans vassaux et sans argent de la Vall�e-aux-Loups.

En remontant la lign�e des Chateaubriand, compos�e de trois branches, les deux premi�res �tant faillies, la troisi�me, celle des sires de Beaufort, prolong�e par un rameau (les Chateaubriand de la Gu�rande), s'appauvrit, effet in�vitable de la loi du pays : les a�n�s nobles emportaient les deux tiers des biens, en vertu de la coutume de Bretagne ; les cadets divisaient entre eux tous un seul tiers de l'h�ritage paternel. La d�composition du ch�tif estoc de ceux-ci s'op�rait avec d'autant plus de rapidit�, qu'ils se mariaient ; et comme la m�me distribution des deux tiers au tiers existait aussi pour leurs enfants, ces cadets des cadets arrivaient promptement au partage d'un pigeon, d'un lapin, d'une canardi�re et d'un chien de chasse, bien qu'ils fussent toujours chevaliers hauts et puissants seigneurs d'un colombier, d'une crapaudi�re et d'une garenne. On voit dans les anciennes familles nobles une quantit� de cadets ; on les suit pendant deux ou trois g�n�rations, puis ils disparaissent, redescendus peu � peu � la charrue ou absorb�s par les classes ouvri�res, sans qu'on sache ce qu'ils sont devenus.

Le chef de nom et d'armes de ma famille �tait, vers le commencement du dix-huiti�me si�cle, Alexis de Chateaubriand, seigneur de la Gu�rande, fils de Michel, lequel Michel avait un fr�re, Amaury. Michel �tait fils de ce Christophe maintenu dans son extraction des sires de Beaufort et des barons de Chateaubriand par l'arr�t ci-dessus rappel�. Alexis de la Gu�rande �tait veuf ; ivrogne d�cid�, il passait ses jours � boire, vivait dans le d�sordre avec ses servantes, et mettait les plus beaux titres de sa maison � couvrir des pots de beurre.

En m�me temps que ce chef de nom et d'armes existait son cousin Fran�ois, fils d'Amaury, pu�n� de Michel. Fran�ois, n� le 19 f�vrier 1683, poss�dait les petites seigneuries des Touches et de la Villeneuve. Il avait �pous�, le 27 ao�t 1713, P�tronille-Claude Lamour, dame de Lanjegu, dont il eut quatre fils : Fran�ois-Henri, Ren� (mon p�re), Pierre, seigneur du Plessis, et Joseph, seigneur du Parc. Mon grand-p�re, Fran�ois, mourut le 28 mars 1722 ; ma grand-m�re, je l'ai connue dans mon enfance, avait encore un beau regard qui souriait dans l'ombre de ses belles ann�es. Elle habitait, au d�c�s de son mari, le manoir de la Villeneuve, dans les environs de Dinan. Toute la fortune de mon a�eule ne d�passait pas 5.000 livres de rente, dont l'a�n� de ses fils emportait les deux tiers, 3.332 livres ; restaient 1.668 livres de rente pour les trois cadets, sur laquelle somme l'a�n� pr�levait encore le pr�ciput.

Pour comble de malheur, ma grand-m�re fut contrari�e dans ses desseins par le caract�re de ses fils : l'a�n� Fran�ois-Henri, � qui le magnifique h�ritage de la seigneurie de la Villeneuve �tait d�volu, refusa de se marier et se fit pr�tre ; mais au lieu de qu�ter les b�n�fices que son nom lui aurait pu procurer, et avec lesquels il aurait soutenu ses fr�res, il ne sollicita rien par fiert� et par insouciance. Il s'ensevelit dans une cure de campagne et fut successivement recteur de Saint-Launeuc et de Merdrignac, dans le dioc�se de Saint-Malo. Il avait la passion de la po�sie ; j'ai vu bon nombre de ses vers. Le caract�re joyeux de cette esp�ce de noble Rabelais, le culte que ce pr�tre chr�tien avait vou� aux Muses dans un presbyt�re, excitaient la curiosit�. Il donnait tout ce qu'il avait et mourut insolvable.

Le quatri�me fr�re de mon p�re, Joseph, se rendit � Paris et s'enferma dans une biblioth�que. On lui envoyait tous les ans les 416 livres, son lopin de cadet. Il passa inconnu au milieu des livres ; il s'occupait de recherches historiques. Pendant sa vie qui fut courte, il �crivait chaque premier de janvier � sa m�re, seul signe d'existence qu'il ait jamais donn�. Singuli�re destin�e ! Voil� mes deux oncles, l'un �rudit et l'autre po�te ; mon fr�re a�n� faisait agr�ablement des vers ; une de mes soeurs madame de Farcy, avait un vrai talent pour la po�sie ; une autre de mes soeurs, la comtesse Lucile, chanoinesse, pourrait �tre connue par quelques pages admirables ; moi j'ai barbouill� force papier. Mon fr�re a p�ri sur l'�chafaud, mes deux soeurs ont quitt� une vie de douleur apr�s avoir langui dans les prisons ; mes deux oncles ne laiss�rent pas de quoi payer les quatre planches de leur cercueil ; les lettres ont caus� mes joies et mes peines, et je ne d�sesp�re pas, Dieu aidant, de mourir � l'h�pital.

Ma grand-m�re s'�tant �puis�e pour faire quelque chose de son fils a�n� et de son fils cadet, ne pouvait plus rien pour les deux autres, Ren�, mon p�re, et Pierre, mon oncle. Cette famille, qui avait sem� l'or, selon sa devise, voyait de sa gentilhommi�re les riches abbayes qu'elle avait fond�es et qui entombaient ses a�eux. Elle avait pr�sid� les �tats de Bretagne, comme poss�dant une des neuf baronnies ; elle avait sign� au trait� des souverains, servi de caution � Clisson, et elle n'aurait pas eu le cr�dit d'obtenir une sous-lieutenance pour l'h�ritier de son nom.

Il restait � la pauvre noblesse bretonne une ressource, la marine royale : on essaya d'en profiter pour mon p�re ; mais il fallait d'abord se rendre � Brest, y vivre, payer les ma�tres, acheter l'uniforme, les armes, les livres, les instruments de math�matiques : comment subvenir � tous ces frais ? Le brevet demand� au ministre de la marine n'arriva point, faute de protecteur pour en solliciter l'exp�dition : la ch�telaine de Villeneuve tomba malade de chagrin.

Alors mon p�re donna la premi�re marque du caract�re d�cid� que je lui ai connu. Il avait environ quinze ans : s'�tant aper�u des inqui�tudes de sa m�re, il approcha du lit o� elle �tait couch�e et lui dit : " Je ne veux plus �tre un fardeau pour vous. " Sur ce, ma grand-m�re se prit � pleurer (j'ai vingt fois entendu mon p�re raconter cette sc�ne). " Ren�, " r�pondit-elle, " que veux-tu faire ? Laboure ton champ. - Il ne peut pas nous nourrir ; laissez-moi partir. - Eh bien, " dit la m�re, " va donc o� Dieu veut que tu ailles. " Elle embrassa l'enfant en sanglotant. Le soir m�me mon p�re quitta la ferme maternelle, arriva � Dinan, o� une de nos parentes lui donna une lettre de recommandation pour un habitant de Saint-Malo. L'aventurier orphelin fut embarqu�, comme volontaire, sur une go�lette arm�e, qui mit � la voile quelques jours apr�s.

La petite r�publique malouine soutenait seule alors sur la mer l'honneur du pavillon fran�ais. La go�lette rejoignit la flotte que le cardinal de Fleury envoyait au secours de Stanislas, assi�g� dans Dantzick par les Russes. Mon p�re mit pied � terre et se trouva au m�morable combat que quinze cents Fran�ais, command�s par le brave Breton, de Br�han comte de Pl�lo, livr�rent le 29 mai 1734, � quarante mille Moscovites, command�s par Munich. De Br�han, diplomate, guerrier et po�te, fut tu� et mon p�re bless� deux fois. Il revint en France et se rembarqua. Naufrag� sur les c�tes de l'Espagne des voleurs l'attaqu�rent et le d�pouill�rent dans les Galices ; il prit passage � Bayonne sur un vaisseau et surgit encore au toit paternel. Son courage et son esprit d'ordre l'avaient fait conna�tre. Il passa aux Iles ; il s'enrichit dans la colonie et jeta les fondements de la nouvelle fortune de sa famille.

Ma grand-m�re confia � son fils Ren�, son fils Pierre, M. de Chateaubriand du Plessis, dont le fils, Armand de Chateaubriand, fut fusill�, par ordre de Bonaparte, le Vendredi-Saint de l'ann�e 1810. Ce fut un des derniers gentilshommes fran�ais morts pour la cause de la monarchie [Ceci �tait �crit en 1811 (N.d.A.1831)] . Mon p�re se chargea du sort de son fr�re, quoiqu'il e�t contract� par l'habitude de souffrir, une rigueur de caract�re qu'il conserva toute sa vie ; le Non ignara mali n'est pas toujours vrai : le malheur a ses duret�s comme ses tendresses.

M. de Chateaubriand �tait grand et sec ; il avait le nez aquilin, les l�vres minces et p�les, les yeux enfonc�s, petits et pers ou glauques, comme ceux des lions ou des anciens barbares. Je n'ai jamais vu un pareil regard : quand la col�re y montait, la prunelle �tincelante semblait se d�tacher et venir vous frapper comme une balle.

Une seule passion dominait mon p�re, celle de son nom. Son �tat habituel �tait une tristesse profonde que l'�ge augmenta et un silence dont il ne sortait que par des emportements. Avare dans l'espoir de rendre � sa famille son premier �clat, hautain aux �tats de Bretagne avec les gentilshommes, dur avec ses vassaux � Combourg, taciturne, despotique et mena�ant dans son int�rieur, ce qu'on sentait en le voyant �tait la crainte. S'il e�t v�cu jusqu'� la R�volution et s'il e�t �t� plus jeune, il aurait jou� un r�le important, ou se serait fait massacrer dans son ch�teau. Il avait certainement du g�nie : je ne doute pas qu'� la t�te des administrations ou des arm�es, il n'e�t �t� un homme extraordinaire.

Ce fut en revenant d'Am�rique qu'il songea � se marier. N� le 23 septembre 1718, il �pousa � trente-cinq ans, le 3 juillet 1753, Apolline-Jeanne-Suzanne de Bed�e, n�e le 7 avril 1726, et fille de messire Ange-Annibal, comte de Bed�e, chevalier, seigneur de La Bou�tardais.

Il s'�tablit avec elle � Saint-Malo, dont l'un et l'autre �taient n�s � sept ou huit lieues, de sorte qu'ils apercevaient de leur demeure l'horizon sous lequel ils �taient venus au monde. Mon a�eule maternelle, Marie-Anne de Ravenel de Boisteilleul, dame de Bed�e, n�e � Rennes, le 16 octobre 1698, avait �t� �lev�e � Saint-Cyr dans les derni�res ann�es de madame de Maintenon : son �ducation s'�tait r�pandue sur ses filles.

Ma m�re, dou�e de beaucoup d'esprit et d'une imagination prodigieuse, avait �t� form�e � la lecture de F�nelon, de Racine, de madame de S�vign�, et nourrie des anecdotes de la cour de Louis XIV ; elle savait tout Cyrus par coeur. Apolline de Bed�e, avec de grands traits, �tait noire, petite et laide ; l'�l�gance de ses mani�res, l'allure vive de son humeur, contrastaient avec la rigidit� et le calme de mon p�re. Aimant la soci�t� autant qu'il aimait la solitude, aussi p�tulante et anim�e qu'il �tait immobile et froid, elle n'avait pas un go�t qui ne f�t oppos� � ceux de son mari. La contrari�t� qu'elle �prouva la rendit m�lancolique, de l�g�re et gaie qu'elle �tait, oblig�e de se taire quand elle e�t voulu parler, elle s'en d�dommageait par une esp�ce de tristesse bruyante entrecoup�e de soupirs, qui interrompaient seuls la tristesse muette de mon p�re. Pour la pi�t�, ma m�re �tait un ange.

 

1 L 1 Chapitre 2

La Vall�e-aux-Loups, le 31 d�cembre 1811.

Naissance de mes fr�res et soeurs. - Je viens au monde.

Ma m�re accoucha � Saint-Malo d'un premier gar�on qui mourut au berceau, et qui fut nomm� Geoffroy, comme presque tous les a�n�s de ma famille. Ce fils fut suivi d'un autre et de deux filles qui ne v�curent que quelques mois.

Ces quatre enfants p�rirent d'un �panchement de sang au cerveau. Enfin, ma m�re mit au monde un troisi�me gar�on qu'on appela Jean-Baptiste : c'est lui qui, dans la suite, devint le petit-gendre de M. de Malesherbes. Apr�s Jean-Baptiste naquirent quatre filles : Marie-Anne, B�nigne, Julie et Lucile, toutes quatre d'une rare beaut�, et dont les deux a�n�es ont seules surv�cu aux orages de la R�volution. La beaut�, frivolit� s�rieuse, reste quand toutes les autres sont pass�es. Je fus le dernier de ces dix enfants. Il est probable que mes quatre soeurs durent leur existence au d�sir de mon p�re d'avoir son nom assur� par l'arriv�e d'un second gar�on ; je r�sistais, j'avais aversion pour la vie.

Voici mon extrait de bapt�me :

" Extrait des registres de l'�tat civil de la commune de Saint-Malo pour l'ann�e 1768.

" Fran�ois-Ren� de Chateaubriand, fils de Ren� de Chateaubriand et de Pauline-Jeanne-Suzanne de Bed�e, son �pouse, n� le 4 septembre 1768, baptis� le jour suivant par nous, Pierre-Henry Nouail, grand-vicaire de l'�v�que de Saint-Malo. A �t� parrain Jean-Baptiste de Chateaubriand, son fr�re, et marraine Fran�oise-Gertrude de Contades, qui signent et le p�re. Ainsi sign� au registre : Contades de Plou�r, Jean-Baptiste de Chateaubriand, Brignon de Chateaubriand, de Chateaubriand et Nouail, vicaire-g�n�ral. "

On voit que je m'�tais tromp� dans mes ouvrages : je me fais na�tre le 4 octobre et non le 4 septembre ; mes pr�noms sont : Fran�ois-Ren�, et non pas Fran�ois-Auguste [Vingt jours avant moi, le 15 ao�t 1768, naissait dans une autre �le, � l'autre extr�mit� de la France, l'homme qui a mis fin � l'ancienne soci�t�, Bonaparte.] .

La maison qu'habitaient alors mes parents est situ�e dans une rue sombre et �troite de Saint-Malo, appel�e la rue des Juifs : cette maison est aujourd'hui transform�e en auberge. La chambre o� ma m�re accoucha domine une partie d�serte des murs de la ville, et � travers les fen�tres de cette chambre on aper�oit une mer qui s'�tend � perte de vue, en se brisant sur des �cueils. J'eus pour parrain, comme on le voit dans mon extrait de bapt�me, mon fr�re, et pour marraine la comtesse de Plou�r, fille du mar�chal de Contades. J'�tais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulev�es par une bourrasque annon�ant l'�quinoxe d'automne, emp�chait d'entendre mes cris : on m'a souvent cont� ces d�tails ; leur tristesse ne s'est jamais effac�e de ma m�moire. Il n'y a pas de jour o�, r�vant � ce que j'ai �t�, je ne revoie en pens�e le rocher sur lequel je suis n�, la chambre o� ma m�re m'infligea la vie, la temp�te dont le bruit ber�a mon premier sommeil, le fr�re infortun� qui me donna un nom que j'ai presque toujours tra�n� dans le malheur. Le Ciel sembla r�unir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destin�es.

 

1 L 1 Chapitre 3

Vall�e-aux-Loups, janvier 1812.

Plancou�t. - Voeu. - Combourg. - Plan de mon p�re pour mon �ducation. - La Villeneuve. - Lucile. - Mesdemoiselles Couppart. - Mauvais �colier que je suis.

En sortant du sein de ma m�re, je subis mon premier exil ; on me rel�gua � Plancou�t, joli village situ� entre Dinan, Saint-Malo et Lamballe. L'unique fr�re de ma m�re, le comte de Bed�e, avait b�ti pr�s de ce village le ch�teau de Monchoix. Les biens de mon a�eule maternelle s'�tendaient dans les environs jusqu'au bourg de Corseul, les Curiosolites des Commentaires de C�sar. Ma grand-m�re veuve depuis longtemps, habitait avec sa soeur, mademoiselle de Boisteilleul, un hameau s�par� de Plancou�t par un pont, et qu'on appelait l'Abbaye � cause d'une abbaye de B�n�dictins, consacr�e � Notre-Dame de Nazareth.

Ma nourrice se trouva st�rile ; une autre pauvre chr�tienne me prit � son sein. Elle me voua � la patronne du hameau, Notre-Dame de Nazareth, et lui promit que je porterais en son honneur, le bleu et le blanc jusqu'� l'�ge de sept ans. Je n'avais v�cu que quelques heures, et la pesanteur du temps �tait d�j� marqu�e sur mon front. Que ne me laissait-on mourir ? Il entrait dans les conseils de Dieu d'accorder au voeu de l'obscurit� et de l'innocence la conservation des jours qu'une vaine renomm�e mena�ait d'atteindre.

Ce voeu de la paysanne bretonne n'est plus de ce si�cle : c'�tait toutefois une chose touchante que l'intervention d'une M�re divine plac�e entre l'enfant et le ciel, et partageant les sollicitudes de la m�re terrestre.

Au bout de trois ans on me ramena � Saint-Malo ; il y en avait d�j� sept que mon p�re avait recouvr� la terre de Combourg. Il d�sirait rentrer dans les biens o� ses anc�tres avaient pass� ; ne pouvant traiter ni pour la seigneurie de Beaufort, �chue � la famille de Goyon ni pour la baronnie de Chateaubriand, tomb�e dans la maison de Cond�, il tourna les yeux sur Combourg que Froissart �crit Combour : plusieurs branches de ma famille l'avaient poss�d� par des mariages avec les Co�tquen. Combourg d�fendait la Bretagne dans les marches normande et anglaise : Junken, �v�que de Dol, le b�tit en 1016 ; la grande tour date de 1100. Le mar�chal de Duras, qui tenait Combourg de sa femme, Maclovie de Co�tquen, n�e d'une Chateaubriand, s'arrangea avec mon p�re. Le marquis du Hallay, officier aux grenadiers � cheval de la garde royale, peut-�tre trop connu par sa bravoure, est le dernier des Co�tquen-Chateaubriand : M. du Hallay a un fr�re. Le m�me mar�chal en qualit� de notre alli�, nous pr�senta dans la suite � Louis XVI mon fr�re et moi.

Je fus destin� � la marine royale : l'�loignement pour la cour �tait naturel � tout Breton, et particuli�rement � mon p�re. L'aristocratie de nos Etats fortifiait en lui ce sentiment.

Quand je fus rapport� � Saint-Malo, mon p�re �tait � Combourg, mon fr�re au coll�ge de Saint-Brieuc, mes quatre soeurs vivaient aupr�s de ma m�re.

Toutes les affections de celle-ci s'�taient concentr�es dans son fils a�n� ; non qu'elle ne ch�rit ses autres enfants, mais elle t�moignait une pr�f�rence aveugle au jeune comte de Combourg. J'avais bien, il est vrai, comme gar�on, comme le dernier venu, comme le chevalier (ainsi m'appelait-on), quelques privil�ges sur mes soeurs ; mais en d�finitive, j'�tais abandonn� aux mains des gens. Ma m�re d'ailleurs, pleine d'esprit et de vertu, �tait pr�occup�e par les soins de la soci�t� et les devoirs de la religion. La comtesse de Plou�r, ma marraine, �tait son intime amie ; elle voyait aussi les parents de Maupertuis et de l'abb� Trublet. Elle aimait la politique, le bruit, le monde : car on faisait de la politique � Saint-Malo, comme les moines de Saba dans la ravine de C�dron ; elle se jeta avec ardeur dans l'affaire La Chalotais. Elle rapportait chez elle une humeur grondeuse, une imagination distraite, un esprit de parcimonie, qui nous emp�ch�rent d'abord de reconna�tre ses admirables qualit�s. Avec de l'ordre, ses enfants �taient tenus sans ordre ; avec de la g�n�rosit�, elle avait l'apparence de l'avarice ; avec de la douceur d'�me, elle grondait toujours : mon p�re �tait la terreur des domestiques, ma m�re le fl�au.

De ce caract�re de mes parents sont n�s les premiers sentiments de ma vie. Je m'attachais � la femme qui prit soin de moi, excellente cr�ature appel�e la Villeneuve, dont j'�cris le nom avec un mouvement de reconnaissance et les larmes aux yeux. La Villeneuve �tait une esp�ce de surintendante de la maison, me portant dans ses bras, me donnant, � la d�rob�e, tout ce qu'elle pouvait trouver, essuyant mes pleurs, m'embrassant, me jetant dans un coin, me reprenant et marmottant toujours : " C'est celui-l�, qui ne sera pas fier ! qui a bon coeur ! qui ne rebute point les pauvres gens ! Tiens, petit gar�on. " et elle me bourrait de vin et de sucre.

Mes sympathies d'enfant pour la Villeneuve furent bient�t domin�es par une amiti� plus digne.

Lucile, la quatri�me de mes soeurs, avait deux ans plus que moi. Cadette d�laiss�e, sa parure ne se composait que de la d�pouille de ses soeurs. Qu'on se figure une petite fille maigre, trop grande pour son �ge, bras d�gingand�s, air timide, parlant avec difficult� et ne pouvant rien apprendre ; qu'on lui mette une robe emprunt�e � une autre taille que la sienne ; renfermez sa poitrine dans un corps piqu� dont les pointes lui faisaient des plaies aux c�t�s ; soutenez son cou par un collier de fer garni de velours brun ; retroussez ses cheveux sur le haut de sa t�te, rattachez-les avec une toque d'�toffe noire ; et vous verrez la mis�rable cr�ature qui me frappa en rentrant sous le toit paternel. Personne n'aurait soup�onn� dans la ch�tive Lucile, les talents et la beaut� qui devaient un jour briller en elle.

Elle me fut livr�e comme un jouet, je n'abusai point de mon pouvoir ; au lieu de la soumettre � mes volont�s je devins son d�fenseur. On me conduisait tous les matins avec elle chez les soeurs Couppart, deux vieilles bossues habill�es de noir, qui montraient � lire aux enfants. Lucile lisait fort mal ; je lisais encore plus mal. On la grondait ; je griffais les soeurs : grandes plaintes port�es � ma m�re. Je commen�ais � passer pour un vaurien, un r�volt�, un paresseux, un �ne enfin. Ces id�es entraient dans la t�te de mes parents : mon p�re disait que tous les chevaliers de Chateaubriand avaient �t� des fouetteurs de li�vres, des ivrognes et des querelleurs. Ma m�re soupirait et grognait en voyant le d�sordre de ma jaquette. Tout enfant que j'�tais, le propos de mon p�re me r�voltait ; quand ma m�re couronnait ses remontrances par l'�loge de mon fr�re qu'elle appelait un Caton, un h�ros, je me sentais dispos� � faire tout le mal qu'on semblait attendre de moi.

Mon ma�tre d'�criture, M. Despr�s, � perruque de matelot, n'�tait pas plus content de moi que mes parents ; il me faisait copier �ternellement, d'apr�s un exemple de sa fa�on, ces deux vers que j'ai pris en horreur, non � cause de la faute de langue qui s'y trouve :

C'est � vous, mon esprit, � qui je veux parler :

Vous avez des d�fauts que je ne puis celer.

Il accompagnait ses r�primandes de coups de poing qu'il me donnait dans le cou, en m'appelant t�te d ' ach�cre ; voulait-il dire achore [Acwr, gourme. ] ? Je ne sais pas ce que c'est qu'une t�te d' ach�cre, mais je la tiens pour effroyable.

Saint-Malo n'est qu'un rocher. S'�levant autrefois au milieu d'un marais salant, il devint une �le par l'irruption de la mer qui, en 709, creusa le golfe et mit le mont Saint-Michel au milieu des flots. Aujourd'hui, le rocher de Saint-Malo ne tient � la terre ferme que par une chauss�e appel�e po�tiquement le Sillon. Le Sillon est assailli d'un c�t� par la pleine mer, de l'autre est lav� par le flux qui tourne pour entrer dans le port. Une temp�te le d�truisit presque enti�rement en 1730. Pendant les heures de reflux, le port reste � sec, et � la bordure est et nord de la mer, se d�couvre une gr�ve du plus beau sable. On peut faire alors le tour de mon nid paternel. Aupr�s et au loin, sont sem�s des rochers, des forts, des �lots inhabit�s ; le Fort-Royal, la Conch�e, C�zembre et le Grand-B�, o� sera mon tombeau ; j'avais bien choisi sans le savoir : be, en breton, signifie tombe.

Au bout du Sillon, plant� d'un calvaire, on trouve une butte de sable au bord de la grande mer. Cette butte s'appelle la Hoguette ; elle est surmont�e-d'un vieux gibet : les piliers nous servaient � jouer aux quatre coins ; nous les disputions aux oiseaux de rivage. Ce n'�tait cependant pas sans une sorte de terreur que nous nous arr�tions dans ce lieu.

L�, se rencontrent aussi les Miels, dunes o� p�turaient les moutons ; � droite sont des prairies au bas de Param�, le chemin de poste de Saint-Servan, le cimeti�re neuf, un calvaire et des moulins sur des buttes, comme ceux qui s'�l�vent sur le tombeau d'Achille � l'entr�e de l'Hellespont.

 

1 L 1 Chapitre 4

Vie de ma grand-m�re maternelle et de sa soeur, � Plancou�t. - Mon oncle le comte de Bed�e, � Monchoix. - Rel�vement du voeu de ma nourrice.

Je touchais � ma septi�me ann�e ; ma m�re me conduisit � Plancou�t, afin d'�tre relev� du voeu de ma nourrice, nous descend�mes chez ma grand-m�re. Si j'ai vu le bonheur, c'�tait certainement dans cette maison.

Ma grand-m�re occupait, dans la rue du Hameau de l'Abbaye, une maison dont les jardins descendaient en terrasse sur un vallon, au fond duquel on trouvait une fontaine entour�e de saules. Madame de Bed�e ne marchait plus, mais � cela pr�s, elle n'avait aucun des inconv�nients de son �ge : c'�tait une agr�able vieille, grasse, blanche, propre, l'air grand, les mani�res belles et nobles, portant des robes � plis � l'antique et une coiffe noire de dentelle, nou�e sous le menton. Elle avait l'esprit orn�, la conversation grave, l'humeur s�rieuse. Elle �tait soign�e par sa soeur mademoiselle de Boisteilleul, qui ne lui ressemblait que par la bont�. Celle-ci �tait une petite personne maigre, enjou�e, causeuse, railleuse. Elle avait aim� un comte de Tr�migon, lequel comte ayant d� l'�pouser, avait ensuite viol� sa promesse. Ma tante s'�tait consol�e en c�l�brant ses amours, car elle �tait po�te. Je me souviens de lui avoir souvent entendu chantonner en nasillant, lunettes sur le nez, tandis qu'elle brodait pour sa soeur des manchettes � deux rangs, un apologue qui commen�ait ainsi :

Un �pervier aimait une fauvette

Et, ce dit-on, il en �tait aim�.

ce qui m'a paru toujours singulier pour un �pervier. La chanson finissait par ce refrain :

Ah ! Tr�migon, la fable est-elle obscure ?

Ture lure.

Que de choses dans le monde finissent comme les amours de ma tante, ture lure !

Ma grand-m�re se reposait sur sa soeur des soins de la maison. Elle d�nait � onze heures du matin, faisait la sieste ; � une heure elle se r�veillait ; on la portait au bas des terrasses du jardin, sous les saules de la fontaine, o� elle tricotait, entour�e de sa soeur, de ses enfants et petits-enfants. En ce temps-l�, la vieillesse �tait une dignit� ; aujourd'hui elle est une charge. A quatre heures, on reportait ma grand-m�re dans son salon ; Pierre, le domestique, mettait une table de jeu ; mademoiselle de Boisteilleul frappait avec les pincettes contre la plaque de la chemin�e, et quelques instants apr�s, on voyait entrer trois autres vieilles filles qui sortaient de la maison voisine � l'appel de ma tante. Ces trois soeurs se nommaient les demoiselles Vild�neux ; filles d'un pauvre gentilhomme, au lieu de partager son mince h�ritage, elles en avaient joui en commun, ne s'�taient jamais quitt�es, n'�taient jamais sorties de leur village paternel. Li�es depuis leur enfance avec ma grand-m�re, elles logeaient � sa porte et venaient tous les jours, au signal convenu dans la chemin�e, faire la partie de quadrille de leur amie. Le jeu commen�ait ; les bonnes dames se querellaient : c'�tait le seul �v�nement de leur vie, le seul moment o� l'�galit� de leur humeur f�t alt�r�e. A huit heures le souper ramenait la s�r�nit�. Souvent mon oncle de Bed�e avec son fils et ses trois filles, assistait au souper de l'a�eule. Celle-ci faisait mille r�cits du vieux temps ; mon oncle � son tour, racontait la bataille de Fontenoy, o� il s'�tait trouv�, et couronnait ses vanteries par des histoires un peu franches qui faisaient p�mer de rire les honn�tes demoiselles. A neuf heures, le souper fini, les domestiques entraient ; on se mettait � genoux, et mademoiselle de Boisteilleul disait � haute voix la pri�re. A dix heures, tout dormait dans la maison, except� ma grand-m�re, qui se faisait faire la lecture par sa femme de chambre jusqu'� une heure du matin.

Cette soci�t�, que j'ai remarqu�e la premi�re dans ma vie, est aussi la premi�re qui ait disparu � mes yeux. J'ai vu la mort entrer sous ce toit de paix et de b�n�diction, le rendre peu � peu solitaire, fermer une chambre et puis une autre qui ne se rouvrait plus. J'ai vu ma grand-m�re forc�e de renoncer � sa quadrille, faute des partners accoutum�s ; j'ai vu diminuer le nombre de ces constantes amies, jusqu'au jour o� mon a�eule tomba la derni�re. Elle et sa soeur s'�taient promis de s'entre-appeler aussit�t que l'une aurait devanc� l'autre ; elles se tinrent parole, et madame de Bed�e ne surv�cut que peu de mois � mademoiselle de Boisteilleul. Je suis peut-�tre le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont exist�. Vingt fois, depuis cette �poque, j'ai fait la m�me observation ; vingt fois des soci�t�s se sont form�es et dissoutes autour de moi. Cette impossibilit� de dur�e et de longueur dans les liaisons humaines, cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence qui s'empare de notre tombe et s'�tend de l� sur notre maison, me ram�nent sans cesse � la n�cessit� de l'isolement. Toute main est bonne pour nous donner le verre d'eau dont nous pouvons avoir besoin dans la fi�vre de la mort. Ah ! qu'elle ne nous soit pas trop ch�re ! car comment abandonner sans d�sespoir la main que l'on a couverte de baisers et que l'on voudrait tenir �ternellement sur son coeur ?

Le ch�teau du comte de Bed�e �tait situ� � une lieue de Plancou�t, dans une position �lev�e et riante. Tout y respirait la joie ; l'hilarit� de mon oncle �tait in�puisable. Il avait trois filles, Caroline, Marie et Flore, et un fils, le comte de La Bou�tardais, conseiller au Parlement, qui partageaient son �panouissement de coeur. Monchoix �tait rempli des cousins du voisinage ; on faisait de la musique, on dansait, on chassait, on �tait en liesse du matin au soir. Ma tante, madame de Bed�e, qui voyait mon oncle manger gaiement son fonds et son revenu, se f�chait assez justement ; mais on ne l'�coutait pas, et sa mauvaise humeur augmentait la bonne humeur de sa famille ; d'autant que ma tante �tait elle-m�me sujette � bien des manies : elle avait toujours un grand chien de chasse hargneux couch� dans son giron, et � sa suite un sanglier priv� qui remplissait le ch�teau de ses grognements. Quand j'arrivais de la maison paternelle, si sombre et si silencieuse, � cette maison de f�tes et de bruit, je me trouvais dans un v�ritable paradis. Ce contraste devint plus frappant, lorsque ma famille fut fix�e � la campagne : passer de Combourg � Monchoix, c'�tait passer du d�sert dans le monde, du donjon d'un baron du moyen �ge � la villa d'un prince romain.

Le jour de l'Ascension de l'ann�e 1775, je partis de chez ma grand-m�re, avec ma m�re, ma tante de Boisteilleul, mon oncle de Bed�e et ses enfants, ma nourrice et mon fr�re de lait, pour Notre-Dame de Nazareth. J'avais une l�vite blanche, des souliers, des gants, un chapeau blanc, et une ceinture de soie bleue. Nous mont�mes � l'Abbaye � dix heures du matin. Le couvent, plac� au bord du chemin, s'envieillissait d'un quinconce d'ormes du temps de Jean V de Bretagne. Du quinconce on entrait dans le cimeti�re : le chr�tien ne parvenait � l'�glise qu'� travers la r�gion des s�pulcres : c'est par la mort qu'on arrive � la pr�sence de Dieu.

D�j� les religieux occupaient les stalles ; l'autel �tait illumin� d'une multitude de cierges ; des lampes descendaient des diff�rentes vo�tes : il y a dans les �difices gothiques des lointains et comme des horizons successifs. Les massiers [Officier qui porte une masse dans certaines c�r�monies. Les massiers de l'universit�.] me vinrent prendre � la porte, en c�r�monie, et me conduisirent dans le choeur. On y avait pr�par� trois si�ges : je me pla�ai dans celui du milieu ; ma nourrice se mit � ma gauche ; mon fr�re de lait � ma droite.

La messe commen�a : � l'offertoire, le c�l�brant se tourna vers moi et lut des pri�res ; apr�s quoi on m'�ta mes habits blancs, qui furent attach�s en ex-voto au dessous d'une image de la Vierge. On me rev�tit d'un habit couleur violette. Le prieur pronon�a un discours sur l'efficacit� des voeux ; il rappela l'histoire du baron de Chateaubriand, pass� dans l'orient avec saint Louis ; il me dit que je visiterais peut-�tre aussi, dans la Palestine cette Vierge de Nazareth, � qui je devais la vie par l'intercession des pri�res du pauvre, toujours puissantes aupr�s de Dieu. Ce moine, qui me racontait l'histoire de ma famille, comme le grand-p�re de Dante lui faisait l'histoire de ses a�eux, aurait pu aussi, comme Cacciaguida y joindre la pr�diction de mon exil.

Tu proverai si come sa de sale

Il pane altrui, e com' � duro calle

Lo scendere e'l salir per l'altrui scale.

E quel che piu ti gravera le spalle,

Sar� la compagnie malvagia e scempia,

Con la qual tu cadrai in questa valle ;

Che tutta ingrata, tutta matta ed empia

Si far� contra te.

..............................................

Di sua bestialitate il suo processo

Sar� la pruova : si ch'a te sia bello

Averti fatta parte, per te stesso.

" Tu sauras combien le pain d'autrui a le go�t du sel, combien est dur le degr� du monter et du descendre de l'escalier d'autrui. Et ce qui p�sera encore davantage sur tes �paules, sera la compagnie mauvaise et h�r�tique avec laquelle tu tomberas et qui toute ingrate, toute folle, toute impie, se tournera contre toi.

" (...) De sa stupidit� sa conduite fera preuve ; tant qu'� toi il sera beau de t'�tre fait un parti de toi-m�me. "

Depuis l'exhortation du B�n�dictin, j'ai toujours r�v� le p�lerinage de J�rusalem, et j'ai fini par l'accomplir.

J'ai �t� consacr� � la religion, la d�pouille de mon innocence a repos� sur ses autels : ce ne sont pas mes v�tements qu'il faudrait suspendre aujourd'hui � ses temples, ce sont mes mis�res.

On me ramena � Saint-Malo. Saint-Malo [Voir le texte sur Saint-Malo dans les {pi�ces retranch�es|C M 1 569}] n'est point l'Aleth de la Notitia imperii : Aleth �tait mieux plac�e par les Romains dans le faubourg Saint-Servan, au port militaire appel� Solidor, � l'embouchure de la Rance. En face d'Aleth, �tait un rocher, est in conspectu Tenedos, non le refuge des perfides Grecs, mais la retraite de l'ermite Aaron, qui, l'an 507, �tablit dans cette �le sa demeure ; c'est la date de la victoire de Clovis sur Alaric ; l'un fonda un petit couvent, l'autre une grande monarchie, �difices �galement tomb�s.

Malo en latin Malclovius, Macutus, Machutes, devenu en 541 �v�que d'Aleth, attir� qu'il fut par la renomm�e d'Aaron, le visita. Chapelain de l'oratoire de cet ermite, apr�s la mort du saint, il �leva une �glise c�nobiale, in praedio Machutis. Ce nom de Malo se communiqua � l'�le, et ensuite � la ville, Malclovium, Maclopolis.

De saint Malo, premier �v�que d'Aleth, au bienheureux Jean surnomm� de la Grille, sacr� en 1140 et qui fit �lever la cath�drale, on compte quarante-cinq �v�ques. Aleth ayant �t� presque enti�rement d�truit en 1172, Jean de la Grille transf�ra le si�ge �piscopal de la ville romaine dans la ville bretonne qui croissait sur le rocher d'Aaron.

Saint-Malo eut beaucoup � souffrir dans les guerres qui survinrent entre les rois de France et d'Angleterre.

Le comte de Richement, depuis Henri VII d'Angleterre, en qui se termin�rent les d�m�l�s de la Rose blanche et de la Rose rouge, fut conduit � Saint-Malo. Livr� par le duc de Bretagne aux ambassadeurs de Richard, ceux-ci l'emmenaient � Londres pour le faire mourir. Echapp� � ses gardes, il se r�fugia dans la cath�drale, Asylum quod in ea urbe est inviolatissimum : ce droit d'asile Minihi remontait aux Druides, premiers pr�tres de l'�le d'Aaron.

Un �v�que de Saint-Malo fut l'un des trois favoris (les deux autres �taient Arthur de Montauban et Jean Hingaut) qui perdirent l'infortun� Gilles de Bretagne : c'est ce qu'on voit dans l' Histoire lamentable de Gilles, seigneur de Chateaubriand et de Chantoc�, prince du sang de France et de Bretagne, �trangl� en prison par les ministres du favori, le 24 avril 1450.

Il y a une belle capitulation entre Henri IV et Saint-Malo : la ville traite de puissance � puissance, prot�ge ceux qui se sont r�fugi�s dans ses murs, et demeure libre, par une ordonnance de Philibert de La Guiche, grand-ma�tre de l'artillerie de France, de faire fondre cent pi�ces de canon. Rien ne ressemblait davantage � Venise (au soleil et aux arts pr�s) que cette petite r�publique malouine par sa religion, ses richesses et sa chevalerie de mer. Elle appuya l'exp�dition de Charles-Quint en Afrique et secourut Louis XIII devant La Rochelle. Elle promenait son pavillon sur tous les flots, entretenait des relations avec Moka, Surate, Pondich�ry, et une compagnie form�e dans son sein explorait la mer du Sud.

A compter du r�gne de Henri IV, ma ville natale se distingua par son d�vouement et sa fid�lit� � la France. Les Anglais la bombard�rent en 1693 ; ils y lanc�rent, le 29 novembre de cette ann�e, une machine infernale, dans les d�bris de laquelle j'ai souvent jou� avec mes camarades. Ils la bombard�rent de nouveau en 1758.

Les Malouins pr�t�rent des sommes consid�rables � Louis XIV pendant la guerre de 1701 : en reconnaissance de ce service, il leur confirma le privil�ge de se garder eux-m�mes ; il voulut que l'�quipage du premier vaisseau de la marine royale f�t exclusivement compos� de matelots de Saint-Malo et de son territoire.

En 1771, les Malouins renouvel�rent leur sacrifice et pr�t�rent trente millions � Louis XV. Le fameux amiral Anson descendit � Cancale, en 1758, et br�la Saint-Servan. Dans le ch�teau de Saint-Malo, La Chalotais �crivit sur du linge, avec un cure-dents, de l'eau et de la suie, les m�moires qui firent tant de bruit et dont personne ne se souvient. Les �v�nements effacent les �v�nements ; inscriptions grav�es sur d'autres inscriptions, ils font des pages de l'histoire des palimpsestes [Parchemin, maroquin que l'on fait gratter pour y �crire de nouveau] .

Saint-Malo fournissait les meilleurs matelots de notre marine ; on peut en voir le r�le g�n�ral dans le volume in-fol. publi� en 1682, sous ce titre : R�le g�n�ral des officiers, mariniers et matelots de Saint-Malo. Il y a une Coutume de Saint-Malo, imprim�e dans le recueil du Coutumier g�n�ral. Les archives de la ville sont assez riches en chartes utiles � l'histoire et au droit maritime.

Saint-Malo est la patrie de Jacques Cartier, le Christophe Colomb de la France, qui d�couvrit le Canada. Les Malouins ont encore signal� � l'autre extr�mit� de l'Am�rique les �les qui portent leur nom : les Iles Malouines.

Saint-Malo est la ville natale de Duguay-Trouin, l'un des plus grands hommes de mer qui aient paru ; et de nos jours elle a donn� � la France Surcouf. Le c�l�bre Mah� de La Bourdonnais, gouverneur de l'Ile-de-France, naquit � Saint-Malo, de m�me que Lamettrie, Maupertuis, l'abb� Trublet, dont Voltaire a ri : tout cela n'est pas trop mal pour une enceinte qui n'�gale pas celle du jardin des Tuileries.

L'abb� de Lamennais a laiss� loin derri�re lui ces petites illustrations litt�raires de ma patrie. Broussais est �galement n� � Saint-Malo, ainsi que mon noble ami, le comte de La Ferronnays.

Enfin, pour ne rien omettre, je rappellerai les dogues qui formaient la garnison de Saint-Malo : ils descendaient de ces chiens fameux, enfants de r�giment dans les Gaules, et qui, selon Strabon, livraient avec leurs ma�tres des batailles rang�es aux Romains. Albert le Grand, religieux de l'ordre de saint Dominique, auteur aussi grave que le g�ographe grec, d�clare qu'� Saint-Malo " la garde d'une place si importante �tait commise toutes les nuits � la fid�lit� de certains dogues qui faisaient bonne et s�re patrouille ". Ils furent condamn�s � la peine capitale pour avoir eu le malheur de manger inconsid�r�ment les jambes d'un gentilhomme ; ce qui a donn� lieu de nos jours � la chanson : Bon voyage. On se moque de tout. On emprisonna les criminels ; l'un d'eux refusa de prendre la nourriture des mains de son gardien qui pleurait ; le noble animal se laissa mourir de faim : les chiens, comme les hommes, sont punis de leur fid�lit�. Au surplus, le Capitole �tait, de m�me que ma D�los, gard� par des chiens, lesquels n'aboyaient pas lorsque Scipion l'Africain venait � l'aube faire sa pri�re.

Enclos de murs de diverses �poques qui se divisent en grands et petits, et sur lesquels on se prom�ne, Saint-Malo est encore d�fendu par le ch�teau dont j'ai parl�, et qu'augmenta de tours, de bastions et de foss�s, la duchesse Anne. Vue du dehors, la cit� insulaire ressemble � une citadelle de granit.

C'est sur la gr�ve de la pleine mer, entre le ch�teau et le Fort Royal, que se rassemblent les enfants ; c'est l� que j'ai �t� �lev�, compagnon des flots et des vents. Un des premiers plaisirs que j'aie go�t�s �tait de lutter contre les orages, de me jouer avec les vagues qui se retiraient devant moi ou couraient apr�s moi sur la rive. Un autre divertissement �tait de construire, avec l'ar�ne de la plage, des monuments que mes camarades appelaient des fours. Depuis cette �poque, j'ai souvent cru b�tir pour l'�ternit� des ch�teaux plus vite �croul�s que mes palais de sable.

Mon sort �tant irr�vocablement fix�, on me livra � une enfance oisive. Quelques notions de dessin, de langue anglaise, d'hydrographie et de math�matiques, parurent plus que suffisantes � l'�ducation d'un gar�onnet destin� d'avance � la rude vie d'un marin.

Je croissais sans �tude dans ma famille ; nous n'habitions plus la maison o� j'�tais n� : ma m�re occupait un h�tel, place Saint-Vincent, presque en face de la porte de la ville qui communique au Sillon. Les polissons de la ville �taient devenus mes plus chers amis : j'en remplissais la cour et les escaliers de la maison. Je leur ressemblais en tout ; je parlais leur langage ; j'avais leur fa�on et leur allure ; j'�tais v�tu comme eux, d�boutonn� et d�braill� comme eux ; mes chemises tombaient en loques ; je n'avais jamais une paire de bas qui ne f�t largement trou�e ; je tra�nais de m�chants soutiers �cul�s, qui sortaient � chaque pas de mes pieds ; je perdais souvent mon chapeau et quelquefois mon habit. J'avais le visage barbouill�, �gratign�, meurtri, les mains noires. Ma figure �tait si �trange, que ma m�re, au milieu de sa col�re, ne se pouvait emp�cher de rire et de s'�crier : " Qu'il est laid ! "

J'aimais pourtant et j'ai toujours aim� la propret�, m�me l'�l�gance. La nuit, j'essayais de raccommoder mes lambeaux ; la bonne Villeneuve et ma Lucile m'aidaient � r�parer ma toilette, afin de m'�pargner des p�nitences et des gronderies ; mais leur rapi�cetage ne servait qu'� rendre mon accoutrement plus bizarre. J'�tais surtout d�sol�, quand je paraissais d�guenill� au milieu des enfants, fiers de leurs habits neufs et de leur braverie.

Mes compatriotes avaient quelque chose d'�tranger, qui rappelait l'Espagne. Des familles malouines �taient �tablies � Cadix ; des familles de Cadix r�sidaient � Saint-Malo. La position insulaire, la chauss�e, l'architecture, les maisons, les citernes, les murailles de granit de Saint-Malo, lui donnent un air de ressemblance avec Cadix : quand j'ai vu la derni�re ville, je me suis souvenu de la premi�re.

Enferm�s le soir sous la m�me clef dans leur cit�, les Malouins ne composaient qu'une famille. Les moeurs �taient si candides que de jeunes femmes qui faisaient venir des rubans et des gazes de Paris, passaient pour des mondaines dont leurs compagnes effarouch�es se s�paraient. Une faiblesse �tait une chose inou�e : une comtesse d'Abbeville ayant �t� soup�onn�e, il en r�sulta une complainte que l'on chantait en se signant. Cependant le po�te, fid�le, malgr� lui, aux traditions des troubadours, prenait parti contre le mari qu'il appelait un monstre barbare.

Certains jours de l'ann�e, les habitants de la ville et de la campagne se rencontraient � des foires appel�es assembl�es, qui se tenaient dans les �les et sur des forts autour de Saint-Malo ; ils s'y rendaient � pied quand la mer �tait basse, en bateau lorsqu'elle �tait haute. La multitude de matelots et de paysans ; les charrettes entoil�es ; les caravanes de chevaux, d'�nes et de mulets ; le concours des marchands ; les tentes plant�es sur le rivage ; les processions de moines et de confr�ries qui serpentaient avec leurs banni�res et leurs croix au milieu de la foule ; les chaloupes allant et venant � la rame ou � la voile ; les vaisseaux entrant au port, ou mouillant en rade ; les salves d'artillerie le branle des cloches, tout contribuait � r�pandre dans ces r�unions le bruit, le mouvement et la vari�t�.

J'�tais le seul t�moin de ces f�tes qui n'en partage�t pas la joie. J'y paraissais sans argent pour acheter des jouets et des g�teaux. Evitant le m�pris qui s'attache � la mauvaise fortune, je m'asseyais loin de la foule, aupr�s de ces flaques d'eau que la mer entretient et renouvelle dans les concavit�s des rochers. L�, je m'amusais � voir voler les pingouins et les mouettes, � b�er aux lointains bleu�tres, � ramasser des coquillages, � �couter le refrain des vagues parmi les �cueils. Le soir au logis, je n'�tais gu�re plus heureux ; j'avais une r�pugnance pour certains mets : on me for�ait d'en manger. J'implorais les yeux de La France qui m'enlevait adroitement mon assiette, quand mon p�re tournait la t�te. Pour le feu m�me rigueur : il ne m'�tait pas permis d'approcher de la chemin�e. Il y a loin de ces parents s�v�res aux g�te-enfants d'aujourd'hui.

Mais si j'avais des peines qui sont inconnues de l'enfance nouvelle, j'avais aussi quelques plaisirs qu'elle ignore.

On ne sait plus ce que c'est que ces solennit�s de religion et de famille o� la patrie enti�re et le Dieu de cette patrie avaient l'air de se r�jouir ; No�l, le premier de l'an, les Rois, P�ques, la Pentec�te, la Saint-Jean �taient pour moi-m�me des jours de prosp�rit�. Peut-�tre l'influence de mon rocher natal a-t-elle agi sur mes sentiments et sur mes �tudes. D�s l'ann�e 1015, les Malouins firent voeu d'aller aider � b�tir de leurs mains et de leurs moyens les clochers de la cath�drale de Chartres : n'ai-je pas aussi travaill� de mes mains � relever la fl�che abattue de la vieille basilique chr�tienne ? " Le soleil, " dit le p�re Maunoir, " n'a jamais �clair� canton o� ait paru une plus constante et invariable fid�lit� dans la vraie foi, que la Bretagne. Il y a treize si�cles, qu'aucune infid�lit� n'a souill� la langue qui a servi d'organe pour pr�cher J�sus-Christ, et il est � na�tre qui ait vu Breton bretonnant pr�cher autre religion que la catholique. "

Durant les jours de f�te que je viens de rappeler, j'�tais conduit en station avec mes soeurs aux divers sanctuaires de la ville, � la chapelle de Saint-Aaron, au couvent de la Victoire ; mon oreille �tait frapp�e de la douce voix de quelques femmes invisibles : l'harmonie de leurs cantiques se m�lait aux mugissements des flots. Lorsque, dans l'hiver, � l'heure du salut, la cath�drale se remplissait de la foule ; que de vieux matelots � genoux, de jeunes femmes et des enfants lisaient, avec de petites bougies dans leurs Heures ; que la multitude, au moment de la b�n�diction, r�p�tait en choeur le Tantum ergo ; que dans l'intervalle de ces chants, les rafales de No�l fr�laient les vitraux de la basilique, �branlaient les vo�tes de cette nef que fit r�sonner la m�le poitrine de Jacques Cartier et de Duguay-Trouin, j'�prouvais un sentiment extraordinaire de religion. Je n'avais pas besoin que la Villeneuve me d�t de joindre les mains pour invoquer Dieu par tous les noms que ma m�re m'avait appris ; je voyais les cieux ouverts, les anges offrant notre encens et nos voeux, je courbais mon front : il n'�tait point encore charg� de ces ennuis qui p�sent si horriblement sur nous, qu'on est tent� de ne plus relever la t�te lorsqu'on l'a inclin�e au pied des autels.

Tel marin, au sortir de ces pompes, s'embarquait tout fortifi� contre la nuit, tandis que tel autre rentrait au port en se dirigeant sur le d�me �clair� de l'�glise : ainsi la religion et les p�rils �taient continuellement en pr�sence, et leurs images se pr�sentaient ins�parables � ma pens�e. A peine �tais-je n�, que j'ou�s parler de mourir : le soir, un homme allait avec une sonnette de rue en rue, avertissant les chr�tiens de prier pour un de leurs fr�res d�c�d�. Presque tous les ans, des vaisseaux se perdaient sous mes yeux, et, lorsque je m'�battais le long des gr�ves, la mer roulait � mes pieds les cadavres d'hommes �trangers, expir�s loin de leur patrie. Madame de Chateaubriand me disait comme sainte Monique disait � son fils : Nihil longe est a Deo : " Rien n'est loin de Dieu. " On avait confi� mon �ducation � la Providence : elle ne m'�pargnait pas les le�ons.

Vou� � la Vierge, je connaissais et j'aimais ma protectrice que je confondais avec mon ange gardien : son image, qui avait co�t� un demi-sou � la bonne Villeneuve, �tait attach�e, avec quatre �pingles, � la t�te de mon lit. J'aurais d� vivre dans ces temps o� l'on disait � Marie : " Doulce Dame du ciel et de la terre, m�re de piti�, fontaine de tous biens, qui portastes J�sus-Christ en vos pr�tieulx flancz, belle tr�s-doulce Dame, je vous mercye et vous prye. "

La premi�re chose que j'ai sue par coeur est un cantique de matelot commen�ant ainsi :

Je mets ma confiance,

Vierge, en votre secours ;

Servez-moi de d�fense

Prenez soin de mes jours ;

Et quand ma derni�re heure

Viendra finir mon sort,

Obtenez que je meure

De la plus sainte mort.

J'ai entendu depuis chanter ce cantique dans un naufrage. Je r�p�te encore aujourd'hui ces m�chantes rimes avec autant de plaisir que des vers d'Hom�re ; une madone coiff�e d'une couronne gothique v�tue d'une robe de soie bleue, garnie d'une frange d'argent m'inspire plus de d�votion qu'une Vierge de Rapha�l.

Du moins, si cette pacifique Etoile des mers avait pu calmer les troubles de ma vie ! Mais je devais �tre agit�, m�me dans mon enfance ; comme le dattier de l'Arabe, � peine ma tige �tait sortie du rocher qu'elle fut battue du vent.

 

1 L 1 Chapitre 5

La Vall�e-aux-Loups, juin 1812.

Gesril. - Hervine Magon. - Combat contre les deux mousses.

J'ai dit que ma r�volte pr�matur�e contre les ma�tresses de Lucile commen�a ma mauvaise renomm�e ; un camarade l'acheva.

Mon oncle, M. de Chateaubriand du Plessis, �tabli � Saint-Malo comme son fr�re, avait, comme lui, quatre filles et deux gar�ons. De mes deux cousins (Pierre et Armand), qui formaient d'abord ma soci�t�, Pierre devint page de la Reine, Armand fut envoy� au coll�ge comme destin� � l'�tat eccl�siastique. Pierre au sortir des pages, entra dans la marine et se noya � la c�te d'Afrique. Armand, longtemps enferm� au coll�ge, quitta la France en 1790, servit pendant toute l'�migration, fit intr�pidement dans une chaloupe vingt voyages � la c�te de Bretagne, et vint enfin mourir pour le Roi � la plaine de Grenelle, le vendredi saint de l'ann�e 1810, ainsi que je l'ai d�j� dit, et que je le r�p�terai encore en racontant sa catastrophe [Il a laiss� un fils, Fr�d�ric, que je pla�ai d'abord dans les gardes de Monsieur, et qui entra depuis dans un r�giment de cuirassiers. Il a �pous�, � Nancy, mademoiselle de Gastaldi, dont il a deux fils, et s'est retir� du service. La soeur a�n�e d'Armand, ma cousine, est, depuis longues ann�es, sup�rieure des religieuses Trappistes. (Note de 1831, Gen�ve.)] .

Priv� de la soci�t� de mes deux cousins, je la rempla�ai par une liaison nouvelle.

Au second �tage de l'h�tel que nous habitions, demeurait un gentilhomme nomm� Gesril : il avait un fils et deux filles. Ce fils �tait �lev� autrement que moi ; enfant g�t�, ce qu'il faisait �tait trouv� charmant : il ne se plaisait qu'� se battre, et surtout qu'� exciter des querelles dont il s'�tablissait le juge. Jouant des tours perfides aux bonnes qui menaient promener les enfants il n'�tait bruit que de ses espi�gleries que l'on transformait en crimes noirs. Le p�re riait de tout, et Joson n'en �tait que plus ch�ri. Gesril devint mon intime ami et prit sur moi un ascendant incroyable : je profitai sous un tel ma�tre quoique mon caract�re f�t enti�rement l'oppos� du sien. J'aimais les jeux solitaires, je ne cherchais querelle � personne : Gesril �tait fou des plaisirs de cohue et jubilait au milieu des bagarres d'enfants. Quand quelque polisson me parlait, Gesril me disait : " Tu le souffres ? " A ce mot je croyais mon honneur compromis et je sautais aux yeux du t�m�raire ; la taille et l'�ge n'y faisaient rien. Spectateur du combat, mon ami applaudissait � mon courage, mais ne faisait rien pour me servir. Quelquefois il levait une arm�e de tous les sautereaux qu'il rencontrait, divisait ses conscrits en deux bandes, et nous escarmouchions sur la plage � coups de pierres.

Un autre jeu, invent� par Gesril, paraissait encore plus dangereux : lorsque la mer �tait haute et qu'il y avait temp�te, la vague, fouett�e au pied du ch�teau, du c�t� de la grande gr�ve, jaillissait jusqu'aux grandes tours. A vingt pieds d'�l�vation au-dessus de la base d'une de ces tours, r�gnait un parapet en granit, �troit, glissant, inclin�, par lequel on communiquait au ravelin qui d�fendait le foss� : il s'agissait de saisir l'instant entre deux vagues, de franchir l'endroit p�rilleux avant que le flot se bris�t et couvr�t la tour. Voici venir une montagne d'eau qui s'avan�ait en mugissant et qui, si vous tardiez d'une minute, pouvait, ou vous entra�ner, ou vous �craser contre le mur. Pas un de nous ne se refusait � l'aventure, mais j'ai vu des enfants p�lir avant de la tenter.

Ce penchant � pousser les autres � des rencontres dont il restait spectateur, induirait � penser que Gesril ne montra pas dans la suite un caract�re fort g�n�reux : c'est lui n�anmoins qui, sur un plus petit th��tre, a peut-�tre effac� l'h�ro�sme de R�gulus ; il n'a manqu� � sa gloire que Rome et Tite-Live. Devenu officier de marine il fut pris � l'affaire de Quiberon ; l'action finie et les Anglais continuant de canonner l'arm�e r�publicaine, Gesril se jette � la nage, s'approche des vaisseaux, dit aux Anglais de cesser le feu, leur annonce le malheur et la capitulation des �migr�s. On le voulut sauver, en lui filant une corde et le conjurant de monter � bord : " Je suis prisonnier sur parole ", s'�crie-t-il du milieu des flots et il retourne � terre � la nage : il fut fusill� avec Sombreuil et ses compagnons.

Gesril a �t� mon premier ami ; tous deux mal jug�s dans notre enfance, nous nous li�mes par l'instinct de ce que nous pouvions valoir un jour.

Deux aventures mirent fin � cette premi�re partie de mon histoire, et produisirent un changement notable dans le syst�me de mon �ducation.

Nous �tions un dimanche sur la gr�ve, � l' �ventail de la porte Saint-Thomas � l'heure de la mar�e. Au pied du ch�teau et le long du Sillon, de gros pieux enfonc�s dans le sable prot�gent les murs contre la houle. Nous grimpions ordinairement au haut de ces pieux pour voir passer au-dessous de nous les premi�res ondulations du flux. Les places �taient prises comme de coutume ; plusieurs petites filles se m�laient aux petits gar�ons. J'�tais le plus en pointe vers la mer, n'ayant devant moi qu'une jolie mignonne, Hervine Magon qui riait de plaisir et pleurait de peur. Gesril se trouvait � l'autre bout du c�t� de la terre. Le flot arrivait, il faisait du vent ; d�j� les bonnes et les domestiques criaient : " Descendez, Mademoiselle ! descendez, Monsieur ! " Gesril attend une grosse lame : lorsqu'elle s'engouffre entre les pilotis, il pousse l'enfant assis aupr�s de lui ; celui-l� se renverse sur un autre ; celui-ci sur un autre : toute la file s'abat comme des moines de cartes, mais chacun est retenu par son voisin ; il n'y eut que la petite fille de l'extr�mit� de la ligne sur laquelle je chavirai qui, n'�tant appuy�e par personne, tomba. Le jusant l'entra�ne ; aussit�t mille cris, toutes les bonnes retroussant leurs robes et tripotant dans la mer, chacune saisissant son magot et lui donnant une tape. Hervine fut rep�ch�e ; mais elle d�clara que Fran�ois l'avait jet�e bas. Les bonnes fondent sur moi ; je leur �chappe ; je cours me barricader dans la cave de la maison : l'arm�e femelle me pourchasse. Ma m�re et mon p�re �taient heureusement sortis. La Villeneuve d�fend vaillamment la porte et soufflette l'avant-garde ennemie. Le v�ritable auteur du mal, Gesril, me pr�te secours : il monte chez lui, et avec ses deux soeurs jette par les fen�tres des pot�es d'eau et des pommes cuites aux assaillantes. Elles lev�rent le si�ge � l'entr�e de la nuit ; mais cette nouvelle se r�pandit dans la ville, et le chevalier de Chateaubriand, �g� de neuf ans, passa pour un homme atroce, un reste de ces pirates dont saint Aaron avait purg� son rocher.

Voici l'autre aventure :

J'allais avec Gesril � Saint-Servan, faubourg s�par� de Saint-Malo par le port marchand. Pour y arriver � basse mer, on franchit des courants d'eau sur des ponts �troits de pierres plates, que recouvre la mar�e montante. Les domestiques qui nous accompagnaient, �taient rest�s assez loin derri�re nous. Nous apercevons � l'extr�mit� d'un de ces ponts deux mousses qui venaient � notre rencontre ; Gesril me dit : " Laisserons-nous passer ces gueux-l� ? " et aussit�t il leur crie : " A l'eau, canards ! " Ceux-ci, en qualit� de mousses, n'entendant pas raillerie, avancent ; Gesril recule ; nous nous pla�ons au bout du pont, et saisissant des galets, nous les jetons � la t�te des mousses. Ils fondent sur nous, nous obligent � l�cher pied, s'arment eux-m�mes de cailloux, et nous m�nent battant jusqu'� notre corps de r�serve, c'est-�-dire jusqu'� nos domestiques. Je ne fus pas, comme Horatius, frapp� � l'oeil, mais � l'oreille : une pierre m'atteignit si rudement que mon oreille gauche, � moiti� d�tach�e, tombait sur mon �paule.

Je ne pensai point � mon mal, mais � mon retour. Quand mon ami rapportait de ses courses un oeil poch� un habit d�chir�, il �tait plaint, caress�, choy�, rhabill� ; en pareil cas, j'�tais mis en p�nitence. Le coup que j'avais re�u �tait dangereux, mais jamais La France ne me put persuader de rentrer, tant j'�tais effray�. Je m'allai cacher au second �tage de la maison, chez Gesril qui m'entortilla la t�te d'une serviette. Cette serviette le mit en train : elle lui repr�senta une mitre ; il me transforma en �v�que, et me fit chanter la grand-messe avec lui et ses soeurs jusqu'� l'heure du souper. Le pontife fut alors oblig� de descendre : le coeur me battait. Surpris de ma figure d�biff�e et barbouill�e de sang, mon p�re ne dit pas un mot ; ma m�re poussa un cri ; La France conta mon cas piteux, en m'excusant ; je n'en fus pas moins rabrou�. On pansa mon oreille, et monsieur et madame de Chateaubriand r�solurent de me s�parer de Gesril le plus t�t possible [J'avais d�j� parl� de Gesril dans mes ouvrages. Une de ses soeurs, Ang�lique Gesril de La Trochardais, m'�crivit en 1818 pour me prier d'obtenir que le nom de Gesril f�t joint � ceux de son mari et du mari de sa soeur : j'�chouai dans ma n�gociation. (N.d.A. 1831.)] .

Je ne sais si ce ne fut point cette ann�e que le comte d'Artois vint � Saint-Malo : on lui donna le spectacle d'un combat naval. Du haut du bastion de la poudri�re je vis le jeune prince dans la foule au bord de la mer ; dans son �clat et dans mon obscurit�, que de destin�es inconnues ! Ainsi, sauf erreur de m�moire, Saint-Malo n'aurait vu que deux rois de France, Charles IX et Charles X.

Voil� le tableau de ma premi�re enfance. J'ignore si la dure �ducation que je re�us est bonne en principe, mais elle fut adopt�e de mes proches sans dessein et par une suite naturelle de leur humeur. Ce qu'il y a de s�r c'est qu'elle a rendu mes id�es moins semblables � celles des autres hommes ; ce qu'il y a de plus s�r encore, c'est qu'elle a imprim� � mes sentiments un caract�re de m�lancolie n�e chez moi de l'habitude de souffrir � l'�ge de la faiblesse, de l'impr�voyance et de la joie.

Dira-t-on que cette mani�re de m'�lever m'aurait pu conduire � d�tester les auteurs de mes jours ? Nullement. le souvenir de leur rigueur m'est presque agr�able ; j'estime et honore leurs grandes qualit�s. Quand mon p�re mourut, mes camarades au r�giment de Navarre furent t�moins de mes regrets. C'est de ma m�re que je tiens la consolation de ma vie, puisque c'est d'elle que je tiens ma religion ; je recueillais les v�rit�s chr�tiennes qui sortaient de sa bouche, comme Pierre de Langres �tudiait la nuit dans une �glise, � la lueur de la lampe qui br�lait devant le Saint-Sacrement. Aurait-on mieux d�velopp� mon intelligence en me jetant plus t�t dans l'�tude ? J'en doute : ces flots, ces vents, cette solitude qui furent mes premiers ma�tres, convenaient peut-�tre mieux � mes dispositions natives ; peut-�tre dois-je � ces instituteurs sauvages quelques vertus que j'aurais ignor�es. La v�rit� est qu'aucun syst�me d'�ducation n'est en soi pr�f�rable � un autre syst�me : les enfants aiment-ils mieux leurs parents aujourd'hui qu'ils les tutoient et ne les craignent plus ? Gesril �tait g�t� dans la maison o� j'�tais gourmand� : nous avons �t� tous deux d'honn�tes gens et des fils tendres et respectueux. Telle chose que vous croyez mauvaise met en valeur les talents de votre enfant ; telle chose qui vous semble bonne, �toufferait ces m�mes talents. Dieu fait bien ce qu'il fait : c'est la Providence qui nous dirige, lorsqu'elle nous destine � jouer un r�le sur la sc�ne du monde.

 

1 L 1 Chapitre 6

Dieppe, septembre 1812.

Billet de M. Pasquier. - Dieppe. - Changement de mon �ducation. - Printemps en Bretagne. - For�t historique. - Campagnes p�lagiennes. - Coucher de la lune sur la mer.

Le 4 septembre 1812, j'ai re�u ce billet de M. Pasquier, pr�fet de police :

" Cabinet du pr�fet.

" M. le pr�fet de police invite M. de Chateaubriand � prendre la peine de passer � son cabinet, soit aujourd'hui sur les quatre heures de l'apr�s-midi, soit demain � neuf heures du matin. "

C'�tait un ordre de m'�loigner de Paris que M. le pr�fet de police voulait me signifier. Je me suis retir� � Dieppe, qui porta d'abord le nom de Bertheville, et fut ensuite appel� Dieppe, il y a d�j� plus de quatre cents ans, du mot anglais deep, profond (mouillage). En 1788, je tins garnison ici avec le second bataillon de mon r�giment : habiter cette ville, de brique dans ses maisons, d'ivoire dans ses boutiques, cette ville � rues propres et � belle lumi�re, c'�tait me r�fugier aupr�s de ma jeunesse. Quand je me promenais, je rencontrais les ruines du ch�teau d'Arques, que mille d�bris accompagnent. On n'a point oubli� que Dieppe fut la patrie de Duquesne. Lorsque je restais chez moi, j'avais pour spectacle la mer ; de la table o� j'�tais assis, je contemplais cette mer qui m'a vu na�tre, et qui baigne les c�tes de la Grande-Bretagne, o� j'ai subi un si long exil : mes regards parcouraient les vagues qui me port�rent en Am�rique, me rejet�rent en Europe et me report�rent aux rivages de l'Afrique et de l'Asie. Salut, � mer, mon berceau et mon image ! Je te veux raconter la suite de mon histoire : si je mens, tes flots, m�l�s � tous mes jours, m'accuseront d'imposture chez les hommes � venir.

Ma m�re n'avait cess� de d�sirer qu'on me donn�t une �ducation classique. L'�tat de marin auquel on me destinait " ne serait peut-�tre pas de mon go�t ", disait-elle ; il lui semblait bon � tout �v�nement de me rendre capable de suivre une autre carri�re. Sa pi�t� la portait � souhaiter que je me d�cidasse pour l'Eglise. Elle proposa donc de me mettre dans un coll�ge o� j'apprendrais les math�matiques, le dessin, les armes et la langue anglaise ; elle ne parla point du grec et du latin, de peur d'effaroucher mon p�re ; mais elle me les comptait faire enseigner, d'abord en secret, ensuite � d�couvert lorsque j'aurais fait des progr�s. Mon p�re agr�a la proposition : il fut convenu que j'entrerais ad coll�ge de Dol. Cette ville eut la pr�f�rence parce qu'elle se trouvait sur la route de Saint-Malo � Combourg.

Pendant l'hiver tr�s froid qui pr�c�da ma r�clusion scolaire, le feu prit � l'h�tel o� nous demeurions : je fus sauv� par ma soeur a�n�e, qui m'emporta � travers les flammes. M. de Chateaubriand, retir� dans son ch�teau, appela sa femme aupr�s de lui : il le fallut rejoindre au printemps.

Le printemps, en Bretagne, est plus doux qu'aux environs de Paris, et fleurit trois semaines plus t�t. Les cinq oiseaux qui l'annoncent, l'hirondelle, le loriot, le coucou, la caille et le rossignol, arrivent avec des brises qui h�bergent dans les golfes de la p�ninsule armoricaine. La terre se couvre de marguerites, de pens�es, de jonquilles, de narcisses, d'hyacinthes, de renoncules, d'an�mones, comme les espaces abandonn�s qui environnent Saint-Jean-de-Latran et Sainte-Croix-de-J�rusalem, � Rome. Des clairi�res se panachent d'�l�gantes et hautes foug�res ; des champs de gen�ts et d'ajoncs resplendissent de leurs fleurs qu'on prendrait pour des papillons d'or. Les haies, au long desquelles abondent la fraise, la framboise et la violette, sont d�cor�es d'aub�pines, de ch�vrefeuille, de ronces dont les rejets bruns et courb�s portent des feuilles et des fruits magnifiques. Tout fourmille d'abeilles et d'oiseaux. les essaims et les nids arr�tent les enfants � chaque pas. Dans certains abris, le myrte et le laurier-rose croissent en pleine terre, comme en Gr�ce ; la figue m�rit comme en Provence ; chaque pommier, avec ses fleurs carmin�es ressemble � un gros bouquet de fianc�e de village.

Au douzi�me si�cle, les cantons de Foug�res, Rennes, B�cherel, Dinan, Saint-Malo et Dol, �taient occup�s par la for�t de Br�cheliant ; elle avait servi de champ de bataille aux Francs et aux peuples de la Dommon�e. Wace raconte qu'on y voyait l'homme sauvage, la fontaine de Berenton et un bassin d'or. Un document historique du quinzi�me si�cle, les Usemens et coutumes de la for�t de Br�cilien, confirme le roman de Rou : elle est, disent les Usemens, de grande et spacieuse �tendue. " Il y a quatre ch�teaux, fort grand nombre de beaux �tangs, belles chasses o� n'habitent aucunes b�tes v�n�neuses, ni nulles mouches, deux cents futaies, autant de fontaines, nomm�ment la fontaine de Belenton , aupr�s de laquelle le chevalier Pontus fit ses armes ".

Aujourd'hui, le pays conserve des traits de son origine : entrecoup� de foss�s bois�s, il a de loin l'air d'une for�t et rappelle l'Angleterre : c'�tait le s�jour des f�es, et vous allez voir qu'en effet j'y ai rencontr� ma sylphide. Des vallons �troits sont arros�s par de petites rivi�res non navigables. Ces vallons sont s�par�s par des landes et par des futaies � c�p�es de houx. Sur les c�tes, se succ�dent phares, vigies, dolmens, constructions romaines, ruines de ch�teaux du moyen-�ge, clochers de la renaissance : la mer borde le tout. Pline dit de la Bretagne : P�ninsule spectatrice de l ' Oc�an.

Entre la mer et la terre s'�tendent des campagnes p�lagiennes, fronti�res ind�cises des deux �l�ments : l'alouette de champ y vole avec l'alouette marine ; la charrue et la barque � un jet de pierre l'une de l'autre sillonnent la terre et l'eau. Le navigateur et le berger s'empruntent mutuellement leur langue : le matelot dit les vagues moutonnent, le p�tre dit des flottes de moutons. Des sables de diverses couleurs, des bancs vari�s de coquillages, des varechs, des franges d'une �cume argent�e, dessinent la lisi�re blonde ou verte des bl�s. Je ne sais plus dans quelle �le de la M�diterran�e, j'ai vu un bas-relief repr�sentant les N�r�ides attachant des festons au bas de la robe de C�r�s.

Mais ce qu'il faut admirer en Bretagne, c'est la lune se levant sur la terre et se couchant sur la mer.

Etablie par Dieu gouvernante de l'ab�me, la lune a ses nuages, ses vapeurs, ses rayons, ses ombres port�es comme le soleil ; mais comme lui, elle ne se retire pas solitaire ; un cort�ge d'�toiles l'accompagne. A mesure que sur mon rivage natal elle descend au bout du ciel, elle accro�t son silence qu'elle communique � la mer ; bient�t elle tombe � l'horizon, l'intersecte, ne montre plus que la moiti� de son front qui s'assoupit, s'incline et dispara�t dans la molle intumescence des vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger � sa suite, semblent s'arr�ter, suspendus � la cime des flots. La lune n'est pas plus t�t couch�e, qu'un souffle venant du large brise l'image des constellations, comme on �teint les flambeaux apr�s une solennit�.

 

1 L 1 Chapitre 7

D�part pour Combourg. - Description du ch�teau.

Je devais suivre mes soeurs jusqu'� Combourg : nous nous m�mes en route dans la premi�re quinzaine de mai. Nous sort�mes de Saint-Malo au lever du soleil, ma m�re, mes quatre soeurs et moi, dans une �norme berline � l'antique, panneaux surdor�s, marchepieds en dehors, glands de pourpre aux quatre coins de l'imp�riale. Huit chevaux par�s comme les mulets en Espagne, sonnettes au cou, grelots aux brides, housses et franges de laine de diverses couleurs, nous tra�naient. Tandis que ma m�re soupirait, mes soeurs parlaient � perdre haleine, je regardais de mes deux yeux, j'�coutais de mes deux oreilles, je m'�merveillais � chaque tour de roue : premier pas d'un Juif errant qui ne se devait plus arr�ter. Encore si l'homme ne faisait que changer de lieux ! mais ses jours et son coeur changent.

Nos chevaux repos�rent � un village de p�cheurs sur la gr�ve de Cancale. Nous travers�mes ensuite les marais et la fi�vreuse ville de Dol : passant devant la porte du coll�ge o� j'allais bient�t revenir, nous nous enfon��mes dans l'int�rieur du pays.

Durant quatre mortelles lieues, nous n'aper��mes que des bruy�res guirland�es de bois, des friches � peine �cr�t�es, des semailles de bl� noir, court et pauvre, et d'indigentes av�ni�res. Des charbonniers conduisaient des files de petits chevaux � crini�re pendante et m�l�e ; des paysans � sayons de peau de bique, � cheveux longs, pressaient des boeufs maigres avec des cris aigus et marchaient � la queue d'une lourde charrue, comme des faunes labourant. Enfin, nous d�couvr�mes une vall�e au fond de laquelle s'�levait, non loin d'un �tang, la fl�che de l'�glise d'une bourgade. A l'extr�mit� occidentale de cette bourgade, les tours d'un ch�teau f�odal montaient dans les arbres d'une futaie �clair�e par le soleil couchant.

J'ai �t� oblig� de m'arr�ter : mon coeur battait au point de repousser la table sur laquelle j'�cris. Les souvenirs qui se r�veillent dans ma m�moire m'accablent de leur force et de leur multitude : et pourtant, que sont-ils pour le reste du monde ?

Descendus de la colline, nous gu��mes un ruisseau ; apr�s avoir chemin� une demi-heure, nous quitt�mes la grande route, et la voiture roula au bord d'un quinconce, dans une all�e de charmilles dont les cimes s'entrela�aient au-dessus de nos t�tes : je me souviens encore du moment o� j'entrai sous cet ombrage et de la joie effray�e que j'�prouvai.

En sortant de l'obscurit� du bois, nous franch�mes une avant-cour plant�e de noyers, attenante au jardin et � la maison du r�gisseur ; de l� nous d�bouch�mes par une porte b�tie dans une cour de gazon, appel�e la Cour Verte. A droite �taient de longues �curies et un bouquet de marronniers ; � gauche, un autre bouquet de marronniers. Au fond de la cour, dont le terrain s'�levait insensiblement, le ch�teau se montrait entre deux groupes d'arbres. Sa triste et s�v�re fa�ade pr�sentait une courtine portant une galerie � m�chicoulis, denticul�e et couverte. Cette courtine liait ensemble deux tours in�gales en �ge, en mat�riaux, en hauteur et en grosseur, lesquelles tours se terminaient par des cr�neaux surmont�s d'un toit pointu, comme un bonnet pos� sur une couronne gothique.

Quelques fen�tres grill�es apparaissaient �� et l� sur la nudit� des murs. Un large perron, raide et droit, de vingt-deux marches, sans rampes, sans garde-fou, rempla�ait sur les foss�s combl�s l'ancien pont-levis ; il atteignait la porte du ch�teau, perc�e au milieu de la courtine. Au-dessus de cette porte on voyait les armes des seigneurs de Combourg, et les taillades � travers lesquelles sortaient jadis les bras et les cha�nes du pont-levis.

La voiture s'arr�ta au pied du perron ; mon p�re vint au-devant de nous. La r�union de la famille adoucit si fort son humeur pour le moment, qu'il nous fit la mine la plus gracieuse. Nous mont�mes le perron ; nous p�n�tr�mes dans un vestibule sonore, � vo�te ogive, et de ce vestibule dans une petite cour int�rieure.

De cette cour, nous entr�mes dans le b�timent regardant au midi sur l'�tang, et jointif des deux petites tours. Le ch�teau entier avait la figure d'un char � quatre roues. Nous nous trouv�mes de plain-pied dans une salle jadis appel�e la salle des Gardes. Une fen�tre s'ouvrait � chacune de ses extr�mit�s, deux autres coupaient la ligne lat�rale. Pour agrandir ces quatre fen�tres, il avait fallu excaver des murs de huit � dix pieds d'�paisseur. Deux corridors � plan inclin�, comme le corridor de la grande Pyramide, partaient des deux angles ext�rieurs de la salle et conduisaient aux petites tours. Un escalier, serpentant dans l'une de ces tours, �tablissait des relations entre la salle des Gardes et l'�tage sup�rieur : tel �tait ce corps de logis.

Celui de la fa�ade de la grande et de la grosse tour, dominant le nord, du c�t� de la Cour Verte, se composait d'une esp�ce de dortoir carr� et sombre, qui servait de cuisine ; il s'accroissait du vestibule, du perron et d'une chapelle. Au-dessus de ces pi�ces �tait le salon des Archives, ou des Armoiries, ou des Oiseaux, ou des Chevaliers, ainsi nomm� d'un plafond sem� d'�cussons colori�s et d'oiseaux peints. Les embrasures des fen�tres �troites et tr�fl�es �taient si profondes, qu'elles formaient des cabinets autour desquels r�gnait un banc de granit. M�lez � cela, dans les diverses parties de l'�difice, des passages et des escaliers secrets, des cachots et des donjons, un labyrinthe de galeries couvertes et d�couvertes, des souterrains mur�s dont les ramifications �taient inconnues ; partout silence, obscurit� et visage de pierre : voil� le ch�teau de Combourg.

Un souper servi dans la salle des Gardes, et o� je mangeai sans contrainte, termina pour moi la premi�re journ�e heureuse de ma vie. Le vrai bonheur co�te peu ; s'il est cher, il n'est pas d'une bonne esp�ce.

A peine fus-je r�veill� le lendemain que j'allais visiter les dehors du ch�teau, et c�l�brer mon av�nement � la solitude. Le perron faisait face au nord-ouest. Quand on �tait assis sur le diazome de ce perron, on avait devant soi la Cour Verte, et au del� de cette cour, un potager �tendu entre deux futaies : l'une, � droite (le quinconce par lequel nous �tions arriv�s), s'appelait le petit Mail ; l'autre, � gauche, le grand Mail. Celle-ci �tait un bois de ch�nes, de h�tres, de sycomores, d'ormes et de ch�taigniers. Madame de S�vign� vantait de son temps ces vieux ombrages ; depuis cette �poque, cent quarante ann�es avaient �t� ajout�es � leur beaut�.

Du c�t� oppos�, au midi et � l'est, le paysage offrait un tout autre tableau : par les fen�tres de la grand-salle on apercevait les maisons de Combourg, un �tang, la chauss�e de cet �tang sur laquelle passait le grand chemin de Rennes, un moulin � eau, une prairie couverte de troupeaux de vaches et s�par�e de l'�tang par la chauss�e. Au bord de cette prairie s'allongeait un hameau d�pendant d'un prieur� fond� en 1149 par Rivallon, seigneur de Combourg, et o� l'on voyait sa statue mortuaire couch�e sur le dos en armure de chevalier. Depuis l'�tang, le terrain s'�levant par degr�s, formait un amphith��tre d'arbres, d'o� sortaient des campaniles de villages et des tourelles de gentilhommi�res. Sur un dernier plan de l'horizon, entre l'occident et le midi, se profilaient les hauteurs de B�cherel. Une terrasse bord�e de grands buis taill�s circulait au pied du ch�teau de ce c�t�, passait derri�re les �curies et allait, � divers replis, rejoindre le jardin des bains qui communiquait au grand Mail.

Si, d'apr�s cette trop longue description, un peintre prenait son crayon, produirait-il une esquisse ressemblant au ch�teau ? Je ne le crois pas ; et cependant ma m�moire voit l'objet comme s'il �tait sous mes yeux ; telle est dans les choses mat�rielles l'impuissance de la parole et la puissance du souvenir ! En commencant � parler de Combourg, je chante les premiers couplets d'une complainte qui ne charmera que moi ; demandez au p�tre du Tyrol pourquoi il se pla�t aux trois ou quatre notes qu'il r�p�te � ses ch�vres, notes de montagne, jet�es d'�cho en �cho pour retentir du bord d'un torrent au bord oppos� ?

Ma premi�re apparition � Combourg fut de courte dur�e. Quinze jours s'�taient � peine �coul�s que je vis arriver l'abb� Porcher, principal du coll�ge de Dol ; on me remit entre ses mains et je le suivis malgr� mes pleurs.

 

1 L 2 Livre deuxi�me

1. Coll�ge de Dol. - Math�matiques et langues. - Traits de ma m�moire. - 2. Vacances � Combourg. - Vie de ch�teau en province. - Moeurs f�odales. - Habitants de Combourg. - 3. Secondes vacances � Combourg. - R�giment de Conti. - Camp � Saint-Malo. - Une abbaye. - Th��tre. - Mariage de mes deux soeurs a�n�es. - Retour au coll�ge. - R�volution commenc�e dans mes id�es. - 4. Aventure de la pie. - Troisi�mes vacances � Combourg. - Le charlatan. - Rentr�e au coll�ge. - 5. Invasion de la France. - Jeux. - L'abb� de Chateaubriand. - 6. Premi�re communion. - Je quitte le coll�ge de Dol. - 7. Mission � Combourg. - Coll�ge de Rennes. - Je retrouve Gesril. - Moreau, Limo�lan. - Mariage de ma troisi�me soeur. - 8. Je suis envoy� � Brest pour subir l'examen de garde de marine. - Le port de Brest. - Je retrouve encore Gesril. - La P�rouse. - Je reviens � Combourg.

 

1 L 2 Chapitre 1

Dieppe, septembre 1812.

Revu en juin 1846.

Coll�ge de Dol. - Math�matiques et langues. - Traits de ma m�moire.

Je n'�tais pas tout � fait �tranger � Dol ; mon p�re en �tait chanoine, comme descendant et repr�sentant de la maison de Guillaume de Chateaubriand, sire de Beaufort, fondateur en 1529 d'une premi�re stalle, dans le choeur de la cath�drale. L'�v�que de Dol �tait M. de Herc�, ami de ma famille, pr�lat d'une grande mod�ration politique, qui, � genoux, le crucifix � la main, fut fusill� avec son fr�re l'abb� de Herc�, � Quiberon, dans le Champ du martyre. En arrivant au coll�ge, je fus confi� aux soins particuliers de M. l'abb� Leprince, qui professait la rh�torique et poss�dait � fond la g�om�trie : c'�tait un homme d'esprit, d'une belle figure, aimant les arts, peignant assez bien le portrait. Il se chargea de m'apprendre mon Bezout ; l'abb� Egault r�gent de troisi�me, devint mon ma�tre de latin ; j'�tudiais les math�matiques dans ma chambre, le latin dans la salle commune.

Il fallut quelque temps � un hibou de mon esp�ce pour s'accoutumer � la cage d'un coll�ge et r�gler sa vol�e au son d'une cloche. Je ne pouvais avoir ces prompts amis que donne la fortune, car il n'y avait rien � gagner avec un pauvre polisson qui n'avait pas m�me d'argent de semaine ; je ne m'enr�lai point non plus dans une client�le car je hais les protecteurs. Dans les jeux je ne pr�tendais mener personne, mais je ne voulais pas �tre men� : je n'�tais bon ni pour tyran ni pour esclave, et tel je suis demeur�.

Il arriva pourtant que je devins assez vite un centre de r�union ; j'exer�ai dans la suite, � mon r�giment, la m�me puissance : simple sous-lieutenant que j'�tais, les vieux officiers passaient leurs soir�es chez moi et pr�f�raient mon appartement au caf�. Je ne sais d'o� cela venait, n'�tait peut-�tre de ma facilit� � entrer dans l'esprit et � prendre les moeurs des autres. J'aimais autant chasser et courir que lire et �crire. Il m'est encore indiff�rent de deviser des choses les plus communes, ou de causer des sujets les plus relev�s. Tr�s-peu sensible � l'esprit, il m'est presque antipathique, bien que je ne sois pas une b�te. Aucun d�faut ne me choque, except� la moquerie et la suffisance que j'ai grand-peine � ne pas morguer ; je trouve que les autres ont toujours sur moi une sup�riorit� quelconque, et si je me sens par hasard un avantage, j'en suis tout embarrass�.

Des qualit�s que ma premi�re �ducation avait laiss�es dormir s'�veill�rent au coll�ge. Mon aptitude au travail �tait remarquable, ma m�moire extraordinaire. Je fis des progr�s rapides en math�matiques o� j'apportai une clart� de conception qui �tonnait l'abb� Leprince. Je montrai en m�me temps un go�t d�cid� pour les langues. Le rudiment, supplice des �coliers, ne me co�ta rien � apprendre ; j'attendais l'heure des le�ons de latin avec une sorte d'impatience, comme un d�lassement de mes chiffres et de mes figures de g�om�trie. En moins d'un an, je devins fort cinqui�me. Par une singularit�, ma phrase latine se transformait si naturellement en pentam�tre que l'abb� Egault m'appelait l' El�giaque, nom qui me pensa rester parmi mes camarades.

Quant � ma m�moire en voici deux traits. J'appris par coeur mes tables de logarithmes : c'est-�-dire qu'un nombre �tant donn� dans la proportion g�om�trique, je trouvais de m�moire son exposant dans la proportion arithm�tique, et vice versa.

Apr�s la pri�re du soir que l'on disait en commun � la chapelle du coll�ge, le principal faisait une lecture. Un des enfants, pris au hasard, �tait oblig� d'en rendre compte. Nous arrivions fatigu�s de jouer et mourant de sommeil � la pri�re ; nous nous jetions sur les bancs, t�chant de nous enfoncer dans un coin obscur, pour n'�tre pas aper�us et cons�quemment interrog�s. Il y avait surtout un confessionnal que nous nous disputions comme une retraite assur�e. Un soir, j'avais eu le bonheur de gagner ce port et je m'y croyais en s�ret� contre le principal ; malheureusement, il signala ma manoeuvre et r�solut de faire un exemple. Il lut donc lentement et longuement le second point d'un sermon ; chacun s'endormit. Je ne sais par quel hasard je restai �veill� dans mon confessionnal. Le principal qui ne me voyait que le bout des pieds, crut que je dodinais comme les autres, et tout � coup m'apostrophant, il me demanda ce qu'il avait lu.

Le second point du sermon contenait une �num�ration des diverses mani�res dont on peut offenser Dieu. Non seulement je dis le fond de la chose, mais je repris les divisions dans leur ordre, et r�p�tai presque mot � mot plusieurs pages d'une prose mystique, inintelligible pour un enfant. Un murmure d'applaudissement s'�leva dans la chapelle : le principal m'appela, me donna un petit coup sur la joue et me permit, en r�compense, de ne me lever le lendemain qu'� l'heure du d�jeuner. Je me d�robai modestement � l'admiration de mes camarades et je profitai bien de la gr�ce accord�e. Cette m�moire des mots, qui ne m'est pas enti�rement rest�e, a fait place chez moi � une autre sorte de m�moire plus singuli�re, dont j'aurai peut-�tre occasion de parler.

Une chose m'humilie : la m�moire est souvent la qualit� de la sottise ; elle appartient g�n�ralement aux esprits lourds, qu'elle rend plus pesants par le bagage dont elle les surcharge. Et n�anmoins, sans la m�moire, que serions-nous ? Nous oublierions nos amiti�s, nos amours, nos plaisirs, nos affaires ; le g�nie ne pourrait rassembler ses id�es ; le coeur le plus affectueux perdrait sa tendresse, s'il ne s'en souvenait plus ; notre existence se r�duirait aux moments successifs d'un pr�sent qui s'�coule sans cesse ; il n'y aurait plus de pass�. O mis�re de nous ! notre vie est si vaine qu'elle n'est qu'un reflet de notre m�moire.

 

1 L 2 Chapitre 2

Dieppe, octobre 1812.

Vacances � Combourg. - Vie de ch�teau en province. - Habitants de Combourg.

J'allai passer le temps des vacances � Combourg. La vie de ch�teau aux environs de Paris ne peut donner une id�e de la vie de ch�teau dans une province recul�e.

La terre de Combourg n'avait pour tout domaine que des landes, quelques moulins et les deux for�ts, Bourgou�t et Tano�rn, dans un pays o� le bois est presque sans valeur. Mais Combourg �tait riche en droits f�odaux ; ces droits �taient de diverses sortes : les uns d�terminaient certaines redevances pour certaines concessions, ou fixaient des usages n�s de l'ancien ordre politique ; les autres ne semblaient avoir �t� dans l'origine que des divertissements.

Mon p�re avait fait revivre quelques-uns de ces derniers droits, afin de pr�venir la prescription. Lorsque toute la famille �tait r�unie, nous prenions part � ces amusements gothiques : les trois principaux �taient le Saut des poissonniers, la Quintaine, et une foire appel�e l' Angevine. Des paysans en sabots et en braies, hommes d'une France qui n'est plus, regardaient ces jeux d'une France qui n'�tait plus. Il y avait prix pour le vainqueur, amende pour le vaincu.

La Quintaine conservait la tradition des tournois : elle avait sans doute quelque rapport avec l'ancien service militaire des fiefs. Elle est tr�s-bien d�crite dans du Cange ( Voce Quintana). On devait payer les amendes en ancienne monnaie de cuivre, jusqu'� la valeur de deux moutons d ' or � la couronne de 25 sols parisis chacun.

La foire appel�e l' Angevine se tenait dans la prairie de l'�tang, le 4 septembre de chaque ann�e, le jour de ma naissance. Les vassaux �taient oblig�s de prendre les armes, ils venaient au ch�teau lever la banni�re du seigneur ; de l� ils se rendaient � la foire pour �tablir l'ordre, et pr�ter force � la perception d'un p�age d� aux comtes de Combourg par chaque t�te de b�tail, esp�ce de droit r�galien. A cette �poque, mon p�re tenait table ouverte. On ballait pendant trois jours : les ma�tres, dans la grand-salle, au raclement d'un violon ; les vassaux, dans la Cour Verte, au nasillement d'une musette. On chantait, on poussait des huzzas on tirait des arquebusades. Ces bruits se m�laient aux mugissements des troupeaux de la foire ; la foule vaguait dans les jardins et les bois et du moins une fois l'an, on voyait � Combourg quelque chose qui ressemblait � de la joie.

Ainsi, j'ai �t� plac� assez singuli�rement dans la vie pour avoir assist� aux courses de la Quintaine et � la proclamation des Droits de l ' Homme ; pour avoir vu la milice bourgeoise d'un village de Bretagne et la garde nationale de France, la banni�re des seigneurs de Combourg et le drapeau de la R�volution. Je suis comme le dernier t�moin des moeurs f�odales.

Les visiteurs que l'on recevait au ch�teau se composaient des habitants de la bourgade et de la noblesse de la banlieue : ces honn�tes gens furent mes premiers amis. Notre vanit� met trop d'importance au r�le que nous jouons dans le monde. Le bourgeois de Paris rit du bourgeois d'une petite ville ; le noble de cour se moque du noble de province ; l'homme connu d�daigne l'homme ignor�, sans songer que le temps fait �galement justice de leurs pr�tentions et qu'ils sont tous �galement ridicules ou indiff�rents aux yeux des g�n�rations qui se succ�dent.

Le premier habitant du lieu �tait un M. Potelet, ancien capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes, qui redisait de grandes histoires de Pondich�ry. Comme il les racontait les coudes appuy�s sur la table, mon p�re avait toujours envie de lui jeter son assiette au visage. Venait ensuite l'entreposeur des tabacs, M. Launay de La Billardi�te, p�re de famille qui comptait douze enfants, comme Jacob, neuf filles et trois gar�ons, dont le plus jeune, David, �tait mon camarade de jeux [J'ai retrouv� mon ami David : je dirai quand et comment. (Note de Gen�ve, 1832.)] . Le bonhomme s'avisa de vouloir �tre noble en 1789 : il prenait bien son temps ! Dans cette maison, il y avait force joie et beaucoup de dettes. Le s�n�chal G�bert, le procureur fiscal Petit, le receveur Corvaisier, le chapelain l'abb� Charmel, formaient la soci�t� de Combourg. Je n'ai pas rencontr� � Ath�nes des personnages plus c�l�bres.

MM. du Petit-Bois, de Ch�teau-d'Assie, de Tint�niac un ou deux autres gentilshommes, venaient, le dimanche, entendre la messe � la paroisse, et d�ner ensuite chez le ch�telain. Nous �tions plus particuli�rement li�s avec la famille Tr�maudan, compos�e du mari, de la femme extr�mement belle, d'une soeur naturelle et de plusieurs enfants. Cette famille habitait une m�tairie, qui n'attestait sa noblesse que par un colombier. Les Tr�maudan vivent encore. Plus sages et plus heureux que moi, ils n'ont point perdu de vue les tours du ch�teau que j'ai quitt� depuis trente ans ; ils font encore ce qu'ils faisaient lorsque j'allais manger le pain bis � leur table ; ils ne sont point sortis du port dans lequel je ne rentrerai plus. Peut-�tre parlent-ils de moi au moment m�me o� j'�cris cette page : je me reproche de tirer leur nom de sa protectrice obscurit�. Ils ont dout� longtemps que l'homme dont ils entendaient parler f�t le petit chevalier. Le recteur ou cur� de Combourg l'abb� S�vin, celui-l� m�me dont j'�coutais le pr�ne, a montr� la m�me incr�dulit� ; il ne se pouvait persuader que le polisson, camarade des paysans, f�t le d�fenseur de la religion ; il a fini par le croire, et il me cite dans ses sermons, apr�s m'avoir tenu sur ses genoux. Ces dignes gens, qui ne m�lent � mon image aucune id�e �trang�re, qui me voient tel que j'�tais dans mon enfance et dans ma jeunesse, me reconna�traient-ils aujourd'hui sous les travestissements du temps ? Je serais oblig� de leur dire mon nom, avant qu'ils me voulussent presser dans leurs bras.

Je porte malheur � mes amis. Un garde-chasse, appel� Raulx, qui s'�tait attach� � moi, fut tu� par un braconnier. Ce meurtre me fit une impression extraordinaire.

Quel �trange myst�re dans le sacrifice humain ! Pourquoi faut-il que le plus grand crime et la plus grande gloire soient de verser le sang de l'homme ? Mon imagination me repr�sentait Raulx tenant ses entrailles dans ses mains et se tra�nant � la chaumi�re o� il expira. Je con�us l'id�e de la vengeance ; je m'aurais voulu battre contre l'assassin. Sous ce rapport je suis singuli�rement n� : dans le premier moment d'une offense je la sens � peine ; mais elle se grave dans ma m�moire. son souvenir, au lieu de d�cro�tre, s'augmente avec le temps ; il dort dans mon coeur des mois, des ann�es enti�res, puis il se r�veille � la moindre circonstance avec une force nouvelle, et ma blessure devient plus vive que le premier jour. Mais si je ne pardonne point � mes ennemis, je ne leur fais aucun mal ; je suis rancunier et ne suis point vindicatif. Ai-je la puissance de me venger, j'en perds l'envie ; je ne serais dangereux que dans le malheur. Ceux qui m'ont cru faire c�der en m'opprimant se sont tromp�s ; l'adversit� est pour moi ce qu'�tait la terre pour Ant�e ; je reprends des forces dans le sein de ma m�re. Si jamais le bonheur m'avait enlev� dans ses bras, il m'e�t �touff�.

 

1 L 2 Chapitre 3

Dieppe, octobre 1812.

Secondes vacances � Combourg. - R�giment de Conti. - Camp � Saint-Malo. - Une abbaye. - Th��tre. - Mariage de mes deux soeurs a�n�es. - Retour au coll�ge. - R�volution commenc�e dans mes id�es.

Je retournai � Dol, � mon grand regret. L'ann�e suivante, il y eut un projet de descente � Jersey, et un camp s'�tablit aupr�s de Saint-Malo. Des troupes furent cantonn�es � Combourg. M. de Chateaubriand donna, par courtoisie, successivement asile aux colonels des r�giments de Touraine et de Conti : l'un �tait le duc de Saint-Simon, et l'autre le marquis de Causans [J'ai �prouv� un sensible plaisir en retrouvant, depuis la Restauration, ce galant homme, distingu� par sa fid�lit� et ses vertus chr�tiennes. (Note de Gen�ve, 1831.)] . Vingt officiers �taient tous les jours invit�s � la table de mon p�re. Les plaisanteries de ces �trangers me d�plaisaient ; leurs promenades troublaient la paix de mes bois. C'est pour avoir vu le colonel en second du r�giment de Conti, le marquis de Wignacourt, galoper sous des arbres, que des id�es de voyage me pass�rent pour la premi�re fois par la t�te.

Quand j'entendais nos h�tes parler de Paris et de la cour, je devenais triste ; je cherchais � deviner ce que c'�tait que la soci�t� : je d�couvrais quelque chose de confus et de lointain ; mais bient�t je me troublais. Des tranquilles r�gions de l'innocence, en jetant les yeux sur le monde, j'avais des vertiges, comme lorsqu'on regarde la terre du haut de ces tours qui se perdent dans le ciel.

Une chose me charmait pourtant, la parade. Tous les jours, la garde montante d�filait, tambour et musique en t�te, au pied du perron, dans la Cour Verte. M. de Causans proposa de me montrer le camp de la c�te : mon p�re y consentit.

Je fus conduit � Saint-Malo par M. de La Morandais, tr�s-bon gentilhomme, mais que la pauvret� avait r�duit � �tre r�gisseur de la terre de Combourg. Il portait un habit de camelot gris, avec un petit galon d'argent au collet, une t�ti�re ou morion de feutre gris � oreilles, � une seule corne en avant. Il me mit � califourchon derri�re lui, sur la croupe de sa jument Isabelle. Je me tenais au ceinturon de son couteau de chasse, attach� par-dessus son habit : j'�tais enchant�. Lorsque Claude de Bullion et le p�re du pr�sident de Lamoignon, enfants, allaient en campagne, " on les portait tous les deux sur un m�me �ne, dans des paniers, l'un d'un c�t�, l'autre de l'autre, et l'on mettait un pain du c�t� de Lamoignon, parce qu'il �tait plus l�ger que son camarade, pour faire le contre-poids ". (M�moires du pr�sident de Lamoignon.)

M. de La Morandais prit des chemins de traverse :

Moult volontiers, de grand'mani�re,

Alloit en bois et en rivi�re ;

Car nulles gens ne vont en bois

Moult volontiers comme Fran�ois.

Nous nous arr�t�mes pour d�ner � une abbaye de B�n�dictins, qui, faute d'un nombre suffisant de moines, venait d'�tre r�unie � un chef-lieu de l'ordre. Nous n'y trouv�mes que le p�re procureur, charg� de la disposition des biens-meubles et de l'exploitation des futaies. Il nous fit servir un excellent d�ner maigre, � l'ancienne biblioth�que du prieur : nous mange�mes quantit� d'oeufs frais, avec des carpes et des brochets �normes. A travers l'arcade d'un clo�tre, je voyais de grands sycomores, qui bordaient un �tang. La cogn�e les frappaient au pied, leur cime tremblait dans l'air, et ils tombaient pour nous servir de spectacle. Des charpentiers, venus de Saint-Malo, sciaient � terre des branches vertes, comme on coupe une jeune chevelure, ou �quarrissaient des troncs abattus. Mon coeur saignait � la vue de ces for�ts �br�ch�es et de ce monast�re d�shabit�. Le sac g�n�ral des maisons religieuses m'a rappel� depuis le d�pouillement de l'abbaye qui en fut pour moi le pronostic.

Arriv� � Saint-Malo, j'y trouvai le marquis de Causans ; je parcourus sous sa garde les rues du camp. Les tentes, les faisceaux d'armes, les chevaux au piquet, formaient une belle sc�ne avec la mer, les vaisseaux, les murailles et les clochers lointains de la ville. Je vis passer, en habit de hussard, au grand galop sur un barbe, un de ces hommes en qui finissait un monde, le duc de Lauzun. Le prince de Carignan, venu au camp, �pousa la fille de M. de Boisgarin, un peu boiteuse, mais charmante : cela fit grand bruit, et donna mati�re � un proc�s que plaide encore aujourd'hui M. Lacretelle l'a�n�. Mais quel rapport ces choses ont-elles avec ma vie ? " A mesure que la m�moire de mes priv�s amis ", dit Montaigne, " leur fournit la chose enti�re, ils reculent si arri�re leur narration, que si le conte est bon, ils en �touffent la bont� ; s'il ne l'est pas, vous �tes � maudire ou l'heur de leur m�moire ou le malheur de leur jugement. J'ai vu des r�cits bien plaisants devenir tr�s-ennuyeux en la bouche d'un seigneur. " J'ai peur d'�tre ce seigneur.

Mon fr�re �tait � Saint-Malo, lorsque M. de La Morandais m'y d�posa. Il me dit un soir : " Je te m�ne au spectacle : prends ton chapeau. " Je perds la t�te ; je descends droit � la cave pour chercher mon chapeau qui �tait au grenier. Une troupe de com�diens ambulants venait de d�barquer. J'avais rencontr� des marionnettes ; je supposais qu'on voyait au th��tre des polichinelles beaucoup plus beaux que ceux de la rue.

J'arrive, le coeur palpitant, � une salle b�tie en bois dans une rue d�serte de la ville. J'entre par des corridors noirs, non sans un certain mouvement de frayeur. On ouvre une petite porte, et me voil� avec mon fr�re dans une loge � moiti� pleine.

Le rideau �tait lev�, la pi�ce commenc�e : on jouait le P�re de famille. J'aper�ois deux hommes qui se promenaient sur le th��tre en causant, et que tout le monde regardait. Je les pris pour les directeurs des marionnettes, qui devisaient devant la cahute de madame Gigogne, en attendant l'arriv�e du public : j'�tais seulement �tonn� qu'ils parlassent si haut de leurs affaires et qu'on les �cout�t en silence. Mon �bahissement redoubla lorsque d'autres personnages, arrivant sur la sc�ne, se mirent � faire de grands bras, � larmoyer, et lorsque chacun se prit � pleurer par contagion. Le rideau tomba sans que j'eusse rien compris � tout cela. Mon fr�re descendit au foyer entre les deux pi�ces. Demeur� dans la loge au milieu des �trangers dont ma timidit� me faisait un supplice, j'aurais voulu �tre au fond de mon coll�ge. Telle fut la premi�re impression que je re�us de l'art de Sophocle et de Moli�re.

La troisi�me ann�e de mon s�jour � Dol fut marqu�e par le mariage de mes deux soeurs a�n�es : Marianne �pousa le comte de Marigny, et B�nigne le comte de Qu�briac. Elles suivirent leurs maris � Foug�res : signal de la dispersion d'une famille dont les membres devaient bient�t se s�parer. Mes soeurs re�urent la b�n�diction nuptiale � Combourg le m�me jour, � la m�me heure, au m�me autel, dans la chapelle du ch�teau. Elles pleuraient, ma m�re pleurait ; je fus �tonn� de cette douleur : je la comprends aujourd'hui. Je n'assiste pas � un bapt�me ou � un mariage sans sourire am�rement ou sans �prouver un serrement de coeur. Apr�s le malheur de na�tre, je n'en connais pas de plus grand que celui de donner le jour � un homme.

Cette m�me ann�e commen�a une r�volution dans ma personne comme dans ma famille. Le hasard fit tomber entre mes mains deux livres bien divers, un Horace non ch�ti� et une histoire des Confessions mal faites. Le bouleversement d'id�es que ces deux livres me caus�rent est incroyable : un monde �trange s'�leva autour de moi. D'un c�t�, je soup�onnai des secrets incompr�hensibles � mon �ge, une existence diff�rente de la mienne, des plaisirs au del� de mes jeux, des charmes d'une nature ignor�e dans un sexe o� je n'avais vu qu'une m�re et des soeurs ; d'un autre c�t�, des spectres tra�nant des cha�nes et vomissant des flammes m'annon�aient les supplices �ternels pour un seul p�ch� dissimul�. Je perdis le sommeil, la nuit, je croyais voir tour � tour des mains noires et des mains blanches passer � travers mes rideaux : je vins � me figurer que ces derni�res mains �taient maudites par la religion, et cette id�e accrut mon �pouvante des ombres infernales. Je cherchais en vain dans le ciel et dans l'enfer l'explication d'un double myst�re. Frapp� � la fois au moral et au physique, je luttais encore avec mon innocence contre les orages d'une passion pr�matur�e et les terreurs de la superstition.

D�s lors je sentis s'�chapper quelques �tincelles de ce feu qui est la transmission de la vie. J'expliquais le quatri�me livre de 1' En�ide et lisais le T�l�maque : tout � coup je d�couvris dans Didon et dans Eucharis des beaut�s qui me ravirent ; je devins sensible � l'harmonie de ces vers admirables et de cette prose antique. Je traduisis un jour � livre ouvert l' Aeneadum genitrix, hominum divumque voluptas de Lucr�ce avec tant de vivacit�, que M. Egault m'arracha le po�me et me jeta dans les racines grecques. Je d�robai un Tibulle : quand j'arrivai au Quam iuvat immites ventos audire cubantem, ces sentiments de volupt� et de m�lancolie sembl�rent me r�v�ler ma propre nature. Les volumes de Massillon qui contenaient les sermons de la P�cheresse et de l' Enfant prodigue ne me quittaient plus ; on me les laissait feuilleter car on ne se doutait gu�re de ce que j'y trouvais. Je volais de petits bouts de cierges dans la chapelle pour lire la nuit ces descriptions s�duisantes des d�sordres de l'�me. Je m'endormais en balbutiant des phrases incoh�rentes, o� je t�chais de mettre la douceur, le nombre et la gr�ce de l'�crivain qui a le mieux transport� dans la prose l'euphonie racinienne.

Si j'ai, dans la suite, peint avec quelque v�rit� les entra�nements du coeur m�l�s aux synd�r�ses chr�tiennes, je suis persuad� que j'ai d� ce succ�s au hasard qui me fit conna�tre au m�me moment deux empires ennemis.

Les ravages que porta dans mon imagination un mauvais livre, eurent leur correctif dans les frayeurs qu'un autre livre m'inspira, et celles-ci furent comme alanguies par les molles pens�es que m'avaient laiss�es des tableaux sans voile.

 

1 L 2 Chapitre 4

Dieppe, fin d'octobre 1812.

Aventure de la pie. - Rentr�e au coll�ge.

Ce qu'on dit d'un malheur, qu'il n'arrive jamais seul, on le peut dire des passions : elles viennent ensemble, comme les muses ou comme les furies. Avec le penchant qui commen�ait � me tourmenter, naquit en moi l'honneur ; exaltation de l'�me, qui maintient le coeur incorruptible au milieu de la corruption, sorte de principe r�parateur plac� aupr�s d'un principe d�vorant, comme la source in�puisable des prodiges que l'amour demande � la jeunesse et des sacrifices qu'il impose.

Lorsque le temps �tait beau les pensionnaires du coll�ge sortaient le jeudi et le dimanche. On nous menait souvent au Mont-Dol, au sommet duquel se trouvaient quelques ruines gallo-romaines : du haut de ce tertre isol�, l'oeil plane sur la mer et sur des marais o� voltigent pendant la nuit des feux follets, lumi�re des sorciers qui br�le aujourd'hui dans nos lampes. Un autre but de nos promenades �tait les pr�s qui environnaient un s�minaire d' Eudistes, d'Eudes, fr�re de l'historien M�zerai, fondateur de leur congr�gation.

Un jour du mois de mai, l'abb� Egault, pr�fet de semaine, nous avait conduits � ce s�minaire : on nous laissait une grande libert� de jeux, mais il �tait express�ment d�fendu de monter sur les arbres. Le r�gent apr�s nous avoir �tablis dans un chemin herbu, s'�loigna pour dire son br�viaire.

Des ormes bordaient le chemin : tout � la cime du plus grand, brillait un nid de pie : nous voil� en admiration, nous montrant mutuellement la m�re assise sur ses oeufs, et press�s du plus vif d�sir de saisir cette superbe proie. Mais qui oserait tenter l'aventure ? L'ordre �tait si s�v�re, le r�gent si pr�s, l'arbre si haut ! Toutes les esp�rances se tournent vers moi ; je grimpais comme un chat. J'h�site, puis la gloire l'emporte : je me d�pouille de mon habit, j'embrasse l'orme et je commence � monter. Le tronc �tait sans branches, except� aux deux tiers de sa crue, o� se formait une fourche dont une des pointes portait le nid.

Mes camarades, assembl�s sous l'arbre, applaudissent � mes efforts, me regardant, regardant l'endroit d'o� pouvait venir le pr�fet, tr�pignant de joie dans l'espoir des oeufs, mourant de peur dans l'attente du ch�timent. J'aborde au nid ; la pie s'envole ; je ravis les oeufs, je les mets dans ma chemise et redescends. Malheureusement, je me laisse glisser entre les tiges jumelles et j'y reste � califourchon. L'arbre �tant �lagu�, je ne pouvais appuyer mes pieds ni � droite ni � gauche pour me soulever et reprendre le limbe ext�rieur : je demeure suspendu en l'air � cinquante pieds.

Tout � coup un cri : " Voici le pr�fet ! " et je me vois incontinent abandonn� de mes amis, comme c'est l'usage. Un seul, appel� Le Gobbien, essaya de me porter secours, et fut t�t oblig� de renoncer � sa g�n�reuse entreprise. Il n'y avait qu'un moyen de sortir de ma f�cheuse position, c'�tait de me suspendre en dehors par les mains � l'une des deux dents de la fourche, et de t�cher de saisir avec mes pieds le tronc de l'arbre au-dessous de sa bifurcation. J'ex�cutai cette manoeuvre au p�ril de ma vie. Au milieu de mes tribulations, je n'avais pas l�ch� mon tr�sor ; j'aurais pourtant mieux fait de le jeter, comme depuis j'en ai jet� tant d'autres. En d�valant le tronc, je m'�corchai les mains, je m'�raillai les jambes et la poitrine, et j'�crasai les oeufs : ce fut ce qui me perdit. Le pr�fet ne m'avait point vu sur l'orme ; je lui cachai assez bien mon sang, mais il n'y eut pas moyen de lui d�rober l'�clatante couleur d'or dont j'�tais barbouill�. " Allons, me dit-il, monsieur, vous aurez le fouet. "

Si cet homme m'e�t annonc� qu'il commuait cette peine dans celle de mort, j'aurais �prouv� un mouvement de joie. L'id�e de la honte n'avait point approch� de mon �ducation sauvage : � tous les �ges de ma vie, il n'y a point de supplice que je n'eusse pr�f�r� � l'horreur d'avoir � rougir devant une cr�ature vivante. L'indignation s'�leva dans mon coeur, je r�pondis � l'abb� Egault, avec l'accent non d'un enfant, mais d'un homme que jamais ni lui ni personne ne l�verait la main sur moi. Cette r�ponse l'anima ; il m'appela rebelle et promit de faire un exemple. " Nous verrons ", r�pliquai-je, et je me mis � jouer � la balle avec un sang-froid qui le confondit.

Nous retourn�mes au coll�ge ; le r�gent me fit entrer chez lui et m'ordonna de me soumettre. Mes sentiments exalt�s firent place � des torrents de larmes. Je repr�sentai � l'abb� Egault qu'il m'avait appris le latin ; que j'�tais son �colier, son disciple, son enfant ; qu'il ne voudrait pas d�shonorer son �l�ve, et me rendre la vue de mes compagnons insupportable, qu'il pouvait me mettre en prison, au pain et � l'eau, me priver de mes r�cr�ations, me charger de pensums ; que je lui saurais gr� de cette cl�mence et l'en aimerais davantage. Je tombai � ses genoux, je joignis les mains, je le suppliai par J�sus-Christ de m'�pargner : il demeura sourd � mes pri�res. Je me levai plein de rage, et lui lan�ai dans les jambes un coup de pied si rude qu'il en poussa un cri. Il court en clochant � la porte de sa chambre, la ferme � double tour et revient sur moi. Je me retranche derri�re son lit, il m'allonge � travers le lit des coups de f�rule. Je m'entortille dans la couverture, et, m'animant au combat, je m'�crie :

Macte animo, generose puer !

Cette �rudition de grimaud fit rire malgr� lui mon ennemi ; il parla d'armistice : nous concl�mes un trait� ; je convins de m'en rapporter � l'arbitrage du principal. Sans me donner gain de cause, le principal me voulut bien soustraire � la punition que j'avais repouss�e. Quand l'excellent pr�tre pronon�a mon acquittement, je baisai la manche de sa robe avec une telle effusion de coeur et de reconnaissance, qu'il ne se put emp�cher de me donner sa b�n�diction. Ainsi se termina le premier combat que me fit rendre cet honneur devenu l'idole de ma vie et auquel j'ai tant de fois sacrifi� repos, plaisir et fortune.

Les vacances o� j'entrai dans ma douzi�me ann�e furent tristes ; l'abb� Leprince m'accompagna � Combourg. Je ne sortais qu'avec mon pr�cepteur ; nous faisions au hasard de longues promenades. Il se mourait de la poitrine, il �tait m�lancolique et silencieux ; je n'�tais gu�re plus gai. Nous marchions des heures enti�res � la suite l'un de l'autre sans prononcer une parole. Un jour, nous nous �gar�mes dans les bois ; M. Leprince se tourna vers moi et me dit : " Quel chemin faut-il prendre ? " je r�pondis sans h�siter : " Le soleil se couche ; il frappe � pr�sent la fen�tre de la grosse tour : marchons par l�. " M. Leprince raconta le soir la chose � mon p�re : le futur voyageur se montra dans ce jugement. Maintes fois, en voyant le soleil se coucher dans les for�ts de l'Am�rique, je me suis rappel� les bois de Combourg : mes souvenirs se font �cho.

L'abb� Leprince d�sirait que l'on me donn�t un cheval, mais dans les id�es de mon p�re, un officier de marine ne devait savoir manier que son vaisseau. J'�tais r�duit � monter � la d�rob�e deux grosses juments de carrosse ou un grand cheval pie. La Pie n'�tait pas, comme celle de Turenne, un de ces destriers nomm�s par les Romains desultorios equos, et fa�onn�s � secourir leur ma�tre ; c'�tait un P�gase lunatique qui ferrait en trottant, et qui me mordait les jambes quand je le for�ais � sauter des foss�s. Je ne me suis jamais beaucoup souci� de chevaux, quoique j'aie men� la vie d'un Tartare, et contre l'effet que ma premi�re �ducation aurait d� produire, je monte � cheval avec plus d'�l�gance que de solidit�.

La fi�vre tierce, dont j'avais apport� le germe des marais de Dol, me d�barrassa de M. Leprince. Un marchand d'orvi�tan passa dans le village ; mon p�re, qui ne croyait point aux m�decins, croyait aux charlatans : il envoya chercher l'empirique, qui d�clara me gu�rir en vingt-quatre heures. Il revint le lendemain, habit vert galonn� d'or, large tignasse poudr�e, grandes manchettes de mousseline sale, faux brillants aux doigts, culotte de satin noir us�, bas de soie d'un blanc bleu�tre, et souliers avec des boucles �normes.

Il ouvre mes rideaux, me t�te le pouls, me fait tirer la langue, baragouine avec un accent italien quelques mots sur la n�cessit� de me purger, et me donne � manger un petit morceau de caramel. Mon p�re approuvait l'affaire, car il pr�tendait que toute maladie venait d'indigestion, et que pour toute esp�ce de maux, il fallait purger son homme jusqu'au sang.

Une demi-heure apr�s avoir aval� le caramel, je fus pris de vomissements effroyables ; on avertit M. de Chateaubriand, qui voulait faire sauter le pauvre diable par la fen�tre de la tour. Celui-ci, �pouvant�, met habit bas retrousse les manches de sa chemise en faisant les gestes les plus grotesques. A chaque mouvement, sa perruque tournait en tous sens ; il r�p�tait mes cris et ajoutait apr�s : Che ? monsou Lavandier ? Ce monsieur Lavandier �tait le pharmacien du village, qu'on avait appel� au secours. Je ne savais, au milieu de mes douleurs, si je mourrais des drogues de cet homme ou des �clats de rire qu'il m'arrachait.

On arr�ta les effets de cette trop forte dose d'�m�tique, et je fus remis sur pied. Toute notre vie se passe � errer autour de notre tombe ; nos diverses maladies sont des souffles qui nous approchent plus ou moins du port. Le premier mort que j'aie vu, �tait un chanoine de Saint-Malo ; il gisait expir� sur son lit, le visage distors par les derni�res convulsions. La mort est belle, elle est notre amie : n�anmoins, nous ne la reconnaissons pas, parce qu'elle se pr�sente � nous masqu�e et que son masque nous �pouvante.

On me renvoya au coll�ge � la fin de l'automne.

 

1 L 2 Chapitre 5

Vall�e-aux-Loups, d�cembre 1813.

Invasion de la France. - Jeux. - L'abb� de Chateaubriand.

De Dieppe o� l'injonction de la police m'avait oblig� de me r�fugier, on m'a permis de revenir � la Vall�e-aux-Loups, o� je continue ma narration.

La terre tremble sous les pas du soldat �tranger, qui dans ce moment m�me envahit ma patrie ; j'�cris comme les derniers Romains, au bruit de l'invasion des Barbares. Le jour je trace des pages aussi agit�es que les �v�nements de ce jour [ De Bonaparte et des Bourbons. (Note de Gen�ve, 1831.)] ; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois, je retourne au silence des ann�es qui dorment dans la tombe, � la paix de mes plus jeunes souvenirs. Que le pass� d'un homme est �troit et court, � c�t� du vaste pr�sent des peuples et de leur avenir immense !

Les math�matiques, le grec et le latin occup�rent tout mon hiver au coll�ge. Ce qui n'�tait pas consacr� � l'�tude �tait donn� � ces jeux du commencement de la vie, pareils en tous lieux. Le petit Anglais, le petit Allemand, le petit Italien, le petit Espagnol, le petit Iroquois, le petit B�douin roulent le cerceau et lancent la balle. Fr�res d'une grande famille, les enfants ne perdent leurs traits de ressemblance qu'en perdant l'innocence, la m�me partout. Alors les passions modifi�es par les climats, les gouvernements et les moeurs font les nations diverses ; le genre humain cesse de s'entendre et de parler le m�me langage : c'est la soci�t� qui est la v�ritable tour de Babel.

Un matin, j'�tais tr�s anim� � une partie de barres dans la grande cour du coll�ge ; on me vint dire qu'on me demandait. Je suivis le domestique � la porte ext�rieure. Je trouve un gros homme, rouge de visage, les mani�res brusques et impatientes, le ton farouche ; ayant un b�ton � la main, portant une perruque noire mal fris�e, une soutane d�chir�e retrouss�e dans ses poches, des souliers poudreux des bas perc�s au talon : " Petit polisson, " me dit-il, " n'�tes-vous pas le chevalier de Chateaubriand de Combourg ? - Oui, monsieur ", r�pondis-je tout �tourdi de l'apostrophe. " - Et moi, " reprit-il presque �cumant, " je suis le dernier a�n� de votre famille, je suis l'abb� de Chateaubriand de la Gu�rande : regardez-moi bien. " Le fier abb� met la main dans le gousset d'une vieille culotte de panne, prend un �cu de six francs moisi, envelopp� dans un papier crasseux, me le jette au nez et continue � pied son voyage en marmottant ses matines d'un air furibond. J'ai su depuis que le prince de Cond� avait fait offrir � ce hobereau-vicaire le pr�ceptorat du duc de Bourbon. Le pr�tre outrecuid� r�pondit que le prince, possesseur de la baronnie de Chateaubriand, devait savoir que les h�ritiers de cette baronnie pouvaient avoir des pr�cepteurs, mais n'�taient les pr�cepteurs de personne. Cette hauteur �tait le d�faut de ma famille ; elle �tait odieuse dans mon p�re ; mon fr�re la poussait jusqu'au ridicule ; elle a un peu pass� � son fils a�n�. - Je ne suis pas bien s�r, malgr� mes inclinations r�publicaines de m'en �tre compl�tement affranchi, bien que je l'aie soigneusement cach�e.

 

1 L 2 Chapitre 6

Premi�re communion. - Je quitte le coll�ge de Dol.

L'�poque de ma premi�re communion approchait, moment o� l'on d�cidait dans la famille de l'�tat futur de l'enfant. Cette c�r�monie religieuse rempla�ait parmi les jeunes chr�tiens la prise de la robe virile chez les Romains. Madame de Chateaubriand �tait venue assister � la premi�re communion d'un fils qui, apr�s s'�tre uni � son Dieu, allait se s�parer de sa m�re.

Ma pi�t� paraissait sinc�re ; j'�difiais tout le coll�ge : mes regards �taient ardents ; mes abstinences r�p�t�es allaient jusqu'� donner de l'inqui�tude � mes ma�tres ; on craignait l'exc�s de ma d�votion ; une religion �clair�e cherchait � temp�rer ma ferveur.

J'avais pour confesseur le sup�rieur du s�minaire des Eudistes homme de cinquante ans, d'un aspect rigide. Toutes les fois que je me pr�sentais au tribunal de la p�nitence, il m'interrogeait avec anxi�t�. Surpris de la l�g�ret� de mes fautes, il ne savait comment accorder mon trouble avec le peu d'importance des secrets que je d�posais dans son sein. Plus le jour de P�ques s'avoisinait, plus les questions du religieux �taient pressantes. " Ne me cachez-vous rien ? " me disait-il. Je r�pondais : " Non, mon p�re. - N'avez-vous pas fait telle faute ? - Non, mon p�re. " Et toujours : " Non, mon p�re. " Il me renvoyait en doutant, en soupirant, en me regardant jusqu'au fond de l'�me, et moi, je sortais de sa pr�sence, p�le et d�figur� comme un criminel.

Je devais recevoir l'absolution le mercredi saint. Je passai la nuit du mardi au mercredi en pri�res, et � lire avec terreur, le livre des Confessions mal faites. Le mercredi, � trois heures de l'apr�s-midi, nous part�mes pour le s�minaire ; nos parents nous accompagnaient. Tout le vain bruit qui s'est depuis attach� � mon nom, n'aurait pas donn� � madame de Chateaubriand un seul instant de l'orgueil qu'elle �prouvait comme chr�tienne et comme m�re, en voyant son fils pr�t � participer au grand myst�re de la religion.

En arrivant � l'�glise, je me prosternai devant le sanctuaire et j'y restai comme an�anti. Lorsque je me levai pour me rendre � la sacristie o� m'attendait le sup�rieur, mes genoux tremblaient sous moi. Je me jetai aux pieds du pr�tre ; ce ne fut que de la voix la plus alt�r�e que je parvins � prononcer mon Confiteor. " Eh bien, n'avez-vous rien oubli� ? " me dit l'homme de J�sus-Christ. Je demeurai muet. Ses questions recommenc�rent, et le fatal non, mon p�re, sortit de ma bouche. Il se recueillit, il demanda des conseils � Celui qui conf�ra aux ap�tres le pouvoir de lier et de d�lier les �mes. Alors, faisant un effort, il se pr�pare � me donner l'absolution.

La foudre que le ciel e�t lanc�e sur moi, m'aurait caus� moins d'�pouvante je m'�criai : " Je n'ai pas tout dit ! " Ce redoutable juge, ce d�l�gu� du souverain Arbitre, dont le visage m'inspirait tant de crainte, devient le pasteur le plus tendre ; il m'embrasse et fond en larmes : " Allons, me dit-il mon cher fils, du courage ! "

Je n'aurai jamais un tel moment dans ma vie. Si l'on m'avait d�barrass� du poids d'une montagne, on ne m'e�t pas plus soulag� : je sanglotais de bonheur. J'ose dire que c'est de ce jour que j'ai �t� cr�� honn�te homme ; je sentis que je ne survivrais jamais � un remords : quel doit donc �tre celui du crime, si j'ai pu tant souffrir pour avoir tu les faiblesses d'un enfant ! Mais combien elle est divine cette religion qui se peut emparer ainsi de nos bonnes facult�s ! Quels pr�ceptes de morale suppl�eront jamais � ces institutions chr�tiennes ?

Le premier aveu fait, rien ne me co�ta plus : mes pu�rilit�s cach�es, et qui auraient fait rire le monde, furent pes�es au poids de la religion. Le sup�rieur se trouva fort embarrass� ; il aurait voulu retarder ma communion, mais j'allais quitter le coll�ge de Dol et bient�t entrer au service dans la marine. Il d�couvrit avec une grande sagacit�, dans le caract�re m�me de mes juv�niles, tout insignifiantes qu'elles �taient, la nature de mes penchants ; c'est le premier homme qui ait p�n�tr� le secret de ce que je pouvais �tre. Il devina mes futures passions ; il ne me cacha pas ce qu'il croyait voir de bon en moi, mais il me pr�dit aussi mes maux � venir. " Enfin, " ajouta-t-il " le temps manque � votre p�nitence ; mais vous �tes lav� de vos p�ch�s par un aveu courageux, quoique tardif. " Il pronon�a, en levant la main, la formule de l'absolution. Cette seconde fois, ce bras foudroyant ne fit descendre sur ma t�te que la ros�e c�leste ; j'inclinai mon front pour la recevoir ; ce que je sentais participait de la f�licit� des anges. Je m'allai pr�cipiter dans le sein de ma m�re qui m'attendait au pied de l'autel. Je ne parus plus le m�me � mes ma�tres et � mes camarades ; je marchais d'un pas l�ger, la t�te haute, l'air radieux, dans tout le triomphe du repentir.

Le lendemain, Jeudi-Saint, je fus admis � cette c�r�monie touchante et sublime dont j'ai vainement essay� de tracer le tableau dans le G�nie du Christianisme . J'y aurais pu retrouver mes petites humiliations accoutum�es : mon bouquet et mes habits �taient moins beaux que ceux de mes compagnons ; mais ce jour-l�, tout fut � Dieu et pour Dieu. Je sais parfaitement ce que c'est que la Foi : la pr�sence r�elle de la victime dans le saint sacrement de l'autel m'�tait aussi sensible que la pr�sence de ma m�re � mes c�t�s. Quand l'hostie fut d�pos�e sur mes l�vres je me sentis comme tout �clair� en dedans. Je tremblais de respect, et la seule chose mat�rielle qui m'occup�t �tait la crainte de profaner le pain sacr�.

Le pain que je vous propose

Sert aux anges d'aliment,

Dieu lui-m�me le compose

De la fleur de son froment.

Racine.

Je con�us encore le courage des martyrs ; j'aurais pu dans ce moment confesser le Christ sur le chevalet ou au milieu des lions.

J'aime � rappeler ces f�licit�s qui pr�c�d�rent de peu d'instants dans mon �me les tribulations du monde. En comparant ces ardeurs aux transports que je vais peindre ; en voyant le m�me coeur �prouver dans l'intervalle de trois ou quatre ann�es, tout ce que l'innocence et la religion ont de plus doux et de plus salutaire, et tout ce que les passions ont de plus s�duisant et de plus funeste on choisira des deux joies ; on verra de quel c�t� il faut chercher le bonheur et surtout le repos.

Trois semaines apr�s ma premi�re communion, je quittai le coll�ge de Dol. Il me reste de cette maison un agr�able souvenir : notre enfance laisse quelque chose d'elle-m�me aux lieux embellis par elle, comme une fleur communique son parfum aux objets qu'elle a touch�s. Je m'attendris encore aujourd'hui en songeant � la dispersion de mes premiers camarades et de mes premiers ma�tres. L'abb� Leprince, nomm� � un b�n�fice aupr�s de Rouen, v�cut peu ; l'abb� Egault obtint une cure dans le dioc�se de Rennes, et j'ai vu mourir le bon principal, l'abb� Porcher, au commencement de la R�volution : il �tait instruit, doux et simple de coeur. La m�moire de cet obscur Rollin me sera toujours ch�re et v�n�rable.

 

1 L 2 Chapitre 7

Vall�e-aux-Loups, fin de d�cembre 1813.

Mission � Combourg. - Coll�ge de Rennes. - Je retrouve Gesril. - Moreau, Limo�lan. - Mariage de ma troisi�me soeur.

Je trouvai � Combourg de quoi nourrir ma pi�t�, une mission ; j'en suivis les exercices. Je re�us la confirmation sur le perron du manoir, avec les paysans et les paysannes, de la main de l'�v�que de Saint-Malo. Apr�s cela, on �rigea une croix ; j'aidai � la soutenir, tandis qu'on la fixait sur sa base. Elle existe encore : elle s'�l�ve devant la tour o� est mort mon p�re. Depuis trente ann�es elle n'a vu para�tre personne aux fen�tres de cette tour ; elle n'est plus salu�e des enfants du ch�teau ; chaque printemps elle les attend en vain ; elle ne voit revenir que les hirondelles, compagnes de mon enfance, plus fid�les � leur nid que l'homme � sa maison. Heureux si ma vie s'�tait �coul�e au pied de la croix de la mission, si mes cheveux n'eussent �t� blanchis que par le temps qui a couvert de mousse les branches de cette croix !

Je ne tardai pas � partir pour Rennes : j'y devais continuer mes �tudes et clore mon cours de math�matiques, afin de subir ensuite � Brest l'examen de garde-marine.

M. de Fayolle �tait principal du coll�ge de Rennes. On comptait dans ce Juilly de la Bretagne trois professeurs distingu�s, l'abb� de Chateaugiron pour la seconde, l'abb� Germ� pour la rh�torique, l'abb� Marchand pour la physique. Le pensionnat et les externes �taient nombreux, les classes fortes. Dans les derniers temps, Geoffroy et Ginguen�, sortis de ce coll�ge, auraient fait honneur � Sainte-Barbe et au Plessis. Le chevalier de Parny avait aussi �tudi� � Rennes ; j'h�ritai de son lit dans la chambre qui me fut assign�e.

Rennes me semblait une Babylone, le coll�ge un monde. La multitude des ma�tres et des �coliers, la grandeur des b�timents, du jardin et des cours, me paraissaient d�mesur�es : je m'y habituai cependant. A la f�te du Principal, nous avions des jours de cong� ; nous chantions � tue-t�te � sa louange de superbes couplets de notre fa�on, o� nous disions :

O Terpsichore, � Polymnie,

Venez, venez remplir nos voeux ;

La raison m�me vous convie.

Je pris sur mes nouveaux camarades l'ascendant que j'avais eu � Dol sur mes anciens compagnons : il m'en co�ta quelques horions. Les babouins bretons sont d'une humeur hargneuse ; on s'envoyait des cartels pour les jours de promenade, dans les bosquets du jardin des B�n�dictins, appel� le Thabor : nous nous servions de compas de math�matiques attach�s au bout d'une canne, ou nous en venions � une lutte corps � corps plus ou moins f�lonne ou courtoise, selon la gravit� du d�fi. Il y avait des juges du camp qui d�cidaient s'il �ch�ait gage, et de quelle mani�re les champions m�neraient des mains. Le combat ne cessait que quand une des deux parties s'avouait vaincue. Je retrouvai au coll�ge mon ami Gesril, qui pr�sidait comme � Saint-Malo, � ces engagements. Il voulait �tre mon second dans une affaire que j'eus avec Saint-Riveul, jeune gentilhomme qui devint la premi�re victime de la R�volution. Je tombai sous mon adversaire, refusai de me rendre et payai cher ma superbe. Je disais, comme Jean Desmarest allant � l'�chafaud : " Je ne crie merci qu'� Dieu. "

Je rencontrai � ce coll�ge deux hommes devenus depuis diff�remment c�l�bres : Moreau le g�n�ral, et Limo�lan, auteur de la machine infernale, aujourd'hui pr�tre en Am�rique. Il n'existe qu'un portrait de Lucile, et cette m�chante miniature a �t� faite par Limo�lan, devenu peintre pendant les d�tresses r�volutionnaires. Moreau �tait externe, Limo�lan pensionnaire. On a rarement trouv� � la m�me �poque, dans une m�me province, dans une m�me petite ville, dans une m�me maison d'�ducation, des destin�es aussi singuli�res. Je ne puis m'emp�cher de raconter un tour d'�colier que joua au pr�fet de semaine mon camarade Limo�lan.

Le pr�fet avait coutume de faire sa ronde dans les corridors, apr�s la retraite, pour voir si tout �tait bien : il regardait � cet effet par un trou pratiqu� dans chaque porte. Limo�lan, Gesril, Saint-Riveul et moi nous couchions dans la m�me chambre :

D'animaux malfaisants c'�tait un fort bon plat.

Vainement avions-nous plusieurs fois bouch� le trou avec du papier ; le pr�fet poussait le papier et nous surprenait sautant sur nos lits et cassant nos chaises.

Un soir Limo�lan, sans nous communiquer son projet nous engage � nous coucher et � �teindre la lumi�re. Bient�t nous l'entendons se lever, aller � la porte, et puis se remettre au lit. Un quart d'heure apr�s, voici venir le pr�fet sur la pointe du pied. Comme avec raison nous lui �tions suspects, il s'arr�te � notre porte, �coute, regarde, n'aper�oit point de lumi�re... " Qui est-ce qui a fait cela ? " s'�crie-t-il en se pr�cipitant dans la chambre. Limo�lan d'�touffer de rire et Gesril de dire en nasillant, avec son air moiti� niais, moiti� goguenard : " Qu'est-ce donc, monsieur le pr�fet ? "

Voil� Saint-Riveul et moi � rire comme Limo�lan et � nous cacher sous nos couvertures.

On ne put rien tirer de nous : nous f�mes h�ro�ques. Nous f�mes mis tous quatre en prison au caveau : Saint-Riveul fouilla la terre sous une porte qui communiquait � la basse-cour ; il engagea sa t�te dans cette taupini�re, un porc accourut et lui pensa manger la cervelle ; Gesril se glissa dans les caves du coll�ge et mit couler un tonneau de vin. Limo�lan d�molit un mur et moi, nouveau Perrin Dandin, grimpant dans un soupirail, j'ameutai la canaille de la rue par mes harangues. Le terrible auteur de la machine infernale, jouant cette niche de polisson � un pr�fet de coll�ge, rappelle en petit Cromwell barbouillant d'encre la figure d'un autre r�gicide, qui signait apr�s lui l'arr�t de mort de Charles Ier.

Quoique l'�ducation f�t tr�s religieuse au coll�ge de Rennes, ma ferveur se ralentit : le grand nombre de mes ma�tres et de mes camarades multipliait les occasions de distraction. J'avan�ai dans l'�tude des langues ; je devins fort en math�matiques, pour lesquelles j'ai toujours eu un penchant d�cid� : j'aurais fait un bon officier de marine ou de g�nie. En tout j'�tais n� avec des dispositions faciles : sensible aux choses s�rieuses comme aux choses agr�ables, j'ai commenc� par la po�sie, avant d'en venir � la prose, les arts me transportaient ; j'ai passionn�ment aim� la musique et l'architecture. Quoique prompt � m'ennuyer de tout, j'�tais capable des plus petits d�tails ; �tant dou� d'une patience � toute �preuve, quoique fatigu� de l'objet qui m'occupait, mon obstination �tait plus forte que mon d�go�t. Je n'ai jamais abandonn� une affaire quand elle a valu la peine d'�tre achev�e ; il y a telle chose que j'ai poursuivie quinze et vingt ans de ma vie, aussi plein d'ardeur le dernier jour que le premier.

Cette souplesse de mon intelligence se retrouvait dans les choses secondaires. J'�tais habile aux �checs, adroit au billard � la chasse, au maniement des armes ; je dessinais passablement ; j'aurais bien chant�, si l'on e�t pris soin de ma voix. Tout cela, joint au genre de mon �ducation, � une vie de soldat et de voyageur, fait que je n'ai point senti mon p�dant, que je n'ai jamais eu l'air h�b�t� ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des hommes de lettres d'autrefois, encore moins la morgue et l'assurance, l'envie et la vanit� fanfaronne des nouveaux auteurs.

Je passai deux ans au coll�ge de Rennes ; Gesril le quitta dix-huit mois avant moi. Il entra dans la marine. Julie, ma troisi�me soeur, se maria dans le cours de ces deux ann�es : elle �pousa le comte de Farcy, capitaine au r�giment de Cond�, et s'�tablit avec son mari � Foug�res, o� d�j� habitaient mes deux soeurs a�n�es, mesdames de Marigny et de Qu�briac. Le mariage de Julie eut lieu � Combourg, et j'assistai � la noce. J'y rencontrai cette comtesse de Tronjoli qui se fit remarquer par son intr�pidit� � l'�chafaud : cousine et intime amie du marquis de La Rou�rie, elle fut m�l�e � sa conspiration. Je n'avais encore vu la beaut� qu'au milieu de ma famille ; je restai confondu en l'apercevant sur le visage d'une femme �trang�re. Chaque pas dans la vie m'ouvrait une nouvelle perspective ; j'entendais la voix lointaine et s�duisante des passions qui venaient � moi ; je me pr�cipitais au-devant de ces sir�nes, attir� par une harmonie inconnue. Il se trouva que, comme le grand pr�tre d'Eleusis, j'avais des encens divers pour chaque divinit�. Mais les hymnes que je chantais, en br�lant ces encens pouvaient-ils s'appeler baumes, ainsi que les po�sies de l'hi�rophante ?

 

1 L 2 Chapitre 8

La Vall�e-aux-Loups, janvier 1814.

Je suis envoy� � Brest pour subir l'examen de garde de marine. - Le port de Brest. - Je retrouve encore Gesril. - La P�rouse. - Je reviens � Combourg.

Apr�s le mariage de Julie, je partis pour Brest. En quittant le grand coll�ge de Rennes, je ne sentis point le regret que j'�prouvai en sortant du petit coll�ge de Dol ; peut-�tre n'avais-je plus cette innocence qui nous fait un charme de tout : ma jeunesse n'�tait plus envelopp�e dans sa fleur, le temps commen�ait � la d�clore. J'eus pour mentor dans ma nouvelle position un de mes oncles maternels, le comte Ravenel de Boisteilleul, chef d'escadre, dont un des fils, officier tr�s distingu� d'artillerie dans les arm�es Bonaparte, a �pous� la fille unique de ma soeur la comtesse de Farcy.

Arriv� � Brest, je ne trouvai point mon brevet d'aspirant ; je ne sais quel accident l'avait retard�. Je restai ce qu'on appelait soupirant, et comme tel, exempt d'�tudes r�guli�res. Mon oncle me mit en pension dans la rue de Siam, � une table d'h�te d'aspirants, et me pr�senta au commandant de la marine, le comte Hector.

Abandonn� � moi-m�me pour la premi�re fois, au lieu de me lier avec mes futurs camarades, je me renfermai dans mon instinct solitaire. Ma soci�t� habituelle se r�duisit � mes ma�tres d'escrime, de dessin et de math�matiques.

Cette mer que je devais rencontrer sur tant de rivages baignait � Brest l'extr�mit� de la p�ninsule Armoricaine : apr�s ce cap avanc�, il n'y avait plus rien qu'un oc�an sans bornes et des mondes inconnus ; mon imagination se jouait dans ces espaces. Souvent, assis sur quelque m�t qui gisait le long du quai de Recouvrance, je regardais les mouvements de la foule : constructeurs, matelots militaires, douaniers, for�ats, passaient et repassaient devant moi. Des voyageurs d�barquaient et s'embarquaient, des pilotes commandaient la manoeuvre, des charpentiers �quarrissaient des pi�ces de bois, des cordiers filaient des c�bles, des mousses allumaient des feux sous des chaudi�res d'o� sortaient une �paisse fum�e et la saine odeur du goudron. On portait, on reportait, on roulait de la marine aux magasins, et des magasins � la marine des ballots de marchandises, des sacs de vivres, des trains d'artillerie. Ici des charrettes s'avan�aient dans l'eau � reculons pour recevoir des chargements ; l�, des palans enlevaient des fardeaux, tandis que des grues descendaient des pierres, et que des cure-m�les creusaient des atterrissements. Des forts r�p�taient des signaux, des chaloupes allaient et venaient, des vaisseaux appareillaient ou rentraient dans les bassins.

Mon esprit se remplissait d'id�es vagues sur la soci�t�, sur ses biens et ses maux. Je ne sais quelle tristesse me gagnait. Je quittais le m�t sur lequel j'�tais assis ; je remontais le Penfeld, qui se jette dans le port ; j'arrivais � un coude o� ce port disparaissait. L�, ne voyant plus rien qu'une vall�e tourbeuse, mais entendant encore le murmure confus de la mer et la voix des hommes, je me couchais au bord de la petite rivi�re. Tant�t regardant couler l'eau, tant�t suivant des yeux le vol de la corneille marine, jouissant du silence autour de moi, ou pr�tant l'oreille aux coups de marteau du calfat, je tombais dans la plus profonde r�verie. Au milieu de cette r�verie, si le vent m'apportait le son du canon d'un vaisseau qui mettait � la voile, je tressaillais et des larmes mouillaient mes yeux.

Un jour, j'avais dirig� ma promenade vers l'extr�mit� ext�rieure du port du c�t� de la mer : il faisait chaud, je m'�tendis sur la gr�ve et m'endormis. Tout � coup, je suis r�veill� par un bruit magnifique ; j'ouvre les yeux, comme Auguste pour voir les trir�mes dans les mouillages de la Sicile, apr�s la victoire sur Sextus Pomp�e ; les d�tonations de l'artillerie se succ�daient ; la rade �tait sem�e de navires : la grande escadre fran�aise rentrait apr�s la signature de la paix. Les vaisseaux manoeuvraient sous voile, se couvraient de feux, arboraient des pavillons, pr�sentaient la poupe, la proue, le flanc, s'arr�taient en jetant l'ancre au milieu de leur course, ou continuaient � voltiger sur les flots. Rien ne m'a jamais donn� une plus haute id�e de l'esprit humain ; l'homme semblait emprunter dans ce moment quelque chose de Celui qui a dit � la mer : " Tu n'iras pas plus loin. Non procedes amplius. "

Tout Brest accourut. Des chaloupes se d�tachent de la flotte et abordent au M�le. Les officiers dont elles �taient remplies, le visage br�l� par le soleil, avaient cet air �tranger qu'on apporte d'une autre h�misph�re, et je ne sais quoi de gai, de fier, de hardi, comme des hommes qui venaient de r�tablir l'honneur du pavillon national. Ce corps de la marine, si m�ritant, si illustre ces compagnons des Suffren, des Lamothe-Piquet, des du Cou�dic, des d'Estaing, �chapp�s aux coups de l'ennemi, devaient tomber sous ceux des Fran�ais !

Je regardais d�filer la valeureuse troupe, lorsqu'un des officiers se d�tache de ses camarades et me saute au cou : c'�tait Gesril. Il me parut grandi, mais faible et languissant d'un coup d'�p�e qu'il avait re�u dans la poitrine. Il quitta Brest le soir m�me pour se rendre dans sa famille. Je ne l'ai vu qu'une fois depuis, peu de temps avant sa mort h�ro�que ; je dirai plus tard en quelle occasion. L'apparition et le d�part subit de Gesril, me firent prendre une r�solution qui a chang� le cours de ma vie : il �tait �crit que ce jeune homme aurait un empire absolu sur ma destin�e.

On voit comment mon caract�re se formait, quel tour prenaient mes id�es, quelles furent les premi�res atteintes de mon g�nie, car j'en puis parler comme d'un mal quel qu'ait �t� ce g�nie, rare ou vulgaire, m�ritant ou ne m�ritant pas le nom que je lui donne, faute d'un autre mot pour mieux m'exprimer. Plus semblable au reste des hommes, j'eusse �t� plus heureux : celui qui, sans m'�ter l'esprit, f�t parvenu � tuer ce qu'on appelle mon talent, m'aurait trait� en ami.

Lorsque le comte de Boisteilleul me conduisait chez M. Hector, j'entendais les jeunes et les vieux marins raconter leurs campagnes, et causer des pays qu'ils avaient parcourus : l'un arrivait de l'Inde, l'autre de l'Am�rique ; celui-l� devait appareiller pour faire le tour du monde, celui-ci allait rejoindre la station de la M�diterran�e, visiter les c�tes de la Gr�ce. Mon oncle me montra La P�rouse dans la foule, nouveau Cook dont la mort est le secret des temp�tes. J'�coutais tout, je regardais tout, sans dire une parole ; mais la nuit suivante, plus de sommeil : je la passais � livrer en imagination des combats, ou � d�couvrir des terres inconnues.

Quoi qu'il en soit, en voyant Gesril retourner chez ses parents, je pensai que rien ne m'emp�chait d'aller rejoindre les miens. J'aurais beaucoup aim� le service de la marine, si mon esprit d'ind�pendance ne m'e�t �loign� de tous les genres de service : j'ai en moi une impossibilit� d'ob�ir. Les voyages me tentaient, mais je sentais que je ne les aimerais que seul, en suivant ma volont�. Enfin, donnant la premi�re preuve de mon inconstance, sans en avertir mon oncle Ravenel, sans �crire � mes parents, sans en demander permission � personne, sans attendre mon brevet d'aspirant, je partis un matin pour Combourg o� je tombai comme des nues.

Je m'�tonne encore aujourd'hui qu'avec la frayeur que m'inspirait mon p�re, j'eusse os� prendre une pareille r�solution, et ce qu'il y a d'aussi �tonnant, c'est la mani�re dont je fus re�u. Je devais m'attendre aux transports de la plus vive col�re, je fus accueilli doucement. Mon p�re se contenta de secouer la t�te comme pour dire : " Voil� une belle �quip�e ! " Ma m�re m'embrassa de tout son coeur en grognant, et ma Lucile, avec un ravissement de joie.

 

1 L 3 Livre troisi�me

1. Promenade. - Apparition de Combourg. - 2. Coll�ge de Dinan. - Broussais. - Je reviens chez mes parents. - 3. Vie � Combourg. - Journ�es et soir�es. - 4. Mon donjon. - 5. Passage de l'enfant � l'homme. - 6. Lucile. - 7. Premier souffle de la muse. - 8. Manuscrit de Lucile. - 9. Derni�res lignes �crites � la Vall�e-aux-Loups. - R�v�lation sur le myst�re de ma vie. - 10. Fant�me d'amour. - 11. Deux ann�es de d�lire. - Occupations et chim�res. - 12. Mes joies de l'automne. - 13. Incantation. - 14. Tentation. - 15. Maladie. - Je crains et refuse de m'engager dans l'�tat eccl�siastique. - Projet de passage aux Indes. - 16. Un moment dans ma ville natale. - Souvenir de la Villeneuve et des tribulations de mon enfance. - Je suis rappel� � Combourg. - Derni�re entrevue avec mon p�re. - J'entre au service. - Adieux � Combourg.

 

1 L 3 Chapitre 1

Montboissier, juillet 1817.

Promenade. - Apparition de Combourg.

Depuis la derni�re date de ces M�moires, Vall�e-aux-Loups, janvier 1814, jusqu'� la date d'aujourd'hui, Montboissier, juillet 1817, trois ans et six mois se sont pass�s. Avez-vous entendu tomber l'empire ? Non : rien n'a troubl� le repos de ces lieux. L'empire s'est ab�m� pourtant ; l'immense ruine s'est �croul�e dans ma vie, comme ces d�bris romains renvers�s dans le cours d'un ruisseau ignor�.

Mais � qui ne les compte pas peu importent les �v�nements : quelques ann�es �chapp�es des mains de l'Eternel feront justice de tous ces bruits par un silence sans fin.

Le livre pr�c�dent fut �crit sous la tyrannie expirante de Bonaparte et � la lueur des derniers �clairs de sa gloire : je commence le livre actuel sous le r�gne de Louis XVIII. J'ai vu de pr�s les rois, et mes illusions politiques se sont �vanouies, comme ces chim�res plus douces dont je continue le r�cit. Disons d'abord ce qui me fait reprendre la plume : le coeur humain est le jouet de tout, et l'on ne saurait pr�voir quelle circonstance frivole cause ses joies et ses douleurs. Montaigne l'a remarqu� : " Il ne faut point de cause, dit-il, pour agiter notre �me : une resverie sans cause et sans subject la r�gente et l'agite. "

Je suis maintenant � Montboissier, sur les confins de la Beauce et du Perche. Le ch�teau de cette terre, appartenant � madame la comtesse de Colbert-Montboissier, a �t� vendu et d�moli pendant la R�volution ; il ne reste que deux pavillons, s�par�s par une grille et formant autrefois le logement du concierge. Le parc, maintenant � l'anglaise, conserve des traces de son ancienne r�gularit� fran�aise : des all�es droites, des taillis encadr�s dans des charmilles, lui donnent un air s�rieux ; il pla�t comme une ruine.

Hier au soir je me promenais seul ; le ciel ressemblait � un ciel d'automne ; un vent froid soufflait par intervalles. A la perc�e d'un fourr�, je m'arr�tai pour regarder le soleil : il s'enfon�ait dans des nuages au-dessus de la tour d'Alluye, d'o� Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenus Henri et Gabrielle ? Ce que je serai devenu quand ces M�moires seront publi�s.

Je fus tir� de mes r�flexions par le gazouillement d'une grive perch�e sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit repara�tre � mes yeux le domaine paternel. J'oubliai les catastrophes dont je venais d'�tre le t�moin, et, transport� subitement dans le pass�, je revis ces campagnes o� j'entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'�coutais alors, j'�tais triste de m�me qu'aujourd'hui. Mais cette premi�re tristesse �tait celle qui na�t d'un d�sir vague de bonheur, lorsqu'on est sans exp�rience ; la tristesse que j'�prouve actuellement vient de la connaissance des choses appr�ci�es et jug�es. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une f�licit� que je croyais atteindre ; le m�me chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus � la poursuite de cette f�licit� insaisissable. Je n'ai plus rien � apprendre, j'ai march� plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie. Les heures fuient et m'entra�nent ; je n'ai pas m�me la certitude de pouvoir achever ces M�moires. Dans combien de lieux ai-je d�j� commenc� � les �crire, et dans quel lieu les finirai-je ? Combien de temps me prom�nerai-je au bord des bois ? Mettons � profit le peu d'instants qui me restent ; h�tons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que j'y touche encore : le navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchant�, �crit son journal � la vue de la terre qui s'�loigne et qui va bient�t dispara�tre.

 

1 L 3 Chapitre 2

Coll�ge de Dinan. - Broussais. - Je reviens chez mes parents.

J'ai dit mon retour � Combourg, et comment je fus accueilli par mon p�re, ma m�re et ma soeur Lucile. On n'a peut-�tre pas oubli� que mes trois autres soeurs s'�taient mari�es, et qu'elles vivaient dans les terres de leurs nouvelles familles, aux environs de Foug�res. Mon fr�re, dont l'ambition commen�ait � se d�velopper, �tait plus souvent � Paris qu'� Rennes. Il acheta d'abord une charge de ma�tre des requ�tes qu'il revendit afin d'entrer dans la carri�re militaire. Il entra dans le r�giment de Royal-Cavalerie ; il s'attacha au corps diplomatique et suivit le comte de La Luzerne � Londres o� il se rencontra avec Andr� Ch�nier : il �tait sur le point d'obtenir l'ambassade de Vienne, lorsque nos troubles �clat�rent. Il sollicita celle de Constantinople ; mais il eut un concurrent redoutable, Mirabeau, � qui cette ambassade fut promise pour prix de sa r�union au parti de la cour. Mon fr�re avait donc � peu pr�s quitt� Combourg au moment o� je vins l'habiter.

Cantonn� dans sa seigneurie, mon p�re n'en sortait plus, pas m�me pendant la tenue des Etats. Ma m�re allait tous les ans passer six semaines � Saint-Malo, au temps de P�ques ; elle attendait ce moment comme celui de sa d�livrance, car elle d�testait Combourg. Un mois avant ce voyage, on en parlait comme d'une entreprise hasardeuse ; on faisait des pr�paratifs ; on laissait reposer les chevaux. La veille du d�part, on se couchait � sept heures du soir, pour se lever � deux heures du matin. Ma m�re, � sa grande satisfaction, se mettait en route � trois heures, et employait toute la journ�e pour faire douze lieues.

Lucile, re�ue chanoinesse au chapitre de l'Argenti�re, devait passer dans celui de Remiremont : en attendant ce changement, elle restait ensevelie � la campagne.

Pour moi, je d�clarai, apr�s mon escapade de Brest, ma volont� ferme d'embrasser l'�tat eccl�siastique : la v�rit� est que je ne cherchais qu'� gagner du temps, car j'ignorais ce que je voulais. On m'envoya au coll�ge de Dinan achever mes humanit�s. Je savais mieux le latin que mes ma�tres ; mais je commen�ai � apprendre l'h�breu. L'abb� de Rouillac �tait principal du coll�ge, et l'abb� Duhamel mon professeur.

Dinan, orn� de vieux arbres, rempar� de vieilles tours, est b�ti dans un site pittoresque, sur une haute colline au pied de laquelle coule la Rance, que remonte la mer ; il domine des vall�es � pentes agr�ablement bois�es. Les eaux min�rales de Dinan ont quelque renom. Cette ville toute historique, et qui a donn� le jour � Duclos, montrait parmi ses antiquit�s le coeur de du Guesclin : poussi�re h�ro�que qui, d�rob�e pendant la R�volution, fut au moment d'�tre broy�e par un vitrier pour servir � faire de la peinture ; la destinait-on aux tableaux des victoires remport�es sur les ennemis de la patrie ?

M. Broussais, mon compatriote, �tudiait avec moi � Dinan. On menait les �coliers baigner tous les jeudis comme les clercs sous le pape Adrien Ier, ou tous les dimanches, comme les prisonniers sous l'empereur Honorius. Une fois, je pensai me noyer ; une autre fois M. Broussais fut mordu par d'ingrates sangsues, impr�voyantes de l'avenir. Dinan �tait � �gale distance de Combourg et de Plancou�t. J'allais tour � tour voir mon onde de Bed�e � Monchoix, et ma famille � Combourg. M. de Chateaubriand, qui trouvait �conomie � me garder, ma m�re qui d�sirait ma persistance dans la vocation religieuse, mais qui se serait fait scrupule de me presser, n'insist�rent plus sur ma r�sidence au coll�ge, et je me trouvai insensiblement fix� au foyer paternel.

Je me complairais encore � rappeler les moeurs de mes parents, ne me fussent-elles qu'un touchant souvenir ; mais j'en reproduirai d'autant plus volontiers le tableau qu'il semblera calqu� sur les vignettes des manuscrits du moyen �ge : du temps pr�sent au temps que je vais peindre, il y a des si�cles.

 

1 L 3 Chapitre 3

Montboissier, juillet 1817.

Revu en d�cembre 1846.

Vie � Combourg. - Journ�es et soir�es.

A mon retour de Brest, quatre ma�tres (mon p�re, ma m�re, ma soeur et moi) habitaient le ch�teau de Combourg. Une cuisini�re, une femme de chambre, deux laquais et un cocher composaient tout le domestique : un chien de chasse et deux vieilles juments �taient retranch�s dans un coin de l'�curie. Ces douze �tres vivants disparaissaient dans un manoir o� l'on aurait � peine aper�u cent chevaliers, leurs dames, leurs �cuyers, leurs varlets [Nom donn� dans la hi�rarchie f�odale au jeune noble plac� en service aupr�s d'un seigneur pour faire un apprentissage de la chevalerie.] , les destriers et la meute du roi Dagobert.

Dans tout le cours de l'ann�e aucun �tranger ne se pr�sentait au ch�teau, hormis quelques gentilshommes, le marquis de Monlouet, le comte de Goyon-Beaufort qui demandaient l'hospitalit� en allant plaider au Parlement. Ils arrivaient l'hiver, � cheval, pistolets aux ar�ons, couteau de chasse au c�t�, et suivis d'un valet �galement � cheval, ayant en croupe un gros porte-manteau de livr�e.

Mon p�re, toujours tr�s c�r�monieux, les recevait t�te nue sur le perron, au milieu de la pluie et du vent. Les campagnards introduits racontaient leurs guerres de Hanovre, les affaires de leur famille et l'histoire de leurs proc�s. Le soir, on les conduisait dans la tour du nord, � l'appartement de la reine Christine, chambre d'honneur occup�e par un lit de sept pieds en tout sens, � doubles rideaux de gaze verte et de soie cramoisie, et soutenu par quatre amours dor�s. Le lendemain matin, lorsque je descendais dans la grand'salle, et qu'� travers les fen�tres je regardais la campagne inond�e ou couverte de frimas, je n'apercevais que deux ou trois voyageurs sur la chauss�e solitaire de l'�tang : c'�taient nos h�tes chevauchant vers Rennes.

Ces �trangers ne connaissaient pas beaucoup les choses de la vie ; cependant notre vue s'�tendait par eux � quelques lieues au-del� de l'horizon de nos bois. Aussit�t qu'ils �taient partis, nous �tions r�duits, les jours ouvrables au t�te-�-t�te de famille, le dimanche � la soci�t� des bourgeois du village et des gentilshommes voisins.

Le dimanche, quand il faisait beau, ma m�re, Lucile et moi, nous nous rendions � la paroisse � travers le petit Mail, le long d'un chemin champ�tre ; lorsqu'il pleuvait, nous suivions l'abominable rue de Combourg. Nous n'�tions pas tra�n�s, comme l'abb� de Marolles, dans un chariot l�ger que menaient quatre chevaux blancs, pris sur les Turcs en Hongrie. Mon p�re ne descendait qu'une fois l'an � la paroisse pour faire ses P�ques ; le reste de l'ann�e, il entendait la messe � la chapelle du ch�teau. Plac�s dans le banc du seigneur, nous recevions l'encens et les pri�res en face du s�pulcre de marbre noir de Ren�e de Rohan, attenant � l'autel : image des honneurs de l'homme ; quelques grains d'encens devant un cercueil !

Les distractions du dimanche expiraient avec la journ�e ; elles n'�taient pas m�me r�guli�res. Pendant la mauvaise saison, des mois entiers s'�coulaient sans qu'aucune cr�ature humaine frapp�t � la porte de notre forteresse. Si la tristesse �tait grande sur les bruy�res de Combourg, elle �tait encore plus grande au ch�teau : on �prouvait, en p�n�trant sous ses vo�tes, la m�me sensation qu'en entrant � la chartreuse de Grenoble. Lorsque je visitai celle-ci en 1805, je traversai un d�sert, lequel allait toujours croissant ; je crus qu'il se terminerait au monast�re ; mais on me montra, dans les murs m�mes du couvent, les jardins des Chartreux encore plus abandonn�s que les bois. Enfin, au centre du monument, je trouvai envelopp� dans les replis de toutes ces solitudes, l'ancien cimeti�re des c�nobites ; sanctuaire d'o� le silence �ternel, divinit� du lieu, �tendait sa puissance sur les montagnes et dans les for�ts d'alentour.

Le calme morne du ch�teau de Combourg �tait augment� par l'humeur taciturne et insociable de mon p�re. Au lieu de resserrer sa famille et ses gens autour de lui, il les avait dispers�s � toutes les aires de vent de l'�difice.

Sa chambre � coucher �tait plac�e dans la petite tour de l'est, et son cabinet dans la petite tour de l'ouest. Les meubles de ce cabinet consistaient en trois chaises de cuir noir et une table couverte de titres et de parchemins. Un arbre g�n�alogique de la famille des Chateaubriand tapissait le manteau de la chemin�e, et dans l'embrasure d'une fen�tre on voyait toutes sortes d'armes depuis le pistolet jusqu'� l'espingole. L'appartement de ma m�re r�gnait au-dessus de la grand'salle, entre les deux petites tours : il �tait parquet� et orn� de glaces de Venise � facettes. Ma soeur habitait un cabinet d�pendant de l'appartement de ma m�re. La femme de chambre couchait loin de l�, dans le corps de logis des grandes tours. Moi, j'�tais nich� dans une esp�ce de cellule isol�e, au haut de la tourelle de l'escalier qui communiquait de la cour int�rieure aux diverses parties du ch�teau. Au bas de cet escalier, le valet de chambre de mon p�re et le domestique gisaient dans des caveaux vo�t�s, et la cuisini�re tenait garnison dans la grosse tour de l'ouest.

Mon p�re se levait � quatre heures du matin, hiver comme �t� : il venait dans la cour int�rieure appeler et �veiller son valet de chambre, � l'entr�e de l'escalier de la tourelle. On lui apportait un peu de caf� � cinq heures ; il travaillait ensuite dans son cabinet jusqu'� midi. Ma m�re et ma soeur d�jeunaient chacune dans leur chambre, � huit heures du matin. Je n'avais aucune heure fixe, ni pour me lever, ni pour d�jeuner ; j'�tais cens� �tudier jusqu'� midi : la plupart du temps je ne faisais rien.

A onze heures et demie, on sonnait le d�ner que l'on servait � midi. La grand'salle �tait � la fois salle � manger et salon : on d�nait et l'on soupait � l'une de ses extr�mit�s du c�t� de l'est ; apr�s les repas, on se venait placer � l'autre extr�mit� du c�t� de l'ouest, devant une �norme chemin�e. La grand'salle �tait bois�e, peinte en gris blanc et orn�e de vieux portraits depuis le r�gne de Fran�ois Ier jusqu'� celui de Louis XIV ; parmi ces portraits, on distinguait ceux de Cond� et de Turenne : un tableau repr�sentant Hector tu� par Achille sous les murs de Troie, �tait suspendu au-dessus de la chemin�e.

Le d�ner fait, on restait ensemble jusqu'� deux heures. Alors, si l'�t�, mon p�re prenait le divertissement de la p�che, visitait ses potagers, se promenait dans l'�tendue du vol du chapon ; si l'automne et l'hiver, il partait pour la chasse, ma m�re se retirait dans la chapelle, o� elle passait quelques heures en pri�res. Cette chapelle �tait un oratoire sombre, embelli de bons tableaux des plus grands ma�tres, qu'on se s'attendait gu�re � trouver dans un ch�teau f�odal, au fond de la Bretagne. J'ai aujourd'hui, en ma possession, une Sainte Famille de l'Albane, peinte sur cuivre, tir�e de cette chapelle : c'est tout ce qui me reste de Combourg.

Mon p�re parti et ma m�re en pri�res, Lucile s'enfermait dans sa chambre ; je regagnais ma cellule, ou j'allais courir les champs.

A huit heures, la cloche annon�ait le souper. Apr�s le souper, dans les beaux jours, on s'asseyait sur le perron. Mon p�re, arm� de son fusil, tirait les chouettes qui sortaient des cr�neaux � l'entr�e de la nuit. Ma m�re, Lucile et moi, nous regardions le ciel, les bois, les derniers rayons du soleil, les premi�res �toiles. A dix heures, on rentrait et l'on se couchait.

Les soir�es d'automne et d'hiver �taient d'une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table � la chemin�e, ma m�re se jetait, en soupirant, sur un vieux lit de jour de siamoise flamb�e ; on mettait devant elle un gu�ridon avec une bougie. Je m'asseyais aupr�s du feu avec Lucile ; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon p�re commen�ait alors une promenade, qui ne cessait qu'� l'heure de son coucher. Il �tait v�tu d'une robe de ratine blanche, ou plut�t d'une esp�ce de manteau que je n'ai vu qu'� lui. Sa t�te, demi-chauve, �tait couverte d'un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu'en se promenant, il s'�loignait du foyer, la vaste salle �tait si peu �clair�e par une seule bougie qu'on ne le voyait plus ; on l'entendait seulement encore marcher dans les t�n�bres : puis il revenait lentement vers la lumi�re et �mergeait peu � peu de l'obscurit�, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et p�le. Lucile et moi, nous �changions quelques mots � voix basse, quand il �tait � l'autre bout de la salle ; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait, en passant : " De quoi parliez-vous ? " Saisis de terreur, nous ne r�pondions rien ; il continuait sa marche. Le reste de la soir�e, l'oreille n'�tait plus frapp�e que du bruit mesur� de ses pas, des soupirs de ma m�re et du murmure du vent.

Dix heures sonnaient � l'horloge du ch�teau : mon p�re s'arr�tait ; le m�me ressort, qui avait soulev� le marteau de l'horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d'argent surmont� d'une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l'ouest, puis revenait, son flambeau � la main, et s'avan�ait vers sa chambre � coucher, d�pendante de la petite tour de l'est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage ; nous l'embrassions en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue s�che et creuse sans nous r�pondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui.

Le talisman �tait bris� ; ma m�re, ma soeur et moi transform�s en statues par la pr�sence de mon p�re, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre d�senchantement se manifestait par un d�bordement de paroles : si le silence nous avait opprim�s, il nous le payait cher.

Ce torrent de paroles �coul�, j'appelais la femme de chambre, et je reconduisais ma m�re et ma soeur � leur appartement. Avant de me retirer, elles me faisaient regarder sous les lits, dans les chemin�es, derri�re les portes, visiter les escaliers, les passages et les corridors voisins. Toutes les traditions du ch�teau, voleurs et spectres, leur revenaient en m�moire. Les gens �taient persuad�s qu'un certain comte de Combourg, � jambe de bois, mort depuis trois si�cles, apparaissait � certaines �poques, et qu'on l'avait rencontr� dans le grand escalier de la tourelle ; sa jambe de bois se promenait aussi quelquefois seule avec un chat noir. [ Voir aussi dans les textes retranch�s Le Revenant[C M 1 570] .]

 

1 L 3 Chapitre 4

Montboissier, ao�t 1817.

Mon donjon.

Ces r�cits occupaient tout le temps du coucher de ma m�re et de ma soeur : elles se mettaient au lit mourantes de peur ; je me retirais au haut de ma tourelle ; la cuisini�re rentrait dans la grosse tour, et les domestiques descendaient dans leur souterrain.

La fen�tre de mon donjon s'ouvrait sur la cour int�rieure ; le jour, j'avais en perspective les cr�neaux de la courtine oppos�e, o� v�g�taient des scolopendres et croissait un prunier sauvage. Quelques martinets qui, durant l'�t�, s'enfon�aient en criant dans les trous des murs, �taient mes seuls compagnons. La nuit, je n'apercevais qu'un petit morceau du ciel et quelques �toiles. Lorsque la lune brillait et qu'elle s'abaissait � l'occident, j'en �tais averti par ses rayons, qui venaient � mon lit au travers des carreaux losang�s de la fen�tre. Des chouettes, voletant d'une tour � l'autre, passant et repassant entre la lune et moi, dessinaient sur mes rideaux l'ombre mobile de leurs ailes. Rel�gu� dans l'endroit le plus d�sert, � l'ouverture des galeries, je ne perdais pas un murmure des t�n�bres. Quelquefois, le vent semblait courir � pas l�gers ; quelquefois il laissait �chapper des plaintes ; tout � coup, ma porte �tait �branl�e avec violence, les souterrains poussaient des mugissements, puis ces bruits expiraient pour recommencer encore. A quatre heures du matin, la voix du ma�tre du ch�teau, appelant le valet de chambre � l'entr�e des vo�tes s�culaires, se faisait entendre comme la voix du dernier fant�me de la nuit. Cette voix rempla�ait pour moi la douce harmonie au son de laquelle le p�re de Montaigne �veillait son fils.

L'ent�tement du comte de Chateaubriand � faire coucher un enfant seul au haut d'une tour pouvait avoir quelque inconv�nient ; mais il tourna � mon avantage. Cette mani�re violente de me traiter me laissa le courage d'un homme, sans m'�ter cette sensibilit� d'imagination dont on voudrait aujourd'hui priver la jeunesse. Au lieu de chercher � me convaincre qu'il n'y avait point de revenants, on me for�a de les braver. Lorsque mon p�re me disait avec un sourire ironique : " Monsieur le chevalier aurait-il peur ? " il m'e�t fait coucher avec un mort. Lorsque mon excellente m�re me disait : " Mon enfant, tout n'arrive que par la permission de Dieu ; vous n'avez rien � craindre des mauvais esprits, tant que vous serez bon chr�tien " ; j'�tais mieux rassur� que par tous les arguments de la philosophie. Mon succ�s fut si complet que les vents de la nuit, dans ma tour d�shabit�e, ne servaient que de jouets � mes caprices et d'ailes � mes songes. Mon imagination allum�e, se propageant sur tous les objets, ne trouvait nulle part assez de nourriture et aurait d�vor� la terre et le ciel. C'est cet �tat moral qu'il faut maintenant d�crire. Replong� dans ma jeunesse, je vais essayer de me saisir dans le pass�, de me montrer tel que j'�tais, tel peut-�tre que je regrette de n'�tre plus, malgr� les tourments que j'ai endur�s.

 

1 L 3 Chapitre 5

Passage de l'enfant � l'homme.

A peine �tais-je revenu de Brest � Combourg, qu'il se fit dans mon existence une r�volution. L'enfant disparut et l'homme se montra avec ses joies qui passent et ses chagrins qui restent.

D'abord tout devint passion chez moi, en attendant les passions m�mes. Lorsque apr�s un d�ner silencieux o� je n'avais os� ni parler ni manger, je parvenais � m'�chapper, mes transports �taient incroyables ; je ne pouvais descendre le perron d'une seule traite : je me serais pr�cipit�. J'�tais oblig� de m'asseoir sur une marche pour laisser se calmer mon agitation ; mais aussit�t que j'avais atteint la Cour Verte et les bois, je me mettais � courir, � sauter, � bondir, � fringuer, � m'�jouir jusqu'� ce que je tombasse �puis� de forces palpitant, enivr� de fol�treries et de libert�.

Mon p�re me menait quant � lui � la chasse. Le go�t de la chasse me saisit et je le portai jusqu'� la fureur ; je vois encore le champ o� j'ai tu� mon premier li�vre. Il m'est souvent arriv� en automne de demeurer quatre ou cinq heures dans l'eau jusqu'� la ceinture, pour attendre au bord d'un �tang des canards sauvages ; m�me aujourd'hui, je ne suis pas de sang-froid lorsqu'un chien tombe en arr�t. Toutefois, dans ma premi�re ardeur pour la chasse, il entrait un fond d'ind�pendance ; franchir les foss�s, arpenter les champs, les marais, les bruy�res, me trouver avec un fusil dans un lieu d�sert, ayant puissance et solitude, c'�tait ma fa�on d'�tre naturelle. Dans mes courses, je pointais si loin que, ne pouvant plus marcher, les gardes �taient oblig�s de me rapporter sur des branches entrelac�es.

Cependant le plaisir de la chasse ne me suffisait plus ; j'�tais agit� d'un d�sir de bonheur que je ne pouvais ni r�gler, ni comprendre ; mon esprit et mon coeur s'achevaient de former comme deux temples vides, sans autels et sans sacrifices ; on ne savait encore quel Dieu y serait ador�. Je croissais aupr�s de ma soeur Lucile, notre amiti� �tait toute notre vie.

 

1 L 3 Chapitre 6

Lucile.

Lucile �tait grande et d'une beaut� remarquable, mais s�rieuse. Son visage p�le �tait accompagn� de longs cheveux noirs ; elle attachait souvent au ciel ou promenait autour d'elle des regards pleins de tristesse ou de feu. Sa d�marche, sa voix, son sourire, sa physionomie avaient quelque chose de r�veur et de souffrant.

Lucile et moi nous nous �tions inutiles. Quand nous parlions du monde, c'�tait de celui que nous portions au dedans de nous et qui ressemblait bien peu au monde v�ritable. Elle voyait en moi son protecteur, je voyais en elle mon amie. Il lui prenait des acc�s de pens�es noires que j'avais peine � dissiper : � dix-sept ans, elle d�plorait la perte de ses jeunes ann�es ; elle se voulait ensevelir dans un clo�tre. Tout lui �tait souci, chagrin, blessure : une expression qu'elle cherchait, une chim�re qu'elle s'�tait faite, la tourmentaient des mois entiers. Je l'ai souvent vue, un bras jet� sur sa t�te, r�ver immobile et inanim�e ; retir�e vers son coeur, sa vie cessait de para�tre au dehors ; son sein m�me ne se soulevait plus. Par son attitude, sa m�lancolie, sa v�nust�, elle ressemblait � un G�nie fun�bre. J'essayais alors de la consoler, et l'instant d'apr�s je m'ab�mais dans des d�sespoirs inexplicables.

Lucile aimait � faire seule vers le soir, quelque lecture pieuse : son oratoire de pr�dilection �tait l'embranchement de deux routes champ�tres, marqu� par une croix de pierre et par un peuplier dont le long style [Nom que les grecs donnaient � une colonne, et par m�taphore, � un poin�on ou forte aiguille qui servait � tracer les lettres sur des tablettes de cire.] s'�levait dans le ciel comme un pinceau. Ma d�vote m�re toute charm�e, disait que sa fille lui repr�sentait une chr�tienne de la primitive Eglise, priant � ces stations appel�es Laures .

De la concentration de l'�me naissaient chez ma soeur des effets d'esprit extraordinaires : endormie, elle avait des songes proph�tiques ; �veill�e, elle semblait lire dans l'avenir. Sur un palier de l'escalier de la grande tour battait une pendule qui sonnait le temps au silence ; Lucile, dans ses insomnies, s'allait asseoir sur une marche, en face de cette pendule : elle regardait le cadran � la lueur de sa lampe pos�e � terre. Lorsque les deux aiguilles unies � minuit enfantaient dans leur conjonction formidable l'heure des d�sordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui r�v�laient des tr�pas lointains. Se trouvant � Paris quelques jours avant le 10 ao�t, et demeurant avec mes autres soeurs dans le voisinage du couvent des Carmes, elle jette les yeux sur une glace pousse un cri et dit : " Je viens de voir entrer la mort. " Dans les bruy�res de la Cal�donie, Lucile e�t �t� une femme c�leste de Walter Scott, dou�e de la seconde vue ; dans les bruy�res armoricaines, elle n'�tait qu'une solitaire avantag�e de beaut�, de g�nie et de malheur.

 

1 L 3 Chapitre 7

Premier souffle de la muse.

La vie que nous menions � Combourg, ma soeur et moi, augmentait l'exaltation de notre �ge et de notre caract�re. Notre principal d�sennui consistait � nous promener c�te � c�te dans le grand Mail, au printemps sur un tapis de primev�res, en automne sur un lit de feuilles s�ch�es, en hiver sur une nappe de neige que brodait la trace des oiseaux, des �cureuils et des hermines. Jeunes comme les primev�res, tristes comme la feuille s�ch�e, purs comme la neige nouvelle, il y avait harmonie entre nos r�cr�ations et nous.

Ce fut dans une de ces promenades, que Lucile, m'entendant parler avec ravissement de la solitude, me dit : " Tu devrais peindre tout cela. " Ce mot me r�v�la la muse, un souffle divin passa sur moi. Je me mis � b�gayer des vers, comme si c'e�t �t� ma langue naturelle ; jour et nuit je chantais mes plaisirs, c'est-�-dire mes bois et mes vallons ; je composais une foule de petites idylles ou tableaux de la nature. J'ai �crit longtemps en vers avant d'�crire en prose : M. de Fontanes pr�tendait que j'avais re�u les deux instruments.

Ce talent que me promettait l'amiti� s'est-il jamais lev� pour moi ? Que de choses j'ai vainement attendues ! Un esclave, dans l' Agamemnon d'Eschyle, est plac� en sentinelle au haut du palais d'Argos ; ses yeux cherchent � d�couvrir le signal convenu du retour des vaisseaux ; il chante pour solacier ses veilles, mais les heures s'envolent et les astres se couchent, et le flambeau ne brille pas. Lorsque, apr�s maintes ann�es, sa lumi�re tardive appara�t sur les flots, l'esclave est courb� sous le poids du temps ; il ne lui reste plus qu'� recueillir des malheurs, et le choeur lui dit : " qu'un vieillard est une ombre " errante � la clart� du jour. Onar hmerojanton alainei .

 

1 L 3 Chapitre 8

Manuscrit de Lucile.

Dans les premiers enchantements de l'inspiration, j'invitai Lucile � m'imiter. Nous passions des jours � nous consulter mutuellement, � nous communiquer ce que nous avions fait, ce que nous comptions faire. Nous entreprenions des ouvrages en commun ; guid�s par notre instinct, nous traduis�mes les plus beaux et les plus tristes passages de Job et de Lucr�ce sur la vie : le Taedet animam meam vitae meae , l' Homo natus de muliere , le Tum porro puer, ut saevis projectus ab undis navita , etc. Les pens�es de Lucile n'�taient que des sentiments ; elles sortaient avec difficult� de son �me ; mais quand elle parvenait � les exprimer, il n'y avait rien au-dessus. Elle a laiss� une trentaine de pages manuscrites ; il est impossible de les lire sans �tre profond�ment �mu. L'�l�gance, la suavit�, la r�verie, la sensibilit� passionn�e de ces pages offrent un m�lange du g�nie grec et du g�nie germanique.

L'aurore.

" Quelle douce clart� vient �clairer l'Orient ! Est-ce la jeune aurore qui entrouvre au monde ses beaux yeux charg�s des langueurs du sommeil ? D�esse charmante, h�te-toi ! quitte la couche nuptiale, prends la robe de pourpre ; qu'une ceinture moelleuse la retienne dans ses noeuds ; que nulle chaussure ne presse tes pieds d�licats ; qu'aucun ornement ne profane tes belles mains faites pour entrouvrir les portes du jour. Mais tu te l�ves d�j� sur la colline ombreuse. Tes cheveux d'or tombent en boucles humides sur ton col de rose.

" De ta bouche s'exhale un souffle pur et parfum�. Tendre d�it�, toute la nature sourit � ta pr�sence ; toi seule verses des larmes, et les fleurs naissent. "

A la lune.

" Chaste d�esse ! d�esse si pure, que jamais m�me les roses de la pudeur ne se m�lent � tes tendres clart�s, j'ose te prendre pour confidente de mes sentiments. Je n'ai point, non plus que toi, � rougir de mon propre coeur Mais quelquefois le souvenir du jugement injuste et aveugle des hommes couvre mon front de nuages, ainsi que le tien. Comme toi, les erreurs et les mis�res de ce monde inspirent mes r�veries. Mais plus heureuse que moi, citoyenne des cieux, tu conserves toujours la s�r�nit� ; les temp�tes et les orages qui s'�l�vent de notre globe glissent sur ton disque paisible. D�esse aimable � ma tristesse, verse ton froid repos dans mon �me. "

L'innocence.

" Fille du ciel, aimable innocence, si j'osais de quelques-uns de tes traits essayer une faible peinture, je dirais que tu tiens lieu de vertu � l'enfance, de sagesse au printemps de la vie, de beaut� � la vieillesse et de bonheur � l'infortune ; qu'�trang�re � nos erreurs, tu ne verses que des larmes pures, et que ton sourire n'a rien que de c�leste. Belle innocence ! mais quoi, les dangers t'environnent, l'envie t'adresse tous ses traits : trembleras-tu, modeste innocence ? chercheras-tu � te d�rober aux p�rils qui te menacent ? Non, je te vois debout, endormie, la t�te appuy�e sur un autel. "

Mon fr�re accordait quelquefois de courts instants aux ermites de Combourg : il avait coutume d'amener avec lui un jeune conseiller au parlement de Bretagne, M. de Malfil�tre, cousin de l'infortun� po�te de ce nom. Je crois que Lucile, � son insu, avait ressenti une passion secr�te pour cet ami de mon fr�re et que cette passion �touff�e �tait au fond de la m�lancolie de ma soeur. Elle avait d'ailleurs la manie de Rousseau sans en avoir l'orgueil : elle croyait que tout le monde �tait conjur� contre elle. Elle vint � Paris en 1789, accompagn�e de cette soeur Julie dont elle a d�plor� la perte avec une tendresse empreinte de sublime. Quiconque la connut, l'admira depuis M. de Malesherbes jusqu'� Chamfort. Jet�e clans les cryptes r�volutionnaires � Rennes, elle fut au moment d'�tre renferm�e au ch�teau de Combourg devenu cachot pendant la Terreur. D�livr�e de prison, elle se maria � M. de Caud, qui la laissa veuve au bout d'un an. Au retour de mon �migration, je revis l'amie de mon enfance : je dirai comment elle disparut, quand il plut � Dieu de m'affliger.

 

1 L 3 Chapitre 9

Vall�e-aux-Loups, novembre 1817.

Derni�res lignes �crites � la Vall�e-aux-Loups.

R�v�lation sur le myst�re de la vie.

Revenu de Montboissier, voici les derni�res lignes que je trace dans mon ermitage ; il le faut abandonner tout rempli des beaux adolescents qui d�j� dans leurs rangs press�s cachaient et couronnaient leur p�re. Je ne verrai plus le magnolia qui promettait sa rose � la tombe de ma Floridienne, le pin de J�rusalem et le c�dre du Liban consacr�s � la m�moire de J�r�me, le laurier de Grenade, le platane de la Gr�ce, le ch�ne de l'Armorique, au pied desquels je peignis Blanca, chantai Cymodoc�e, inventai Vell�da. Ces arbres naquirent et cr�rent avec mes r�veries ; elles en �taient les Hamadryades. Ils vont passer sous un autre empire : leur nouveau ma�tre les aimera-t-il comme je les aimais ? Il les laissera d�p�rir, il les abattra peut-�tre : je ne dois rien conserver sur la terre. C'est en disant adieu aux bois d'Aulnay que je vais rappeler l'adieu que je dis autrefois aux bois de Combourg : tous mes jours sont des adieux.

Le go�t que Lucile m'avait inspir� pour la po�sie, fut de l'huile jet�e sur le feu. Mes sentiments prirent un nouveau degr� de force ; il me passa par l'esprit des vanit�s de renomm�e ; je crus un moment � mon talent, mais bient�t, revenu � une juste d�fiance de moi-m�me, je me mis � douter de ce talent, ainsi que j'en ai toujours dout�. Je regardai mon travail comme une mauvaise tentation ; j'en voulus � Lucile d'avoir fait na�tre en moi un penchant malheureux : je cessai d'�crire, et je me pris � pleurer ma gloire � venir, comme on pleurerait sa gloire pass�e.

Rentr� dans ma premi�re oisivet�, je sentis davantage ce qui manquait � ma jeunesse : je m'�tais un myst�re. Je ne pouvais voir une femme sans �tre troubl� ; je rougissais si elle m'adressait la parole. Ma timidit� d�j� excessive avec tout le monde, �tait si grande avec une femme que j'aurais pr�f�r� je ne sais quel tourment � celui de demeurer seul avec cette femme : elle n'�tait pas plus t�t partie, que je la rappelais de tous mes voeux. Les peintures de Virgile, de Tibulle et de Massillon, se pr�sentaient bien � ma m�moire : mais l'image de ma m�re et de ma soeur, couvrant tout de sa puret�, �paississait les voiles que la nature cherchait � soulever ; la tendresse filiale et fraternelle me trompait sur une tendresse moins d�sint�ress�e. Quand on m'aurait livr� les plus belles esclaves du s�rail, je n'aurais su que leur demander : le hasard m'�claira.

Un voisin de la terre de Combourg �tait venu passer quelques jours au ch�teau avec sa femme, fort jolie. Je ne sais ce qui advint dans le village ; on courut � l'une des fen�tres de la grand'salle pour regarder. J'y arrivai le premier, l'�trang�re se pr�cipitait sur mes pas, je voulus lui c�der la place et je me tournai vers elle ; elle me barra involontairement le chemin, et je me sentis press� entre elle et la fen�tre. Je ne sus plus ce qui se passa autour de moi.

D�s ce moment, j'entrevis que d'aimer et d'�tre aim� d'une mani�re qui m'�tait inconnue, devait �tre la f�licit� supr�me. Si j'avais fait ce que font les autres hommes, j'aurais bient�t appris les peines et les plaisirs de la passion dont je portais le germe ; mais tout prenait en moi un caract�re extraordinaire. L'ardeur de mon imagination, ma timidit�, la solitude firent qu'au lieu de me jeter au dehors, je me repliai sur moi-m�me ; faute d'objet r�el, j'�voquai par la puissance de mes vagues d�sirs un fant�me qui ne me quitta plus. Je ne sais si l'histoire du coeur humain offre un autre exemple de cette nature.

 

1 L 3 Chapitre 10

Fant�me d'amour.

Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j'avais vues : elle avait la taille, les cheveux et le sourire de l'�trang�re qui m'avait press� contre son sein ; je lui donnai les yeux de telle jeune fille du village, la fra�cheur de telle autre. Les portraits des grandes dames du temps de Fran�ois Ier, de Henri IV et de Louis XIV, dont le salon �tait orn�, m'avaient fourni d'autres traits, et j'avais d�rob� des gr�ces jusqu'aux tableaux des Vierges suspendues dans les �glises.

Cette charmeresse me suivait partout invisible ; je m'entretenais avec elle, comme avec un �tre r�el ; elle variait au gr� de ma folie : Aphrodite sans voile, Diane v�tue d'azur et de ros�e, Thalie au masque riant, H�b� � la coupe de la jeunesse, souvent elle devenait une f�e qui me soumettait la nature. Sans cesse, je retouchais ma toile ; j'enlevais un appas � ma beaut� pour le remplacer par un autre. Je changeais aussi ses parures ; j'en empruntais � tous les pays, � tous les si�cles, � tous les arts, � toutes les religions. Puis, quand j'avais fait un chef-d'oeuvre, j'�parpillais de nouveau mes dessins et mes couleurs ; ma femme unique se transformait en une multitude de femmes, dans lesquelles j'idol�trais s�par�ment les charmes que j'avais ador�s r�unis.

Pygmalion fut moins amoureux de sa statue : mon embarras �tait de plaire � la mienne. Ne me reconnaissant rien de ce qu'il fallait pour �tre aim�, je me prodiguais ce qui me manquait. Je montais � cheval comme Castor et Pollux ; je jouais de la lyre comme Apollon ; Mars maniait ses armes avec moins de force et d'adresse : h�ros de roman ou d'histoire, que d'aventures fictives j'entassais sur des fictions ! Les ombres des filles de Morven, les sultanes de Bagdad et de Grenade, les ch�telaines des vieux manoirs ; bains, parfums, danses, d�lices de l'Asie, tout m'�tait appropri� par une baguette magique.

Voici venir une jeune reine, orn�e de diamants et de fleurs (c'�tait toujours ma sylphide) ; elle me cherche � minuit, au travers des jardins d'orangers, dans les galeries d'un palais baign� des flots de la mer, au rivage embaum� de Naples ou de Messine, sous un ciel d'amour que l'astre d'Endymion p�n�tre de sa lumi�re ; elle s'avance, statue anim�e de Praxit�le, au milieu des statues immobiles, des p�les tableaux et des fresques silencieusement blanchies par les rayons de la lune : le bruit l�ger de sa course sur les mosa�ques des marbres se m�le au murmure insensible de la vague. La jalousie royale nous environne. Je tombe aux genoux de la souveraine des campagnes d'Enna ; les ondes de soie de son diad�me d�nou� viennent caresser mon front lorsqu'elle penche sur mon visage sa t�te de seize ann�es, et que ses mains s'appuient sur mon sein palpitant de respect et de volupt�.

Au sortir de ces r�ves, quand je me retrouvais un pauvre petit Breton obscur, sans gloire, sans beaut�, sans talents, qui n'attirerait les regards de personne, qui passerait ignor�, qu'aucune femme n'aimerait jamais, le d�sespoir s'emparait de moi : je n'osais plus lever les yeux sur l'image brillante que j'avais attach�e � mes pas.

 

1 L 3 Chapitre 11

Deux ann�es de d�lire. - Occupations et chim�res.

Ce d�lire dura deux ann�es enti�res, pendant lesquelles les facult�s de mon �me arriv�rent au plus haut point d'exaltation. Je parlais peu, je ne parlai plus ; j'�tudiais encore, je jetai l� les livres ; mon go�t pour l� solitude redoubla. J'avais tous les sympt�mes d'une passion violente ; mes yeux se creusaient ; je maigrissais ; je ne dormais plus ; j'�tais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s'�coulaient d'une mani�re sauvage, bizarre, insens�e, et pourtant pleins de d�lices.

Au nord du ch�teau s'�tendait une lande sem�e de pierres druidiques ; j'allais m'asseoir sur une de ces pierres au soleil couchant. La cime dor�e des bois, la splendeur de la terre, l'�toile du soir scintillant � travers les nuages de rose, me ramenaient � mes songes : j'aurais voulu jouir de ce spectacle avec l'id�al objet de mes d�sirs. Je suivais en pens�e l'astre du jour, je lui donnais ma beaut� � conduire afin qu'il la pr�sent�t radieuse avec lui aux hommages de l'univers. Le vent du soir qui brisait les r�seaux tendus par l'insecte sur la pointe des herbes, l'alouette de bruy�re qui se posait sur un caillou, me rappelaient � la r�alit� : je reprenais le chemin du manoir, le coeur serr�, le visage abattu.

Les jours d'orage en �t�, je montais au haut de la grosse tour de l'ouest. Le roulement du tonnerre sous les combles du ch�teau, les torrents de pluie qui tombaient en grondant sur le toit pyramidal des tours, l'�clair qui sillonnait la nue et marquait d'une flamme �lectrique les girouettes d'airain, excitaient mon enthousiasme : comme Ismen sur les remparts de J�rusalem, j'appelais la foudre ; j'esp�rais qu'elle m'apporterait Armide.

Le ciel �tait-il serein ? je traversais le grand Mail, autour duquel �taient des prairies divis�es par des haies plant�es de saules. J'avais �tabli un si�ge, comme un nid, dans un de ces saules : l� isol� entre le ciel et la terre, je passais des heures avec les fauvettes ; ma nymphe �tait � mes c�t�s. J'associais �galement son image � la beaut� de ces nuits de printemps toutes remplies de la fra�cheur de la ros�e, des soupirs du rossignol et du murmure des brises.

D'autres fois, je suivais un chemin abandonn�, une onde orn�e de ses plantes rivulaires ; j'�coutais les bruits qui sortent des lieux infr�quent�s ; je pr�tais l'oreille � chaque arbre. Je croyais entendre la clart� de la lune chanter dans les bois : je voulais redire ces plaisirs et les paroles expiraient sur mes l�vres. Je ne sais comment je retrouvais encore ma d�esse dans les accents d'une voix, dans les fr�missements d'une harpe, dans les sons velout�s ou liquides d'un cor ou d'un harmonica. Il serait trop long de raconter les beaux voyages que je faisais avec ma fleur d'amour ; comment main en main nous visitions les ruines c�l�bres, Venise, Rome, Ath�nes J�rusalem, Memphis, Carthage ; comment nous franchissions les mers ; comment nous demandions le bonheur aux palmiers d'Otahiti, aux bosquets embaum�s d'Amboine et de Tidor. Comment au sommet de l'Himalaya nous allions r�veiller l'aurore ; comment nous descendions les fleuves saints dont les vagues �pandues entourent les pagodes aux boules d'or ; comment nous dormions aux rives du Gange, tandis que le bengali, perch� sur le m�t d'une nacelle de bambou, chantait sa barcarolle indienne.

La terre et le ciel ne m'�taient plus rien ; j'oubliais surtout le dernier : mais si je ne lui adressais plus mes voeux, il �coutait la voix de ma secr�te mis�re : car je souffrais, et les souffrances prient.

 

1 L 3 Chapitre 12

Mes joies de l'automne.

Plus la saison �tait triste, plus elle �tait en rapport avec moi : le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes : on se sent mieux � l'abri des hommes.

Un caract�re moral s'attache aux sc�nes de l'automne : ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumi�re qui s'affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui se refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destin�es.

Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des temp�tes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l'�tang, et leur perch�e � l'entr�e de la nuit sur les plus hauts ch�nes du grand Mail. Lorsque le soir �levait une vapeur bleu�tre au carrefour des for�ts, que les complaintes ou les lais du vent g�missaient dans les mousses fl�tries, j'entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrais-je quelque laboureur au bout d'un gu�ret ? je m'arr�tais pour regarder cet homme germ� � l'ombre des �pis parmi lesquels il devait �tre moissonn�, et qui retournant la terre de sa tombe avec le soc de la charrue, m�lait ses sueurs br�lantes aux pluies glac�es de l'automne : le sillon qu'il creusait �tait le monument destin� � lui survivre. Que faisait � cela mon �l�gante d�mone ? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide �gyptienne noy�e dans le sable, comme un jour le sillon armoricain cach� sous la bruy�re : je m'applaudissais d'avoir plac� les fables de ma f�licit� hors du cercle des r�alit�s humaines.

Le soir je m'embarquais sur l'�tang, conduisant seul mon bateau au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes du n�nuphar. L�, se r�unissaient les hirondelles pr�tes � quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leurs gazouillis : Tavernier enfant �tait moins attentif au r�cit d'un voyageur. Elles se jouaient sur l'eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s'�lan�aient ensemble dans les airs, comme pour �prouver leurs ailes, se rabattaient � la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids courbait � peine, et qu'elles remplissaient de leur ramage confus.

 

1 L 3 Chapitre 13

Incantation.

La nuit descendait ; les roseaux agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives, parmi lesquels la caravane emplum�e, poules d'eau, sarcelles, martins-p�cheurs, b�cassines, se taisait ; le lac battait ses bords ; les grandes voix de l'automne sortaient des marais et des bois : j'�chouais mon bateau au rivage et retournais au ch�teau. Dix heures sonnaient. A peine retir� dans ma chambre, ouvrant mes fen�tres, fixant mes regards au ciel, je commen�ais une incantation. Je montais avec ma magicienne sur les nuages : roul� dans ses cheveux et dans ses voiles, j'allais, au gr� des temp�tes, agiter la cime des for�ts, �branler le sommet des montagnes, ou tourbillonner sur les mers. Plongeant dans l'espace descendant du tr�ne de Dieu aux portes de l'ab�me, les mondes �taient livr�s � la puissance de mes amours. Au milieu du d�sordre des �l�ments, je mariais avec ivresse la pens�e du danger � celle du plaisir. Les souffles de l'aquilon ne m'apportaient que les soupirs de la volupt� ; le murmure de la pluie m'invitait au sommeil sur le sein d'une femme. Les paroles que j'adressais � cette femme auraient rendu des sens � la vieillesse, et r�chauff� le marbre des tombeaux. Ignorant tout, sachant tout, � la fois vierge et amante, Eve innocente, Eve tomb�e, l'enchanteresse par qui me venait ma folie �tait un m�lange de myst�res et de passions : je la pla�ais sur un autel et je l'adorais. L'orgueil d'�tre aim� d'elle augmentait encore mon amour. Marchait-elle ? Je me prosternais pour �tre foul� sous ses pieds, ou pour en baiser la trace. Je me troublais � son sourire ; je tremblais au son de sa voix ; je fr�missais de d�sir, si je touchais ce qu'elle avait touch�. L'air exhal� de sa bouche humide p�n�trait dans la moelle de mes os, coulait dans mes veines au lieu de sang. Un seul de ses regards m'e�t fait voler au bout de la terre, quel d�sert ne m'e�t suffi avec elle ! A ses c�t�s, l'antre des lions se f�t chang� en palais, et des millions de si�cles eussent �t� trop courts pour �puiser les feux dont je me sentais embras�.

A cette fureur se joignait une idol�trie morale : par un autre jeu de mon imagination, cette Phryn� qui m'enla�ait dans ses bras, �tait aussi pour moi la gloire et surtout l'honneur, la vertu, lorsqu'elle accomplit ses plus nobles sacrifices, le g�nie, lorsqu'il enfante la pens�e la plus rare, donneraient � peine une id�e de cette autre sorte de bonheur. Je trouvais � la fois dans ma cr�ation merveilleuse toutes les blandices [charmes, s�ductions] des sens et toutes les jouissances de l'�me. Accabl� et comme submerg� de ces doubles d�lices, je ne savais plus quelle �tait ma v�ritable existence ; j'�tais homme et n'�tais pas homme ; je devenais le nuage, le vent, le bruit ; j'�tais un pur esprit, un �tre a�rien, chantant la souveraine f�licit�. Je me d�pouillais de ma nature pour me fondre avec la fille de mes d�sirs, pour me transformer en elle, pour toucher plus intimement la beaut�, pour �tre � la fois la passion re�ue et donn�e, l'amour et l'objet de l'amour.

Tout � coup, frapp� de ma folie, je me pr�cipitais sur ma couche, je me roulais dans ma douleur ; j'arrosais mon lit de larmes cuisantes que personne ne voyait et qui coulaient mis�rables, pour un n�ant.

 

1 L 3 Chapitre 14

Tentation.

Bient�t, ne pouvant plus rester dans ma tour, je descendais � travers les t�n�bres, j'ouvrais furtivement la porte du perron comme un meurtrier et j'allais errer dans le grand bois.

Apr�s avoir march� � l'aventure, agitant mes mains embrassant les vents qui m'�chappaient ainsi que l'ombre objets de mes poursuites, je m'appuyais contre le tronc d'un h�tre ; je regardais les corbeaux que je faisais envoler d'un arbre pour se poser sur un autre, ou la lune se tra�nant sur la cime d�pouill�e de la futaie : j'aurais voulu habiter ce monde mort, qui r�fl�chissait la p�leur du s�pulcre. Je ne sentais ni le froid, ni l'humidit� de la nuit ; l'haleine glaciale de l'aube ne m'aurait pas m�me tir� du fond de mes pens�es, si � cette heure la cloche du village ne s'�tait fait entendre.

Dans la plupart des villages de la Bretagne, c'est ordinairement � la pointe du jour que l'on sonne pour les tr�pass�s. Cette sonnerie compose, de trois notes r�p�t�es, un petit air monotone, m�lancolique et champ�tre. Rien ne convenait mieux � mon �me malade et bless�e, que d'�tre rendue aux tribulations de l'existence par la cloche qui en annon�ait la fin. Je me repr�sentais le p�tre expir� dans sa cabane inconnue, ensuite d�pos� dans un cimeti�re non moins ignor�. Qu'�tait-il venu faire sur la terre ? moi-m�me, que faisais-je dans ce monde ? Puisqu'enfin je devais passer, ne valait-il pas mieux partir � la fra�cheur du matin, arriver de bonne heure que d'achever le voyage sous le poids et pendant la chaleur du jour ? Le rouge du d�sir me montait au visage. l'id�e de n'�tre plus me saisissait le coeur � la fa�on d'une joie subite. Au temps des erreurs de ma jeunesse, j'ai souvent souhait� ne pas survivre au bonheur : il y avait dans le premier succ�s un degr� de f�licit� qui me faisait aspirer � la destruction.

De plus en plus garrott� � mon fant�me, ne pouvant jouir de ce qui n'existait pas, j'�tais comme ces hommes mutil�s qui r�vent des b�atitudes pour eux insaisissables, et qui se cr�ent un songe dont les plaisirs �galent les tortures de l'enfer. J'avais en outre le pressentiment des mis�res de mes futures destin�es : ing�nieux � me forger des souffrances, je m'�tais plac� entre deux d�sespoirs ; quelquefois je ne me croyais qu'un �tre nul, incapable de s'�lever au-dessus du vulgaire ; quelquefois il me semblait sentir en moi des qualit�s qui ne seraient jamais appr�ci�es. Un secret instinct m'avertissait qu'en avan�ant dans le monde, je ne trouverais rien de ce que je cherchais.

Tout nourrissait l'amertume de mes d�go�ts : Lucile �tait malheureuse ; ma m�re ne me consolait pas ; mon p�re me faisait �prouver les affres de la vie. Sa morosit� augmentait avec l'�ge ; la vieillesse raidissait son �me comme son corps ; il m'�piait sans cesse pour me gourmander. Lorsque je revenais de mes courses sauvages et que je l'apercevais assis sur le perron, on m'aurait plut�t tu� que de me faire rentrer au ch�teau. Ce n'�tait n�anmoins que diff�rer mon supplice : oblig� de para�tre au souper, je m'asseyais tout interdit sur le coin de ma chaise, mes joues battues de la pluie, ma chevelure en d�sordre. Sous les regards de mon p�re, je demeurais immobile et la sueur couvrait mon front : la derni�re lueur de la raison m'�chappa.

Me voici arriv� � un moment o� j'ai besoin de quelque force pour confesser ma faiblesse. L'homme qui attente � ses jours montre moins la vigueur de son �me que la d�faillance de sa nature.

Je poss�dais un fusil de chasse dont la d�tente us�e partait souvent au repos. Je chargeai ce fusil de trois balles, et je me rendis dans un endroit �cart� du grand Mail. J'armai le fusil, j'introduisis le bout du canon dans ma bouche, je frappai la crosse contre terre ; je r�it�rai plusieurs fois l'�preuve : le coup ne partit pas ; l'apparition d'un garde suspendit ma r�solution. Fataliste sans le vouloir et sans le savoir, je supposai que mon heure n'�tait pas arriv�e, et je remis � un autre jour l'ex�cution de mon projet. Si je m'�tais tu�, tout ce que j'ai �t� s'ensevelissait avec moi ; on ne saurait rien de l'histoire qui m'aurait conduit � ma catastrophe ; j'aurais grossi la foule des infortun�s sans nom, je ne me serais pas fait suivre � la trace de mes chagrins comme un bless� � la trace de son sang.

Ceux qui seraient troubl�s par ces peintures et tent�s d'imiter ces folies, ceux qui s'attacheraient � ma m�moire par mes chim�res, se doivent souvenir qu'ils n'entendent que la voix d'un mort. Lecteur, que je ne conna�trai jamais, rien n'est demeur� : il ne reste de moi que ce que je suis entre les mains du Dieu vivant qui m'a jug�.

 

1 L 3 Chapitre 15

Maladie. - Je crains et refuse de m'engager dans l'�tat eccl�siastique. - Projet de passage aux Indes.

Une maladie, fruit de cette vie d�sordonn�e, mit fin aux tourments par qui m'arriv�rent les premi�res inspirations de la muse et les premi�res attaques des passions. Ces passions dont mon �me �tait surmen�e, ces passions vagues encore, ressemblaient aux temp�tes de mer qui affluent de tous les points de l'horizon : pilote sans exp�rience, je ne savais de quel c�t� pr�senter la voile � des vents ind�cis. Ma poitrine se gonfla, la fi�vre me saisit ; on envoya chercher � Bazouches petite ville �loign�e de Combourg de cinq ou six lieues, un excellent m�decin nomm� Cheftel, dont le fils a jou� un r�le dans l'affaire du marquis de La Rou�rie [A mesure que j'avance dans la vie, je retrouve des personnages de mes M�moires : la veuve du fils du m�decin Cheftel vient d'�tre re�ue � l'infirmerie de Marie-Th�r�se, c'est un t�moin de plus de ma v�racit�. (N.d.A., 1834.)] .

Il m'examina attentivement, ordonna des rem�des et d�clara qu'il �tait surtout n�cessaire de m'arracher � mon genre de vie.

Je fus six semaines en p�ril. Ma m�re vint un matin s'asseoir au bord de mon lit, et me dit : " Il est temps de vous d�cider ; votre fr�re est � m�me de vous obtenir un b�n�fice ; mais avant d'entrer au s�minaire, il faut vous bien consulter, car si je d�sire que vous embrassiez l'�tat eccl�siastique, j'aime encore mieux vous voir homme du monde que pr�tre scandaleux. "

D'apr�s ce qu'on vient de lire, on peut juger si la proposition de ma pieuse m�re tombait � propos. Dans les �v�nements majeurs de ma vie, j'ai toujours su promptement ce que je devais �viter ; un mouvement d'honneur me pousse. Abb� ? je me parus ridicule. Ev�que ? la majest� du sacerdoce m'imposait et je reculais avec respect devant l'autel. Ferais-je comme �v�que des efforts afin d'acqu�rir des vertus, ou me contenterais-je de cacher mes vices ? Je me sentais trop faible pour le premier parti, trop franc pour le second. Ceux qui me traitent d'hypocrite et d'ambitieux me connaissent peu : je ne r�ussirai jamais dans le monde, pr�cis�ment parce qu'il me manque une passion et un vice, l'ambition et l'hypocrisie. La premi�re serait tout au plus chez moi de l'amour-propre piqu� ; je pourrais d�sirer quelquefois �tre ministre ou roi pour me rire de mes ennemis, mais au bout de vingt-quatre heures je jetterais mon portefeuille et ma couronne par la fen�tre.

Je dis donc � ma m�re que je n'�tais pas assez fortement appel� � l'�tat eccl�siastique. Je variais pour la seconde fois dans mes projets : je n'avais point voulu me faire marin, je ne voulais plus �tre pr�tre. Restait la carri�re militaire ; je l'aimais : mais comment supporter la perte de mon ind�pendance et la contrainte de la discipline europ�enne ? Je m'avisai d'une chose saugrenue : je d�clarai que j'irais au Canada d�fricher des for�ts ou aux Indes chercher du service dans les arm�es des princes de ce pays.

Par un de ces contrastes qu'on remarque chez tous les hommes, mon p�re, si raisonnable d'ailleurs, n'�tait jamais trop choqu� d'un projet aventureux. Il gronda ma m�re de mes tergiversations, mais il se d�cida � me faire passer aux Indes. On m'envoya � Saint-Malo ; on y pr�parait un armement pour Pondich�ry.

 

1 L 3 Chapitre 16

Un moment dans ma ville natale. - Souvenir de la Villeneuve et des tribulations de mon enfance. - Je suis rappel� � Combourg. - Derni�re entrevue avec mon p�re. - J'entre au service. - Adieux � Combourg.

Deux mois s'�coul�rent : je me retrouvai seul dans mon �le maternelle ; la Villeneuve y venait de mourir. En allant la pleurer au bord du lit vide et pauvre o� elle expira, j'aper�us le petit chariot d'osier dans lequel j'avais appris � me tenir debout sur ce triste globe. Je me repr�sentais ma vieille bonne, attachant du fond de sa couche ses regards affaiblis sur cette corbeille roulante : ce premier monument de ma vie en face du dernier monument de la vie de ma seconde m�re, l'id�e des souhaits de bonheur que la bonne Villeneuve adressait au ciel pour son nourrisson en quittant le monde, cette preuve d'un attachement si constant, si d�sint�ress�, si pur, me brisaient le coeur de tendresse, de regrets et de reconnaissance.

Du reste, rien de mon pass� � Saint-Malo : dans le port je cherchais en vain les navires aux cordes desquels je me jouais ; ils �taient partis ou d�pec�s ; dans la ville, l'h�tel o� j'�tais n� avait �t� transform� en auberge. Je touchais presque � mon berceau et d�j� tout un monde s'�tait �coul�. Etranger aux lieux de mon enfance, en me rencontrant on demandait qui j'�tais, par l'unique raison que ma t�te s'�levait de quelques lignes de plus au-dessus du sol vers lequel elle s'inclinera de nouveau dans peu d'ann�es. Combien rapidement et que de fois nous changeons d'existence et de chim�re ! Des amis nous quittent, d'autres leur succ�dent ; nos liaisons varient : il y a toujours un temps o� nous ne poss�dions rien de ce que nous poss�dons, un temps o� nous n'avons rien de ce que nous e�mes. L'homme n'a pas une seule et m�me vie ; il en a plusieurs mises bout � bout, et c'est sa mis�re.

D�sormais sans compagnon, j'explorais l'ar�ne qui vit mes ch�teaux de sable : campos ubi Troja fuit . Je marchais sur la plage d�sert�e de la mer. Les gr�ves abandonn�es du flux m'offraient l'image de ces espaces d�sol�s que les illusions laissent autour de nous lorsqu'elles se retirent. Mon compatriote Abailard regardait comme moi ces flots, il y a huit cents ans, avec le souvenir de son H�lo�se ; comme moi il voyait fuir quelque vaisseau (ad horizontis undas) , et son oreille �tait berc�e ainsi que la mienne de l'unisonance des vagues. Je m'exposais au brisement de la lame en me livrant aux imaginations funestes que j'avais apport�es des bois de Combourg. Un cap, nomm� Lavarde, servait de terme � mes courses : assis sur la pointe de ce cap, dans les pens�es les plus am�res, je me souvenais que ces m�mes rochers servaient � me cacher dans mon enfance, � l'�poque des f�tes ; j'y d�vorais mes larmes, et mes camarades s'enivraient de joie. Je ne me sentais ni plus aim�, ni plus heureux. Bient�t j'allais quitter ma patrie pour �mietter mes jours en divers climats. Ces r�flexions me navraient � mort et j'�tais tent� de me laisser tomber dans les flots.

Une lettre me rappelle � Combourg : j'arrive, je soupe avec ma famille ; monsieur mon p�re ne me dit pas un mot, ma m�re soupire, Lucile para�t constern�e ; � dix heures on se retire. J'interroge ma soeur ; elle ne savait rien. Le lendemain � huit heures du matin on m'envoie chercher. Je descends : mon p�re m'attendait dans son cabinet.

" Monsieur le chevalier, me dit-il, il faut renoncer � vos folies. Votre fr�re a obtenu pour vous un brevet de sous-lieutenant au r�giment de Navarre. Vous allez partir pour Rennes, et de l� pour Cambrai. Voil� cent louis ; m�nagez-les. Je suis vieux et malade ; je n'ai pas longtemps � vivre. Conduisez-vous en homme de bien et ne d�shonorez jamais votre nom. "

Il m'embrassa. Je sentis ce visage rid� et s�v�re se presser avec �motion contre le mien : c'�tait pour moi le dernier embrassement paternel.

Le comte de Chateaubriand, homme si redoutable � mes yeux, ne me parut dans ce moment que le p�re le plus digne de ma tendresse. Je me jetai sur sa main d�charn�e et pleurai. Il commen�ait d'�tre attaqu� d'une paralysie, elle le conduisit au tombeau, son bras gauche avait un mouvement convulsif qu'il �tait oblig� de contenir avec sa main droite. Ce fut en retenant ainsi son bras et apr�s m'avoir remis sa vieille �p�e, que sans me donner le temps de me reconna�tre, il me conduisit au cabriolet qui m'attendait dans la Cour Verte. Il m'y fit monter devant lui. Le postillon partit, tandis que je saluais des yeux ma m�re et ma soeur qui fondaient en larmes sur le perron.

Je remontai la chauss�e de l'�tang ; je vis les roseaux de mes hirondelles, le ruisseau du moulin et la prairie ; je jetai un regard sur le ch�teau. Alors, comme Adam apr�s son p�ch�, je m'avan�ai sur la terre inconnue : le monde �tait tout devant moi : and the world was all before him.

Depuis cette �poque, je n'ai revu Combourg que trois fois : apr�s la mort de mon p�re, nous nous y trouv�mes en deuil, pour partager notre h�ritage et nous dire adieu. Une autre fois j'accompagnai ma m�re � Combourg : elle s'occupait de l'ameublement du ch�teau ; elle attendait mon fr�re, qui devait amener ma belle-soeur en Bretagne. Mon fr�re ne vint point ; il eut bient�t avec sa jeune �pouse, de la main du bourreau, un autre chevet que l'oreiller pr�par� des mains de ma m�re. Enfin, je traversai une troisi�me fois Combourg, en allant m'embarquer � Saint-Malo pour l'Am�rique. Le ch�teau �tait abandonn�, je fus oblig� de descendre chez le r�gisseur. Lorsque, en errant dans le grand Mail j'aper�us du fond d'une all�e obscure le perron d�sert, la porte et les en�tres ferm�es, je me trouvai mal. Je regagnai avec peine le village ; j'envoyai chercher mes chevaux et je partis au milieu de la nuit.

Apr�s quinze ann�es d'absence, avant de quitter de nouveau la France et de passer en Terre-Sainte, je courus embrasser � Foug�res ce qui me restait de ma famille. Je n'eus pas le courage d'entreprendre le p�lerinage des champs o� la plus vive partie de mon existence fut attach�e. C'est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis, que j'ai commenc� � sentir la premi�re atteinte de cet ennui que j'ai tra�n� toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma f�licit�. L�, j'ai cherch� un coeur qui p�t entendre le mien ; l�, j'ai vu se r�unir, puis se disperser ma famille. Mon p�re y r�va son nom r�tabli, la fortune de sa maison renouvel�e : autre chim�re que le temps et les r�volutions ont dissip�e. De six enfants que nous �tions, nous ne restons plus que trois : mon fr�re, Julie et Lucile ne sont plus, ma m�re est morte de douleur, les cendres de mon p�re ont �t� arrach�es de son tombeau.

Si mes ouvrages me survivent, si je dois laisser un nom, peut-�tre un jour, guid� par ces M�moires , quelque voyageur viendra visiter les lieux que j'ai peints. Il pourra reconna�tre le ch�teau ; mais il cherchera vainement le grand bois : le berceau de mes songes a disparu comme les songes. Demeur� seul debout sur son rocher l'antique donjon pleure les ch�nes, vieux compagnons qui l'environnaient et le prot�geaient contre la temp�te. Isol� comme lui, j'ai vu comme lui tomber autour de moi la famille qui embellissait mes jours et me pr�tait son abri : heureusement ma vie n'est pas b�tie sur la terre aussi solidement que les tours o� j'ai pass� ma jeunesse et l'homme r�siste moins aux orages que les monuments �lev�s par ses mains.

 

1 L 4 Livre quatri�me

1. Berlin. - Potsdam. - Fr�d�ric. - 2. Mon fr�re. - Mon cousin Moreau. - Ma soeur la comtesse de Farcy. - 3. Julie mondaine. - D�ner. - Pommereul. - Madame de Chastenay. - 4. Cambrai. - Le r�giment de Navarre. - La Martini�re. - 5. Mort de mon p�re. - 6. Regrets. - Mon p�re m'e�t-il appr�ci� ? - 7. Retour en Bretagne. - S�jour chez ma soeur a�n�e. - Mon fr�re m'appelle � Paris. - 8. Ma vie solitaire � Paris. - 9. Pr�sentation � Versailles. - Chasse avec le Roi. - 10. Passage en Bretagne. - Garnison de Dieppe. - Retour � Paris avec Lucile et Julie. - 11. Delisle de Sales. - Flins. - Vie d'un homme de lettres. - 12. Gens de lettres. - Portraits. - 13. Famille Rosambo. - M. de Malesherbes : sa pr�dilection pour Lucile. - Apparition et changement de ma sylphide.

 

1 L 4 Chapitre 1

Berlin, mars 1821.

Revu en juillet 1846.

Berlin. - Potsdam. - Fr�d�ric.

Il y a loin de Combourg � Berlin, d'un jeune r�veur � un vieux ministre. Je retrouve dans ce qui pr�c�de ces paroles : " Dans combien de lieux ai-je commenc� � �crire ces M�moires , et dans quel lieu les finirai-je ? " Pr�s de quatre ans ont pass� entre la date des faits que je viens de raconter et celle o� je reprends ces M�moires . Mille choses sont survenues ; un second homme s'est trouv� en moi, l'homme politique : j'y suis fort peu attach�. J'ai d�fendu les libert�s de la France, qui seules peuvent faire durer le tr�ne l�gitime. Avec le Conservateur j'ai mis M. de Vill�le au pouvoir ; j'ai vu mourir le duc de Berry et j'ai honor� sa m�moire. Afin de tout concilier, je me suis �loign� ; j'ai accept� l'ambassade de Berlin.

J'�tais hier � Potsdam, caserne orn�e, aujourd'hui sans soldats : j'�tudiais le faux Julien dans sa fausse Ath�nes. On m'a montr� � Sans-souci la table o� un grand monarque allemand mettait en petits vers fran�ais les maximes encyclop�diques ; la chambre de Voltaire, d�cor�e de singes et de perroquets de bois, le moulin que se fit un jeu de respecter celui qui ravageait des provinces, le tombeau du cheval C�sar et des levrettes Diane , Amourette , Biche , Superbe et Pax . Le royal impie se plut � profaner m�me la religion des tombeaux, en �levant des mausol�es � ses chiens ; il avait marqu� sa s�pulture aupr�s d'eux, moins par m�pris des hommes que par ostentation du n�ant.

On m'a conduit au nouveau palais, d�j� tombant. On respecte dans l'ancien ch�teau de Potsdam les taches de tabac, les fauteuils d�chir�s et souill�s, enfin toutes les traces de la malpropret� du prince ren�gat. Ces lieux immortalisent � la fois la salet� du cynique, l'impudence de l'ath�e, la tyrannie du despote et la gloire du soldat.

Une seule chose a attir� mon attention : l'aiguille d'une pendule fix�e sur la minute o� Fr�d�ric expira ; j'�tais tromp� par l'immobilit� de l'image : les heures ne suspendent point leur fuite ; ce n'est pas l'homme qui arr�te le temps, c'est le temps qui arr�te l'homme. Au surplus, peu importe le r�le que nous avons jou� dans la vie ; l'�clat ou l'obscurit� de nos doctrines, nos richesses ou nos mis�res, nos joies ou nos douleurs ne changent rien � la mesure de nos jours. Que l'aiguille circule sur un cadran d'or ou de bois, que le cadran plus ou moins large remplisse le chaton d'une bague ou la rosace d'une basilique, l'heure n'a que la m�me dur�e.

Dans un caveau de l'�glise protestante, imm�diatement au-dessous de la chaire du schismatique d�froqu�, j'ai vu le cercueil du sophiste � couronne. Ce cercueil est de bronze ; quand on le frappe, il retentit. Le gendarme qui dort dans ce lit d'airain, ne serait pas m�me arrach� � son sommeil par le bruit de sa renomm�e ; il ne se r�veillera qu'au son de la trompette, lorsqu'elle l'appellera sur son dernier champ de bataille, en face du Dieu des arm�es.

J'avais un tel besoin de changer d'impression que j'ai trouv� du soulagement � visiter la Maison-de-Marbre. Le roi qui la fit construire m'adressa autrefois quelques paroles honorables, quand, pauvre officier, je traversai son arm�e. Du moins, ce roi partagea les faiblesses ordinaires des hommes ; vulgaire comme eux, il se r�fugia dans les plaisirs. Les deux squelettes se mettent-ils en peine aujourd'hui de la diff�rence qui fut entre eux jadis lorsque l'un �tait le grand Fr�d�ric et l'autre Fr�d�ric-Guillaume ? Sans-Souci et la Maison-de-Marbre sont �galement des ruines sans ma�tre.

A tout prendre, bien que l'�normit� des �v�nements de nos jours ait rapetiss� les �v�nements pass�s, bien que Rosbach, Lissa, Liegnitz, Torgau, etc., etc., ne soient plus que des escarmouches aupr�s des batailles de Marengo, d'Austerlitz, d'I�na, de la Moskowa, Fr�d�ric souffre moins que d'autres personnages de la comparaison avec le g�ant encha�n� � Sainte-H�l�ne. Le roi de Prusse et Voltaire sont deux figures bizarrement group�es qui vivront : le second d�truisait une soci�t� avec la philosophie qui servait au premier � fonder un royaume.

Les soir�es sont longues � Berlin. J'habite un h�tel appartenant � madame la duchesse de Dino. D�s l'entr�e de la nuit, mes secr�taires m'abandonnent. Quand il n'y a pas de f�te � la cour pour le mariage du grand-duc et de la grande-duchesse Nicolas [Aujourd'hui l'empereur et l'imp�ratrice de Russie. (Paris, N.d.A. 1832.)] , je reste chez moi. Enferm� seul aupr�s d'un po�le � figure morne, je n'entends que le cri de la sentinelle de la porte de Brandebourg, et les pas sur la neige de l'homme qui siffle les heures. A quoi passerai-je mon temps ? Des livres ? je n'en ai gu�re : si je continuais mes M�moires ?

Vous m'avez laiss� sur le chemin de Combourg � Rennes : je d�barquai dans cette derni�re ville chez un de mes parents. Il m'annon�a tout joyeux, qu'une dame de sa connaissance, allant � Paris, avait une place � donner dans sa voiture, et qu'il se faisait fort de d�terminer cette dame � me prendre avec elle. J'acceptai, en maudissant la courtoisie de mon parent. Il conclut l'affaire et me pr�senta bient�t � ma compagne de voyage, marchande de modes, leste et d�sinvolte, qui se prit � rire en me regardant. A minuit les chevaux arriv�rent et nous part�mes.

Me voil� dans une chaise de poste, seul avec une femme, au milieu de la nuit. Moi, qui de ma vie n'avais regard� une femme sans rougir, comment descendre de la hauteur de mes songes � cette effrayante v�rit� ? Je ne savais o� j'�tais ; je me collais dans l'angle de la voiture de peur de toucher la robe de madame Rose. Lorsqu'elle me parlait, je balbutiais sans lui pouvoir r�pondre. Elle fut oblig�e de payer le postillon, de se charger de tout, car je n'�tais capable de rien. Au lever du jour, elle regarda avec un nouvel �bahissement ce nigaud dont elle regrettait de s'�tre emberloqu�e.

D�s que l'aspect du paysage commen�a de changer et que je ne reconnus plus l'habillement et l'accent des paysans bretons, je tombai dans un abattement profond ce qui augmenta le m�pris que madame Rose avait de moi. Je m'aper�us du sentiment que j'inspirais, et je re�us de ce premier essai du monde une impression que le temps n'a pas compl�tement effac�e. J'�tais n� sauvage et non vergogneux ; j'avais la modestie de mes ann�es je n'en avais pas l'embarras. Quand je devinai que j'�tais ridicule par mon bon c�t�, ma sauvagerie se changea en une timidit� insurmontable. Je ne pouvais plus dire un mot : je sentais que j'avais quelque chose � cacher, et que ce quelque chose �tait une vertu ; je pris le parti de me cacher moi-m�me pour porter en paix mon innocence.

Nous avancions vers Paris. A la descente de Saint-Cyr, je fus frapp� de la grandeur des chemins et de la r�gularit� des plantations. Bient�t nous atteign�mes Versailles : l'orangerie et ses escaliers de marbre m'�merveill�rent. Les succ�s de la guerre d'Am�rique avaient ramen� des triomphes au ch�teau de Louis XIV ; la Reine y r�gnait dans l'�clat de la jeunesse et de la beaut� ; le tr�ne, si pr�s de sa chute, semblait n'avoir jamais �t� plus solide. Et moi, passant obscur, je devais survivre � cette pompe, je devais demeurer pour voir les bois de Trianon aussi d�serts que ceux dont je sortais alors.

Enfin, nous entr�mes dans Paris. Je trouvais � tous les visages un air goguenard : comme le gentilhomme p�rigourdin, je croyais qu'on me regardait pour se moquer de moi. Madame Rose se fit conduire rue du Mail � l' H�tel de l ' Europe , et s'empressa de se d�barrasser de son imb�cile. A peine �tais-je descendu de voiture qu'elle dit au portier : " Donnez une chambre � ce monsieur. - Votre servante ", ajouta-t-elle, en me faisant une r�v�rence courte. Je n'ai de mes jours revu madame Rose.

 

1 L 4 Chapitre 2

Berlin, mars 1821.

Mon fr�re. - Mon cousin Moreau. - Ma soeur la comtesse de Farcy.

Une femme monta devant moi un escalier noir et raide, tenant une clef �tiquet�e � la main ; un Savoyard me suivit portant ma petite malle. Arriv�e au troisi�me �tage, la servante ouvrit une chambre ; le Savoyard posa la malle en travers sur les bras d'un fauteuil. La servante me dit : " Monsieur veut-il quelque chose ? " - Je r�pondis : " Non. " Trois coups de sifflet partirent ; la servante cria : " on y va ! ", sortit brusquement, ferma la porte et d�gringola l'escalier avec le Savoyard. Quand je me vis seul enferm�, mon coeur se serra d'une si �trange sorte qu'il s'en fallut peu que je ne reprisse le chemin de la Bretagne. Tout ce que j'avais entendu dire de Paris me revenait dans l'esprit ; j'�tais embarrass� de cent mani�res. Je m'aurais voulu coucher et le lit n'�tait point fait ; j'avais faim et je ne savais comment d�ner. Je craignais de manquer aux usages : fallait-il appeler les gens de l'h�tel ? fallait-il descendre ? � qui m'adresser ? Je me hasardai � mettre la t�te � la fen�tre : je n'aper�us qu'une petite cour int�rieure profonde comme un puits, o� passaient et repassaient des gens qui ne songeraient de leur vie au prisonnier du troisi�me �tage. Je vins me rasseoir aupr�s de la sale alc�ve ou je me devais coucher, r�duit � contempler les personnages du papier peint qui en tapissait l'int�rieur. Un bruit lointain de voix se fait entendre, augmente, approche ; ma porte s'ouvre : entrent mon fr�re et un de mes cousins, fils d'une soeur de ma m�re qui avait fait un assez mauvais mariage. Madame Rose avait pourtant eu piti� du ben�t, elle avait fait dire � mon fr�re, dont elle avait su l'adresse � Rennes, que j'�tais arriv� � Paris. Mon fr�re m'embrassa. Mon cousin Moreau �tait un grand et gros homme, tout barbouill� de tabac, mangeant comme un ogre, parlant beaucoup, toujours trottant, soufflant, �touffant, la bouche entrouverte, la langue � moiti� tir�e, connaissant toute la terre, vivant dans les tripots, les antichambres et les salons. " Allons, chevalier, s'�cria-il, vous voil� � Paris ; je vais vous mener chez madame de Chastenay ? " Qu'�tait-ce que cette femme dont j'entendais prononcer le nom pour la premi�re fois ? Cette proposition me r�volta contre mon cousin Moreau. " Le chevalier a sans doute besoin de repos, " dit mon fr�re ; " nous irons voir madame de Farcy, puis il reviendra d�ner et se coucher. "

Un sentiment de joie entra dans mon coeur : le souvenir de ma famille au milieu d'un monde indiff�rent me fut un baume. Nous sort�mes. Le cousin Moreau temp�ta au sujet de ma mauvaise chambre, et enjoignit � mon h�te de me faire descendre au moins d'un �tage. Nous mont�mes dans la voiture de mon fr�re, et nous nous rend�mes au couvent qu'habitait madame de Farcy.

Julie se trouvait depuis quelque temps � Paris pour consulter les m�decins. Sa charmante figure, son �l�gance et son esprit l'avaient bient�t fait rechercher. J'ai d�j� dit qu'elle �tait n�e avec un vrai talent pour la po�sie. Elle est devenue une sainte, apr�s avoir �t� une des femmes les plus agr�ables de son si�cle : l'abb� Carron a �crit sa vie [J'ai plac� la vie de ma soeur Julie au {suppl�ment|C M 1 567} de ces M�moires (N.d.A.).] . Ces ap�tres qui vont partout � la recherche des �mes, ressentent pour elles l'amour qu'un P�re de l'Eglise attribue au Cr�ateur : " Quand une �me arrive au ciel ", dit ce P�re, avec la simplicit� de coeur d'un chr�tien primitif, et la na�vet� du g�nie grec, " Dieu la prend sur ses genoux et l'appelle sa fille. "

Lucile a laiss� une poignante lamentation : A la soeur que je n ' ai plus . L'admiration de l'abb� Carron pour Julie explique et justifie les paroles de Lucile. Le r�cit du saint pr�tre montre aussi que j'ai dit vrai dans la pr�face du G�nie du Christianisme , et sert de preuve � quelques parties de mes M�moires .

Julie innocente se livra aux mains du repentir ; elle consacra les tr�sors de ses aust�rit�s au rachat de ses fr�res ; et � l'exemple de l'illustre Africaine sa patronne, elle se fit martyre.

L'abb� Carron, l'auteur de la Vie des Justes , est cet eccl�siastique mon compatriote, le Fran�ois de Paule de l'exil, dont la renomm�e, r�v�l�e par les afflig�s, per�a m�me � travers la renomm�e de Bonaparte. La voix d'un pauvre vicaire proscrit n'a point �t� �touff�e par les retentissements d'une r�volution qui bouleversait la soci�t� ; il parut �tre revenu tout expr�s de la terre �trang�re pour �crire les vertus de ma soeur : il a cherch� parmi nos ruines, il a d�couvert une victime et une tombe oubli�es.

Lorsque le nouvel hagiographe fait la peinture des religieuses cruaut�s de Julie, on croit entendre Bossuet dans le sermon sur la profession de foi de mademoiselle de La Valli�re : " osera-t-elle toucher � ce corps si tendre, si ch�ri, si m�nag� ? N'aura-t-on point piti� de cette complexion d�licate ? Au contraire ! c'est � lui principalement que l'�me s'en prend comme � son plus dangereux s�ducteur ; elle se met des bornes ; resserr�e de toutes parts, elle ne peut plus respirer que du c�t� du Ciel. "

Je ne puis me d�fendre d'une certaine confusion en retrouvant mon nom dans les derni�res lignes trac�es par la main du v�n�rable historien de Julie. Qu'ai-je � faire avec mes faiblesses aupr�s de si hautes perfections ? Ai-je tenu tout ce que le billet de ma soeur m'avait fait promettre, lorsque je le re�us pendant mon �migration � Londres ? Un livre suffit-il � Dieu ? n'est-ce pas ma vie que je devrais lui pr�senter ? or, cette vie est-elle conforme au G�nie du Christianisme ? Qu'importe que j'aie trac� des images plus ou moins brillantes de la religion, si mes passions jettent une ombre sur ma foi ! Je n'ai pas �t� jusqu'au bout ; je n'ai pas endoss� le cilice : cette tunique de mon viatique aurait bu et s�ch� mes sueurs. Mais, voyageur lass�, je me suis assis au bord du chemin : fatigu� ou non, il faudra bien que je me rel�ve, que j'arrive o� ma soeur est arriv�e.

Il ne manque rien � la gloire de Julie : l'abb� Carron a �crit sa vie ; Lucile a pleur� sa mort.

 

1 L 4 Chapitre 3

Berlin, 30 mars 1821.

Julie mondaine. - D�ner. - Pommereul. - Madame de Chastenay.

Quand je retrouvai Julie � Paris, elle �tait dans la pompe de la mondanit� ; elle se montrait couverte de ces fleurs, parce de ces colliers, voil�e de ces tissus parfum�s que saint Cl�ment d�fend aux premi�res chr�tiennes. Saint Basile veut que le milieu de la nuit soit pour le solitaire, ce que le matin est pour les autres afin de profiter du silence de la nature. Ce milieu de la nuit �tait l'heure o� Julie allait � des f�tes dont ses vers, accentu�s par elle avec une merveilleuse euphonie, faisaient la principale s�duction.

Julie �tait infiniment plus jolie que Lucile ; elle avait des yeux bleus caressants et des cheveux bruns � gaufrures ou � grandes ondes. Ses mains et ses bras, mod�les de blancheur et de forme, ajoutaient par leurs mouvements gracieux quelque chose de plus charmant encore � sa taille charmante. Elle �tait brillante, anim�e, riait beaucoup sans affectation, et montrait en riant des dents perl�es. Une foule de portraits de femmes du temps de Louis XIV ressemblaient � Julie, entre autres ceux des trois Mortemart ; mais elle avait plus d'�l�gance que madame de Montespan.

Julie me re�ut avec cette tendresse qui n'appartient qu'� une soeur. Je me sentis prot�g� en �tant serr� dans ses bras, ses rubans, son bouquet de roses et ses dentelles. Rien ne remplace l'attachement, la d�licatesse et le d�vouement d'une femme ; on est oubli� de ses fr�res et de ses amis ; on est m�connu de ses compagnons : on ne l'est jamais de sa m�re, de sa soeur ou de sa femme. Quand Harold fut tu� � la bataille d'Hastings, personne ne le pouvait indiquer dans la foule des morts ; il fallut avoir recours � une jeune fille, sa bien-aim�e. Elle vint, et l'infortun� prince fut retrouv� par Edith au cou de cygne : Editha swanes-hales, quod sonat collum cycni .

Mon fr�re me ramena � mon h�tel ; il donna des ordres pour mon d�ner et me quitta. Je d�nai solitaire, je me couchai triste. Je passai ma premi�re nuit � Paris � regretter mes bruy�res et � trembler devant l'obscurit� de mon avenir.

A huit heures, le lendemain matin, mon gros cousin arriva. Il �tait d�j� � sa cinqui�me ou sixi�me course. " Eh bien ! chevalier, nous allions d�jeuner ; nous d�nerons avec Pommereul, et ce soir, je vous m�ne chez madame de Chastenay. " Ceci me parut un sort, et je me r�signai. Tout se passa comme le cousin l'avait voulu. Apr�s d�jeuner, il pr�tendit me montrer Paris, et me tra�na dans les rues les plus sales des environs du Palais Royal, me racontant les dangers auxquels �tait expos� un jeune homme. Nous f�mes ponctuels au rendez-vous du d�ner, chez le restaurateur. Tout ce qu'on servit me parut mauvais. La conversation et les convives me montr�rent un autre monde. Il fut question de la cour, des projets de finances, des s�ances de l'Acad�mie, des femmes et des intrigues du jour, de la pi�ce nouvelle, des succ�s des acteurs, des actrices et des auteurs.

Plusieurs Bretons �taient au nombre des convives entre autres le chevalier de Guer et Pommereul. Celui-ci �tait un beau parleur, lequel a �crit quelques campagnes de Bonaparte, et que j'�tais destin� � retrouver � la t�te de la librairie.

Pommereul, sous l'empire, a joui d'une sorte de renom par sa haine pour la noblesse. Quand un gentilhomme s'�tait fait chambellan, il s'�criait plein de joie : " Encore un pot de chambre sur la t�te de ces nobles ! " Et pourtant Pommereul pr�tendait, et avec raison, �tre gentilhomme. Il signait Pommereux , se faisant descendre de la famille Pommereux des lettres de madame de S�vign�.

Mon fr�re, apr�s le d�ner, voulut me mener au spectacle, mais mon cousin me r�clama pour madame de Chastenay, et j'allai avec lui chez ma destin�e.

Je vis une belle femme qui n'�tait plus de la premi�re jeunesse, mais qui pouvait encore inspirer un attachement. Elle me re�ut bien, t�cha de me mettre � l'aise, me questionna sur ma province et sur mon r�giment. Je fus gauche et embarrass� ; je faisais des signes � mon cousin pour abr�ger la visite. Mais lui, sans me regarder, ne tarissait point sur mes m�rites, affirmant que j'avais fait des vers dans le sein de ma m�re, et m'invitant � c�l�brer madame de Chastenay. Elle me d�barrassa de cette situation p�nible, me demanda pardon d'�tre oblig�e de sortir, et m'invita � revenir la voir le lendemain matin, avec un son de voix si doux que je promis involontairement d'ob�ir.

Je revins le lendemain seul chez elle : je la trouvai couch�e dans une chambre �l�gamment arrang�e. Elle me dit qu'elle �tait un peu souffrante, et qu'elle avait la mauvaise habitude de se lever tard. Je me trouvais pour la premi�re fois au bord du lit d'une femme qui n'�tait ni ma m�re ni ma soeur. Elle avait remarqu� la veille ma timidit� elle la vainquit au point que j'osai m'exprimer avec une sorte d'abandon. J'ai oubli� ce que je lui dis ; mais il me semble que je vois encore son air �tonn�. Elle me tendit un bras demi-nu et la plus belle main du monde en me disant avec un sourire : " Nous vous apprivoiserons. " Je ne baisai pas m�me cette belle main. je me retirai tout troubl�. Je partis le lendemain pour Cambrai. Qui �tait cette dame de Chastenay ? Je n'en sais rien : elle a pass� comme une ombre charmante dans ma vie.

 

1 L 4 Chapitre 4

Berlin, mars 1821.

Cambrai. - Le r�giment de Navarre. - La Martini�re.

Le courrier de la malle me conduisit � ma garnison.

Un de mes beaux-fr�res, le vicomte de Ch�teaubourg (il avait �pous� ma soeur B�nigne, rest�e veuve du comte de Qu�briac) m'avait donn� des lettres de recommandation pour des officiers de mon r�giment. Le chevalier de Gu�nan, homme de fort bonne compagnie, me fit admettre � une table o� mangeaient des officiers distingu�s par leurs talents, MM. Achard, des Mahis, La Martini�re. Le marquis de Mortemart �tait colonel du r�giment, le comte d'Andrezel, major : j'�tais particuli�rement plac� sous la tutelle de celui-ci. Je les ai retrouv�s tous deux dans la suite : l'un est devenu mon coll�gue � la chambre des pairs, l'autre s'est adress� � moi pour quelques services que j'ai �t� heureux de lui rendre. Il y a un plaisir triste � rencontrer des personnes que l'on a connues � diverses �poques de la vie, et � consid�rer le changement op�r� dans leur existence et dans la n�tre. Comme des jalons laiss�s en arri�re, ils nous tracent le chemin que nous avons suivi dans le d�sert du pass�.

Arriv� en habit bourgeois au r�giment, vingt-quatre heures apr�s j'avais pris l'habit de soldat ; il me semblait l'avoir toujours port�. Mon uniforme �tait bleu et blanc comme jadis la jaquette de mes voeux : j'ai march� sous les m�mes couleurs, jeune homme et enfant. Je ne subis aucune des �preuves � travers lesquelles les sous-lieutenants �taient dans l'usage de faire passer un nouveau venu ; je ne sais pourquoi on n'osa se livrer avec moi � ces enfantillages militaires. Il n'y avait pas quinze jours que j'�tais au corps qu'on me traitait comme un ancien . J'appris facilement le maniement des armes et la th�orie ; je franchis mes grades de caporal et de sergent aux applaudissements de mes instructeurs. Ma chambre devint le rendez-vous des vieux capitaines comme des jeunes sous-lieutenants : les premiers me faisaient faire leurs campagnes, les autres me confiaient leurs amours.

La Martini�re me venait chercher pour passer avec lui devant la porte d'une belle Cambr�sienne qu'il adorait ; cela nous arrivait cinq � six fois le jour. Il �tait tr�s laid et avait le visage labour� par la petite-v�role. Il me racontait sa passion en buvant de grands verres d'eau de groseille, que je payais quelquefois.

Tout aurait �t� � merveille sans ma folle ardeur pour la toilette ; on affectait alors le rigorisme de la tenue prussienne : petit chapeau, petites boucles serr�es � la t�te, queue attach�e raide, habit strictement agraf�. Cela me d�plaisait fort ; je me soumettais le matin � ces entraves, mais le soir, quand j'esp�rais n'�tre pas vu des chefs, je m'affublais d'un plus grand chapeau ; le barbier descendait les boucles de mes cheveux et desserrait ma queue ; je d�boutonnais et croisais les revers de mon habit ; dans ce tendre n�glig�, j'allais faire ma cour pour La Martini�re, sous la fen�tre de sa cruelle Flamande. Voil� qu'un jour je me rencontre nez � nez avec M. d'Andrezel : " Qu'est-ce cela, monsieur ? " me dit le terrible major : " vous garderez trois jours les arr�ts. " Je fus un peu humili� ; mais je reconnus la v�rit� du proverbe, qu'� quelque chose malheur est bon ; il me d�livra des amours de mon camarade.

Aupr�s du tombeau de F�nelon, je relus T�l�maque : je n'�tais pas trop en train de l'historiette philanthropique de la vache et du pr�lat.

Le d�but de ma carri�re amuse mes ressouvenirs. En traversant Cambrai avec le Roi, apr�s les Cent-Jours, je cherchai la maison que j'avais habit�e et le caf� que je fr�quentais : je ne les pus retrouver ; tout avait disparu, hommes et monuments.

 

1 L 4 Chapitre 5

Mort de mon p�re.

L'ann�e m�me o� je faisais � Cambrai mes premi�res armes, on apprit la mort de Fr�d�ric II : je suis ambassadeur aupr�s du neveu de ce grand roi, et j'�cris � Berlin cette partie de mes M�moires . A cette nouvelle importante pour le public, succ�da une autre nouvelle, douloureuse pour moi : Lucile m'annon�a que mon p�re avait �t� emport� d'une attaque d'apoplexie, le surlendemain de cette f�te de l'Angevine, une des joies de mon enfance.

Parmi les pi�ces authentiques qui me servent de guide, je trouve les actes de d�c�s de mes parents. Ces actes marquant aussi d'une fa�on particuli�re le d�c�s du si�cle , je les consigne ici comme une page d'histoire.

" Extrait du registre de d�c�s de la paroisse de Combourg, pour 1786, o� est �crit ce qui suit, folio 8, verso :

" Le corps de haut et puissant messire Ren� de Chateaubriand, chevalier, comte de Combourg, seigneur de Gaugres, le Plessis-l'Epine, Boulet, Malestroit en Dol et autres lieux, �poux de haute et puissante dame Apolline-Jeanne-Suzanne de Bed�e de La Bou�tardais, dame comtesse de Combourg, �g� de soixante-neuf ans environ, mort en son ch�teau de Combourg, le six septembre, environ les huit heures du soir, a �t� inhum� le huit, dans le caveau de ladite seigneurie plac� dans le chasseau de notre �glise de Combourg, en pr�sence de messieurs les gentilshommes, de messieurs les officiers de la juridiction et autres notables bourgeois soussignants. Sign� au registre : le comte du Petitbois de Monlou�t, de Chateaudassy, Delaunay, Morault, Noury de Mauny, avocat ; Hermer, procureur ; Petit, avocat et procureur fiscal ; Robiou, Portal, Le Douarin de Trevelec, recteur doyen de Ding� ; S�vin, recteur. "

Dans le collationn� d�livr� en 1812 par M. Lodin, maire de Combourg, les dix-neuf mots portant titres : haut et puissant messire , etc., sont biff�s.

" Extrait du registre des d�c�s de la ville de Saint-Servan, premier arrondissement du d�partement d'Ille-et-Vilaine, pour l'an VI de la R�publique, folio 35, recto, o� est �crit ce qui suit :

" Le douze prairial, an six de la R�publique fran�aise devant moi, Jacques Bourdasse, officier municipal de la commune de Saint-Servan �lu officier public le quatre flor�al dernier, sont comparus Jean Basl�, jardinier, et Joseph Boulin, journalier, lesquels m'ont d�clar� qu'Apolline-Jeanne-Suzanne de Bed�e, veuve de Ren�-Auguste de Chateaubriand, est d�c�d�e au domicile de la citoyenne Gouyon, situ� � La Ballue, en cette commune, ce jour, � une heure apr�s midi. D'apr�s cette d�claration, dont je me suis assur� de la v�rit�, j'ai r�dig� le pr�sent acte, que Jean Basl� a seul sign� avec moi, Joseph Boulin ayant d�clar� ne le savoir faire, de ce interpell�.

" Fait en la maison commune lesdits jour et an. Sign� : Jean Basl� et Bourdasse. "

Dans le premier extrait, l'ancienne soci�t� subsiste : M. de Chateaubriand est un haut et puissant seigneur , etc. etc. ; les t�moins sont des gentilshommes et de notables bourgeois ; je rencontre parmi les signataires ce marquis de Monlou�t qui s'arr�tait l'hiver au ch�teau de Combourg, le cur� S�vin, qui eut tant de peine � me croire l'auteur du G�nie du Christianisme , h�tes fid�les de mon p�re jusqu'� sa derni�re demeure. Mais mon p�re ne coucha pas longtemps dans son linceul : il en fut jet� hors quand on jeta la vieille France � la voirie.

Dans l'extrait mortuaire de ma m�re, la terre roule sur d'autres p�les : nouveau monde, nouvelle �re ; le comput des ann�es et les noms m�mes des mois sont chang�s. Madame de Chateaubriand n'est plus qu'une pauvre femme qui obite au domicile de la citoyenne Gouyon ; un jardinier, et un journalier qui ne sait pas signer, attestent seuls la mort de ma m�re : de parents et d'amis, point ; nulle pompe fun�bre ; pour tout assistant, la R�volution [Mon neveu � la mode de Bretagne, Fr�d�ric de Chateaubriand, fils de mon cousin Armand, a achet� La Ballue, o� mourut ma m�re.] .

 

1 L 4 Chapitre 6

Berlin, mars 1821.

Regrets. - Mon p�re m'eut-il appr�ci� ?

Je pleurai M. de Chateaubriand : sa mort me montra mieux ce qu'il valait ; je ne me souvins ni de ses rigueurs ni de ses faiblesses. Je croyais encore le voir se promener le soir dans la salle de Combourg ; je m'attendrissais � la pens�e de ces sc�nes de famille. Si l'affection de mon p�re pour moi se ressentait de la s�v�rit� du caract�re, au fond elle n'en �tait pas moins vive. Le farouche mar�chal de Montluc qui, rendu camard par des blessures effrayantes, �tait r�duit � cacher, sous un morceau de suaire, l'horreur de sa gloire, cet homme de carnage se reproche sa duret� envers un fils qu'il venait de perdre.

" Ce pauvre gar�on, disait-il, n'a rien veu de moy qu'une contenance refroign�e et pleine de mespris ; il a emport� cette cr�ance, que je n'ay sceu n'y l'aymer n'y l'estimer selon son m�rite. A qui garday-je � descouvrir cette singuli�re affection que je luy portay dans mon �me ? Estait-ce pas luy qui en devait avoir tout le plaisir et toute l'obligation ? Je me suis contraint et gehenn� pour maintenir ce vain masque, et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volont�, quant et quant, qu'il ne me peut avoir port�e autre que bien froide, n'ayant jamais receu de moy que rudesse, n'y senti qu'une fa�on tyrannique. "

Ma volont� ne fut point port�e bien froide envers mon p�re, et je ne doute point que, malgr� sa fa�on tyrannique , il ne m'aim�t tendrement : il m'e�t j'en suis s�r, regrett�, la Providence m'appelant avant lui. Mais lui, restant sur la terre avec moi, e�t-il �t� sensible au bruit qui s'est �lev� de ma vie ? Une renomm�e litt�raire aurait bless� sa gentilhommerie ; il n'aurait vu dans les aptitudes de son fils qu'une d�g�n�ration ; l'ambassade m�me de Berlin, conqu�te de la plume, non de l'�p�e, l'e�t m�diocrement satisfait. Son sang breton le rendait d'ailleurs frondeur en politique, grand opposant des taxes et violent ennemi de la cour. Il lisait la Gazette de Leyde , le Journal de Francfort , le Mercure de France et l' Histoire philosophique des deux Indes , dont les d�clamations le charmaient, il appelait l'abb� Raynal un ma�tre homme . En diplomatie il �tait anti-musulman ; il affirmait que quarante mille polissons russes passeraient sur le ventre des janissaires et prendraient Constantinople. Bien que turcophage, mon p�re avait nonobstant rancune au coeur contre les polissons russes , � cause de ses rencontres � Dantzick.

Je partage le sentiment de M. de Chateaubriand sur les r�putations litt�raires ou autres, mais par des raisons diff�rentes des siennes. Je ne sache pas dans l'histoire une renomm�e qui me tente : fall�t-il me baisser pour ramasser � mes pieds et � mon profit la plus grande gloire du monde, je ne m'en donnerais pas la fatigue. Si j'avais p�tri mon limon, peut-�tre me fuss�-je cr�� femme, en passion d'elles ; ou si je m'�tais fait homme, je me serais octroy� d'abord la beaut� ; ensuite, par pr�caution contre l'ennui mon ennemi acharn�, il m'e�t assez convenu d'�tre un artiste sup�rieur, mais inconnu, et n'usant de mon talent qu'au b�n�fice de ma solitude. Dans la vie pes�e � son poids l�ger, aun�e � sa courte mesure, d�gag�e de toute piperie, il n'est que deux choses vraies : la religion avec l'intelligence, l'amour avec la jeunesse, c'est-�-dire l'avenir et le pr�sent : le reste n'en vaut pas la peine.

Avec mon p�re finissait le premier acte de ma vie : les foyers paternels devenaient vides ; je les plaignais, comme s'ils eussent �t� capables de sentir l'abandon et la solitude. D�sormais j'�tais sans ma�tre et jouissant de ma fortune : cette libert� m'effraya. Qu'en allais-je faire ? A qui la donnerais-je ? Je me d�fiais de ma force ; je reculais devant moi.

 

1 L 4 Chapitre 7

Berlin, mars 1821.

Retour en Bretagne. - S�jour chez ma soeur a�n�e. - Mon fr�re m'appelle � Paris.

J'obtins, un cong�. M. d'Andrezel, nomm� lieutenant-colonel du r�giment de Picardie, quittait Cambrai : je lui servis de courrier. Je traversai Paris, o� je ne voulus pas m'arr�ter un quart d'heure. Je revis les landes de ma Bretagne avec plus de joie qu'un Napolitain banni dans nos climats ne reverrait les rives de Portici, les campagnes de Sorrente. Ma famille se rassembla � Combourg ; on r�gla les partages ; cela fait, nous nous dispers�mes, comme des oiseaux s'envolent du nid paternel. Mon fr�re arriv� de Paris y retourna ; ma m�re se fixa � Saint-Malo. Lucile suivit Julie ; je passai une partie de mon temps chez mesdames de Marigny, de Ch�teaubourg et de Farcy. Marigny, ch�teau de ma soeur a�n�e, � trois lieues de Foug�res, �tait agr�ablement situ� entre deux �tangs parmi des bois des rochers et des prairies. J'y demeurai quelques mois tranquille ; une lettre de Paris vint troubler mon repos.

Au moment d'entrer au service et d'�pouser mademoiselle de Rosambo, mon fr�re n'avait pourtant point encore quitt� la robe ; par cette raison il ne pouvait monter dans les carrosses. Son ambition press�e lui sugg�ra l'id�e de me faire jouir des honneurs de la cour afin de mieux pr�parer les voies � son �l�vation. Les preuves de noblesse avaient �t� faites pour Lucile lorsqu'elle fut re�ue au chapitre de l'Argenti�re ; de sorte que tout �tait pr�t : le mar�chal de Duras devait �tre mon patron. Mon fr�re m'annon�ait que j'entrais dans la route de la fortune ; que d�j� j'obtenais le rang de capitaine de cavalerie, rang honorifique et de courtoisie ; qu'il serait ensuite ais� de m'attacher � l'ordre de Malte, au moyen de quoi je jouirais de gros b�n�fices.

Cette lettre me frappa comme un coup de foudre : retourner � Paris, �tre pr�sent� � la cour, - et je me trouvais presque mal quand je rencontrais trois ou quatre personnes inconnues dans un salon ! Me faire comprendre l'ambition, � moi qui ne r�vais que de vivre oubli� !

Mon premier mouvement fut de r�pondre � mon fr�re qu'�tant l'a�n�, c'�tait � lui de soutenir son nom ; que, quant � moi, obscur cadet de Bretagne, je ne me retirerais pas du service, parce qu'il y avait des chances de guerre, mais que si le Roi avait besoin d'un soldat dans son arm�e, il n'avait pas besoin d'un pauvre gentilhomme � sa cour.

Je m'empressai de lire cette r�ponse romanesque � madame de Marigny, qui jeta les hauts cris ; on appela madame de Farcy, qui se moqua de moi ; Lucile m'aurait bien voulu soutenir, mais elle n'osait combattre ses soeurs. On m'arracha ma lettre, et toujours faible quand il s'agit de moi, je mandai � mon fr�re que j'allais partir.

Je partis en effet ; je partis pour �tre pr�sent� � la premi�re cour de l'Europe, pour d�buter dans la vie de la mani�re la plus brillante, et j'avais l'air d'un homme que l'on tra�ne aux gal�res, ou sur lequel on va prononcer une sentence de mort.

 

1 L 4 Chapitre 8

Berlin, mars 1821.

Ma vie solitaire.

J'entrai dans Paris par le chemin que j'avais suivi la premi�re fois ; j'allai descendre au m�me h�tel, rue du Mail : je ne connaissais que cela. Je fus log� � la porte de mon ancienne chambre, mais dans un appartement un peu plus grand et donnant sur la rue.

Mon fr�re, soit qu'il f�t embarrass� de mes mani�res, soit qu'il e�t piti� de ma timidit�, ne me mena point dans le monde et ne me fit faire connaissance avec personne. Il demeurait rue des Foss�s-Montmartre ; j'allais tous les jours d�ner chez lui � trois heures ; nous nous quittions ensuite, et nous ne nous revoyions que le lendemain. Mon gros cousin Moreau n'�tait plus � Paris. Je passai deux ou trois fois devant l'h�tel de madame de Chastenay, sans oser demander au suisse ce qu'elle �tait devenue.

L'automne commen�ait. Je me levais � six heures ; je passais au man�ge ; je d�jeunais. J'avais heureusement alors la rage du grec : je traduisais l' Odyss�e et la Cyrop�die jusqu'� deux heures, en entrem�lant mon travail d'�tudes historiques. A deux heures je m'habillais, je me rendais chez mon fr�re ; il me demandait ce que j'avais fait, ce que j'avais vu ; je r�pondais : " Rien. " Il haussait les �paules et me tournait le dos.

Un jour, on entend du bruit au dehors ; mon fr�re court � la fen�tre et m'appelle : je ne voulus jamais quitter le fauteuil dans lequel j'�tais �tendu au fond de la chambre. Mon pauvre fr�re me pr�dit que je mourrais inconnu, inutile � moi et � ma famille.

A quatre heures, je rentrais chez moi ; je m'asseyais derri�re ma crois�e. Deux jeunes personnes de quinze ou seize ans, venaient � cette heure dessiner � la fen�tre d'un h�tel b�ti en face, de l'autre c�t� de la rue. Elles s'�taient aper�ues de ma r�gularit�, comme moi de la leur. De temps en temps, elles levaient la t�te pour regarder leur voisin ; je leur savais un gr� infini de cette marque d'attention : elles �taient ma seule soci�t� � Paris.

Quand la nuit approchait, j'allais � quelque spectacle ; le d�sert de la foule me plaisait, quoiqu'il m'en co�t�t toujours un peu de prendre mon billet � la porte et de me m�ler aux hommes. Je rectifiai les id�es que je m'�tais form�es du th��tre � Saint-Malo. Je vis madame Saint-Hubert dans le r�le d'Amide ; je sentis qu'il avait manqu� quelque chose � la magicienne de ma cr�ation. Lorsque je ne m'emprisonnais pas dans la salle de l'op�ra ou des Fran�ais, je me promenais de rue en rue ou le long des quais, jusqu'� dix et onze heures du soir. Je n'aper�ois pas encore aujourd'hui la file des r�verb�res de la place Louis XV � la barri�re des Bons-Hommes, sans me souvenir des angoisses dans lesquelles j'�tais, quand je suivis cette route pour me rendre � Versailles lors de ma pr�sentation.

Rentr� au logis, je demeurais une partie de la nuit la t�te pench�e sur mon feu qui ne me disait rien : je n'avais pas, comme les Persans, l'imagination assez riche pour me figurer que la flamme ressemblait � l'an�mone, et la braise � la grenade. J'�coutais les voitures allant, venant, se croisant. Leur roulement lointain imitait le murmure de la mer sur les gr�ves de ma Bretagne, ou du vent dans mes bois de Combourg. Ces bruits du monde qui rappelaient ceux de la solitude r�veillaient mes regrets ; j'�voquais mon ancien mal, ou bien mon imagination inventait l'histoire des personnages que ces chars emportaient : j'apercevais des salons radieux, des bals, des amours, des conqu�tes. Bient�t, retomb� sur moi-m�me, je me retrouvais, d�laiss� dans une h�tellerie, voyant le monde par la fen�tre et l'entendant aux �chos de mon foyer.

Rousseau croit devoir � sa sinc�rit�, comme � l'enseignement des hommes, la confession des volupt�s suspectes de sa vie ; il suppose m�me qu'on l'interroge gravement et qu'on lui demande compte de ses p�ch�s avec les donne pericolanti de Venise. Si je m'�tais prostitu� aux courtisanes de Paris, je ne me croirais pas oblig� d'en instruire la post�rit� ; mais j'�tais trop timide d'un c�t�, trop exalt� de l'autre, pour me laisser s�duire � des filles de joie. Quand je traversais les troupeaux de ces malheureuses attaquant les passants pour les hisser � leurs entresols, comme les cochers de Saint-Cloud pour faire monter les voyageurs dans leurs voitures, j'�tais saisi de d�go�t et d'horreur. Les plaisirs d'aventure ne m'auraient convenu qu'aux temps pass�s.

Dans les XIVe, XVe, XVIe et XVIIe si�cles, la civilisation imparfaite, les croyances superstitieuses, les usages �trangers et demi-barbares, m�laient le roman partout : les caract�res �taient forts, l'imagination puissante, l'existence myst�rieuse et cach�e. La nuit, autour des hauts murs des cimeti�res et des couvents, sous les remparts d�serts de la ville, le long des cha�nes et des foss�s, des march�s, � l'or�e des quartiers clos, dans les rues �troites et sans r�verb�res, o� des voleurs et des assassins se tenaient embusqu�s, o� des rencontres avaient lieu tant�t � la lumi�re des flambeaux, tant�t dans l'�paisseur des t�n�bres, c'�tait au p�ril de sa t�te qu'on cherchait le rendez-vous donn� par quelque H�lo�se. Pour se livrer au d�sordre, il fallait aimer v�ritablement ; pour violer les moeurs g�n�rales, il fallait faire de grands sacrifices.

Non-seulement il s'agissait d'affronter des dangers fortuits et de braver le glaive des lois, mais on �tait oblig� de vaincre en soi l'empire des habitudes r�guli�res, l'autorit� de la famille, la tyrannie des coutumes domestiques, l'opposition de la conscience, les terreurs et les devoirs du chr�tien. Toutes ces entraves doublaient l'�nergie des passions.

Je n'aurais pas suivi en 1788 une mis�rable affam�e qui m'e�t entra�n� dans son bouge sous la surveillance de la police ; mais il est probable que j'eusse mis � fin, en 1606, une aventure du genre de celle qu'a si bien racont�e Bassompierre.

" Il y avait cinq ou six mois, dit le mar�chal, que toutes les fois que je passais sur le Petit-Pont (car en ce temps-l� le Pont-Neuf n'�tait point b�ti), une belle femme, ling�re � l'enseigne des Deux-Anges , me faisait de grandes r�v�rences et m'accompagnait de la vue tant qu'elle pouvait ; et comme j'eus pris garde � son action je la regardais aussi et la saluais avec plus de soin.

Il advint que lorsque j'arrivai de Fontainebleau � Paris, passant sur le Petit-Pont, d�s qu'elle m'aper�ut venir, elle se mit sur l'entr�e de sa boutique et me dit comme je passais : - Monsieur, je suis votre servante. Je lui rendis son salut, et me retournant de temps en temps, je vis qu'elle me suivait de la vue aussi longtemps qu'elle pouvait. "

Bassompierre obtient un rendez-vous : " Je trouvai, dit-il, une tr�s belle femme, �g�e de vingt ans, qui �tait coiff�e de nuit, n'ayant qu'une tr�s fine chemise sur elle et une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Elle me plut bien fort. Je lui demandai si je ne pourrais pas la voir encore une autre fois. - Si vous voulez me voir une autre fois, me r�pondit-elle, ce sera chez une de mes tantes, qui se tient en la rue Bourg-l'Abb�, proche des Halles, aupr�s de la rue aux ours, � la troisi�me porte du c�t� de la rue Saint-Martin ; je vous y attendrai depuis dix heures jusques � minuit, et plus tard encore ; je laisserai la porte ouverte. A l'entr�e, il y a une petite all�e que vous passerez vite, car la porte de la chambre de ma tante y r�pond, et trouverez un degr� qui vous m�nera � ce second �tage. Je vins � dix heures, et trouvai la porte qu'elle m'avait marqu�e, et de la lumi�re bien grande, non seulement au second �tage, mais au troisi�me et au premier encore ; mais la porte �tait ferm�e. Je frappai pour avertir de ma venue ; mais j'ou�s une voix d'homme qui me demanda qui j'�tais. Je m'en retournai � la rue aux ours, et �tant retourn� pour la deuxi�me fois, ayant trouv� la porte ouverte, j'entrai jusques au second �tage, o� je trouvai que cette lumi�re �tait la paille du lit que l'on y br�lait, et deux corps nus �tendus sur la table de la chambre. Alors, je me retirai bien �tonn� et en sortant je rencontrai des corbeaux (enterreurs de morts) qui me demand�rent ce que je cherchais ; et moi, pour les faire �carter, mis l'�p�e � la main et passai outre, m'en revenant � mon logis, un peu �mu de ce spectacle inopin�. "

Je suis all�, � mon tour, � la d�couverte, avec l'adresse donn�e, il y a deux cent quarante ans, par Bassompierre. J'ai travers� le Petit-Pont, pass� les Halles, et suivi la rue Saint-Denis jusqu'� la rue aux ours, � main droite ; la premi�re rue � main gauche, aboutissant rue aux ours, est la rue Bourg-l'Abb�. Son inscription, enfum�e comme par le temps et un incendie, m'a donn� bonne esp�rance. J'ai retrouv� la troisi�me petite porte du c�t� de la rue Saint-Martin, tant les renseignements de l'historien sont fid�les. L�, malheureusement, les deux si�cles et demi que j'avais cru d'abord rest�s dans la rue, ont disparu. La fa�ade de la maison est moderne ; aucune clart� ne sortait ni du premier, ni du second, ni du troisi�me �tage. Aux fen�tres de l'attique, sous le toit, r�gnait une guirlande de capucines et de pois de senteur ; au rez-de-chauss�e, une boutique de coiffeur offrait une multitude de tours de cheveux accroch�s derri�re les vitres.

Tout d�convenu, je suis entr� dans ce mus�e des Eponine : depuis la conqu�te des Romains, les Gauloises ont toujours vendu leurs tresses blondes � des fronts moins par�s ; mes compatriotes bretonnes se font tondre encore � certains jours de foire, et troquent le voile naturel de leur t�te pour un mouchoir des Indes. M'adressant � un merlan, qui filait une perruque sur un peigne de fer : " Monsieur, n'auriez-vous pas achet� les cheveux d'une jeune ling�re, qui demeurait � l'enseigne des Deux-Anges , pr�s du Petit-Pont ? " Il est rest� sous le coup, ne pouvant dire ni oui, ni non. Je me suis retir�, avec mille excuses, � travers un labyrinthe de toupets.

J'ai ensuite err� de porte en porte : point de ling�re de vingt ans, me faisant de grandes r�v�rences ; point de jeune femme franche, d�sint�ress�e, passionn�e, coiff�e de nuit, n ' ayant qu ' une tr�s fine chemise, une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle . Une vieille grognon, pr�te � rejoindre ses dents dans la tombe, m'a pens� battre avec sa b�quille : c'�tait peut-�tre la tante du rendez-vous.

Quelle belle histoire que cette histoire de Bassompierre ! Il faut comprendre une des raisons pour laquelle il avait �t� si r�solument aim�. A cette �poque, les Fran�ais se s�paraient encore en deux classes distinctes, l'une dominante, l'autre demi-serve. La ling�re pressait Bassompierre dans ses bras, comme un demi-dieu descendu au sein d'une esclave : il lui faisait l'illusion de la gloire, et les Fran�aises, seules de toutes les femmes, sont capables de s'enivrer de cette illusion.

Mais qui nous r�v�lera les causes inconnues de la catastrophe ? Etait-ce la gentille grisette des Deux-Anges dont le corps gisait sur la table avec un autre corps ? Quel �tait l'autre corps ? Celui du mari, ou de l'homme dont Bassompierre entendit la voix ? La peste (car il y avait peste � Paris) ou la jalousie �taient-elles accourues dans la rue Bourg-l'Abb� avant l'amour ? L'imagination se peut exercer � l'aise sur un tel sujet. M�lez aux inventions du po�te le choeur populaire, les fossoyeurs arrivant, les corbeaux et l'�p�e de Bassompierre, un superbe m�lodrame sortira de l'aventure.

Vous admirerez aussi la chastet� et la retenue de ma jeunesse � Paris : dans cette capitale, il m'�tait loisible de me livrer � tous mes caprices, comme dans l'abbaye de Th�l�me o� chacun agissait � sa volont� ; je n'abusai pas n�anmoins de mon ind�pendance : je n'avais de commerce qu'avec une courtisane �g�e de deux cent seize ans, jadis �prise d'un mar�chal de France rival du B�arnais aupr�s de mademoiselle de Montmorency, et amant de mademoiselle d'Entragues, soeur de la marquise de Verneuil, qui parle si mal de Henri IV. Louis XVI, que j'allais voir, ne se doutait pas de mes rapports secrets avec sa famille.

 

1 L 4 Chapitre 9

Berlin, mars 1821.

Pr�sentation � Versailles. - Chasse avec le Roi.

Le jour fatal arriva ; il fallut partir pour Versailles plus mort que vif. Mon fr�re m'y conduisit la veille de ma pr�sentation et me mena chez le mar�chal de Duras, galant homme dont l'esprit �tait si commun qu'il r�fl�chissait quelque chose de bourgeois sur ses belles mani�res : ce bon mar�chal me fit pourtant une peur horrible.

Le lendemain matin, je me rendis seul au ch�teau. On n'a rien vu quand on n'a pas vu la pompe de Versailles, m�me apr�s le licenciement de l'ancienne maison du Roi : Louis XIV �tait toujours l�.

La chose alla bien tant que je n'eus qu'� traverser les salles des gardes : l'appareil militaire m'a toujours plu et ne m'a jamais impos�. Mais quand j'entrai dans l'oeil-de-boeuf et que je me trouvai au milieu des courtisans, alors commen�a ma d�tresse. On me regardait ; j'entendais demander qui j'�tais. Il se faut souvenir de l'ancien prestige de la royaut� pour se p�n�trer de l'importance dont �tait alors une Pr�sentation. Une destin�e myst�rieuse s'attachait au d�butant ; on lui �pargnait l'air protecteur m�prisant qui composait, avec l'extr�me politesse, les mani�res inimitables du grand seigneur. Qui sait si ce d�butant ne deviendra pas le favori du ma�tre ? on respectait en lui la domesticit� future dont il pouvait �tre honor�. Aujourd'hui, nous nous pr�cipitons dans le palais avec encore plus d'empressement qu'autrefois et, ce qu'il y a d'�trange, sans illusion : un courtisan r�duit � se nourrir de v�rit�s est bien pr�s de mourir de faim.

Lorsqu'on annon�a le lever du Roi, les personnes non pr�sent�es se retir�rent ; je sentis un mouvement de vanit� : je n'�tais pas fier de rester, j'aurais �t� humili� de sortir. La chambre � coucher du Roi s'ouvrit : je vis le Roi, selon l'usage achever sa toilette, c'est-�-dire prendre son chapeau de la main du premier gentilhomme de service. Le Roi s'avan�a allant � la messe ; je m'inclinai ; le mar�chal de Duras me nomma : " Sire, le chevalier de Chateaubriand. " Le Roi me regarda, me rendit mon salut, h�sita, eut l'air de vouloir s'arr�ter pour m'adresser la parole. J'aurais r�pondu d'une contenance assur�e : ma timidit� s'�tait �vanouie. Parler au g�n�ral de l'arm�e au chef de l'Etat, me paraissait tout simple sans que je me rendisse compte de ce que j'�prouvais. Le Roi plus embarrass� que moi, ne trouvant rien � me dire, passa outre. Vanit� des destin�es humaines ! ce souverain que je voyais pour la premi�re fois ; ce monarque si puissant �tait Louis XVI � six ans de son �chafaud ! Et ce nouveau courtisan qu'il regardait � peine, charg� de d�m�ler les ossements parmi des ossements, apr�s avoir �t� sur preuves de noblesse pr�sent� aux grandeurs du fils de saint Louis, le serait un jour � sa poussi�re sur preuves de fid�lit� ! double tribut de respect � la double royaut� du sceptre et de la palme ! Louis XVI pouvait r�pondre � ses juges comme le Christ aux Juifs : " Je vous ai fait voir beaucoup de bonnes oeuvres ; pour laquelle me lapidez-vous ? "

Nous cour�mes � la galerie pour nous trouver sur le passage de la Reine lorsqu'elle reviendrait de la chapelle. Elle se montra bient�t entour�e d'un radieux et nombreux cort�ge ; elle nous fit une noble r�v�rence ; elle semblait enchant�e de la vie. Et ces belles mains qui soutenaient alors avec tant de gr�ce le sceptre de tant de rois, devaient, avant d'�tre li�es par le bourreau, ravauder les haillons de la veuve, prisonni�re � la Conciergerie !

Si mon fr�re avait obtenu de moi un sacrifice, il ne d�pendait pas de lui de me le faire pousser plus loin. Vainement il me supplia de rester � Versailles, afin d'assister le soir au jeu de la Reine : " Tu seras, me disait-il, nomm� � la Reine, et le Roi te parlera. " Il ne me pouvait pas donner de meilleures raisons pour m'enfuir. Je me h�tai de venir cacher ma gloire dans mon h�tel garni, heureux d'�tre �chapp� � la Cour, mais voyant encore devant moi la terrible journ�e des carrosses, du 19 f�vrier 1787.

Le duc de Coigny me fit pr�venir que je chasserais avec le Roi dans la for�t de Saint-Germain. Je m'acheminai de grand matin vers mon supplice, en uniforme de d�butant , habit gris, veste et culotte rouges, manchettes de bottes, bottes � l'�cuy�re, couteau de chasse au c�t�, petit chapeau fran�ais � galon d'or. Nous nous trouv�mes quatre d�butants au ch�teau de Versailles, moi, les deux messieurs de Saint-Marsault et le comte d'Hautefeuille [J'ai retrouv� M. le comte d'Hautefeuille ; il s'occupe de la traduction de morceaux choisis de Byron ; madame la comtesse d'Hautefeuille est l'auteur, plein de talent, de l' Ame exil�e , etc., etc. (N.d.A.)] . Le duc de Coigny nous donna nos instructions : il nous avisa de ne pas couper la chasse, le Roi s'emportant lorsqu'on passait entre lui et la b�te. Le duc de Coigny portait un nom fatal � la Reine. Le rendez-vous �tait au Val, dans la for�t de Saint-Germain, domaine engag� par la couronne au mar�chal de Beauvau. L'usage voulait que les chevaux de la premi�re chasse � laquelle assistaient les hommes pr�sent�s fussent fournis des �curies du Roi [Dans la Gazette le France , du mardi 27 f�vrier 1787, on lit ce qui suit : " Le comte Charles d'Hautefeuille, le baron de Saint-Marsault, le baron de Saint-Marsault-Chatelaillon et le chevalier de Chateaubriand, qui pr�c�demment avaient eu l'honneur d'�tre pr�sent�s au Roi, ont eu, le 19, celui de monter dans les voitures de sa Majest�, et de la suivre � la chasse. "] .

On bat aux champs : mouvement d'armes, voix de commandement. On crie : le Roi ! Le Roi sort, monte dans son carrosse : nous roulons dans les carrosses � la suite. Il y avait loin de cette course et de cette chasse avec le roi de France � mes courses et � mes chasses dans les landes de la Bretagne ; et plus loin encore, � mes courses et � mes chasses avec les sauvages de l'Am�rique : ma vie devait �tre remplie de ces contrastes.

Nous arriv�mes au point de ralliement o� de nombreux chevaux de selle tenus en main sous les arbres, t�moignaient leur impatience. Les carrosses arr�t�s dans la for�t avec les gardes ; les groupes d'hommes et de femmes ; les meutes � peine contenues par les piqueurs ; les aboiements des chiens, le hennissement des chevaux, le bruit des cors, formaient une sc�ne tr�s anim�e. Les chasses de nos rois rappelaient � la fois les anciennes et les nouvelles moeurs de la monarchie, les rudes passe-temps de Clodion, de Chilp�ric, de Dagobert, la galanterie de Fran�ois Ier, de Henri IV et de Louis XIV.

J'�tais trop plein de mes lectures pour ne pas voir partout des comtesses de Chateaubriand, des duchesses d'Etampes, des Gabrielle d'Estr�es, des La Valli�re, des Montespan. Mon imagination prit cette chasse historiquement, et je me sentis � l'aise : j'�tais d'ailleurs dans une for�t, j'�tais chez moi.

Au descendu des carrosses, je pr�sentai mon billet aux piqueurs. On m'avait destin� une jument appel�e l ' Heureuse, b�te l�g�re, mais sans bouche, ombrageuse et pleine de caprices ; assez vive image de ma fortune, qui chauvit sans cesse des oreilles. Le Roi mis en selle partit ; la chasse le suivit, prenant diverses routes. Je restai derri�re � me d�battre avec l ' Heureuse , qui ne voulait pas se laisser enfourcher par son nouveau ma�tre ; je finis cependant par m'�lancer sur son dos : la chasse �tait d�j� loin.

Je ma�trisai d'abord assez bien l ' Heureuse ; forc�e de raccourcir son galop, elle baissait le cou, secouait le mors blanchi d'�cume, s'avan�ait de travers � petits bonds ; mais lorsqu'elle approcha du lieu de l'action, il n'y eut plus moyen de la retenir. Elle allonge le chanfrein, m'abat la main sur le garrot, vient au grand galop donner dans une troupe de chasseurs, �cartant tout sur son passage, ne s'arr�tant qu'au heurt du cheval d'une femme qu'elle faillit culbuter, au milieu des �clats de rire des uns, des cris de frayeur des autres. Je fais aujourd'hui d'inutiles efforts pour me rappeler le nom de cette femme, qui re�ut poliment mes excuses. Il ne fut plus question que de l' aventure du d�butant.

Je n'�tais pas au bout de mes �preuves. Environ une demi-heure apr�s ma d�convenue, je chevauchais dans une longue perc�e � travers des parties de bois d�sertes ; un pavillon s'�levait au bout : voil� que je me mis � songer � ces palais r�pandus dans les for�ts de la couronne, en souvenir de l'origine des rois chevelus et de leurs myst�rieux plaisirs : un coup de fusil part ; l ' Heureuse tourne court, brosse t�te baiss�e dans le fourr� et me porte juste � l'endroit o� le chevreuil venait d'�tre abattu : le Roi para�t.

Je me souvins alors, mais trop tard, des injonctions du duc de Coigny : la maudite l' Heureuse avait tout fait. Je saute � terre, d'une main poussant en arri�re ma cavale de l'autre tenant mon chapeau bas. Le Roi regarde, et ne voit qu'un d�butant arriv� avant lui aux fus de la b�te ; il avait besoin de parler ; au lieu de s'emporter, il me dit avec un ton de bonhomie et un gros rire : " Il n'a pas tenu longtemps. " C'est le seul mot que j'aie jamais obtenu de Louis XVI. On vint de toutes parts ; on fut �tonn� de me trouver causant avec le Roi. Le d�butant Chateaubriand fit du bruit par ses deux aventures ; mais, comme il lui est toujours arriv� depuis, il ne sut profiter ni de la bonne ni de la mauvaise fortune.

Le Roi for�a trois autres chevreuils. Les d�butants ne pouvant courre que la premi�re b�te, j'allai attendre au Val avec mes compagnons le retour de la chasse.

Le Roi revint au Val ; il �tait gai et contait les accidents de la chasse. On reprit le chemin de Versailles. Nouveau d�sappointement pour mon fr�re : au lieu d'aller m'habiller pour me trouver au d�bott�, moment de triomphe et de faveur, je me jetai au fond de ma voiture et rentrai dans Paris plein de joie d'�tre d�livr� de mes honneurs et de mes maux. Je d�clarai � mon fr�re que j'�tais d�termin� � retourner en Bretagne.

Content d'avoir fait conna�tre son nom, esp�rant amener un jour � maturit�, par sa pr�sentation, ce qu'il y avait d'avort� dans la mienne, il ne s'opposa pas au d�part d'un fr�re d'un esprit aussi biscornu [Le M�morial historique de la Noblesse a publi� un document in�dit annot� de la main du Roi, tir� des Archives du royaume, section historique, registre M 813 et carton M 814 ; il contient les Entr�es . On y voit mon nom et celui de mon fr�re : il prouve que ma m�moire m'avait bien servi pour les dates. (N.d.A. 1840.)] .

Telle fut ma premi�re vue de la ville et de la cour. La soci�t� me parut plus odieuse encore que je ne l'avais imagin� ; mais si elle m'effraya, elle ne me d�couragea pas ; je sentis confus�ment que j'�tais sup�rieur � ce que j'avais aper�u. Je pris pour la cour un d�go�t invincible ; ce d�go�t, ou plut�t ce m�pris que je n'ai pu cacher, m'emp�chera de r�ussir, ou me fera tomber du plus haut point de ma carri�re.

Au reste, si je jugeais le monde sans le conna�tre, le monde, � son tour, m'ignorait. Personne ne devina � mon d�but ce que je pouvais valoir, et quand je revins � Paris, on ne le devina pas davantage. Depuis ma triste c�l�brit�, beaucoup de personnes m'ont dit : " Comme nous vous eussions remarqu�, si nous vous avions rencontr� dans votre jeunesse ! " Cette obligeante pr�tention n'est que l'illusion d'une renomm�e d�j� faite. Les hommes se ressemblent � l'ext�rieur : en vain Rousseau nous dit qu'il poss�dait deux petits yeux tout charmants : il n'en est pas moins certain, t�moin ses portraits, qu'il avait l'air d'un ma�tre d'�cole ou d'un cordonnier grognon.

Pour en finir avec la cour, je dirai qu'apr�s avoir revu la Bretagne et m'�tre venu fixer � Paris avec mes soeurs cadettes, Lucile et Julie, je m'enfon�ai plus que jamais dans mes habitudes solitaires. On me demandera ce que devint l'histoire de ma pr�sentation. Elle resta l�. - Vous ne chass�tes donc plus avec le Roi ? - Pas plus qu'avec l'empereur de la Chine. - Vous ne retourn�tes donc plus � Versailles ? - J'allai deux fois jusqu'� S�vres ; le coeur me faillit, et je revins � Paris. - Vous ne tir�tes donc aucun parti de votre position ? - Aucun.

- Que faisiez-vous donc ? - Je m'ennuyais. - Ainsi, vous ne vous sentiez aucune ambition ? - Si fait : � force d'intrigues et de soucis, j'arrivai � la gloire d'ins�rer dans 1' Almanach des Muses une idylle dont l'apparition me pensa tuer d'esp�rance et de crainte. J'aurais donn� tous les carrosses du Roi pour avoir compos� la romance : O ma tendre musette ! ou : De mon berger volage .

Propre � tout pour les autres, bon � rien pour moi : me voil�.

 

1 L 4 Chapitre 10

Paris, juin 1821.

Passage en Bretagne. - Garnison de Dieppe. - Retour � Paris avec Lucile et Julie.

Tout ce qu'on vient de lire de ce livre quatri�me a �t� �crit � Berlin. Je suis revenu � Paris pour le bapt�me du duc de Bordeaux, et j'ai donn� la d�mission de mon ambassade par fid�lit� politique � M. de Vill�le sorti du minist�re. Rendu � mes loisirs, �crivons. A mesure que ces M�moires se remplissent de mes ann�es �coul�es, ils me repr�sentent le globe inf�rieur d'un sablier constatant ce qu'il y a de poussi�re tomb�e de ma vie : quand tout le sable sera pass�, je ne retournerais pas mon horloge de verre, Dieu m'en e�t-il donn� la puissance.

La nouvelle solitude dans laquelle j'entrai en Bretagne apr�s ma pr�sentation, n'�tait plus celle de Combourg ; elle n'�tait ni aussi enti�re, ni aussi s�rieuse, et pour tout dire, ni aussi forc�e : il m'�tait loisible de la quitter ; elle perdait de sa valeur. Une vieille ch�telaine armori�e, un vieux baron blasonn� gardant dans un manoir f�odal leur derni�re fille et leur dernier fils, offraient ce que les Anglais appellent des caract�res : rien de provincial, de r�tr�ci dans cette vie, parce qu'elle n'�tait pas la vie commune.

Chez mes soeurs, la province se retrouvait au milieu des champs : on allait dansant de voisins en voisins, jouant la com�die dont j'�tais quelquefois un mauvais acteur. L'hiver, il fallait subir � Foug�res la soci�t� d'une petite ville, les bals, les assembl�es, les d�ners, et je ne pouvais pas, comme � Paris, �tre oubli�.

D'un autre c�t�, je n'avais pas vu l'arm�e, la cour, sans qu'un changement se f�t op�r� dans mes id�es : en d�pit de mes go�ts naturels, je ne sais quoi se d�battant en moi contre l'obscurit� me demandait de sortir de l'ombre. Julie avait la province en d�testation ; l'instinct du g�nie et de la beaut� poussait Lucile sur un plus grand th��tre.

Je sentais donc dans mon existence un malaise par qui j'�tais averti que cette existence n'�tait pas ma destin�e.

Cependant, j'aimais toujours la campagne, et celle de Marigny �tait charmante [Marigny a beaucoup chang� depuis l'�poque o� ma soeur l'habitait. Il a �t� vendu, et appartient aujourd'hui � MM. de Pommereul, qui l'ont fait reb�tir et l'ont fort embelli.] . Mon r�giment avait chang� de r�sidence : le premier bataillon tenait garnison au Havre, le second � Dieppe ; je rejoignis celui-ci : ma pr�sentation faisait de moi un personnage. Je pris go�t � mon m�tier ; je travaillais � la manoeuvre ; on me confia des recrues que j'exer�ais sur les galets au bord de la mer : cette mer a form� le fond du tableau dans presque toutes les sc�nes de ma vie.

La Martini�re ne s'occupait � Dieppe ni de son homonyme Lamartini�re , ni du P. Simon, lequel �crivait contre Bossuet, Port-Royal et les B�n�dictins, ni de l'anatomiste Pecquet, que madame de S�vign� appelle le petit Pecquet ; mais La Martini�re �tait amoureux � Dieppe comme � Cambrai : il d�p�rissait aux pieds d'une forte Cauchoise, dont la coiffe et le toupet avaient une demi-toise de haut. Elle n'�tait pas jeune : par un singulier hasard, elle s'appelait Cauchie, petite-fille apparemment de cette Dieppoise, Anne Cauchie, qui en 1645 �tait �g�e de cent cinquante ans.

C'�tait en 1647 qu'Anne d'Autriche, voyant comme moi la mer par les fen�tres de sa chambre, s'amusait � regarder les br�lots se consumer pour la divertir. Elle laissait les peuples qui avaient �t� fid�les � Henri IV garder le jeune Louis XIV ; elle donnait � ces peuples des b�n�dictions infinies, malgr� leur vilain langage normand .

On retrouvait � Dieppe quelques redevances f�odales que j'avais vu payer � Combourg : il �tait d� au bourgeois Vauquelin trois t�tes de porcs ayant chacun une orange entre les dents, et trois sous marqu�s de la plus ancienne monnaie connue.

Je revins passer un semestre � Foug�res. L� r�gnait une fille noble, appel�e mademoiselle de La Belinaye, tante de cette comtesse de Tronjoli, dont j'ai d�j� parl�. Une agr�able laide, soeur d'un officier au r�giment de Cond�, attira mes admirations : je n'aurais pas �t� assez t�m�raire pour �lever mes voeux jusqu'� la beaut� ; ce n'est qu'� la faveur des imperfections d'une femme que j'osais risquer un respectueux hommage.

Madame de Farcy, toujours souffrante, prit enfin la r�solution d'abandonner la Bretagne. Elle d�termina Lucile � la suivre ; Lucile, � son tour, vainquit mes r�pugnances : nous pr�mes la route de Paris ; douce association des trois plus jeunes oiseaux de la couv�e.

Mon fr�re �tait mari� ; il demeurait chez son beau-p�re, le pr�sident de Rosambo, rue de Bondy. Nous conv�nmes de nous placer dans son voisinage : par l'entremise de M. Delisle de Sales, log� dans les pavillons de Saint-Lazare, au haut du faubourg Saint-Denis, nous arret�mes un appartement dans ces m�mes pavillons.

 

1 L 4 Chapitre 11

Paris, juin 1821.

Delisle de Sales. - Flins. - Vie d'un homme de lettres.

Madame de Farcy s'�tait accoint�e, je ne sais comment, avec Delisle de Sales, lequel avait �t� mis jadis � Vincennes pour des niaiseries philosophiques. A cette �poque, on devenait un personnage quand on avait barbouill� quelques lignes de prose ou ins�r� un quatrain dans l' Almanach des Muses . Delisle de Sales, tr�s brave homme, tr�s cordialement m�diocre, avait un grand rel�chement d'esprit, et laissait aller sous lui ses ann�es ; ce vieillard s'�tait compos� une belle biblioth�que avec ses ouvrages, qu'il brocantait � l'�tranger et que personne ne lisait � Paris. Chaque ann�e, au printemps, il faisait ses remontes d'id�es en Allemagne. Gras et d�braill�, il portait un rouleau de papier crasseux que l'on voyait sortir de sa poche ; il y consignait au coin des rues sa pens�e du moment. Sur le pi�destal de son buste en marbre, il avait trac� de sa main cette inscription, emprunt�e au buste de Buffon : Dieu, l ' homme, la nature, il a tout expliqu� . Delisle de Sales tout expliqu� ! Ces orgueils sont bien plaisants, mais bien d�courageants. Qui se peut flatter d'avoir un talent v�ritable ? Ne pouvons-nous pas �tre, tous tant que nous sommes, sous l'empire d'une illusion semblable � celle de Delisle de Sales ? Je parierais que tel auteur qui lit cette phrase, se croit un �crivain de g�nie, et n'est pourtant qu'un sot.

Si je me suis trop longuement �tendu sur le compte du digne homme des pavillons de Saint-Lazare, c'est qu'il fut le premier litt�rateur que je rencontrai : il m'introduisit dans la soci�t� des autres.

La pr�sence de mes deux soeurs me rendit le s�jour de Paris moins insupportable ; mon penchant pour l'�tude affaiblit encore mes d�go�ts. Delisle de Sales me semblait un aigle. Je vis chez lui Carbon Flins des Oliviers, qui tomba amoureux de madame de Farcy. Elle s'en moquait ; il prenait bien la chose, car il se piquait d'�tre de bonne compagnie. Flins me fit conna�tre Fontanes, son ami, qui est devenu le mien.

Fils d'un ma�tre des eaux et for�ts de Reims, Flins avait re�u une �ducation n�glig�e ; au demeurant, homme d'esprit et parfois de talent. On ne pouvait voir quelque chose de plus laid : court et bouffi, de gros yeux saillants, des cheveux h�riss�s, des dents sales, et malgr� cela l'air pas trop ignoble. Son genre de vie, qui �tait celui de presque tous les gens de lettres de Paris � cette �poque, m�rite d'�tre racont�.

Flins occupait un appartement rue Mazarine, assez pr�s de Laharpe, qui demeurait rue Gu�n�gaud. Deux Savoyards, travestis en laquais par la vertu d'une casaque de livr�e, le servaient ; le soir, ils le suivaient, et introduisaient les visites chez lui le matin. Flins allait r�guli�rement au Th��tre-Fran�ais, alors plac� � l'Od�on, et excellent surtout dans la com�die. Brizard venait � peine de finir ; Talma commen�ait ; Larive, Saint-Phal, Fleury, Mol�, Dazincourt, Dugazon, Grandmesnil, mesdames Contat, Saint-Val, Desgarcins, Olivier, �taient dans toute la force du talent, en attendant mademoiselle Mars, fille de Monvel, pr�te � d�buter au th��tre Montansier. Les actrices prot�geaient les auteurs et devenaient quelquefois l'occasion de leur fortune.

Flins, qui n'avait qu'une petite pension de sa famille, vivait de cr�dit. Vers les vacances du Parlement, il mettait en gage les livr�es de ses Savoyards, ses deux montres, ses bagues et son linge, payait avec le pr�t ce qu'il devait, partait pour Reims, y passait trois mois, revenait � Paris, retirait au moyen de l'argent que lui donnait son p�re, ce qu'il avait d�pos� au Mont-de-Pi�t�, et recommen�ait le cercle de cette vie, toujours gai et bien re�u.

 

1 L 4 Chapitre 12

Paris, juin 1821.

Gens de lettres. - Portraits.

Dans le cours des deux ann�es qui s'�coul�rent depuis mon �tablissement � Paris jusqu'� l'ouverture des Etats-G�n�raux, cette soci�t� s'�largit. Je savais par coeur les �l�gies du chevalier de Parny, et je les sais encore. Je lui �crivis pour lui demander la permission de voir un po�te dont les ouvrages faisaient mes d�lices ; il me r�pondit poliment : je me rendis chez lui rue de Cl�ry.

Je trouvai un homme assez jeune encore, de tr�s bon ton, grand, maigre, le visage marqu� de petite-v�role. Il me rendit ma visite ; je le pr�sentai � mes soeurs. Il aimait peu la soci�t� et il en fut bient�t chass� par la politique : il �tait alors du vieux parti. Je n'ai point connu d'�crivain qui f�t plus semblable � ses ouvrages : po�te et cr�ole, il ne lui fallait que le ciel de l'Inde, une fontaine, un palmier et une femme. Il redoutait le bruit, cherchait � glisser dans la vie sans �tre aper�u, sacrifiait tout � sa paresse, et n'�tait trahi dans son obscurit�, que par ses plaisirs qui touchaient en passant sa lyre :

Que notre vie heureuse et fortun�e

Coule en secret, sous l'aile des amours,

Comme un ruisseau qui, murmurant � peine,

Et dans son lit resserrant tous ses flots

Cherche avec soin l'ombre des arbrisseaux,

Et n'ose pas se montrer dans la plaine.

C'est cette impossibilit� de se soustraire � son indolence qui de furieux aristocrate, rendit le chevalier de Parny mis�rable r�volutionnaire, attaquant la religion pers�cut�e et les pr�tres � l'�chafaud, achetant son repos � tout prix, et pr�tant � la muse qui chanta El�onore le langage de ces lieux o� Camille Desmoulins allait marchander ses amours.

L'auteur de l' Histoire de la litt�rature italienne , qui s'insinua dans la R�volution � la suite de Chamfort, nous arriva par ce cousinage que tous les Bretons ont entre eux. Ginguen� vivait dans le monde sur la r�putation d'une pi�ce de vers assez gracieuse, la Confession de Zulm�, qui lui valut une ch�tive place dans les bureaux de M. de Necker ; de l� sa pi�ce sur son entr�e au contr�le g�n�ral. Je ne sais qui disputait � Ginguen� son titre de gloire, la Confession de Zulm� ; mais dans le fait il lui appartenait.

Le po�te rennais savait bien la musique et composait des romances. D'humble qu'il �tait, nous v�mes cro�tre son orgueil, � mesure qu'il s'accrochait � quelqu'un de connu. Vers le temps de la convocation des Etats-G�n�raux, Chamfort l'employa � barbouiller des articles pour des journaux et des discours pour des clubs : il se fit superbe. A la premi�re f�d�ration il disait : " Voil� une belle f�te ! on devrait pour mieux l'�clairer br�ler quatre aristocrates aux quatre coins de l'autel. " Il n'avait pas l'initiative de ces voeux ; longtemps avant lui, le ligueur Louis Dorl�ans avait �crit dans son Banquet du comte d ' Ar�te : " qu'il fallait attacher en guise de fagots les ministres protestants � l'arbre du feu de Saint-Jean et mettre le roy Henry IV dans le muids o� l'on mettait les chats ".

Ginguen� eut une connaissance anticip�e des meurtres r�volutionnaires. Madame Ginguen� pr�vint mes soeurs et ma femme du massacre qui devait avoir lieu aux Carmes et leur donna asile : elles demeuraient cul-de-sac F�rou, dans le voisinage du lieu o� l'on devait �gorger.

Apr�s la Terreur, Ginguen� devint quasi chef de l'instruction publique. Ce fut alors qu'il chanta l ' Arbre de la libert� au Cadran-Bleu, sur l'air : Je l ' ai plant�, je l ' ai vu na�tre . On le jugea assez b�at de philosophie pour une ambassade aupr�s d'un de ces rois qu'on d�couronnait. Il �crivait de Turin � M. de Talleyrand qu'il avait vaincu un pr�jug� : il avait fait recevoir sa femme en pet-en-l'air � la cour. Tomb� de la m�diocrit� dans l'importance, de l'importance dans la niaiserie, et de la niaiserie dans le ridicule, il a fini ses jours litt�rateur distingu� comme critique, et, ce qu'il y a de mieux, �crivain ind�pendant dans la D�cade : la nature l'avait remis � la place d'o� la soci�t� l'avait mal � propos tir�. Son savoir est de seconde main, sa prose lourde, sa po�sie correcte et quelquefois agr�able.

Ginguen� avait un ami, le po�te Lebrun. Ginguen� prot�geait Lebrun, comme un homme de talent, qui conna�t le monde, prot�ge la simplicit� d'un homme de g�nie ; Lebrun, � son tour, r�pandait ses rayons sur les hauteurs de Ginguen�. Rien n'�tait plus comique que le r�le de ces deux comp�res, se rendant, par un doux commerce, tous les services que se peuvent rendre deux hommes sup�rieurs dans des genres divers.

Lebrun �tait tout bonnement un faux monsieur de l'Empyr�e ; sa verve �tait aussi froide que ses transports �taient glac�s. Son Parnasse, chambre haute dans la rue Montmartre, offrait pour tout meuble des livres entass�s p�le-m�le sur le plancher, un lit de sangle dont les rideaux, form�s de deux serviettes sales, pendillaient sur une tringle de fer rouill�, et la moiti� d'un pot � l'eau accot�e contre un fauteuil d�paill�. Ce n'est pas que Lebrun ne f�t � son aise, mais il �tait avare et adonn� � des femmes de mauvaise vie.

Au souper antique de M. de Vaudreuil, il joua le personnage de Pindare. Parmi ses po�sies lyriques, on trouve des strophes �nergiques ou �l�gantes, comme dans l'ode sur le vaisseau le Vengeur et dans l'ode sur les Environs de Paris. Ses �l�gies sortent de sa t�te, rarement de son �me ; il a l'originalit� recherch�e, non l'originalit� naturelle ; il ne cr�e rien qu'� force d'art ; il se fatigue � pervertir le sens des mots et � les conjoindre par des alliances monstrueuses. Lebrun n'avait de vrai talent que pour la satire ; son �p�tre sur la bonne et la mauvaise plaisanterie a joui d'un renom m�rit�. Quelques-unes de ses �pigrammes sont � mettre aupr�s de celles de J.-B. Rousseau ; Laharpe surtout l'inspirait. Il faut encore lui rendre une autre justice : il fut ind�pendant sous Bonaparte, et il reste de lui, contre l'oppresseur de nos libert�s, des vers sanglants.

Mais, sans contredit, le plus bilieux des gens de lettres que je connus � Paris � cette �poque �tait Chamfort ; atteint de la maladie qui a fait les Jacobins, il ne pouvait pardonner aux hommes le hasard de sa naissance. Il trahissait la confiance des maisons o� il �tait admis ; il prenait le cynisme de son langage pour la peinture des moeurs de la cour. On ne pouvait lui contester de l'esprit et du talent mais de cet esprit et de ce talent qui n'atteignent point la post�rit�. Quand il vit que sous la R�volution il n'arrivait � rien, il tourna contre lui-m�me les mains qu'il avait lev�es sur la soci�t�. Le bonnet rouge ne parut plus � son orgueil qu'une autre esp�ce de couronne, le sans-culottisme qu'une sorte de noblesse, dont les Marat et les Robespierre �taient les grands seigneurs. Furieux de retrouver l'in�galit� des rangs jusque dans le monde des douleurs et des larmes, condamn� � n'�tre encore qu'un vilain dans la f�odalit� des bourreaux, il se voulut tuer pour �chapper aux sup�riorit�s du crime ; il se manqua : la mort se rit de ceux qui l'appellent et qui la confondent avec le n�ant.

Je n'ai connu l'abb� Delille qu'en 1798 � Londres et n'ai vu ni Rulhi�re, qui vit par madame d'Egmont et qui la fait vivre, ni Palissot, ni Beaumarchais, ni Marmontel. Il en est ainsi de Ch�nier que je n'ai jamais rencontr�, qui m'a beaucoup attaqu�, auquel je n'ai jamais r�pondu, et dont la place � l'Institut devait produire une des crises de ma vie.

Lorsque je relis la plupart des �crivains du dix-huiti�me si�cle, je suis confondu et du bruit qu'ils ont fait et de mes anciennes admirations. Soit que la langue ait avanc�, soit qu'elle ait r�trograd�, soit que nous ayons march� vers la civilisation, ou battu en retraite vers la barbarie, il est certain que je trouve quelque chose d'us�, de pass�, de grisaill�, d'inanim�, de froid dans les auteurs qui firent les d�lices de ma jeunesse. Je trouve m�me dans les plus grands �crivains de l'�ge voltairien des choses pauvres de sentiment de pens�e et de style.

A qui m'en prendre de mon m�compte ? J'ai peur d'avoir �t� le premier coupable : novateur n�, j'aurai peut-�tre communiqu� aux g�n�rations nouvelles la maladie dont j'�tais atteint. Epouvant�, j'ai beau crier � mes enfants : " N'oubliez pas le fran�ais ! " Ils me r�pondent comme le Limousin � Pantagruel : " qu'ils viennent de l'alme, inclyte et c�l�bre acad�mie que l'on vocite Lut�ce ".

Cette manie de gr�ciser et de latiniser notre langue n'est pas nouvelle, comme on le voit : Rabelais la gu�rit elle reparut dans Ronsard. Boileau l'attaqua. De nos jours elle a ressuscit� par la science. Nos r�volutionnaires grands Grecs par nature, ont oblig� nos marchands et nos paysans � apprendre les hectares, les hectolitres les kilom�tres, les millim�tres, les d�cagrammes : la politique a ronsardis� .

l'aurais pu parler ici de M. de Laharpe, que je connus alors et sur lequel je reviendrai ; j'aurais pu ajouter � la galerie de mes portraits celui de Fontanes ; mais bien que mes relations avec cet excellent homme prissent naissance en 1789, ce ne fut qu'en Angleterre que je me liai avec lui d'une amiti� toujours accrue par la mauvaise fortune jamais diminu�e par la bonne ; je vous en entretiendrai plus tard dans toute l'effusion de mon coeur, je n'aurai � peindre que des talents qui ne consolent plus la terre. La mort de mon ami est survenue au moment o� mes souvenirs me conduisaient � retracer le commencement de sa vie. Notre existence est d'une telle fuite, que si nous n'�crivons pas le soir l'�v�nement du matin, le travail nous encombre et nous n'avons plus le temps de le mettre � jour. Cela ne nous emp�che pas de gaspiller nos ann�es, de jeter au vent ces heures qui sont pour l'homme les semences de l'�ternit�.

 

1 L 4 Chapitre 13

Paris, juin 1821.

Famille Rosambo. - M. de Malesherbes : sa pr�dilection pour Lucile. - Apparition et changement de ma sylphide.

Si mon inclination et celle de mes deux soeurs m'avaient jet� dans cette soci�t� litt�raire, notre position nous for�ait d'en fr�quenter une autre ; la famille de la femme de mon fr�re fut naturellement pour nous le centre de cette derni�re soci�t�.

Le pr�sident Le Pelletier de Rosambo, mort depuis avec tant de courage, �tait, quand j'arrivai � Paris, un mod�le de l�g�ret�. A cette �poque, tout �tait d�rang� dans les esprits et dans les moeurs, sympt�me d'une r�volution prochaine. Les magistrats rougissaient de porter la robe et tournaient en moquerie la gravit� de leurs p�res. Les Lamoignon, les Mol�, les S�guier, les d'Aguesseau voulaient combattre et ne voulaient plus juger.

Les pr�sidentes, cessant d'�tre de v�n�rables m�res de famille, sortaient de leurs sombres h�tels pour devenir femmes � brillantes aventures. Le pr�tre, en chaire, �vitait le nom de J�sus-Christ et ne parlait que du l�gislateur des chr�tiens ; les ministres tombaient les uns sur les autres ; le pouvoir glissait de toutes les mains. Le supr�me bon ton �tait d'�tre Am�ricain � la ville, Anglais � la cour, Prussien � l'arm�e ; d'�tre tout, except� Fran�ais. Ce que l'on faisait, ce que l'on disait, n'�tait qu'une suite d'incons�quences. On pr�tendait garder des abb�s commandataires, et l'on ne voulait point de religion ; nul ne pouvait �tre officier s'il n'�tait gentilhomme, et l'on d�blat�rait contre la noblesse ; on introduisait l'�galit� dans les salons et les coups de b�ton dans les camps.

M. de Malesherbes avait trois filles, mesdames de Rosambo, d'Aulnay, de Montboissier : il aimait de pr�f�rence madame de Rosambo, � cause de la ressemblance de ses opinions avec les siennes. Le pr�sident de Rosambo avait �galement trois filles, mesdames de Chateaubriand, d'Aulnay, de Tocqueville, et un fils dont l'esprit brillant s'est recouvert de la perfection chr�tienne. M. de Malesherbes se plaisait au milieu de ses enfants, petits-enfants et arri�re-petits-enfants. Mainte fois, au commencement de la R�volution, je l'ai vu arriver chez madame de Rosambo, tout �chauff� de politique, jeter sa perruque, se coucher sur le tapis de la chambre de ma belle-soeur, et se laisser lutiner avec un tapage affreux par les enfants ameut�s. �'aurait �t� du reste un homme assez vulgaire dans ses mani�res, s'il n'e�t eu certaine brusquerie qui le sauvait de l'air commun : � la premi�re phrase qui sortait de sa bouche, on sentait l'homme d'un vieux nom et le magistrat sup�rieur. Ses vertus naturelles s'�taient un peu entach�es d'affectation par la philosophie qu'il y m�lait. Il �tait plein de science, de probit� et de courage ; mais bouillant, passionn� au point qu'il me disait un jour en parlant de Condorcet : " Cet homme a �t� mon ami ; aujourd'hui, je ne me ferais aucun scrupule de le tuer comme un chien. " Les flots de la R�volution le d�bord�rent, et sa mort a fait sa gloire. Ce grand homme serait demeur� cach� dans ses m�rites, si le malheur ne l'e�t d�cel� � la terre. Un noble V�nitien perdit la vie en retrouvant ses titres dans l'�boulement d'un vieux palais.

Les franches fa�ons de M. de Malesherbes m'�t�rent toute contrainte. Il me trouva quelque instruction ; nous nous touch�mes par ce premier point : nous parlions de botanique et de g�ographie, sujets favoris de ses conversations. C'est en m'entretenant avec lui que je con�us l'id�e de faire un voyage dans l'Am�rique du Nord pour d�couvrir la mer vue par Hearne et depuis par Mackenzie [Dans ces derni�res ann�es, navigu�e par le capitaine Franklin et le capitaine Parry. (N.d.A.1831)] . Nous nous entendions aussi en politique : les sentiments g�n�reux du fond de nos premiers troubles allaient � l'ind�pendance de mon caract�re ; l'antipathie naturelle que je ressentais pour la cour ajoutait force � ce penchant. J'�tais du c�t� de M. de Malesherbes et de madame de Rosambo, contre M. de Rosambo et contre mon fr�re, � qui l'on donna le surnom de l' enrag� Chateaubriand. La R�volution m'aurait entra�n�, si elle n'e�t d�but� par des crimes : je vis la premi�re t�te port�e au bout d'une pique, et je reculai. Jamais le meurtre ne sera � mes yeux un objet d'admiration et un argument de libert� ; je ne connais rien de plus servile, de plus m�prisable, de plus l�che, de plus born� qu'un terroriste. N'ai-je pas rencontr� en France toute cette race de Brutus au service de C�sar et de sa police ? Les niveleurs, r�g�n�rateurs, �gorgeurs, �taient transform�s en valets, espions, sycophantes, et moins naturellement encore en ducs, comtes et barons : quel moyen �ge !

Enfin, ce qui m'attacha davantage � l'illustre vieillard, ce fut sa pr�dilection pour ma soeur : malgr� la timidit� de la comtesse Lucile, on parvint, � l'aide d'un peu de vin de Champagne, � lui faire jouer un r�le dans une petite pi�ce, � l'occasion de la f�te de M. de Malesherbes ; elle se montra si touchante que le bon et grand homme en avait la t�te tourn�e. Il poussait plus que mon fr�re m�me � sa translation du chapitre d'Argenti�re � celui de Remiremont, o� l'on exigeait les preuves rigoureuses et difficiles des seize quartiers . Tout philosophe qu'il �tait, M. de Malesherbes avait � un haut degr� les principes de la naissance.

Il faut �tendre dans l'espace d'environ deux ann�es cette peinture des hommes et de la soci�t� � mon apparition dans le monde, entre la cl�ture de la premi�re assembl�e des Notables, le 25 mai 1787, et l'ouverture des Etats-G�n�raux, le 5 mai 1789. Pendant ces deux ann�es, mes soeurs et moi, nous n'habit�mes constamment ni Paris, ni le m�me lieu dans Paris. Je vais maintenant r�trograder et ramener mes lecteurs en Bretagne.

Du reste, j'�tais toujours affol� de mes illusions ; si mes bois me manquaient, les temps pass�s, au d�faut des lieux lointains, m'avaient ouvert une autre solitude. Dans le vieux Paris, dans les enceintes de Saint-Germain-des-Pr�s, dans les clo�tres des couvents, dans les caveaux de Saint-Denis, dans la Sainte-Chapelle, dans Notre-Dame, dans les petites rues de la Cit�, � la porte obscure d'H�lo�se, je revoyais mon enchanteresse ; mais elle avait pris, sous les arches gothiques et parmi les tombeaux, quelque chose de la mort : elle �tait p�le, elle me regardait avec des yeux tristes ; ce n'�tait plus que l'ombre ou les m�nes du r�ve que j'avais aim�.

 

1 L 5 Livre cinqui�me

1. Premiers mouvements politiques en Bretagne. - Coup d'oeil sur l'histoire de la monarchie. - 2. Constitution des Etats de Bretagne. - Tenue des Etats. - 3. Revenu du Roi en Bretagne. - Revenu particulier de la province. - Le fouage. - J'assiste pour la premi�re fois � une r�union politique. - Sc�ne. - 4. Ma m�re retir�e � Saint-Malo. - 5. Cl�ricature. - Environs de Saint-Malo. - 6. Le revenant. - Le malade. - 7. Etats de Bretagne en 1789. - Insurrection. - Saint-Riveul, mon camarade de coll�ge, est tu�. - 8. Ann�e 1789. - Voyage de Bretagne � Paris. - Mouvement sur la route. - Aspect de Paris. - Renvoi de M. Necker. - Versailles. - Joie de la famille royale. - Insurrection g�n�rale. - Prise de la Bastille. - 9. Effet de la prise de la Bastille sur la cour. - T�tes de Foulon et de Berthier. - 10. Rappel de M. Necker. - S�ance du 4 ao�t 1789. - Journ�e du 5 octobre. - Le Roi est amen� � Paris. - 11. Assembl�e constituante. - 12. Mirabeau. - 13. S�ances de l'Assembl�e nationale. - Robespierre. - 14. Soci�t�. - Aspect de Paris. - 15. Ce que je faisais au milieu de tout ce bruit. - Mes jours solitaires. - Mademoiselle Monet. - J'arr�te avec M. de Malesherbes le plan de mon voyage en Am�rique. - Bonaparte et moi, sous-lieutenants ignor�s. - Le marquis de La Rou�rie. - Je m'embarque � Saint-Malo. - Derni�res pens�es en quittant la terre natale.

 

1 L 5 Chapitre 1

Paris, septembre 1821.

Revu en d�cembre 1846.

Premiers mouvements politiques en Bretagne. - Coup d'oeil sur l'histoire de la monarchie.

Mes diff�rentes r�sidences en Bretagne, dans les ann�es 1787 et 1788, commenc�rent mon �ducation politique. On retrouvait dans les Etats de province le mod�le des Etats-G�n�raux : aussi les troubles particuliers qui annonc�rent ceux de la nation �clat�rent-ils dans deux pays d'Etats, la Bretagne et le Dauphin�.

La transformation qui se d�veloppait depuis deux cents ans touchait � son terme : la France pass�e de la monarchie f�odale � la monarchie des Etats-G�n�raux, de la monarchie des Etats-G�n�raux � la monarchie des parlements, de la monarchie des parlements � la monarchie absolue, tendait � la monarchie repr�sentative, � travers la lutte de la magistrature contre la puissance royale.

Le parlement Maupeou, l'�tablissement des assembl�es provinciales, avec le vote par t�te, la premi�re et la seconde assembl�es des Notables, la Cour pl�ni�re, la formation des grands bailliages, la r�int�gration civile des protestants, l'abolition partielle de la torture, celle des corv�es, l'�gale r�partition du payement de l'imp�t, �taient des preuves successives de la r�volution qui s'op�rait. Mais alors, on ne voyait pas l'ensemble des faits : chaque �v�nement paraissait un accident isol�. A toutes les p�riodes historiques, il existe un esprit-principe. En ne regardant qu'un point, on n'aper�oit pas les rayons convergeant au centre de tous les autres points ; on ne remonte pas jusqu'� l'agent cach� qui donne la vie et le mouvement g�n�ral, comme l'eau ou le feu dans les machines : c'est pourquoi, au d�but des r�volutions, tant de personnes croient qu'il suffirait de briser telle roue pour emp�cher le torrent de couler ou la vapeur de faire explosion.

Le dix-huiti�me si�cle, si�cle d'action intellectuelle, non d'action mat�rielle, n'aurait pas r�ussi � changer si promptement les lois, s'il n'e�t rencontr� son v�hicule : les parlements, et notamment le parlement de Paris, devinrent les instruments du syst�me philosophique. Toute opinion meurt impuissante ou fr�n�tique, si elle n'est log�e dans une assembl�e qui la rend pouvoir, la munit d'une volont�, lui attache une langue et des bras. C'est et ce sera toujours par des corps l�gaux ou ill�gaux qu'arrivent et arriveront les r�volutions.

Les parlements avaient leur cause � venger : la monarchie absolue leur avait ravi une autorit� usurp�e sur les Etats-G�n�raux. Les enregistrements forc�s, les lits de justice, les exils, en rendant les magistrats populaires, les poussaient � demander des libert�s dont au fond ils n'�taient pas sinc�res partisans. Ils r�clamaient les Etats-G�n�raux, n'osant avouer qu'ils d�siraient pour eux-m�mes la puissance l�gislative et politique ; ils h�taient de la sorte la r�surrection d'un corps dont ils avaient recueilli l'h�ritage, lequel, en reprenant la vie, les r�duirait tout d'abord � leur propre sp�cialit�, la justice. Les hommes se trompent presque toujours dans leur int�r�t, qu'ils se meuvent par sagesse ou passion : Louis XVI r�tablit les parlements qui le forc�rent � appeler les Etats-G�n�raux ; les Etats-G�n�raux, transform�s en Assembl�e nationale et bient�t en Convention, d�truisirent le tr�ne et les parlements, envoy�rent � la mort et les juges et le monarque de qui �manait la justice. Mais Louis XVI et les parlements en agirent de la sorte, parce qu'ils �taient, sans le savoir, les moyens d'une r�volution sociale.

L'id�e des Etats-G�n�raux �tait donc dans toutes les t�tes, seulement on ne voyait pas o� cela allait. Il �tait question, pour la foule, de combler un d�ficit que le moindre banquier aujourd'hui se chargerait de faire dispara�tre. Un rem�de si violent, appliqu� � un mal si l�ger, prouve qu'on �tait emport� vers des r�gions politiques inconnues. Pour l'ann�e 1786, seule ann�e dont l'�tat financier soit bien av�r�, la recette �tait de 412 924 000 livres, la d�pense de 593 542 000 livres ; d�ficit 180 618 000 livres, r�duit � 140 millions, par 40 618 000 livres d'�conomie. Dans ce budget, la maison du Roi est port�e � l'immense somme de 37 200 000 livres : les dettes des princes, les acquisitions de ch�teaux et les d�pr�dations de la cour �taient la cause de cette surcharge.

On voulait avoir les Etats-G�n�raux dans leur forme de 1614. Les historiens citent toujours cette forme, comme si, depuis 1614, on n'avait jamais ou� parler des Etats-G�n�raux, ni r�clam� leur convocation. Cependant, en 1651, les ordres de la noblesse et du clerg�, r�unis � Paris, demand�rent les Etats-G�n�raux. Il existe un gros recueil des actes et des discours faits et prononc�s alors. Le parlement de Paris, tout-puissant � cette �poque, loin de seconder le voeu des deux premiers ordres, cassa leurs assembl�es comme ill�gales ; ce qui �tait vrai.

Et puisque je suis sur ce chapitre, je veux noter un autre fait grave, �chapp� � ceux qui se sont m�l�s et qui se m�lent d'�crire l'histoire de France, sans la savoir. On parle des trois ordres, comme constituant essentiellement les Etats dits g�n�raux. Eh bien, il arrivait souvent que des bailliages ne nommaient des d�put�s que pour un ou deux ordres. En 1614, le bailliage d'Amboise n'en nomma ni pour le clerg�, ni pour la noblesse ; le bailliage de Ch�teauneuf-en-Thimerais n'en envoya ni pour le clerg�, ni pour le tiers-�tat ; Le Puy, La Rochelle, le Lauraguais, Calais, la Haute-Marche Ch�tellerault firent d�faut pour le clerg�, et Montdidier et Roye pour la noblesse. N�anmoins, les Etats de 1614 furent appel�s Etats-G�n�raux . Aussi les anciennes chroniques, s'exprimant d'une mani�re plus correcte, disent, en parlant de nos assembl�es nationales, ou les trois Etats , ou les notables bourgeois , ou les barons et les �v�ques , selon l'occurrence, et elles attribuent � ces assembl�es ainsi compos�es la m�me force l�gislative. Dans les diverses provinces, souvent le tiers, tout convoqu� qu'il �tait, ne d�putait pas, et cela par une raison inaper�ue, mais fort naturelle. Le tiers s'�tait empar� de la magistrature ; il en avait chass� les gens d'�p�e ; il y r�gnait d'une mani�re absolue, except� dans quelques parlements nobles, comme juge, avocat, procureur, greffier, clerc, etc. ; il faisait les lois civiles et criminelles, et, � l'aide de l'usurpation parlementaire, il exer�ait m�me le pouvoir politique. La fortune, l'honneur et la vie des citoyens relevaient de lui : tout ob�issait � ses arr�ts, toute t�te tombait sous le glaive de ses justices. Quand donc il jouissait isol�ment d'une puissance sans bornes, qu'avait-il besoin d'aller chercher une faible portion de cette puissance dans des assembl�es o� il n'avait paru qu'� genoux ?

Le peuple, m�tamorphos� en moine, s'�tait r�fugi� dans les clo�tres, et gouvernait la soci�t� par l'opinion religieuse ; le peuple m�tamorphos� en collecteur et en banquier, s'�tait r�fugi� dans la finance, et gouvernait la soci�t� par l'argent ; le peuple, m�tamorphos� en magistrat, s'�tait r�fugi� dans les tribunaux, et gouvernait la soci�t� par la loi. Ce grand royaume de France, aristocrate dans ses parties ou ses provinces, �tait d�mocrate dans son ensemble sous la direction de son roi. avec lequel il s'entendait � merveille et marchait presque toujours d'accord. C'est ce qui explique sa longue existence. Il y a toute une nouvelle histoire de France � faire ou plut�t l'histoire de France n'est pas faite.

Toutes les grandes questions mentionn�es ci-dessus �taient particuli�rement agit�es dans les ann�es 1786, 1787 et 1788. Les t�tes de mes compatriotes trouvaient dans leur vivacit� naturelle, dans les privil�ges de la province, du clerg� et de la noblesse, dans les collisions du parlement et des Etats, abondante mati�re d'inflammation. M. de Calonne, un moment intendant de la Bretagne, avait augment� les divisions en favorisant la cause du tiers-�tat. M. de Montmorin et M. de Thiard �taient des commandants trop faibles pour faire dominer le parti de la cour. La noblesse se coalisait avec le parlement, qui �tait noble ; tant�t elle r�sistait � M. Necker, � M. de Calonne, � l'archev�que de Sens ; tant�t elle repoussait le mouvement populaire, que sa r�sistance premi�re avait favoris�. Elle s'assemblait, d�lib�rait, protestait ; les communes ou municipalit�s s'assemblaient, d�lib�raient, protestaient en sens contraire. L'affaire particuli�re du fouage , en se m�lant aux affaires g�n�rales, avait accru les inimiti�s. Pour comprendre ceci, il est n�cessaire d'expliquer la constitution du duch� de Bretagne.

 

1 L 5 Chapitre 2

Paris, septembre 1821.

Constitution des Etats de Bretagne. - Tenue des Etats.

Les Etats de Bretagne ont plus ou moins vari� dans leur forme comme tous les Etats de l'Europe f�odale, auxquels ils ressemblaient.

Les rois de France furent substitu�s aux droits des ducs de Bretagne. Le contrat de mariage de la duchesse Anne, de l'an 1491, n'apporta pas seulement la Bretagne en dot � la couronne de Charles VIII et de Louis XII mais il stipula une transaction, en vertu de laquelle fut termin� un diff�rend qui remontait � Charles de Blois et au comte de Montfort. La Bretagne pr�tendait que les filles h�ritaient au duch� ; la France soutenait que la succession n'avait lieu qu'en ligne masculine ; que celle-ci venant de s'�teindre, la Bretagne, comme grand fief faisait retour � la couronne. Charles VIII et Anne, ensuite Anne et Louis XII, se c�d�rent mutuellement leurs droits ou pr�tentions. Claude, fille d'Anne et de Louis XII, qui devint femme de Fran�ois ler, laissa en mourant le duch� de Bretagne � son mari. Fran�ois Ier, d'apr�s la pri�re des Etats assembl�s � Vannes unit, par �dit publi� � Nantes en 1532, le duch� de Bretagne � la couronne de France, garantissant � ce duch� ses libert�s et privil�ges.

A cette �poque les Etats de Bretagne �taient r�unis tous les ans : mais en 1630, la r�union devint bisannuelle. Le gouverneur proclamait l'ouverture des Etats. Les trois ordres s'assemblaient, selon les lieux, dans une �glise ou dans les salles d'un couvent. Chaque ordre d�lib�rait � part : c'�taient trois assembl�es particuli�res avec leurs diverses temp�tes, qui se convertissaient en ouragan g�n�ral quand le clerg�, la noblesse et le tiers venaient � se r�unir. La cour soufflait la discorde, et dans ce champ resserr�, comme dans une plus vaste ar�ne, les talents, les vanit�s et les ambitions �taient en jeu.

Le p�re Gr�goire de Rostrenen, capucin, dans la d�dicace de son Dictionnaire fran�ais-breton , parle de la sorte � nos seigneurs les Etats de Bretagne :

" S'il ne convenait qu'� l'orateur romain de louer dignement l'auguste assembl�e du s�nat de Rome, me convenait-il de hasarder l'�loge de votre auguste assembl�e qui nous retrace si dignement l'id�e de ce que l'ancienne et la nouvelle Rome avaient de majestueux et de respectable ? "

Rostrenen prouve que le celtique est une de ces langues primitives que Gomer, fils a�n� de Japhet, apporta en Europe, et que les Bas-Bretons, malgr� leur taille, descendent des g�ants. Malheureusement, les enfants bretons de Gomer, longtemps s�par�s de la France, ont laiss� d�p�rir une partie de leurs vieux titres : leurs chartes, auxquelles ils ne mettaient pas une assez grande importance comme les liant � l'histoire g�n�rale, manquent trop souvent de cette authenticit� � laquelle les d�chiffreurs de dipl�mes attachent de leur c�t� beaucoup trop de prix.

Le temps de la tenue des Etats en Bretagne �tait un temps de galas et de bals : on mangeait chez M. le commandant, on mangeait chez M. le pr�sident de la noblesse, on mangeait chez M. le pr�sident du clerg�, on mangeait chez M. le tr�sorier des Etats, on mangeait chez M. l'intendant de la province, on mangeait chez M. le pr�sident du parlement ; on mangeait partout : et l'on buvait ! A de longues tables de r�fectoire se voyaient assis des du Guesclin laboureurs, des Duguay-Trouin matelots portant au c�t� leur �p�e de fer � vieille garde ou leur petit sabre d'abordage. Tous les gentilshommes assistant aux Etats en personne ne ressemblaient pas mal � une di�te de Pologne, de la Pologne � pied, non � cheval, di�te de Scythes, non de Sarmates.

Malheureusement, on jouait trop. Les bals ne discontinuaient. Les Bretons sont remarquables par leurs danses et par les airs de ces danses. Madame de S�vign� a peint nos ripailles politiques au milieu des landes comme ces festins des f�es et des sorciers qui avaient lieu la nuit sur les bruy�res :

" Vous aurez maintenant, �crit-elle, des nouvelles de nos Etats pour votre peine d'�tre Bretonne. M. de Chaulnes arriva dimanche au soir, au bruit de tout ce qui peut en faire � Vitr� : le lundi matin il m'�crivit une lettre ; j'y fis r�ponse par aller d�ner avec lui. On mange � deux tables dans le m�me lieu ; il y a quatorze couverts � chaque table. Monsieur en tient une et Madame l'autre. La bonne ch�re est excessive, on remporte les plats de r�ti tout entiers ; et pour les pyramides de fruits il faut faire hausser les portes. Nos p�res ne pr�voyaient pas ces sortes de machines puisque m�me ils ne comprenaient pas qu'il fall�t qu'une porte f�t plus haute qu'eux... Apr�s le d�ner, MM. de Lomaria et Co�tlogon dans�rent avec deux Bretonnes des passe-pieds merveilleux, et des menuets, d'un air que les courtisans n'ont pas � beaucoup pr�s : ils y font des pas de Boh�miens et de Bas-Bretons avec une d�licatesse et une justesse qui charment... C'est un jeu, une ch�re, une libert� jour et nuit qui attirent tout le monde. Je n'avais jamais vu les Etats ; c'est une assez belle chose. Je ne crois pas qu'il y ait une province rassembl�e qui ait un aussi grand air que celle-ci ; elle doit �tre bien pleine, du moins, car il n'y en a pas un seul � la guerre ni � la cour ; il n'y a que le petit guidon (M. de S�vign� le fils) qui peut-�tre y reviendra un jour comme les autres... Une infinit� de pr�sents, des pensions, des r�parations de chemins et de villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals �ternels, des com�dies trois fois la semaine, une grande braverie : voil� les Etats. J'oublie trois ou quatre cents pipes de vin qu'on y boit. "

Les Bretons ont de la peine � pardonner � madame de S�vign� ses moqueries. Je suis moins rigoureux ; mais je n'aime pas qu'elle dise : " Vous me parlez bien plaisamment de nos mis�res ; nous ne sommes plus si rou�s : un en huit jours seulement, pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me para�t maintenant un rafra�chissement. " C'est pousser trop loin l'agr�able langage de cour : Barr�re parlait avec la m�me gr�ce de la guillotine. En 1793, les noyades de Nantes s'appelaient des mariages r�publicains : le despotisme populaire reproduisait l'am�nit� de style du despotisme royal.

Les fats de Paris, qui accompagnaient aux Etats messieurs les gens du Roi, racontaient que nous autres hobereaux nous faisions doubler nos poches de fer-blanc, afin de porter � nos femmes les fricass�es de poulet de M. le commandant. On payait cher ces railleries. Un comte de Sabran �tait nagu�re rest� sur la place, en �change de ses mauvais propos. Ce descendant des troubadours et des rois proven�aux, grand comme un Suisse, se fit tuer par un petit chasse-li�vre du Morbihan, de la hauteur d'un Lapon. Ce Ker ne le c�dait point � son adversaire en g�n�alogie : si saint Elz�ar de Sabran �tait proche parent de saint Louis, saint Corentin, grand-oncle du tr�s noble Ker , �tait �v�que de Quimper sous le roi Gallon II, trois cents ans avant J�sus-Christ.

 

1 L 5 Chapitre 3

Revenu du Roi en Bretagne. - Revenu particulier de la province. - Le fouage. - J'assiste pour la premi�re fois � une r�union politique. - Sc�ne.

Le revenu du Roi, en Bretagne, consistait dans le don gratuit, variable selon les besoins ; dans le produit du domaine de la couronne, qu'on pouvait �valuer de trois � quatre cent mille francs ; dans la perception du timbre, etc.

La Bretagne avait ses revenus particuliers, qui lui servaient � faire face � ses charges : le grand et le petit devoir , qui frappaient les liquides et le mouvement des liquides fournissant deux millions annuels ; enfin, les sommes rentrant par le fouage . On ne se doute gu�re de l'importance du fouage dans notre histoire ; cependant, il fut � la r�volution de France ce que fut le timbre � la r�volution des Etats-Unis.

Le fouage (census pro singulis focis exactus) �tait un cens, ou une esp�ce de taille, exig� par chaque feu sur les biens roturiers. Avec le fouage graduellement augment� se payaient les dettes de la province. En temps de guerre les d�penses s'�levaient � plus de sept millions d'une session � l'autre, somme qui primait la recette. On avait con�u le projet de cr�er un capital des deniers provenus du fouage, et de le constituer en rentes au profit des fouagistes : le fouage n'e�t plus �t� alors qu'un emprunt. L'injustice (bien qu'injustice l�gale au terme du droit coutumier) �tait de le faire porter sur la seule propri�t� roturi�re. Les communes ne cessaient de r�clamer ; la noblesse, qui tenait moins � son argent qu'� ses privil�ges, ne voulait pas entendre parler d'un imp�t qui l'aurait rendue taillable. Telle �tait la question, quand se r�unirent les sanglants Etats de Bretagne du mois de d�cembre 1788.

Les esprits �taient alors agit�s par diverses causes : l'assembl�e des Notables, l'imp�t territorial, le commerce des grains, la tenue prochaine des Etats-G�n�raux et l'affaire du collier, la Cour pl�ni�re et le Mariage de Figaro , les grands bailliages et Cagliostro et Mesmer, mille autres incidents graves ou futiles, �taient l'objet des controverses dans toutes les familles.

La noblesse bretonne, de sa propre autorit�, s'�tait convoqu�e � Rennes pour protester contre l'�tablissement de la Cour pl�ni�re. Je me rendis � cette di�te : c'est la premi�re r�union politique o� je me sois trouv� de ma vie. J'�tais �tourdi et amus� des cris que j'entendais. On montait sur les tables et sur les fauteuils ; on gesticulait, on parlait tous � la fois. Le marquis de Tr�margat, jambe de bois, disait d'une voix de Stentor : " Allons tous chez le commandant, M. de Thiard ; nous lui dirons : La noblesse bretonne est � votre porte ; elle demande � vous parler : le Roi m�me ne la refuserait pas ! " A ce trait d'�loquence les bravos �branlaient les vo�tes de la salle. Il recommen�ait : " Le Roi m�me ne la refuserait pas ! " Les huch�es et les tr�pignements redoublaient. Nous all�mes chez M. le comte de Thiard homme de cour, po�te �rotique, esprit doux et frivole, mortellement ennuy� de notre vacarme ; il nous regardait comme des boubous, des sangliers, des b�tes fauves ; il br�lait d'�tre hors de notre Armorique et n'avait nulle envie de nous refuser l'entr�e de son h�tel. Notre orateur lui dit ce qu'il voulut, apr�s quoi nous v�nmes r�diger cette d�claration : " D�clarons inf�mes ceux qui pourraient accepter quelques places, soit dans l'administration nouvelle de la justice, soit dans l'administration des Etats, qui ne seraient pas avou�s par les lois constitutives de la Bretagne. " Douze gentilshommes furent choisis pour porter cette pi�ce au Roi : � leur arriv�e � Paris, on les coffra � la Bastille, d'o� ils sortirent bient�t en fa�on de h�ros ; ils furent re�us � leur retour avec des branches de laurier. Nous portions des habits avec de grands boutons de nacre sem�s d'hermine, autour desquels boutons �tait �crite en latin cette devise : " Plut�t, mourir que de se d�shonorer. " Nous triomphions de la cour dont tout le monde triomphait, et nous tombions avec elle dans le m�me ab�me.

 

1 L 5 Chapitre 4

Paris, octobre 1821.

Ma m�re retir�e � Saint Malo.

Ce fut � cette �poque que mon fr�re, suivant toujours ses projets, prit le parti de me faire agr�ger � l'ordre de Malte. Il fallait pour cela me faire entrer dans la cl�ricature : elle pouvait m'�tre donn�e par M. Courtois de Pressigny, �v�que de Saint Malo. Je me rendis donc dans ma ville natale, o� mon excellente m�re s'�tait retir�e ; elle n'avait plus ses enfants avec elle ; elle passait le jour � l'�glise, la soir�e � tricoter. Ses distractions �taient inconcevables : je la rencontrai un matin dans la rue, portant une de ses pantoufles sous son bras, en guise de livre de pri�res. De fois � autre p�n�traient dans sa retraite quelques vieux amis, et ils parlaient du bon temps. Lorsque nous �tions t�te � t�te, elle me faisait de beaux contes en vers, qu'elle improvisait. Dans un de ces contes le diable emportait une chemin�e avec un m�cr�ant, et le po�te s'�criait :

Le diable en l'avenue

Chemina tant et tant,

Qu'on en perdit la vue

En moins d'une heur'de temps.

" Il me semble, dis-je, que le diable ne va pas bien vite. "

Mais madame de Chateaubriand me prouva que je n'y entendais rien : elle �tait charmante, ma m�re.

Elle avait une longue complainte sur le R�cit v�ritable d ' une cane sauvage, en la ville de Montfort-la-Cane-lez-Saint-Malo . Certain seigneur avait renferm� une jeune fille d'une grande beaut� dans le ch�teau de Montfort � dessein de lui ravir l'honneur. A travers une lucarne elle apercevait l'�glise de Saint-Nicolas ; elle pria le saint avec des yeux pleins de larmes, et elle fut miraculeusement transport�e hors du ch�teau ; mais elle tomba entre les mains des serviteurs du f�lon, qui voulurent en user avec elle comme ils supposaient qu'en avait fait leur ma�tre. La pauvre fille �perdue, regardant de tous c�t�s pour chercher quelques secours, n'aper�ut que des canes sauvages sur l'�tang du ch�teau. Renouvelant sa pri�re � saint Nicolas, elle le supplia de permettre � ces animaux d'�tre t�moins de son innocence, afin que si elle devait perdre la vie, et qu'elle ne p�t accomplir les voeux qu'elle avait faits � saint Nicolas, les oiseaux les remplissent eux-m�mes � leur fa�on, en son nom et pour sa personne.

La fille mourut dans l'ann�e : voici qu'� la translation des os de saint Nicolas, le 9 de mai, une cane sauvage, accompagn�e de ses petits canetons, vint � l'�glise de Saint-Nicolas. Elle y entra et voltigea devant l'image du bienheureux lib�rateur, pour lui applaudir par le battement de ses ailes ; apr�s quoi, elle retourna � l'�tang ayant laiss� un de ses petits en offrande. Quelque temps apr�s, le caneton s'en retourna sans qu'on s'en aper��t.

Pendant deux cents ans et plus, la cane, toujours la m�me cane est revenue, � jour fixe, avec sa couv�e, dans l'�glise du grand saint Nicolas, � Montfort. L'histoire en a �t� �crite et imprim�e en 1652 : l'auteur remarque fort justement : " que c'est une chose peu consid�rable devant les yeux de Dieu, qu'une ch�tive cane sauvage ; que n�anmoins elle tient sa partie pour rendre hommage � sa grandeur ; que la cigale de saint Fran�ois �tait encore moins prisable, et que pourtant ses fredons charmaient le coeur d'un s�raphin ". Mais madame de Chateaubriand suivait une fausse tradition : dans sa complainte, la fille renferm�e � Montfort �tait une princesse, laquelle obtint d'�tre chang�e en cane, pour �chapper � la violence de son vainqueur. Je n'ai retenu que ces vers d'un couplet de la romance de ma m�re :

Cane la belle est devenue,

Cane la belle est devenue,

Et s'envola, par une grille,

Dans un �tang plein de lentilles.

 

1 L 5 Chapitre 5

Paris, octobre 1821.

Cl�ricature. - Environs de Saint Malo.

Comme madame de Chateaubriand �tait une v�ritable sainte, elle obtint de l'�v�que de Saint Malo la promesse de me donner la cl�ricature ; il s'en faisait scrupule : la marque eccl�siastique donn�e � un la�que et � un militaire lui paraissait une profanation qui tenait de la simonie. M. Courtois de Pressigny, aujourd'hui archev�que de Besan�on et pair de France, est un homme de bien et de m�rite. Il �tait jeune alors, prot�g� de la Reine, et sur le chemin de la fortune o� il est arriv� plus tard par une meilleure voie : la pers�cution.

Je me mets � genoux, en uniforme, l'�p�e au c�t�, aux pieds du pr�lat ; il me coupa deux ou trois cheveux sur le sommet de la t�te ; cela s'appela tonsure, de laquelle je re�us lettres en bonnes formes. Avec ces lettres, 200 mille livres de rentes pouvaient m'�choir, quand mes preuves de noblesse auraient �t� admises � Malte : abus, sans doute, dans l'ordre eccl�siastique, mais chose utile dans l'ordre politique de l'ancienne constitution. Ne valait-il pas mieux qu'une esp�ce de b�n�fice militaire s'attach�t � l'�p�e d'un soldat qu'� la mantille d'un abb�, lequel aurait mang� sa grasse prieur�e sur les pav�s de Paris ?

La cl�ricature, � moi conf�r�e pour les raisons pr�c�dentes, a fait dire, par des biographes mal inform�s, que j'�tais d'abord entr� dans l'Eglise.

Ceci se passait en 1788. J'avais des chevaux, je parcourais la campagne, ou je galopais le long des vagues, mes g�missantes et anciennes amies ; je descendais de cheval, et je me jouais avec elles ; toute la famille aboyante de Scylla sautait � mes genoux pour me caresser : Nunc vada latrantis Scyllae . Je suis all� bien loin admirer les sc�nes de la nature ; je m'aurais pu contenter de celles que m'offrait mon pays natal.

Rien de plus charmant que les environs de Saint Malo, dans un rayon de cinq � six lieues. Les bords de la Rance, en remontant cette rivi�re depuis son embouchure jusqu'� Dinan, m�riteraient seuls d'attirer les voyageurs ; m�lange continuel de rochers et de verdure, de gr�ves et de for�ts, de criques et de hameaux, d'antiques manoirs de la Bretagne f�odale et d'habitations modernes de la Bretagne commer�ante. Celles-ci ont �t� construites en un temps o� les n�gociants de Saint Malo �taient si riches que, dans leurs jours de goguettes, ils fricassaient des piastres, et les jetaient toutes bouillantes au peuple par les fen�tres. Ces habitations sont d'un grand luxe. Bonabant, ch�teau de MM. de Lasaudre, est en partie de marbre apport� de G�nes, magnificence dont nous n'avons pas m�me l'id�e � Paris. La Brillantais, Le Beau, le Mont-Marin, La Ballue, le Colombier, sont ou �taient orn�s d'orangeries, d'eaux jaillissantes et de statues. Quelquefois les jardins descendent en pente au rivage derri�re les arcades d'un portique de tilleuls, � travers une colonnade de pins, au bout d'une pelouse ; par-dessus les tulipes d'un parterre, la mer pr�sente ses vaisseaux, son calme et ses temp�tes.

Chaque paysan, matelot et laboureur, est propri�taire d'une petite bastide blanche avec un jardin : parmi les herbes potag�res, les groseilliers, les rosiers, les iris, les soucis de ce jardin, on trouve un plant de th� de Cayenne, un pied de tabac de Virginie, une fleur de la Chine, enfin quelque souvenir d'une autre rive et d'un autre soleil : c'est l'itin�raire et la carte du ma�tre du lieu. Les tenanciers de la c�te sont d'une belle race normande ; les femmes grandes, minces, agiles, portent des corsets de laine grise, des jupons courts de callemandre et de soie ray�e, des bas blancs � coins de couleur. Leur front est ombrag� d'une large coiffe de basin ou de batiste, dont les pattes se rel�vent en forme de b�ret, ou flottent en mani�re de voile. Une cha�ne d'argent � plusieurs branches pend � leur c�t� gauche. Tous les matins, au printemps, ces filles du Nord, descendant de leurs barques, comme si elles venaient encore envahir la contr�e, apportent au march� des fruits dans des corbeilles, et des caillebottes dans des coquilles : lorsqu'elles soutiennent d'une main sur leur t�te des vases noirs remplis de lait ou de fleurs, que les barbes de leurs cornettes blanches accompagnent leurs yeux bleus, leur visage rose, leurs cheveux blonds emperl�s de ros�e, les Valkyries de l'Edda dont la plus jeune est l' Avenir , ou les Can�phores d'Ath�nes n'avaient rien d'aussi gracieux. Ce tableau ressemble-t-il encore ? Ces femmes, sans doute ne sont plus ; il n'en reste que mon souvenir.

 

1 L 5 Chapitre 6

Paris, octobre 1821.

Le revenant. - Le malade.

Je quittai ma m�re, et j'allai voir mes soeur a�n�es aux environs de Foug�res. Je demeurai un mois chez madame de Ch�teaubourg. Ses deux maisons de campagne, Lascardais et Le Plessis, pr�s Saint-Aubin-du-Cormier, c�l�bre par sa tour et sa bataille, �taient situ�es dans un pays de roches, de landes et de bois. Ma soeur avait pour r�gisseur M. Livoret, jadis j�suite, auquel il �tait arriv� une �trange aventure.

Quand il fut nomm� r�gisseur � Lascardais, le comte de Ch�teaubourg, le p�re, venait de mourir : M. Livoret qui ne l'avait pas connu, fut install� gardien du castel. La premi�re nuit qu'il y coucha seul, il vit entrer dans son appartement un vieillard p�le, en robe de chambre, en bonnet de nuit, portant une petite lumi�re. L'apparition s'approche de l'�tre, pose son bougeoir sur la chemin�e, rallume le feu et s'assied dans un fauteuil. M. Livoret tremblait de tout son corps. Apr�s deux heures de silence, le vieillard se l�ve, reprend sa lumi�re et sort de la chambre en fermant la porte.

Le lendemain, le r�gisseur conta son aventure aux fermiers, qui, sur la description de la l�mure, affirm�rent que c'�tait leur vieux ma�tre. Tout ne finit pas l� : si M. Livoret regardait derri�re lui dans une for�t il apercevait le fant�me ; s'il avait � franchir un �chalier dans un champ, l'ombre se mettait � califourchon sur l'�chalier. Un jour, le mis�rable obs�d� s'�tant hasard� � lui dire : " Monsieur de Ch�teaubourg, laissez-moi " ; le revenant r�pondit : " Non ". M. Livoret, homme froid et positif, tr�s peu brillant d'imaginative, racontait tant qu'on voulait son histoire, toujours de la m�me mani�re et avec la m�me conviction.

Un peu plus tard, j'accompagnai en Normandie un brave officier atteint d'une fi�vre c�r�brale. On nous logea dans une maison de paysan : une vieille tapisserie pr�t�e par le seigneur du lieu, s�parait mon lit de celui du malade. Derri�re cette tapisserie on saignait le patient ; en d�lassement de ses souffrances, on le plongeait dans des bains de glace. Il grelottait dans cette torture, les ongles bleus, le visage violet et grinc�, les dents serr�es, la t�te chauve, une longue barbe descendant de son menton pointu et servant de v�tement � sa poitrine nue maigre et mouill�e.

Quand le malade s'attendrissait, il ouvrait un parapluie, croyant se mettre � l'abri de ses larmes : si le moyen �tait s�r contre les pleurs, il faudrait �lever une statue � l'auteur de la d�couverte.

Mes seuls bons moments �taient ceux o� je m'allais promener dans le cimeti�re de l'�glise du hameau, b�tie sur un tertre. Mes compagnons �taient les morts, quelques oiseaux et le soleil qui se couchait. Je r�vais � la soci�t� de Paris, � mes premi�res ann�es, � mon fant�me, � ces bois de Combourg dont j'�tais si pr�s par l'espace, si loin par le temps ; je retournais � mon pauvre malade : c'�tait un aveugle conduisant un aveugle.

H�las ! un coup, une chute, une peine morale raviront � Hom�re, � Newton, � Bossuet, leur g�nie, et ces hommes divins, au lieu d'exciter une piti� profonde, un regret amer et �ternel, pourraient �tre l'objet d'un sourire ! Beaucoup de personnes que j'ai connues et aim�es ont vu se troubler leur raison aupr�s de moi, comme si je portais le germe de la contagion. Je ne m'explique le chef-d'oeuvre de Cervantes et sa ga�t� cruelle, que par une r�flexion triste : en consid�rant l'�tre entier, en pesant le bien et le mal, on serait tent� de d�sirer tout accident qui porte � l'oubli, comme un moyen d'�chapper � soi-m�me : un ivrogne joyeux est une cr�ature heureuse. Religion � part, le bonheur est de s'ignorer et d'arriver � la mort sans avoir senti la vie.

Je ramenai mon compatriote parfaitement gu�ri.

 

1 L 5 Chapitre 7

Paris, octobre 1821.

Etat de Bretagne en 1789. - Insurrection. - Saint-Riveul, mon camarade de coll�ge, est tu�.

Madame Lucile et madame de Farcy, revenues avec moi en Bretagne, voulaient retourner � Paris ; mais je fus retenu par les troubles de la province. Les Etats �taient semonc�s [Convoqu�s] pour la fin de d�cembre (1788). La commune de Rennes, et apr�s elle les autres communes de Bretagne, avaient pris un arr�t� qui d�fendait � leurs d�put�s de s'occuper d'aucune affaire avant que la question des fouages n'e�t �t� r�gl�e.

Le comte de Boisgelin, qui devait pr�sider l'ordre de la noblesse, se h�ta d'arriver � Rennes. Les gentilshommes furent convoqu�s par lettres particuli�res, y compris ceux qui, comme moi, �taient encore trop jeunes pour avoir voix d�lib�rative. Nous pouvions �tre attaqu�s, il fallait compter les bras autant que les suffrages : nous nous rend�mes � notre poste.

Plusieurs assembl�es se tinrent chez M. de Boisgelin avant l'ouverture des Etats. Toutes les sc�nes de confusion auxquelles j'avais assist�, se renouvel�rent. Le chevalier de Guer, le marquis de Tr�margat, mon oncle le comte de Bed�e, qu'on appelait Bed�e l ' artichaut, � cause de sa grosseur, par opposition � un autre Bed�e, long et effil�, qu'on nommait Bed�e l ' asperge, cass�rent plusieurs chaises en grimpant dessus pour p�rorer. Le marquis de Tr�margat, officier de marine � jambe de bois, faisait beaucoup d'ennemis � son ordre : on parlait un jour d'�tablir une �cole militaire o� seraient �lev�s les fils de la pauvre noblesse ; un membre du tiers s'�cria : " Et nos fils, qu'auront-ils ? - L'h�pital ", r�partit Tr�margat : mot qui, tomb� dans la foule, germa promptement.

Je m'aper�us au milieu de ces r�unions d'une disposition de mon caract�re que j'ai retrouv�e depuis dans la politique et dans les armes : plus mes coll�gues ou mes camarades s'�chauffaient, plus je me refroidissais ; je voyais mettre le feu � la tribune ou au canon avec indiff�rence : je n'ai jamais salu� la parole ou le boulet.

Le r�sultat de nos d�lib�rations fut que la noblesse traiterait d'abord des affaires g�n�rales, et ne s'occuperait du fouage qu'apr�s la solution des autres questions ; r�solution directement oppos�e � celle du tiers. Les gentilshommes n'avaient pas grande confiance dans le clerg�, qui les abandonnait souvent, surtout quand il �tait pr�sid� par l'�v�que de Rennes, personnage patelin, mesur�, parlant avec un l�ger z�zaiement qui n'�tait pas sans gr�ce, et se m�nageant des chances � la cour. Un journal, la Sentinelle du Peuple , r�dig� � Rennes par un �crivailleur arriv� de Paris, fomentait les haines.

Les Etats se tinrent dans le couvent des Jacobins sur la place du Palais. Nous entr�mes, avec les dispositions qu'on vient de voir, dans la salle des s�ances ; nous n'y f�mes pas plus t�t �tablis, que le peuple nous assi�gea. Les 25, 26, 27 et 28 janvier 1789 furent des jours malheureux. Le comte de Thiard avait peu de troupes ; chef ind�cis et sans vigueur, il se remuait et n'agissait point. L'�cole de droit de Rennes, � la t�te de laquelle �tait Moreau, avait envoy� qu�rir les jeunes gens de Nantes ; ils arrivaient au nombre de quatre cents, et le commandant, malgr� ses pri�res, ne les put emp�cher d'envahir la ville. Des assembl�es, en sens divers, au champ Montmorin et dans les caf�s, en �taient venues � des collisions sanglantes.

Las d'�tre bloqu�s dans notre salle, nous pr�mes la r�solution de saillir dehors, l'�p�e � la main ; ce fut un assez beau spectacle. Au signal de notre pr�sident, nous tir�mes nos �p�es tous � la fois, au cri de : Vive la Bretagne ! et, comme une garnison sans ressources, nous ex�cut�mes une furieuse sortie, pour passer sur le ventre des assi�geants. Le peuple nous re�ut avec des hurlements, des jets de pierres, des bourrades de b�tons ferr�s et des coups de pistolet. Nous f�mes une trou�e dans la masse de ses flots qui se refermaient sur nous. Plusieurs gentilshommes furent bless�s, tra�n�s, d�chir�s, charg�s de meurtrissures et de contusions. Parvenus � grande peine � nous d�gager, chacun regagna son logis.

Des duels s'ensuivirent entre les gentilshommes, les �coliers de droit et leurs amis de Nantes. Un de ces duels eut lieu publiquement sur la place Royale ; l'honneur en resta au vieux Keralieu, officier de marine, attaqu�, qui se battit avec une incroyable vigueur, aux applaudissements de ses jeunes adversaires.

Un autre attroupement s'�tait form�. Le comte de Montboucher aper�ut dans la foule un �tudiant nomm� Ulliac, auquel il dit : " Monsieur, ceci nous regarde. " On se range en cercle autour d'eux ; Montboucher fait sauter l'�p�e d'Ulliac et la lui rend : on s'embrasse et la foule se disperse.

Du moins, la noblesse bretonne ne succomba pas sans honneur. Elle refusa de d�puter aux Etats-G�n�raux, parce qu'elle n'�tait pas convoqu�e selon les lois fondamentales de la constitution de la province ; elle alla rejoindre en grand nombre l'arm�e des Princes, se fit d�cimer � l'arm�e de Cond�, ou avec Charette dans les guerres vend�ennes. E�t-elle chang� quelque chose � la majorit� de l'Assembl�e nationale, au cas de sa r�union � cette assembl�e ? Cela n'est gu�re probable : dans les grandes transformations sociales, les r�sistances individuelles, honorables pour les caract�res sont impuissantes contre les faits. Cependant, il est difficile de dire ce qu'aurait pu produire un homme du g�nie de Mirabeau, mais d'une opinion oppos�e, s'il s'�tait rencontr� dans l'ordre de la noblesse bretonne.

Le jeune Boishue et Saint-Riveul, mon camarade de coll�ge, avaient p�ri avant ces rencontres, en se rendant � la chambre de la noblesse ; le premier fut en vain d�fendu par son p�re, qui lui servit de second.

Lecteur, je t'arr�te : regarde couler les premi�res gouttes de sang que la R�volution devait r�pandre. Le ciel a voulu qu'elles sortissent des veines d'un compagnon de mon enfance. Supposons ma chute au lieu de celle de Saint-Riveul ; on e�t dit de moi, en changeant seulement le nom, ce que l'on dit de la victime par qui commence la grande immolation : " Un gentilhomme, nomm� Chateaubriand , fut tu� en se rendant � la salle, des Etats. " Ces deux mots auraient remplac� ma longue histoire. Saint-Riveul e�t-il jou� mon r�le sur la terre ? �tait-il destin� au bruit ou au silence ?

Passe maintenant, lecteur ; franchis le fleuve de sang qui s�pare � jamais le vieux monde dont tu sors, du monde nouveau � l'entr�e duquel tu mourras.

 

1 L 5 Chapitre 8

Paris, novembre 1821.

Ann�e 1789. - Voyage de Bretagne � Paris. - Mouvement sur la route. - Aspect de Paris. - Renvoi de M. Necker. - Versailles. - Joie de la famille royale. - Insurrection G�n�rale. - Prise de la Bastille.

L'ann�e 1789, si fameuse dans notre histoire et dans l'histoire de l'esp�ce humaine, me trouva dans les landes de ma Bretagne ; je ne pus m�me quitter la province qu'assez tard, et n'arrivai � Paris qu'apr�s le pillage de la maison R�veillon, l'ouverture des Etats-G�n�raux, la constitution du tiers-�tat en Assembl�e nationale, le serment du Jeu-de-Paume, la s�ance royale du 23 juin, et la r�union du clerg� et de la noblesse au tiers-�tat.

Le mouvement �tait grand sur ma route : dans les villages, les paysans arr�taient les voitures, demandaient les passeports, interrogeaient les voyageurs. Plus on approchait de la capitale, plus l'agitation croissait. En traversant Versailles, je vis des troupes casern�es dans l'orangerie ; des trains d'artillerie parqu�s dans les cours ; la salle provisoire de l'Assembl�e nationale �lev�e sur la place du palais, et des d�put�s allant et venant parmi des curieux, des gens du ch�teau et des soldats.

A Paris, les rues �taient encombr�es d'une foule qui stationnait � la porte des boulangers ; les passants discouraient au coin des bornes ; les marchands, sortis de leurs boutiques, �coutaient et racontaient des nouvelles devant leurs portes ; au Palais-Royal s'agglom�raient des agitateurs : Camille Desmoulins commen�ait � se distinguer dans les groupes.

A peine fus-je descendu, avec madame de Farcy et madame Lucile, dans un h�tel garni de la rue de Richelieu, qu'une insurrection �clate : le peuple se porte � l'Abbaye, pour d�livrer quelques gardes-fran�aises arr�t�s par ordre de leurs chefs. Les sous-officiers d'un r�giment d'artillerie casern� aux Invalides se joignent au peuple. La d�fection commence dans l'arm�e.

La cour tant�t c�dant, tant�t voulant r�sister, m�lange d'ent�tement et de faiblesse, de bravacherie et de peur, se laisse morguer par Mirabeau qui demande l'�loignement des troupes, et elle ne consent pas � les �loigner : elle accepte l'affront et n'en d�truit pas la cause. A Paris, le bruit se r�pand qu'une arm�e arrive par l'�gout Montmartre, que des dragons vont forcer les barri�res. On recommande de d�paver les rues, de monter les pav�s au cinqui�me �tage, pour les jeter sur les satellites du tyran : chacun se met � l'oeuvre. Au milieu de ce brouillement, M. Necker re�oit l'ordre de se retirer. Le minist�re chang� se compose de MM. de Breteuil, de La Galaisi�re, du mar�chal de Broglie, de La Vauguyon, de Laporte et de Foulon. Ils rempla�aient MM. de Montmorin, de La Luzerne, de Saint-Priest et de Nivernais.

Un po�te breton, nouvellement d�barqu�, m'avait pri� de le mener � Versailles. Il y a des gens qui visitent des jardins et des jets d'eau, au milieu du renversement des empires : les barbouilleurs de papier ont surtout cette facult� de s'abstraire dans leur manie pendant les plus grands �v�nements ; leur phrase ou leur strophe leur tient lieu de tout.

Je menai mon Pindare � l'heure de la messe dans la galerie de Versailles. L'Oeil-de-Boeuf �tait rayonnant : le renvoi de M. Necker avait exalt� les esprits. On se croyait s�r de la victoire : peut-�tre Sanson et Simon m�l�s dans la foule, �taient spectateurs des joies de la famille royale.

La Reine passa avec ses deux enfants ; leur chevelure blonde semblait attendre des couronnes : madame la duchesse d'Angoul�me �g�e de onze ans, attirait les yeux par un orgueil virginal ; belle de la noblesse du rang et de l'innocence de la jeune fille, elle semblait dire comme la fleur d'oranger de Corneille, dans la Guirlande de Julie :

J'ai la pompe de ma naissance.

Le petit Dauphin marchait sous la protection de sa soeur, et M. Du Touchet suivait son �l�ve. Il m'aper�ut et me montra obligeamment � la Reine. Elle me fit en me jetant un regard avec un sourire, ce salut gracieux qu'elle m'avait d�j� fait le jour de ma pr�sentation. Je n'oublierai jamais ce regard qui devait s'�teindre sit�t. Marie-Antoinette, en souriant dessina si bien la forme de sa bouche, que le souvenir de ce sourire (chose effroyable) me fit reconna�tre la m�choire de la fille des rois, quand on d�couvrit la t�te de l'infortun�e dans les exhumations de 1815.

Le contre-coup du coup port� dans Versailles retentit � Paris. A mon retour, je rebroussai le cours d'une multitude qui portait les bustes de M. Necker et de M. le duc d'Orl�ans, couverts de cr�pes. On criait : " Vive Necker ! vive le duc d'Orl�ans ! ", et parmi ces cris on en entendait un plus hardi et plus impr�vu : " Vive Louis XVII ! " Vive cet enfant dont le nom m�me e�t �t� oubli� dans l'inscription fun�bre de sa famille, si je ne l'avais rappel� � la Chambre des pairs ! Louis XVI abdiquant, Louis XVII plac� sur le tr�ne, M. le duc d'Orl�ans d�clar� r�gent, que f�t-il arriv� ?

Sur la place Louis XV, le prince de Lambesc, � la t�te de Royal-Allemand , refoule le peuple dans le jardin des Tuileries et blesse un vieillard : soudain le tocsin sonne. Les boutiques des fourbisseurs sont enfonc�es, et trente mille fusils enlev�s aux Invalides. On se pourvoit de piques, de b�tons, de fourches, de sabres, de pistolets. On pille Saint-Lazare, on br�le les barri�res. Les �lecteurs de Paris prennent en main le gouvernement de la capitale, et, dans une nuit, soixante mille citoyens sont organis�s, arm�s, �quip�s en gardes nationales.

Le 14 juillet, prise de la Bastille. J'assistai, comme spectateur, � cet assaut contre quelques invalides et un timide gouverneur : si l'on e�t tenu les portes ferm�es, jamais le peuple ne f�t entr� dans la forteresse. Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les invalides mais par des gardes-fran�aises, d�j� mont�s sur les tours. De Launay, arrach� de sa cachette, apr�s avoir subi mille outrages est assomm� sur les marches de l'h�tel de Ville. Le pr�v�t des marchands, Flesselles, a la t�te cass�e d'un coup de pistolet : c'est ce spectacle que des b�ats sans coeur trouvaient si beau. Au milieu de ces meurtres on se livrait � des orgies, comme dans les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans des fiacres les Vainqueurs de la Bastille , ivrognes heureux d�clar�s conqu�rants au cabaret ; des prostitu�es et des sans-culottes commen�aient � r�gner, et leur faisaient escorte. Les passants se d�couvraient, avec le respect de la peur, devant ces h�ros, dont quelques-uns moururent de fatigue au milieu de leur triomphe. Les clefs de la Bastille se multipli�rent. On en envoya � tous les niais d'importance dans les quatre parties du monde. Que de fois j'ai manqu� ma fortune ! Si, moi, spectateur, je me fusse inscrit sur le registre des vainqueurs, j'aurais une pension aujourd'hui.

Les experts accoururent � l'autopsie de la Bastille. Des caf�s provisoires s'�tablirent sous des tentes. On s'y pressait, comme � la foire Saint-Germain ou � Longchamp ; de nombreuses voitures d�filaient ou s'arr�taient au pied des tours, dont on pr�cipitait les pierres parmi des tourbillons de poussi�re. Des femmes �l�gamment par�es, des jeunes gens � la mode, plac�s sur diff�rents degr�s des d�combres gothiques, se m�laient aux ouvriers demi-nus qui d�molissaient les murs, aux acclamations de la foule. A ce rendez-vous se rencontraient les orateurs les plus fameux, les gens de lettres les plus connus, les peintres les plus c�l�bres, les acteurs et les actrices les plus renomm�s, les danseuses les plus en vogue, les �trangers les plus illustres, les seigneurs de la cour et les ambassadeurs de l'Europe : la vieille France �tait venue l� pour finir, la nouvelle pour commencer.

Tout �v�nement, si mis�rable ou si odieux qu'il soit en lui-m�me, lorsque les circonstances en sont s�rieuses et qu'il fait �poque, ne doit pas �tre trait� avec l�g�ret� : ce qu'il fallait voir dans la prise de la Bastille (et ce que l'on ne vit pas alors), c'�tait, non l'acte violent de l'�mancipation d'un peuple, mais l'�mancipation m�me, r�sultat de cet acte.

On admira ce qu'il fallait condamner, l'accident, et l'on n'alla pas chercher dans l'avenir les destin�es accomplies d'un peuple, le changement des moeurs, des id�es, des pouvoirs politques, une r�novation de l'esp�ce humaine, dont la prise de la Bastille ouvrait l'�re, comme un sanglant jubil�. La col�re brutale faisait des ruines et sous cette col�re �tait cach�e l'intelligence qui jetait parmi ces ruines les fondements du nouvel �difice.

Mais la nation qui se trompa sur la grandeur du fait mat�riel, ne se trompa pas sur la grandeur du fait moral : la Bastille �tait � ses yeux le troph�e de sa servitude ; elle lui semblait �lev�e � l'entr�e de Paris, en face des seize piliers de Montfaucon, comme le gibet de ses libert�s [Apr�s cinquante-deux ans, on �l�ve quinze bastilles pour opprimer cette libert� au nom de laquelle on a ras� la premi�re Bastille. (Paris, note de 1841. N.d.A.)] .

En rasant une forteresse d'Etat, le peuple crut briser le joug militaire, et prit l'engagement tacite de remplacer l'arm�e qu'il licenciait : on sait quels prodiges enfanta le peuple devenu soldat.

 

1 L 5 Chapitre 9

Paris, novembre 1821.

Effet de la prise de la Bastille sur la cour. - T�tes de Foulon et de Berthier.

Eveill� au bruit de la chute de la Bastille comme au bruit avant-coureur de la chute du tr�ne, Versailles avait pass� de la jactance � l'abattement. Le Roi accourt � l'Assembl�e nationale, prononce un discours dans le fauteuil m�me du pr�sident ; il annonce l'ordre donn� aux troupes de s'�loigner, et retourne � son palais au milieu des b�n�dictions ; parades inutiles ! les partis ne croient point � la conversion des partis contraires : la libert� qui capitule, ou le pouvoir qui se d�grade, n'obtient point merci de ses ennemis.

Quatre-vingts d�put�s partent de Versailles, pour annoncer la paix � la capitale ; illuminations. M. Bailly est nomm� maire de Paris, M. de La Fayette commandant de la garde nationale : je n'ai connu le pauvre, mais respectable savant, que par ses malheurs. Les r�volutions ont des hommes pour toutes leurs p�riodes ; les uns suivent ces r�volutions jusqu'au bout, les autres les commencent, mais ne les ach�vent pas.

Tout se dispersa ; les courtisans partirent pour B�le, Lausanne, Luxembourg et Bruxelles. Madame de Polignac rencontra, en fuyant, M. Necker qui rentrait. Le comte d'Artois, ses fils, les trois Cond�s, �migr�rent ; ils entra�n�rent le haut clerg� et une partie de la noblesse. Les officiers, menac�s par leurs soldats insurg�s, c�d�rent au torrent qui les charriait hors. Louis XVI demeura seul devant la nation avec ses deux enfants et quelques femmes, la Reine, Mesdames et Madame Elisabeth. Monsieur qui resta jusqu'� l'�vasion de Varennes, n'�tait pas d'un grand secours � son fr�re : bien que, en opinant dans l'assembl�e des Notables pour le vote par t�te, il e�t d�cid� le sort de la R�volution, la R�volution s'en d�fiait ; lui, Monsieur , avait peu de go�t pour le Roi, ne comprenait pas la Reine, et n'�tait pas aim� d'eux.

Louis XVI vint � l'H�tel de Ville le 17 : cent mille hommes, arm�s comme les moines de la Ligue, le re�urent. Il est harangu� par MM. Bailly, Moreau de Saint-M�ry et Lally-Tolendal, qui pleur�rent : le dernier est rest� sujet aux larmes. Le Roi s'attendrit � son tour ; il mit � son chapeau une �norme cocarde tricolore ; on le d�clara, sur place, honn�te homme, p�re des Fran�ais, roi d ' un peuple libre , lequel peuple se pr�parait, en vertu de sa libert�, � abattre la t�te de cet honn�te homme, son p�re et son roi.

Peu de jours apr�s ce raccommodement, j'�tais aux fen�tres de mon h�tel garni avec mes soeurs et quelques Bretons. Nous entendons crier : " Fermez les portes ! fermez les portes ! ". Un groupe de d�guenill�s arrive par un des bouts de la rue. Du milieu de ce groupe s'�levaient deux �tendards que nous ne voyions pas bien de loin. Lorsqu'ils s'avanc�rent, nous distingu�mes deux t�tes �chevel�es et d�figur�es, que les devanciers de Marat portaient chacune au bout d'une pique : c'�taient les t�tes de MM. Foulon et Berthier. Tout le monde se retira des fen�tres ; j'y restai. Les assassins s'arr�t�rent devant moi, me tendirent les piques en chantant, en faisant des gambades, en sautant pour approcher de mon visage les p�les effigies. L'oeil d'une de ces t�tes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort ; la pique traversait la bouche ouverte dont les dents mordaient le fer : " Brigands ! " m'�criai-je, plein d'une indignation que je ne pus contenir, " Est-ce comme cela que vous entendez la libert� ? " Si j'avais eu un fusil, j'aurais tir� sur ces mis�rables comme sur des loups. Ils pouss�rent des hurlements, frapp�rent � coups redoubl�s � la porte coch�re pour l'enfoncer, et joindre ma t�te � celles de leurs victimes. Mes soeurs se trouv�rent mal. Les poltrons de l'h�tel m'accabl�rent de reproches. Les massacreurs, qu'on poursuivait, n'eurent pas le temps d'envahir la maison et s'�loign�rent. Ces t�tes, et d'autres que je rencontrai bient�t apr�s, chang�rent mes dispositions politiques ; j'eus horreur des festins de cannibales et l'id�e de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit.

 

1 L 5 Chapitre 10

Paris, novembre 1821.

Rappel de M. Necker. - S�ance du 4 ao�t 1789. - Journ�e du 5 octobre. - Le Roi est amen� � Paris.

Appel� au minist�re le 25 juillet, inaugur�, accueilli par des t�tes, M. Necker, troisi�me successeur de Turgot, apr�s Calonne et Taboureau, fut bient�t d�pass� par les �v�nements, et tomba dans l'impopularit�. C'est une des singularit�s du temps qu'un aussi grave personnage e�t �t� �lev� au poste de ministre par le savoir-faire d'un homme aussi m�diocre et aussi l�ger que le marquis de Pezay. Le Compte-rendu , qui substitua en France le syst�me de l'emprunt � celui de l'imp�t, remua les id�es : les femmes discutaient de d�penses et de recettes. Pour la premi�re fois, on voyait ou l'on croyait voir quelque chose dans la machine � chiffres. Ces calculs, peints d'une couleur � la Thomas, avaient �tabli la premi�re r�putation du directeur-g�n�ral des finances. Habile teneur de caisse, mais �conomiste sans exp�dient ; �crivain noble, mais enfl� ; honn�te homme, mais sans haute vertu, le banquier �tait un de ces anciens personnages d'avant-sc�ne qui disparaissent au lever de la toile, apr�s avoir expliqu� la pi�ce au public. M. Necker est le p�re de madame de Sta�l. Sa vanit� ne lui permettait gu�re de penser que son vrai titre au souvenir de la post�rit� serait la gloire de sa fille.

La monarchie fut d�molie � l'instar de la Bastille, dans la s�ance du soir de l'Assembl�e nationale du 4 ao�t. Ceux qui, par haine du pass�, crient aujourd'hui contre la noblesse, oublient que ce fut un membre de cette noblesse le vicomte de Noailles, soutenu par le duc d'Aiguillon et par Matthieu de Montmorency, qui renversa l'�difice, objet des pr�ventions r�volutionnaires. Sur la motion du d�put� f�odal, les droits f�odaux, les droits de chasse, de colombier et de garenne, les d�mes et champarts, les privil�ges des ordres, des villes et des provinces, les servitudes personnelles, les justices seigneuriales, la v�nalit� des offices furent abolis. Les plus grands coups port�s � l'antique constitution de l'Etat le furent par des gentilshommes. Les patriciens commenc�rent la R�volution, les pl�b�iens l'achev�rent : comme la vieille France avait d� sa gloire � la noblesse fran�aise, la jeune France lui doit sa libert�, si libert� il y a pour la France.

Les troupes camp�es aux environs de Paris avaient �t� renvoy�es, et par un de ces conseils contradictoires qui tiraillaient la volont� du Roi, on appela le r�giment de Flandre � Versailles. Les gardes-du-corps donn�rent un repas aux officiers de ce r�giment ; les t�tes s'�chauff�rent ; la Reine parut au milieu du banquet avec le Dauphin ; on porta la sant� de la famille royale ; le Roi vint � son tour ; la musique militaire joue l'air touchant et favori : O Richard, � mon roi ! A peine cette nouvelle s'est-elle r�pandue � Paris, que l'opinion oppos�e s'en empare ; on s'�crie que Louis refuse sa sanction � la d�claration des droits, pour s'enfuir � Metz avec le comte d'Estaing ; Marat propage cette rumeur : il �crivait d�j� l' Ami du peuple .

Le 5 octobre arrive. Je ne fus point t�moin des �v�nements de cette journ�e. Le r�cit en parvint de bonne heure, le 6, dans la capitale. On nous annonce, en m�me temps, une visite du Roi. Timide dans les salons, j'�tais hardi sur les places publiques : je me sentais fait pour la solitude ou pour le forum. Je courus aux Champs-Elys�es : d'abord parurent des canons, sur lesquels des harpies, des larronnesses, des filles de joie mont�es � califourchon, tenaient les propos les plus obsc�nes et faisaient les gestes les plus immondes. Puis, au milieu d'une horde de tout �ge et de tout sexe, marchaient � pied les gardes-du-corps, ayant chang� de chapeaux, d'�p�es et de baudriers avec les gardes nationaux : chacun de leurs chevaux portait deux ou trois poissardes, sales bacchantes ivres et d�braill�es. Ensuite venait la d�putation de l'Assembl�e nationale ; les voitures du Roi suivaient : elles roulaient dans l'obscurit� poudreuse d'une for�t de piques et de ba�onnettes. Des chiffonniers en lambeaux, des bouchers, tablier sanglant aux cuisses, couteaux nus � la ceinture, manches de chemises retrouss�es, cheminaient aux porti�res ; d'autres �gipans noirs �taient grimp�s sur l'imp�riale ; d'autres, accroch�s au marchepied des laquais, au si�ge des cochers. On tirait des coups de fusil et de pistolet ; on criait : Voici le boulanger, la boulang�re et le petit mitron ! Pour oriflamme devant le fils de saint Louis, des hallebardes suisses �levaient en l'air deux t�tes de gardes-du-corps, fris�es et poudr�es par un perruquier de S�vres.

L'astronome Bailly d�clara � Louis XVI, dans l'H�tel-de-Ville, que le peuple hautain, respectueux et fid�le , venait de conqu�rir son roi, et le Roi de son c�t�, fort touch� et fort content , d�clara qu'il �tait venu � Paris de son plein gr� : indignes fausset�s de la violence et de la peur qui d�shonoraient alors tous les partis et tous les hommes. Louis XVI n'�tait pas faux : il �tait faible. La faiblesse n'est pas la fausset�, mais elle en tient lieu et elle en remplit les fonctions ; le respect que doivent inspirer la vertu et le malheur du Roi saint et martyr rend tout jugement humain presque sacril�ge.

 

1 L 5 Chapitre 11

Assembl�e constituante.

Les d�put�s quitt�rent Versailles et tinrent leur premi�re s�ance le 19 octobre dans une des salles de l'archev�ch�. Le 9 novembre, ils se transport�rent dans l'enceinte du Man�ge, pr�s des Tuileries. Le reste de l'ann�e 1789 vit les d�crets qui d�pouill�rent le cierge, d�truisirent l'ancienne magistrature et cr��rent les assignats, l'arr�t� de la commune de Paris pour le premier comit� des recherches, et le mandat des juges pour la poursuite du marquis de Favras.

L'Assembl�e constituante, malgr� ce qui peut lui �tre reproch�, n'en reste pas moins la plus illustre congr�gation populaire qui jamais ait paru chez les nations, tant par la grandeur de ses transactions, que par l'immensit� de leurs r�sultats. Il n'y a si haute question politique qu'elle n'ait touch�e et convenablement r�solue. Que serait-ce, si elle s'en f�t tenue aux cahiers des Etats-G�n�raux et n'e�t pas essay� d'aller au-del� ! Tout ce que l'exp�rience et l'intelligence humaine avaient con�u, d�couvert et �labor� pendant trois si�cles, se trouve dans ces cahiers. Les abus divers de l'ancienne monarchie y sont indiqu�s et les rem�des propos�s ; tous les genres de libert� sont r�clam�s, m�me la libert� de la presse ; toutes les am�liorations demand�es, pour l'industrie, les manufactures, le commerce, les chemins, l'arm�e, l'imp�t, les finances, les �coles, l'�ducation publique, etc. Nous avons travers� sans profit des ab�mes de crimes et des tas de gloire ; la R�publique et l'empire n'ont servi � rien ; l'empire a seulement r�gl� la force brutale des bras que la R�publique avait mis en mouvement ; il nous a laiss� la centralisation, administration vigoureuse que je crois un mal, mais qui peut-�tre pouvait seule remplacer les administrations locales alors qu'elles �taient d�truites et que l'anarchie avec l'ignorance �taient dans toutes les t�tes. A cela pr�s, nous n'avons pas fait un pas depuis l'Assembl�e constituante : ses travaux sont comme ceux du grand m�decin de l'antiquit�, lesquels ont � la fois recul� et pos� les bornes de la science. Parlons de quelques membres de cette Assembl�e, et arr�tons-nous � Mirabeau qui les r�sume et les domine tous.

 

1 L 5 Chapitre 12

Paris, novembre 1821.

Mirabeau.

M�l� par les d�sordres et les hasards de sa vie aux plus grands �v�nements et � l'existence des repris de justice, des ravisseurs et des aventuriers, Mirabeau, tribun de l'aristocratie, d�put� de la d�mocratie, avait du Gracchus et du don Juan, du Catilina et du Gusman d'Alfarache, du cardinal de Richelieu et du cardinal de Rets, du rou� de la R�gence et du sauvage de la R�volution ; il avait de plus du Mirabeau , famille florentine exil�e, qui gardait quelque chose de ces palais arm�s et de ces grands factieux c�l�br�s par Dante ; famille naturalis�e fran�aise, o� l'esprit r�publicain du moyen �ge de l'Italie et l'esprit f�odal de notre moyen �ge se trouvaient r�unis dans une succession d'hommes extraordinaires.

La laideur de Mirabeau, appliqu�e sur le fond de beaut� particuli�re � sa race, produisait une sorte de puissante figure du Jugement dernier de Michel-Ange, compatriote des Arrighetti . Les sillons creus�s par la petite-v�role sur le visage de l'orateur, avaient plut�t l'air d'escarres laiss�es par la flamme. La nature semblait avoir moul� sa t�te pour l'empire ou pour le gibet, taill� ses bras pour �treindre une nation ou pour enlever une femme. Quand il secouait sa crini�re en regardant le peuple, il l'arr�tait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la pl�be courait furieuse. Au milieu de l'effroyable d�sordre d'une s�ance, je l'ai vu � la tribune, sombre, laid et immobile : il rappelait le chaos de Milton, impassible et sans forme au centre de sa confusion.

Mirabeau tenait de son p�re et de son oncle qui, comme Saint-Simon, �crivaient � la diable des pages immortelles. On lui fournissait des discours pour la tribune : il en prenait ce que son esprit pouvait amalgamer � sa propre substance. S'il les adoptait en entier, il les d�bitait mal ; on s'apercevait qu'ils n'�taient pas de lui par des mots qu'il y m�lait d'aventure, et qui le r�v�laient. Il tirait son �nergie de ses vices ; ces vices ne naissaient pas d'un temp�rament frigide, ils portaient sur des passions profondes, br�lantes, orageuses. Le cynisme des moeurs ram�ne dans la soci�t�, en annihilant le sens moral, une sorte de barbares ; ces barbares de la civilisation, propres � d�truire comme les Goths, n'ont pas la puissance de fonder comme eux : ceux-ci �taient les �normes enfants d'une nature vierge, ceux-l� sont les avortons monstrueux d'une nature d�prav�e.

Deux fois j'ai rencontr� Mirabeau � un banquet, une fois chez la ni�ce de Voltaire, la marquise de Villette, une autre fois au Palais-Royal, avec des d�put�s de l'opposition que Chapelier m'avait fait conna�tre : Chapelier est all� � l'�chafaud, dans le m�me tombereau que mon fr�re et M. de Malesherbes.

Mirabeau parla beaucoup, et surtout beaucoup de lui. Ce fils des lions, lion lui-m�me � t�te de chim�re, cet homme si positif dans les faits, �tait tout roman, tout po�sie, tout enthousiasme par l'imagination et le langage ; on reconnaissait l'amant de Sophie, exalt� dans ses sentiments et capable de sacrifice. " Je la trouvai, " dit-il " cette femme adorable ;... je sus ce qu'�tait son �me, cette �me form�e des mains de la nature dans un moment de magnificence. "

Mirabeau m'enchanta de r�cits d'amour, de souhaits de retraite dont il bigarrait des discussions arides. Il m'int�ressait encore par un autre endroit : comme moi, il avait �t� trait� s�v�rement par son p�re, lequel avait gard�, comme le mien, l'inflexible tradition de l'autorit� paternelle absolue.

Le grand convive s'�tendit sur la politique �trang�re, et ne dit presque rien de la politique int�rieure ; c'�tait pourtant ce qui l'occupait ; mais il laissa �chapper quelques mots d'un souverain m�pris contre ces hommes se proclamant sup�rieurs, en raison de l'indiff�rence qu'ils affectent pour les malheurs et les crimes. Mirabeau �tait n� g�n�reux, sensible � l'amiti�, facile � pardonner les offenses. Malgr� son immoralit�, il n'avait pu fausser sa conscience ; il n'�tait corrompu que pour lui, son esprit droit et ferme ne faisait pas du meurtre une sublimit� de l'intelligence. Il n'avait aucune admiration pour des abattoirs et des voiries.

Cependant, Mirabeau ne manquait pas d'orgueil., il se vantait outrageusement bien qu'il se f�t constitu� marchand de drap pour �tre �lu par le tiers-�tat (l'ordre de la noblesse ayant eu l'honorable folie de le rejeter), il �tait �pris de sa naissance : oiseau hagard, dont le nid fut entre quatre tourelles , dit son p�re. Il n'oubliait pas qu'il avait paru � la cour mont� dans les carrosses et chass� avec le Roi. Il exigeait qu'on le qualifi�t du titre de comte. Il tenait � ses couleurs, et couvrit ses gens de livr�e quand tout le monde la quitta. Il citait � tout propos et hors de propos son parent, l'amiral de Colin. Le Moniteur l'ayant appel� Riquet : " Savez-vous ", dit-il avec emportement au journaliste, " qu'avec votre Riquet, vous avez d�sorient� l'Europe pendant trois jours ? " Il r�p�tait cette plaisanterie impudente et si connue : " Dans une autre famille, mon fr�re le vicomte serait l'homme d'esprit et le mauvais sujet. Dans ma famille, c'est le sot et l'homme de bien. " Des biographes attribuent ce mot au vicomte, se comparant avec humilit� aux autres membres de la famille.

Le fond des sentiments de Mirabeau �tait monarchique. Il a prononc� ces belles paroles : " J'ai voulu gu�rir les Fran�ais de la superstition de la monarchie et y substituer son culte. ". Dans une lettre, destin�e � �tre mise sous les yeux de Louis XVI, il �crivait : " Je ne voudrais pas avoir travaill� seulement � une vaste destruction. " C'est cependant ce qui lui est arriv� : le ciel, pour nous punir de nos talents mal employ�s, nous donne le repentir de nos succ�s.

Mirabeau remuait l'opinion avec deux leviers : d'un cot�, il prenait son point d'appui dans les masses dont il s'�tait constitu� le d�fenseur en les m�prisant ; de l'autre, quoique tra�tre � son ordre, il en soutenait la sympathie par des affinit�s de caste et des int�r�ts communs. Cela n'arriverait pas au pl�b�ien, champion des classes privil�gi�es ; il serait abandonn� de son parti sans gagner l'aristocratie, de sa nature ingrate et ingagnable, quand on n'est pas n� dans ses rangs. L'aristocratie ne peut d'ailleurs improviser un noble, puisque la noblesse est fille du temps.

Mirabeau a fait �cole. En s'affranchissant des liens moraux, on a r�v� qu'on se transformait en homme d'Etat. Ces imitations n'ont produit que de petits pervers : tel qui se flatte d'�tre corrompu et voleur n'est que d�bauch� et fripon. Tel qui se croit vicieux n'est que vil ; tel qui se vante d'�tre criminel n'est qu'inf�me.

Trop t�t pour lui trop tard pour elle, Mirabeau se vendit � la cour, et la cour l'acheta. Il mit en enjeu sa renomm�e devant une pension et une ambassade : Cromwell fut au moment de troquer son avenir contre un titre et l'ordre de la Jarreti�re. Malgr� sa superbe, Mirabeau ne s'�valuait pas assez haut. Maintenant que l'abondance du num�raire et des places a �lev� le prix des consciences, il n'y a pas de sautereau dont l'acqu�t ne co�te des centaines de mille francs et les premiers honneurs de l'Etat. La tombe d�lia Mirabeau de ses promesses, et le mit � l'abri des p�rils que vraisemblablement il n'aurait pu vaincre : sa vie e�t montr� sa faiblesse dans le bien ; sa mort l'a laiss� en possession de sa force dans le mal.

En sortant de notre d�ner on discutait des ennemis de Mirabeau. Je me trouvais � c�t� de lui et n'avais pas prononc� un mot. Il me regarda en face avec ses yeux d'orgueil, de vice et de g�nie, et, m'appliquant sa main sur l'�paule, il me dit : " Ils ne me pardonneront jamais ma sup�riorit� ! " Je sens encore l'impression de cette main, comme si Satan m'e�t touch� de sa griffe de feu.

Lorsque Mirabeau fixa ses regards sur le jeune muet eut-il un pressentiment de mes futuritions ? Pensa-t-il qu'il compara�trait un jour devant mes souvenirs ? J'�tais destin� � devenir l'historien de hauts personnages : ils ont d�fil� devant moi, sans que je me sois appendu � leur manteau pour me faire tra�ner avec eux � la post�rit�.

Mirabeau a d�j� subi la m�tamorphose qui s'op�re parmi ceux dont la m�moire doit demeurer, port� du Panth�on � l'�gout, et report� de l'�gout au Panth�on, il s'est �lev� de toute la hauteur du temps qui lui sert aujourd'hui de pi�destal. On ne voit plus le Mirabeau r�el, mais le Mirabeau id�alis� le Mirabeau tel que le font les peintres, pour le rendre le symbole ou le mythe de l'�poque qu'il repr�sente : il devient ainsi plus faux et plus vrai. De tant de r�putations, de tant d'acteurs, de tant d'�v�nements, de tant de ruines, il ne restera que trois hommes, chacun d'eux attach� � chacune des trois grandes �poques r�volutionnaires, Mirabeau pour l'aristocratie, Robespierre pour la d�mocratie, Bonaparte pour le despotisme ; la monarchie restaur�e n'a rien : la France a pay� cher trois renomm�es que ne peut avouer la vertu.

 

1 L 5 Chapitre 13

Paris, d�cembre 1821.

S�ances de l'Assembl�e Nationale. - Robespierre.

Les s�ances de l'Assembl�e Nationale offraient un int�r�t dont les s�ances de nos chambres sont loin d'approcher. On se levait de bonne heure pour trouver place dans les tribunes encombr�es. Les d�put�s arrivaient en mangeant, causant, gesticulant ; ils se groupaient dans les diverses parties de la salle, selon leurs opinions. Lecture du proc�s-verbal ; apr�s cette lecture, d�veloppement du sujet convenu, ou motion extraordinaire. Il ne s'agissait pas de quelque article insipide de loi, rarement une destruction manquait d'�tre � l'ordre du jour. On parlait pour ou contre ; tout le monde improvisait bien ou mal. Les d�bats devenaient orageux ; les tribunes se m�laient � la discussion, applaudissaient et glorifiaient, sifflaient et huaient les orateurs. Le pr�sident agitait sa sonnette ; les d�put�s s'apostrophaient d'un banc � l'autre. Mirabeau le jeune prenait au collet son comp�titeur ; Mirabeau l'a�n� criait : " Silence aux trente voix ! ". Un jour, j'�tais plac� derri�re l'opposition royaliste ; j'avais devant moi un gentilhomme dauphinois, noir de visage, petit de taille, qui sautait de fureur sur son si�ge, et disait � ses amis : " Tombons, l'�p�e � la main, sur ces gueux-l�. ". Il montrait le c�t� de la majorit�. Les dames de la Halle, tricotant dans les tribunes, l'entendirent, se lev�rent et cri�rent, toutes � la fois, leurs chausses � la main, l'�cume � la bouche : " A la lanterne ! ". Le vicomte de Mirabeau, Lautrec et quelques jeunes nobles voulaient donner l'assaut aux tribunes.

Bient�t ce fracas �tait �touff� par un autre : des p�titionnaires, arm�s de piques, paraissaient � la barre : " Le peuple meurt de faim, disaient-ils ; il est temps de prendre des mesures contre les aristocrates et de s'�lever � la hauteur des circonstances. ". Le pr�sident assurait ces citoyens de son respect : " On a l'oeil sur les tra�tres, r�pondait-il, et l'Assembl�e fera justice. ". L�-dessus, nouveau vacarme : les d�put�s de droite s'�criaient qu'on allait � l'anarchie ; les d�put�s de gauche r�pliquaient que le peuple �tait libre d'exprimer sa volont�, qu'il avait le droit de se plaindre des fauteurs du despotisme, assis jusque dans le sein de la repr�sentation nationale : ils d�signaient ainsi leurs coll�gues � ce peuple souverain, qui les attendait au r�verb�re.

Les s�ances du soir l'emportaient en scandale sur les s�ances du matin : on parle mieux et plus hardiment � la lumi�re des lustres. La salle du Man�ge �tait alors une v�ritable salle de spectacle, o� se jouait un des plus grands drames du monde. Les premiers personnages appartenaient encore � l'ancien ordre de choses ; leurs terribles rempla�ants, cach�s derri�re eux, parlaient peu ou point. A la fin d'une discussion violente, je vis monter � la tribune un d�put� d'un air commun, d'une figure grise et inanim�e, r�guli�rement coiff�, proprement habill� comme le r�gisseur d'une bonne maison, ou comme un notaire de village soigneux de sa personne. Il lut un rapport long et ennuyeux ; on ne l'�couta pas. Je demandai son nom : c'�tait Robespierre. Les gens � souliers �taient pr�ts � sortir des salons, et d�j� les sabots heurtaient � la porte.

 

1 L 5 Chapitre 14

Paris, d�cembre 1821.

Soci�t�. - Aspect de Paris.

Lorsqu'avant la R�volution, je lisais l'histoire des troubles publics chez divers peuples, je ne concevais pas comment on avait pu vivre en ces temps-l� ; je m'�tonnais que Montaigne �criv�t si gaillardement dans un ch�teau dont il ne pouvait faire le tour sans courir le risque d'�tre enlev� par des bandes de ligueurs ou de protestants.

La R�volution m'a fait comprendre cette possibilit� d'existence. Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. Dans une soci�t� qui se dissout et se recompose, la lutte des deux g�nies, le choc du pass� et de l'avenir, le m�lange des moeurs anciennes et des moeurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d'ennui. Les passions et les caract�res en libert�, se montrent avec une �nergie qu'ils n'ont point dans la cit� bien r�gl�e. L'infraction des lois, l'affranchissement des devoirs, des usages et des biens�ances, les p�rils m�me ajoutent � l'int�r�t de ce d�sordre. Le genre humain en vacances se prom�ne dans la rue, d�barrass� de ses p�dagogues rentr� pour un moment dans l'�tat de nature, et ne recommen�ant � sentir la n�cessit� du frein social, que lorsqu'il porte le joug des nouveaux tyrans enfant�s par la licence.

Je ne pourrais mieux peindre la soci�t� de 1789 et 1790 qu'en la comparant � l'architecture du temps de Louis XII et de Fran�ois Ier, lorsque les ordres grecs se vinrent m�ler au style gothique, ou plut�t en l'assimilant � la collection des ruines et des tombeaux de tous les si�cles, entass�s p�le-m�le apr�s la Terreur dans les clo�tres des Petits-Augustins : seulement, les d�bris dont je parle �taient vivants et variaient sans cesse. Dans tous les coins de Paris il y avait des r�unions litt�raires, des soci�t�s politiques et des spectacles. Les renomm�es futures erraient dans la foule sans �tre connues, comme les �mes au bord du L�th� avant d'avoir joui de la lumi�re. J'ai vu le mar�chal Gouvion-Saint-Cyr remplir un r�le sur le th��tre du Marais, dans la Alti�re coupable de Beaumarchais. On se transportait du club des Feuillants au club des Jacobins, des bals et des maisons de jeu aux groupes du Palais-Royal, de la tribune de l'Assembl�e nationale � la tribune en plein vent. Passaient et repassaient dans les rues des d�putations populaires, des piquets de cavalerie, des patrouilles d'infanterie. Aupr�s d'un homme en habit fran�ais, t�te poudr�e, �p�e au c�t�, chapeau sous le bras, escarpins et bas de soie, marchait un homme, cheveux coup�s et sans poudre, portant le frac anglais et la cravate am�ricaine. Aux th��tres, les acteurs publiaient les nouvelles, le parterre entonnait des couplets patriotiques. Des pi�ces de circonstance attiraient la foule : un abb� paraissait sur la sc�ne. Le peuple lui criait : " Calotin ! calotin ! " et l'abb� r�pondait : " Messieurs, vive la nation ! " ; on courait entendre chanter Mandini et sa femme, Viganoni et Rovedino � l' Op�ra Buffa , apr�s avoir entendu hurler �a ira ; on allait admirer madame Dugazon, madame Saint-Aubin, Carline, la petite Olivier, mademoiselle Contat, Mol�, Fleury, Talma d�butant, apr�s avoir vu pendre Favras.

Les promenades au boulevard du Temple et � celui des Italiens, surnomm� Coblentz , les all�es du jardin des Tuileries �taient inond�es de femmes pimpantes : trois jeunes filles de Gr�try y brillaient, blanches et roses comme leur parure : elles moururent bient�t toutes trois. " Elle s'endormit pour jamais, dit Gr�try en parlant de sa fille a�n�e, assise sur mes genoux, aussi belle que pendant sa vie. " Une multitude de voitures sillonnaient les carrefours o� barbotaient les sans-culottes et l'on trouvait la belle madame de Buffon, assise seule dans un pha�ton du duc d'Orl�ans, stationn� � la porte de quelque club.

L'�l�gance et le go�t de la soci�t� aristocratique se retrouvaient � l'h�tel de La Rochefoucauld, aux soir�es de mesdames de Poix, d'H�nin, de Simiane, de Vaudreuil, dans quelques salons de la haute magistrature, rest�s ouverts. Chez M. Necker, chez M. le comte de Montmorin, chez les divers ministres, se rencontraient (avec madame de Sta�l, la duchesse d'Aiguillon, mesdames de Beaumont et de S�rilly) toutes les nouvelles illustrations de la France, et toutes les libert�s des nouvelles moeurs. Le cordonnier en uniforme d'officier de la garde nationale, prenait � genoux la mesure de votre pied ; le moine, qui le vendredi tra�nait sa robe noire ou blanche, portait le dimanche le chapeau rond et l'habit bourgeois ; le capucin, ras�, lisait le journal � la guinguette, et dans un cercle de femmes folles paraissait une religieuse gravement assise : c'�tait une tante ou une soeur mise � la porte de son monast�re. La foule visitait ces couvents ouverts au monde, comme les voyageurs parcourent, � Grenade, les salles abandonn�es de l'Alhambra, ou comme ils s'arr�tent, � Tibur, sous les colonnes du temple de la Sibylle.

Du reste force duels et amours, liaisons de prison et fraternit� de politique, rendez-vous myst�rieux parmi des ruines, sous un ciel serein, au milieu de la paix et de la po�sie de la nature ; promenades �cart�es, silencieuses, solitaires, m�l�es de serments �ternels et de tendresses ind�finissables, au sourd fracas d'un monde qui fuyait, au bruit lointain d'une soci�t� croulante, qui mena�ait de sa chute ces f�licit�s plac�es au pied des �v�nements. Quand on s'�tait perdu de vue vingt-quatre heures, on n'�tait pas s�r de se retrouver jamais. Les uns s'engageaient dans les routes r�volutionnaires, les autres m�ditaient la guerre civile ; les autres partaient pour l'Ohio, o� ils se faisaient pr�c�der de plans de ch�teaux � b�tir chez les Sauvages ; les autres allaient rejoindre les Princes : tout cela all�grement, sans avoir souvent un sou dans sa poche : les royalistes affirmant que la chose finirait un de ces matins par un arr�t du parlement ; les patriotes, tout aussi l�gers dans leurs esp�rances, annon�ant le r�gne de la paix et du bonheur avec celui de la libert�. On chantait :

La sainte chandelle d'Arras,

Le flambeau de la Provence,

S'ils ne nous �clairent pas,

Mettent le feu dans la France ;

On ne peut pas les toucher,

Mais on esp�re les moucher.

Et voil� comme on jugeait Robespierre et Mirabeau ! " Il est aussi peu en la puissance de toute facult� terrienne, dit l'Estoile, d'engarder le peuple fran�ois de parler, que d'enfouir le soleil en terre ou l'enfermer dedans un trou. "

Le palais des Tuileries, grande ge�le remplie de condamn�s, s'�levait au milieu de ces f�tes de la destruction. Les sentenci�s jouaient aussi en attendant la charrette , la tonte , la chemise rouge qu'on avait mise s�cher et l'on voyait � travers les fen�tres les �blouissantes illuminations du cercle de la Reine.

Des milliers de brochures et de journaux pullulaient ; les satires et les po�mes, les chansons des Actes des Ap�tres , r�pondaient � l' Ami du peuple ou au Mod�rateur du club monarchien, r�dig� par Fontanes ; Mallet-Dupan, dans la partie politique du Mercure , �tait en opposition avec Laharpe et Chamfort dans la partie litt�raire du m�me journal. Champcenetz, le marquis de Bonnay, Rivarol, Boniface, Mirabeau le cadet (le Holbein d'�p�e, qui leva sur le Rhin la l�gion des hussards de la Mort), Honor� Mirabeau l'a�n�, s'amusaient � faire, en d�nant, des caricatures et le Petit Almanach des grands hommes : Honor� allait ensuite proposer la loi martiale ou la saisie des biens du clerg�. Il passait la nuit chez madame Jay , apr�s avoir d�clar� qu'il ne sortirait de l'Assembl�e nationale que par la puissance des ba�onnettes. Egalit� consultait le diable dans les carri�res de Montrouge, et revenait au jardin de Monceaux pr�sider les orgies dont Laclos �tait l'ordonnateur. Le futur r�gicide ne d�g�n�rait point de sa race : double prostitu�, la d�bauche le livrait �puis� � l'ambition. Lauzun, d�j� fan�, soupait dans sa petite maison � la barri�re du Maine avec des danseuses de l'op�ra, entrecaress�es de MM. de Noailles, de Dillon, de Choiseul, de Narbonne, de Talleyrand, et de quelques autres �l�gances du jour dont il nous reste deux ou trois momies.

La plupart des courtisans, c�l�bres par leur immoralit�, � la fin du r�gne de Louis XV et pendant le r�gne de Louis XVI, �taient enr�l�s sous le drapeau tricolore : presque tous avaient fait la guerre d'Am�rique et barbouill� leurs cordons des couleurs r�publicaines : la R�volution les employa tant qu'elle se tint � une m�diocre hauteur ; ils devinrent m�me les premiers g�n�raux de ses arm�es. Le duc de Lauzun, le romanesque amoureux de la princesse Czartoriska, le coureur de femmes sur les grands chemins, le Lovelace qui avait celle-ci et puis qui avait celle-l�, selon noble et chaste jargon de la cour, le duc de Lauzun devenu duc de Biron, commandant pour la Convention dans la Vend�e : quelle piti� ! Le baron de Bezonval, r�v�lateur menteur et cynique des corruptions de la haute soci�t�, mouche du coche des pu�rilit�s de la vieille monarchie expirante, ce lourd baron compromis dans l'affaire de la Bastille, sauv� par M. Necker et par Mirabeau, uniquement parce qu'il �tait Suisse : quelle mis�re ! Qu'avaient � faire de pareils hommes avec de pareils �v�nements ? Quand la R�volution eut grandi, elle abandonna avec d�dain les frivoles apostats du tr�ne : elle avait eu besoin de leurs vices elle eut besoin de leurs t�tes : elle ne m�prisait aucun sang, pas m�me celui de la du Barry.

 

1 L 5 Chapitre 15

Paris, d�cembre 1821.

Ce que je faisais au milieu de tout ce bruit. - Mes jours solitaires. - Mademoiselle Monet. - J'arr�te avec M. de Malesherbes le plan de mon voyage en Am�rique. - Bonaparte et moi sous-lieutenants ignor�s. - Le marquis de La Rou�rie. - Je m'embarque � Saint-Malo. - Derni�res pens�es en quittant la terre natale.

L'ann�e 1790 compl�ta les mesures �bauch�es de l'ann�e 1789. Le bien de l'Eglise, mis d'abord sous la main de la nation, fut confisqu�, la constitution civile du clerg� d�cr�t�e, la noblesse abolie.

Je n'assistai pas � la F�d�ration de juillet 1790 : une indisposition assez grave me retenait au lit ; mais je m'�tais fort amus� auparavant aux brouettes du Champ-de-Mars. Madame de Sta�l a merveilleusement d�crit cette sc�ne. Je regretterai toujours de n'avoir pas vu M. de Talleyrand dire la messe servie par l'abb� Louis, comme de ne l'avoir pas vu, le sabre au c�t�, donner audience � l'ambassadeur du Grand-Turc.

Mirabeau d�chut de sa popularit� dans l'ann�e 1790 ; ses liaisons avec la cour �taient �videntes. M. Necker r�signa le minist�re et se retira, sans que personne e�t envie de le retenir. Mesdames, tantes du Roi, partirent pour Rome avec un passeport de l'Assembl�e nationale. Le duc d'Orl�ans, revenu d'Angleterre, se d�clara le tr�s-humble et tr�s ob�issant serviteur du Roi. Les soci�t�s des Amis de la Constitution, multipli�es sur le sol, se rattachaient � Paris � la soci�t� m�re, dont elles recevaient les inspirations et ex�cutaient les ordres.

La vie publique rencontrait dans mon caract�re des dispositions favorables : ce qui se passait en commun m'attirait, parce que dans la foule je gardais ma solitude et n'avais point � combattre ma timidit�. Cependant les salons, participant du mouvement universel, �taient un peu moins �trangers � mon allure, et j'avais, malgr� moi, fait des connaissances nouvelles.

La marquise de Villette s'�tait trouv�e sur mon chemin. Son mari, d'une r�putation calomni�e, �crivait, avec Monsieur, fr�re du Roi, dans le Journal de Paris . Madame de Villette, charmante encore, perdit une fille de seize ans, plus charmante que sa m�re, et pour laquelle le chevalier de Parny fit ces vers dignes de l' Anthologie :

Au ciel elle a rendu sa vie,

Et doucement s'est endormie

Sans murmurer contre ses lois :

Ainsi le sourire s'efface,

Ainsi meurt sans laisser de trace

Le chant d'un oiseau dans les bois.

Mon r�giment, en garnison � Rouen, conserva sa discipline assez tard. Il eut un engagement avec le peuple au sujet de l'ex�cution du com�dien Bordier, qui subit le dernier arr�t de la puissance parlementaire ; pendu la veille, h�ros le lendemain, s'il e�t v�cu vingt-quatre heures de plus. Mais, enfin, l'insurrection se mit parmi les soldats de Navarre. Le marquis de Mortemart �migra, les officiers le suivirent. Je n'avais ni adopt� ni rejet� les nouvelles opinions ; aussi peu dispos� � les attaquer qu'� les servir, je ne voulus ni �migrer ni continuer la carri�re militaire : je me retirai.

D�gag� de tous liens, j'avais, d'une part, des disputes assez vives avec mon fr�re et le pr�sident de Rosambo ; de l'autre, des discussions non moins aigres avec Ginguen�, Laharpe et Chamfort. D�s ma jeunesse, mon impartialit� politique ne plaisait � personne. Au surplus, je n'attachais d'importance aux questions soulev�es alors, que par des id�es g�n�rales de libert� et de dignit� humaines ; la politique personnelle m'ennuyait ; ma v�ritable vie �tait dans des r�gions plus hautes.

Les rues de Paris, jour et nuit encombr�es de peuple, ne me permettaient plus mes fl�neries. Pour retrouver le d�sert, je me r�fugiais au th��tre : je m'�tablissais au fond d'une loge, et laissais errer ma pens�e aux vers de Racine, � la musique de Sacchini, ou aux danses de l'Op�ra. Il faut que j'aie vu intr�pidement vingt fois de suite, aux Italiens, la Barbe-bleue et le Sabot perdu , m'ennuyant pour me d�sennuyer, comme un hibou dans un trou de mur. Tandis que la monarchie tombait, je n'entendais ni le craquement des vo�tes s�culaires, ni les miaulements du vaudeville, ni la voix tonnante de Mirabeau � la tribune, ni celle de Colin qui chantait � Babet sur le th��tre.

Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige,

Quand la nuit est longue, on l'abr�ge.

M. Monet, directeur des mines et sa jeune fille, envoy�s par madame Ginguen�, venaient quelquefois troubler ma sauvagerie : mademoiselle Monet se pla�ait sur le devant de la loge ; je m'asseyais moiti� content, moiti� grognant, derri�re elle. Je ne sais si elle me plaisait, si je l'aimais, mais j'en avais bien peur. Quand elle �tait partie, je la regrettais, en �tant plein de joie de ne la voir plus. Cependant j'allais quelquefois, � la sueur de mon front, la chercher chez elle, pour l'accompagner � la promenade : je lui donnais le bras, et je crois que je serrais un peu le sien.

Une id�e me dominait, l'id�e de passer aux Etats-Unis : il fallait un but utile � mon voyage ; je me proposais de d�couvrir (ainsi que je l'ai dit dans ces M�moires et dans plusieurs de mes ouvrages) le passage au nord-ouest de l'Am�rique. Ce projet n'�tait pas d�gag� de ma nature po�tique. Personne ne s'occupait de moi ; j'�tais alors, ainsi que Bonaparte, un mince sous-lieutenant tout � fait inconnu ; nous partions, l'un et l'autre, de l'obscurit� � la m�me �poque, moi pour chercher ma renomm�e dans la solitude, lui sa gloire parmi les hommes. Or, ne m'�tant attach� � aucune femme, ma sylphide obs�dait encore mon imagination. Je me faisais une f�licit� de r�aliser avec elle mes courses fantastiques dans les for�ts du Nouveau-Monde. Par l'influence d'une autre nature, ma fleur d'amour, mon fant�me sans nom des bois de l'Armorique, est devenue Atala sous les ombrages de la Floride.

M. de Malesherbes me montait la t�te sur ce voyage. J'allais le voir le matin. Le nez coll� sur des cartes, nous comparions les diff�rents dessins de la coupole arctique ; nous supputions les distances du d�troit de Berhring au fond de la baie d'Hudson ; nous lisions les divers r�cits des navigateurs et voyageurs anglais, hollandais, espagnols, fran�ais, russes, su�dois, danois ; nous nous enqu�rions des chemins � suivre par terre pour attaquer le rivage de la mer polaire ; nous devisions des difficult�s � surmonter, des pr�cautions � prendre contre la rigueur du climat, les assauts des b�tes et le manque de vivres. Cet homme illustre me disait : " Si j'�tais plus jeune, je partirais avec vous, je m'�pargnerais le spectacle que m'offrent ici tant de crimes, de l�chet�s et de folies. Mais � mon �ge il faut mourir o� l'on est. Ne manquez pas de m'�crire par tous les vaisseaux, de me mander vos progr�s et vos d�couvertes : je les ferai valoir aupr�s des ministres. C'est bien dommage que vous ne sachiez pas la botanique ! " Au sortir de ces conversations, je feuilletais Tournefort, Duhamel, Bernard de Jussieu, Grew, Jacquin, le Dictionnaire de Rousseau, les Flores �l�mentaires ; je courais au Jardin du Roi, et d�j� je me croyais un Linn�.

Enfin, au mois de janvier 1791, je pris s�rieusement mon parti. Le chaos augmentait : il suffisait de porter un nom aristocrate pour �tre expos� aux pers�cutions : plus votre opinion �tait consciencieuse et mod�r�e, plus elle �tait suspecte et poursuivie. Je r�solus donc de lever mes tentes : je laissai mon fr�re et mes soeurs � Paris et m'acheminai vers la Bretagne.

Je rencontrai, � Foug�res, le marquis de La Rou�rie : je lui demandai une lettre pour le g�n�ral Washington. Le colonel Armand (nom qu'on donnait au marquis, en Am�rique) s'�tait distingu� dans la guerre de l'ind�pendance am�ricaine. Il se rendit c�l�bre, en France, par la conspiration royaliste qui fit des victimes si touchantes dans la famille des D�silles. Mort en organisant cette conspiration, il fut exhum�, reconnu, et causa le malheur de ses h�tes et de ses amis. Rival de La Fayette et de Lauzun, devancier de La Rochejaquelein, le marquis de La Rou�rie avait plus d'esprit qu'eux : il s'�tait plus souvent battu que le premier ; il avait enlev� des actrices � l'Op�ra, comme le second ; il serait devenu le compagnon d'armes du troisi�me. Il fourrageait les bois, en Bretagne, avec un major am�ricain, et accompagn� d'un singe assis sur la croupe de son cheval. Les �coliers de droit de Rennes l'aimaient, � cause de sa hardiesse d'action et de sa libert� d'id�es : il avait �t� un des douze gentilshommes bretons mis � la Bastille. Il �tait �l�gant de taille et de mani�res, brave de mine, charmant de visage, et ressemblait aux portraits des jeunes seigneurs de la Ligue.

Je choisis Saint-Malo pour m'embarquer, afin d'embrasser ma m�re. Je vous ai dit, au troisi�me livre de ces M�moires , comment je passai par Combourg, et quels sentiments m'oppress�rent. Je demeurai deux mois � Saint-Malo, occup� des pr�paratifs de mon voyage, comme jadis de mon d�part projet� pour les Indes.

Je fis march� avec un capitaine, nomm� Desjardins : il devait transporter, � Baltimore, l'abb� Nagot, sup�rieur de s�minaire de Saint-Sulpice, et plusieurs s�minaristes, sous la conduite de leur chef. Ces compagnons de voyage m'auraient mieux convenu quatre ans plus t�t : de chr�tien z�l� que j'avais �t�, j'�tais devenu un esprit fort, c'est-�-dire un esprit faible. Ce changement, dans mes opinions religieuses, s'�tait op�r� par la lecture des livres philosophiques. Je croyais, de bonne foi, qu'un esprit religieux �tait paralys� d'un c�t�, qu'il y avait des v�rit�s qui ne pouvaient arriver jusqu'� lui, tout sup�rieur qu'il p�t �tre d'ailleurs. Ce beno�t orgueil me faisait prendre le change ; je supposais dans l'esprit religieux cette absence d'une facult�, qui se trouve pr�cis�ment dans l'esprit philosophique : l'intelligence courte croit tout voir, parce qu'elle reste les veux ouverts ; l'intelligence sup�rieure consent � fermer les yeux, parce qu'elle aper�oit tout en dedans. Enfin, une chose m'achevait : le d�sespoir sans cause que je portais au fond du coeur.

Une lettre de mon fr�re a fix� dans ma m�moire la date de mon d�part : il �crivait de Paris � ma m�re, en lui annon�ant la mort de Mirabeau. Trois jours apr�s l'arriv�e de cette lettre, je rejoignis en rade le navire sur lequel mes bagages �taient charg�s. On leva l'ancre, moment solennel parmi les navigateurs. Le soleil se couchait quand le pilote c�tier nous quitta, apr�s nous avoir mis hors des passes. Le temps �tait sombre, la brise molle, et la houle battait lourdement les �cueils � quelques encablures du vaisseau.

Mes regards restaient attach�s sur Saint-Malo ; je venais d'y laisser ma m�re toute en larmes. J'apercevais les clochers et les d�mes des �glises o� j'avais pri� avec Lucile, les murs, les remparts, les forts, les tours, les gr�ves o� j'avais pass� mon enfance avec Gesril et mes camarades de jeux ; j'abandonnais ma patrie d�chir�e, lorsqu'elle perdait un homme que rien ne pouvait remplacer. Je m'�loignais �galement incertain des destin�es de mon pays et des miennes : qui p�rirait de la France ou de moi ? Reverrais-je jamais cette France et ma famille ?

Le calme nous arr�ta avec la nuit au d�bouquement de la rade ; les feux de la ville et les phares s'allum�rent : ces lumi�res qui tremblaient sous mon toit paternel semblaient � la fois me sourire et me dire adieu, en m'�clairant parmi les rochers, les t�n�bres de la nuit et l'obscurit� des flots.

Je n'emportais que ma jeunesse et mes illusions ; je d�sertais un monde dont j'avais foul� la poussi�re et compt� les �toiles, pour un monde de qui la terre et le ciel m'�taient inconnus. Que devait-il m'arriver si j'atteignais le but de mon voyage ? Egar� sur les rives hyperbor�ennes, les ann�es de discorde qui ont �cras� tant de g�n�rations avec tant de bruit, seraient tomb�es en silence sur ma t�te ; la soci�t� e�t renouvel� sa face, moi absent. Il est probable que je n'aurais jamais eu le malheur d'�crire ; mon nom serait demeur� ignor�, ou il ne s'y f�t attach� qu'une de ces renomm�es paisibles au-dessous de la gloire, d�daign�es de l'envie et laiss�es au bonheur. Qui sait si j'eusse repass� l'Atlantique, si je ne me serais point fix� dans les solitudes, � mes risques et p�rils explor�es et d�couvertes, comme un conqu�rant au milieu de ses conqu�tes !

Mais non ! je devais rentrer dans ma patrie pour y changer de mis�res, pour y �tre tout autre chose que ce que j'avais �t�. Cette mer, au giron de laquelle j'�tais n�, allait devenir le berceau de ma seconde vie ; j'�tais port� par elle, dans mon premier voyage, comme dans le sein de ma nourrice, dans les bras de la confidente de mes premiers pleurs et de mes premiers plaisirs.

Le jusant, au d�faut de la brise, nous entra�na au large, les lumi�res du rivage diminu�rent peu � peu et disparurent. Epuis� de r�flexions, de regrets vagues, d'esp�rances plus vagues encore, je descendis � ma cabine : je me couchai, balanc� dans mon hamac au bruit de la lame qui caressait le flanc du vaisseau. Le vent se leva ; les voiles d�ferl�es qui coiffaient les m�ts s'enfl�rent, et quand je montai sur le tillac le lendemain matin, on ne voyait plus la terre de France.

Ici changent mes destin�es : " Encore � la mer ! Again to sea ! " (Byron.)

 

1 L 6 Livre sixi�me

1. Prologue. - 2. Travers�e de l'oc�an. - 3. Francis Tulloch. - Christophe Colomb. - Camo�ns. - 4. Les A�ores. - Ile Graciosa. - 5. Jeux marins. - Ile Saint-Pierre. - 6. C�tes de la Virginie. - Soleil couchant. - P�ril. - J'aborde en Am�rique. - Baltimore. - S�paration des passagers. - Tulloch. - 7. Philadelphie. - Le g�n�ral Washington. - 8. Parall�le de Washington et de Bonaparte.

 

1 L 6 Chapitre 1

Londres, d'avril � septembre 1822.

Revu en d�cembre 1846.

Trente et un ans apr�s m'�tre embarqu�, simple sous-lieutenant, pour l'Am�rique, je m'embarquais pour Londres, avec un passeport con�u en ces termes : " Laissez passer " disait ce passeport, " laissez passer sa seigneurie le vicomte de Chateaubriand, pair de France, ambassadeur du Roi pr�s Sa Majest� britannique, etc., etc. ". Point de signalement ; ma grandeur devait faire conna�tre mon visage en tous lieux. Un bateau � vapeur, nolis� [Signifie affr�ter.] pour moi seul, me porte de Calais � Douvres. En mettant le pied sur le sol anglais, le 5 avril 1822, je suis salu� par le canon du fort. Un officier vient de la part du commandant, m'offrir une garde d'honneur. Descendu � Shipwright-Inn, le ma�tre et les gar�ons de l'auberge me re�urent bras pendants et t�tes nues. Madame la mairesse m'invite � une soir�e, au nom des plus belles dames de la ville. M. Billing, attach� � mon ambassade, m'attendait. Un d�ner d'�normes poissons et de monstrueux quartiers de boeuf restaura monsieur l'ambassadeur, qui n'a point d'app�tit et qui n'�tait pas du tout fatigu�. Le peuple, attroup� sous mes fen�tres, fait retentir l'air de huzzas. L'officier revint et posa, malgr� moi, des sentinelles � ma porte. Le lendemain, apr�s avoir distribu� force argent du Roi mon ma�tre, je me suis mis en route pour Londres, au ronflement du canon, dans une l�g�re voiture, qu'emportaient quatre beaux chevaux men�s au grand trot par deux �l�gants jockeys. Mes gens suivaient dans d'autres carrosses, des courriers � ma livr�e accompagnaient le cort�ge. Nous passons Cantorbery, attirant les yeux de John-Bull et des �quipages qui nous croisaient. A Black-Heath, bruy�re jadis hant�e des voleurs, je trouvai un village tout neuf. Bient�t m'apparut l'immense calotte de fum�e qui couvre la cit� de Londres.

Plong� dans le gouffre de vapeur charbonn�e, comme dans une des gueules du Tartare, traversant la ville enti�re dont je reconnaissais les rues, j'abordai l'h�tel de l'ambassade, Portland-Place. Le charg� d'affaires, M. le comte Georges de Caraman, MM. les secr�taires d'ambassade, M. le vicomte de Marcellus, M. le baron E. Decazes, M. de Bourqueney, les attach�s � l'ambassade, m'accueillent avec une noble politesse. Tous les huissiers, concierges, valets de chambre, valets de pied de l'h�tel, �taient assembl�s sur le trottoir. On me pr�senta les cartes des ministres anglais et des ambassadeurs �trangers, d�j� instruits de ma prochaine arriv�e.

Le 17 mai de l'an de gr�ce 1793, je d�barquai pour la m�me ville de Londres, humble et obscur voyageur, � Southampton, venant de Jersey. Aucune mairesse ne s'aper�ut que je passais ; le maire de la ville, William Smith, me d�livra le 18, pour Londres, une feuille de route � laquelle �tait joint un extrait de l' Alien-bill . Mon signalement porte en anglais : " Fran�ois de Chateaubriand, officier fran�ais � l'arm�e des �migr�s ( french officer in the �migrant army ), taille de cinq pieds quatre pouces ( five Feet for inches high ), mince ( thin shape ), favoris et cheveux bruns ( Brown hair and fits ) ". Je partageai modestement la voiture la moins ch�re avec quelques matelots en cong� ; je relayai aux plus ch�tives tavernes ; j'entrai pauvre, malade, inconnu, dans une ville opulente et fameuse, o� M. Pitt r�gnait ; j'allai loger, � six schillings par mois, sous le lattis d'un grenier que m'avait pr�par� un cousin de Bretagne, au bout d'une petite rue qui joignait Tottenham-Court-Road.

Ah ! Monseigneur, que votre vie

D'honneurs aujourd'hui si remplie,

Diff�re de ces heureux temps !

Cependant une autre obscurit� m'ent�n�brait � Londres. Ma place politique mettait � l'ombre ma renomm�e litt�raire ; il n'y a pas un sot dans les trois royaumes qui ne pr�f�r�t l'ambassadeur de Louis XVIII � l'auteur du G�nie du Christianisme . Je verrai comment la chose tournera apr�s ma mort, ou quand j'aurai cess� de remplacer M. le duc Decazes aupr�s de Georges IV, succession aussi bizarre que le reste de ma vie.

Arriv� � Londres comme ambassadeur fran�ais, un de mes plus grands plaisirs �tait de laisser ma voiture au coin d'un square, et d'aller � pied parcourir les ruelles que j'avais jadis fr�quent�es, les faubourgs populaires et � bon march�, o� se r�fugie le malheur sous la protection d'une m�me souffrance, les abris ignor�s que je hantais avec mes associ�s de d�tresse, ne sachant si j'aurais du pain le lendemain, moi dont trois et quatre services couvraient la table en 1822. A toutes ces portes �troites et indigentes qui m'�taient autrefois ouvertes, je ne rencontrais que des visages �trangers. Je ne voyais plus errer mes compatriotes, reconnaissables � leurs gestes, � leur mani�re de marcher, � la forme et � la v�tust� de leurs habits ; je n'apercevais plus ces pr�tres martyrs, portant le petit collet, le grand chapeau � trois cornes, la longue redingote noire us�e, et que les Anglais saluaient en passant. De larges rues bord�es de palais avaient �t� perc�es, des ponts b�tis, des promenades plant�es : Regent ' s-Park occupait, aupr�s de Portland-Place , les anciennes prairies couvertes de troupeaux de vaches. Un cimeti�re, perspective de la lucarne d'un de mes greniers, avait disparu dans l'enceinte d'une fabrique. Quand je me rendais chez lord Liverpool, j'avais de la peine � retrouver l'espace vide de l'�chafaud de Charles Ier ; des b�tisses nouvelles, resserrant la statue de Charles II, s'�taient avanc�es avec l'oubli sur des �v�nements m�morables.

Que je regrettais, au milieu de mes insipides pompes, ce monde de tribulations et de larmes, ces temps o� je m�lais mes peines � celles d'une colonie d'infortun�s ! Il est donc vrai que tout change, que le malheur m�me p�rit comme la prosp�rit� ! Que sont devenus mes fr�res en �migration ? Les uns sont morts, les autres ont subi diverses destin�es : ils ont vu comme moi dispara�tre leurs proches et leurs amis ; ils sont moins heureux dans leur patrie qu'ils ne l'�taient sur la terre �trang�re. N'avions-nous pas sur cette terre nos r�unions, nos divertissements, nos f�tes et surtout notre jeunesse ? Des m�res de famille, des jeunes filles qui commen�aient la vie par l'adversit�, apportaient le fruit semainier du labeur pour s'�jouir � quelque danse de la patrie. Des attachements se formaient dans les causeries du soir apr�s le travail, sur les gazons d'Hamstead et de Primrose-Hill. A des chapelles orn�es de nos mains dans de vieilles masures, nous priions le 21 janvier et le jour de la mort de la Reine, tout �mus d'une oraison fun�bre prononc�e par le cur� �migr� de notre village. Nous allions le long de la Tamise, tant�t voir surgir aux docks les vaisseaux charg�s des richesses du monde, tant�t admirer les maisons de campagne de Richmond, nous si pauvres, nous priv�s du toit paternel : toutes ces choses sont de v�ritables f�licit�s !

Quand je rentrais en 1822, au lieu d'�tre re�u par mon ami, tremblotant de froid, qui m'ouvre la porte de notre grenier en me tutoyant, qui se couche sur son grabat aupr�s du mien, en se recouvrant de son mince habit et ayant pour lampe le clair de lune, - je passais � la lueur des flambeaux entre deux files de laquais, qui allaient aboutir � cinq ou six respectueux secr�taires. J'arrivais, tout cribl� sur ma route des mots : Monseigneur , Mylord, Votre Excellence, Monsieur l ' ambassadeur , � un salon tapiss� d'or et de soie. - Je vous en supplie, messieurs, laissez-moi ! Tr�ve de ces Mylords ! Que voulez-vous que je fasse de vous ? Allez rire � la chancellerie, comme si je n'�tais pas l�. Pr�tendez-vous me faire prendre au s�rieux cette mascarade ? Pensez-vous que je sois assez b�te, pour me croire chang� de nature, parce que j'ai chang� d'habit ? Le marquis de Londonderry va venir, dites-vous ; le duc de Wellington m'a demand� ; M. Canning me cherche ; lady Jersey m'attend � d�ner, avec M. Brougham ; lady Gwidir m'esp�re, � dix heures, dans sa loge � l'op�ra ; lady Mansfieid, � minuit, � Almacks. - Mis�ricorde ! o� me fourrer ! qui me d�livrera ? qui m'arrachera � ces pers�cutions ? Revenez, beaux jours de ma mis�re et de ma solitude ! Ressuscitez, compagnons de mon exil ! Allons, mes vieux camarades du lit de camp et de la couche de paille, allons dans la campagne, dans le petit jardin d'une taverne d�daign�e, boire sur un banc de bois une tasse de mauvais th�, en parlant de nos folles esp�rances et de notre ingrate patrie, en devisant de nos chagrins, en cherchant le moyen de nous assister les uns les autres, de secourir un de nos parents encore plus n�cessiteux que nous.

Voil� ce que j'�prouvais, ce que je me disais dans ces premiers jours de mon ambassade � Londres. Je n'�chappais � la tristesse qui m'assi�geait sous mon toit, qu'en me saturant d'une tristesse moins pesante dans le parc de Kensington. Lui, ce parc, n'est point chang�, comme j'ai pu m'en assurer en 1843 ; les arbres seulement ont grandi ; toujours solitaire, les oiseaux y font leur nid en paix. Ce n'est plus m�me la mode de se rassembler dans ce lieu, comme au temps que la plus belle des Fran�aises, madame R�camier, y passait suivie de la foule. Du bord des pelouses d�sertes de Kensington, j'aimais � voir courre, � travers Hyde-Park, les troupes de chevaux, les voitures des fashionables, parmi lesquelles figure en 1822 mon tilbury vide, tandis que, redevenu gentill�tre �migr�, je remontais l'all�e o� le confesseur banni disait autrefois son br�viaire.

C'est dans ce parc de Kensington que j'ai m�dit� l ' Essai historique ; que, relisant le journal de mes courses d'outre-mer, j'en ai tir� les amours d' Atala ; c'est aussi dans ce parc, apr�s avoir err� au loin dans les campagnes sous un ciel baiss�, blondissant et comme p�n�tr� de la clart� polaire, que je tra�ai au crayon les premi�res �bauches des passions de Ren� . Je d�posais, la nuit, la moisson de mes r�veries du jour dans l ' Essai historique et dans les Natchez . Les deux manuscrits marchaient de front, bien que souvent je manquasse d'argent pour en acheter le papier, et que j'en assemblasse les feuillets avec des pointes arrach�es aux tasseaux de mon grenier, faute de fil.

Ces lieux de mes premi�res inspirations me faisaient sentir leur puissance ; ils refl�taient sur le pr�sent la douce lumi�re des souvenirs : - je me sens en train de reprendre la plume. Tant d'heures sont perdues dans les ambassades ! Le temps ne me fault pas plus ici qu'� Berlin pour continuer mes M�moires , �difice que je b�tis avec des ossements et des ruines. Mes secr�taires � Londres d�siraient aller le matin � des pique-niques, et le soir au bal : tr�s volontiers ! Les gens, Peter, Valentin, Lewis allaient � leur tour au cabaret, et les femmes, Rose, Peggy, Maria, � la promenade des trottoirs ; j'en �tais charm�. On me laissait la clef de la porte ext�rieure : monsieur l'ambassadeur �tait commis � la garde de sa maison, si on frappe, il ouvrira. Tout le monde est sorti, me voil� seul : mettons-nous � l'oeuvre.

Il y a vingt-deux ans, je viens de le dire, que j'esquissais � Londres les Natchez et Atala ; j'en suis pr�cis�ment dans mes M�moires � l'�poque de mes voyages en Am�rique : cela se rejoint � merveille. Supprimons ces vingt-deux ans comme ils sont en effet supprim�s de ma vie, et partons pour les for�ts du Nouveau-Monde : le r�cit de mon ambassade viendra � sa date, quand il plaira � Dieu ; mais pour peu que je reste ici quelques mois, j'aurai le loisir d'arriver de la cataracte de Niagara � l'arm�e des Princes en Allemagne, et de l'arm�e des Princes � ma retraite en Angleterre. L'ambassadeur du Roi de France peut raconter l'histoire de l'�migr� fran�ais dans le lieu m�me o� celui-ci �tait exil�.

 

1 L 6 Chapitre 2

Londres, d'avril � septembre 1822.

Travers�e de l'oc�an.

Le livre pr�c�dent se termine par mon embarquement � Saint-Malo. Bient�t nous sort�mes de la Manche, et l'immense houle de l'ouest nous annon�a l'Atlantique.

Il est difficile aux personnes qui n'ont jamais navigu�, de se faire une id�e des sentiments qu'on �prouve, lorsque du bord d'un vaisseau on n'aper�oit de toutes parts que la face s�rieuse de l'ab�me. Il y a dans la vie p�rilleuse du marin une ind�pendance qui tient de l'absence de la terre ; on laisse sur le rivage les passions des hommes ; entre le monde que l'on quitte et celui que l'on cherche, on n'a pour amour et pour patrie que l'�l�ment sur lequel on est port� : plus de devoirs � remplir, plus de visites � rendre, plus de journaux, plus de politique. La langue m�me des matelots n'est pas la langue ordinaire : c'est une langue telle que la parlent l'oc�an et le ciel, le calme et la temp�te. Vous habitez un univers d'eau parmi des cr�atures dont le v�tement, les go�ts les mani�res, le visage, ne ressemblent point aux peuples autochtones ; elles ont la rudesse du loup marin et la l�g�ret� de l'oiseau ; on ne voit point sur leur front les soucis de la soci�t� ; les rides qui le traversent ressemblent aux plissures de la voile diminu�e, et sont moins creus�es par l'�ge que par la bise, ainsi que dans les flots. La peau de ces cr�atures, impr�gn�e de sel, est rouge et rigide, comme la surface de l'�cueil battu de la lame.

Les matelots se passionnent pour leur navire. Ils pleurent de regret en le quittant, de tendresse en le retrouvant. Ils ne peuvent rester dans leur famille ; apr�s avoir jur� cent fois qu'ils ne s'exposeront plus � la mer, il leur est impossible de s'en passer, comme un jeune homme ne se peut arracher des bras d'une ma�tresse orageuse et infid�le.

Dans les docks de Londres et de Plymouth, il n'est pas rare de trouver des sailors n�s sur des vaisseaux : depuis leur enfance jusqu'� leur vieillesse, ils ne sont jamais descendus au rivage ; ils n'ont vu la terre que du bord de leur berceau flottant, spectateurs du monde o� ils ne sont point entr�s. Dans cette vie r�duite � un si petit espace, sous les nuages et sur les ab�mes, tout s'anime pour le marinier : une ancre, une voile, un m�t, un canon, sont des personnages qu'on affectionne et qui ont chacun leur histoire.

La voile fut d�chir�e sur la c�te du Labrador ; le ma�tre voilier lui mit la pi�ce que vous voyez.

L'ancre sauva le vaisseau quand il eut chass� sur ses autres ancres, au milieu des coraux des �les Sandwich.

Le m�t fut rompu dans une bourrasque au cap de Bonne-Esp�rance ; il n'�tait que d'un seul jet. Il est beaucoup plus fort depuis qu'il est compos� de deux pi�ces.

Le canon est le seul qui ne fut pas d�mont� au combat de la Chesapeake.

Les nouvelles du bord sont des plus int�ressantes : on vient de jeter le loch ; le navire file dix noeuds.

Le ciel est clair � midi ; on a pris hauteur : on est � telle latitude.

On a fait le point : il y a tant de lieues gagn�es en bonne route.

La d�clinaison de l'aiguille est de tant de degr�s : on s'est �lev� au nord.

Le sable des sabliers passe mal : on aura de la pluie.

On a remarqu� des procellaria dans le sillage du vaisseau : on essuiera un grain.

Des poissons volants se sont montr�s au sud : le temps va calmer.

Une �claircie s'est form�e � l'ouest dans les nuages : c'est le pied du vent, demain le vent soufflera de ce c�t�.

L'eau a chang� de couleur. On a vu flotter du bois et des go�mons ; on a aper�u des mouettes et des canards ; un petit oiseau est venu se percher sur les vergues : il faut mettre le cap dehors, car on approche de terre, et il n'est pas bon de l'accoster la nuit.

Dans l'�pinette, il y a un coq favori et pour ainsi dire sacr� qui survit � tous les autres ; il est fameux pour avoir chant� pendant un combat, comme dans la cour d'une ferme au milieu de ses poules. Sous les ponts habite un chat : peau verd�tre z�br�e, queue pel�e, moustaches de crin, ferme sur ses pattes, opposant le contrepoids au tangage et le balancier au roulis ; il a fait deux fois le tour du monde et s'est sauv� d'un naufrage sur un tonneau. Les mousses donnent au coq du biscuit tremp� dans du vin, et Matou a le privil�ge de dormir, quand il lui pla�t, dans le witchoura du second capitaine.

Le vieux matelot ressemble au vieux laboureur. Leurs moissons sont diff�rentes, il est vrai : le matelot a men� une vie errante, le laboureur n'a jamais quitt� son champ ; mais ils connaissent �galement les �toiles et pr�disent l'avenir en creusant leurs sillons. A l'un, l'alouette, le rouge-gorge, le rossignol ; � l'autre, la procellaria, le courlis, l'alcyon, - leurs proph�tes. Ils se retirent le soir celui-ci dans sa cabine, celui-l� dans sa chaumi�re ; fr�l�s demeures, o� l'ouragan qui les �branle n'agite point des consciences tranquilles.

If the wind tempestuous is blowing,

Still ne danger they descry ;

The guiltless heart its boon bestowing,

Soothes them with its Lullaby, etc., etc.

" Si le vent souffle orageux, ils n'aper�oivent aucun danger ; le coeur innocent, versant son baume, les berce avec ses dodo, l ' enfant do ; dodo, l ' enfant do , etc. "

Le matelot ne sait o� la mort le surprendra, � quel bord il laissera sa vie : peut-�tre, quand il aura m�l� au vent son dernier soupir, sera-t-il lanc� au sein des flots attach� sur deux avirons, pour continuer son voyage, peut-�tre sera-t-il enterr� dans un �lot d�sert que l'on ne retrouvera jamais, ainsi qu'il a dormi isol� dans son hamac, au milieu de l'oc�an.

Le vaisseau seul est un spectacle : sensible au plus l�ger mouvement du gouvernail, hippogriffe ou coursier ail� il ob�it � la main du pilote, comme un cheval � la main d'un cavalier. L'�l�gance des m�ts et des cordages, la l�g�ret� des matelots qui voltigent sur les vergues, les diff�rents aspects dans lesquels se pr�sente le navire soit qu'il vogue pench� par un autan contraire, soit qu'il fuie droit devant un aquilon favorable, font de cette machine savante une des merveilles du g�nie de l'homme. Tant�t la lame et son �cume brise et rejaillit contre la car�ne ; tant�t l'onde paisible se divise, sans r�sistance, devant la proue. Les pavillons, les flammes, les voiles ach�vent la beaut� de ce palais de Neptune : les plus basses voiles d�ploy�es dans leur largeur, s'arrondissent comme de vastes cylindres ; les plus hautes, comprim�es dans leur milieu, ressemblent aux mamelles d'une sir�ne. Anim� d'un souffle imp�tueux, le navire, avec sa quille, comme avec le soc d'une charrue, laboure � grand bruit le champ des mers.

Sur ce chemin de l'oc�an le long duquel on n'aper�oit ni arbres, ni villages, ni villes, ni tours, ni clochers, ni tombeaux ; sur cette route sans colonnes, sans pierres milliaires, qui n'a pour bornes que les vagues pour relais que les vents, pour flambeaux que les astres, la plus belle des aventures, quand on n'est pas en qu�te de terres et de mers inconnues, est la rencontre de deux vaisseaux. On se d�couvre mutuellement � l'horizon avec la longue-vue ; on se dirige les uns vers les autres. Les �quipages et les passagers s'empressent sur le pont. Les deux b�timents s'approchent, hissent leur pavillon, carguent � demi leurs voiles, se mettent en travers. Quand tout est silence, les deux capitaines, plac�s sur le gaillard d'arri�re, se h�lent avec le porte-voix : " Le nom du navire ? De quel port ? Le nom du capitaine ? D'o� vient-il ? Combien de jours ? de travers�e ? La latitude et la longitude ? Adieu, va ! " on l�che les ris ; la voile retombe. Les matelots et les passagers des deux vaisseaux se regardent fuir, sans mot dire : les uns vont chercher le soleil de l'Asie, les autres le soleil de l'Europe, qui les verront �galement mourir. Le temps emporte et s�pare les voyageurs sur la terre, plus promptement encore que le vent ne les emporte et ne les s�pare sur l'oc�an ; se fait un signe de loin : Adieu, va ! Le port commun est l'�ternit�.

Et si le vaisseau rencontr� �tait celui de Cook ou de La P�rouse ?

Le ma�tre de l'�quipage de mon vaisseau malouin �tait un ancien subr�cargue, appel� Pierre Villeneuve, dont le nom seul me plaisait � cause de la bonne Villeneuve. Il avait servi dans l'Inde sous le Bailli de Suffren, et en Am�rique sous le comte d'Estaing ; il s'�tait trouv� � une multitude d'affaires. Appuy� sur l'avant du vaisseau, aupr�s du beaupr�, de m�me qu'un v�t�ran assis sous la treille de son petit jardin dans le foss� des Invalides, Pierre, en m�chant une chique de tabac, qui lui enflait la joue comme une fluxion, me peignait le moment du branle-bas, l'effet des d�tonations de l'artillerie sous les ponts, le ravage des boulets dans leurs ricochets contre les aff�ts, les canons, les pi�ces de charpente. Je le faisais parler des Indiens, des n�gres, des colons. Je lui demandais comment �taient habill�s les peuples, comment les arbres faits, quelle couleur avaient la terre et le ciel, quel go�t les fruits ; si les ananas �taient meilleurs que les p�ches, les palmiers plus beaux que les ch�nes. Il m'expliquait tout cela par des comparaisons prises des choses que je connaissais : le palmier �tait un grand chou, la robe d'un Indien celle de ma grand-m�re ; les chameaux ressemblaient � un �ne bossu ; tous les peuples de l'orient, et notamment les Chinois, �taient des poltrons et des voleurs. Villeneuve �tait de Bretagne, et nous ne manquions pas de finir par l'�loge de l'incomparable beaut� de notre patrie.

La cloche interrompait nos conversations ; elle r�glait les quarts, l'heure de l'habillement, celle de la revue, celle des repas. Le matin, � un signal, l'�quipage, rang� sur le pont, d�pouillait la chemise bleue pour en rev�tir une autre qui s�chait dans les haubans. La chemise quitt�e �tait imm�diatement lav�e dans des baquets, o� cette pension de phoques savonnait aussi des faces brunes et des pattes goudronn�es.

Au repas du midi et du soir, les matelots, assis en rond autour des gamelles, plongeaient l'un apr�s l'autre, r�guli�rement et sans fraude, leur cuiller d'�tain dans la soupe flottante au roulis. Ceux qui n'avaient pas faim, vendaient, pour un morceau de tabac ou pour un verre d'eau-de-vie, leur portion de biscuit et de viande sal�e � leurs camarades. Les passagers mangeaient dans la chambre du capitaine. Quand il faisait beau, on tendait une voile sur l'arri�re du vaisseau, et l'on d�nait � la vue d'une mer bleue, tachet�e �a et l� de marques blanches par les �corchures de la brise.

Envelopp� de mon manteau, je me couchais la nuit sur le tillac. Mes regards contemplaient les �toiles au-dessus de ma t�te. La voile enfl�e me renvoyait la fra�cheur de la brise qui me ber�ait sous le d�me c�leste : � demi assoupi et pouss� par le vent, je changeais de ciel en changeant de r�ve.

Les passagers, � bord d'un vaisseau, offrent une soci�t� diff�rente de celle de l'�quipage : ils appartiennent � un autre �l�ment ; leurs destin�es sont de la terre. Les uns courent chercher la fortune, les autres le repos ; ceux-l� retournent � leur patrie, ceux-ci la quittent ; d'autres naviguent pour s'instruire des moeurs des peuples, pour �tudier les sciences et les arts. On a le loisir de se conna�tre dans cette h�tellerie errante qui voyage avec le voyageur, d'apprendre maintes aventures, de concevoir des antipathies, de contracter des amiti�s. Quand vont et viennent ces jeunes femmes n�es du sang anglais et du sang indien, qui joignent � la beaut� de Clarisse la d�licatesse de Sacontala, alors se forment des cha�nes que nouent et d�nouent les vents parfum�s de Ceylan, douces comme eux, comme eux l�g�res.

 

1 L 6 Chapitre 3

Londres, d'avril � septembre 1822.

Francis Tulloch. - Cristophe Colomb. - Camo�ns.

Parmi les passagers, mes compagnons, se trouvait un jeune Anglais. Francis Tulloch avait servi dans l'artillerie : peintre, musicien, math�maticien, il parlait plusieurs langues. L'abb� Nagot, sup�rieur des Sulpiciens, ayant rencontr� l'officier anglican, en fit un catholique : il emmenait son n�ophyte � Baltimore.

Je m'accointai avec Tulloch : comme j'�tais alors profond philosophe, je l'invitais � revenir chez ses parents. Le spectacle que nous avions sous les yeux le transportait d'admiration. Nous nous levions la nuit, lorsque le pont �tait abandonn� � l'officier de quart et � quelques matelots qui fumaient leur pipe en silence : Tuta aequora silent . Le vaisseau roulait au gr� des lames sourdes et lentes, tandis que des �tincelles de feu couraient avec une blanche �cume le long de ses flancs. Des milliers d'�toiles rayonnant dans le sombre azur du d�me c�leste, une mer sans rivage, l'infini dans le ciel et sur les flots ! Jamais Dieu ne m'a plus troubl� de sa grandeur que dans ces nuits o� j'avais l'immensit� sur ma t�te et l'immensit� sous mes pieds.

Des vents d'ouest, entrem�l�s de calmes, retard�rent notre marche. Le 4 mai nous n'�tions qu'� la hauteur des A�ores. Le 6, vers les huit heures du matin, nous e�mes connaissance de l'�le du Pico. Ce volcan domina longtemps des mers non navigu�es, inutile phare la nuit, signal sans t�moin le jour.

Il y a quelque chose de magique � voir s'�lever la terre du fond de la mer. Christophe Colomb, au milieu d'un �quipage r�volt�, pr�t � retourner en Europe sans avoir atteint le but de son voyage, aper�oit une petite lumi�re sur une plage que la nuit lui cachait. Le vol des oiseaux l'avait guid� vers l'Am�rique ; la lueur du foyer d'un sauvage lui r�v�le un nouvel univers. Colomb dut �prouver cette sorte de sentiment que l'Ecriture donne au Cr�ateur, quand, apr�s avoir tir� le monde du n�ant, il vit que son ouvrage �tait bon : vidit Deus quod esset bonum . Colomb cr�ait un monde. Une des premi�res vies du pilote g�nois, est celle que Giustiniani, publiant un psautier h�breu, pla�a en forme de note sous le psaume : Coeli narrant gloria Dei .

Vasco de Gama ne dut pas �tre moins �merveill� lorsqu'en 1498, il aborda la c�te de Malabar. Alors, tout change sur le globe : une nature nouvelle appara�t, le rideau qui depuis des milliers de si�cles cachait une partie de la terre se l�ve : on d�couvre la patrie du soleil, le lieu d'o� il sort chaque matin " comme un �poux, ou comme un g�ant, tanquam sponsus, ut gigas " ; on voit � nu ce sage et brillant orient, dont l'histoire myst�rieuse se m�lait aux voyages de Pythagore, aux conqu�tes d'Alexandre, au souvenir des croisades, et dont les parfums nous arrivaient � travers les champs de l'Arabie et les mers de la Gr�ce. L'Europe lui envoya un po�te pour le saluer : le cygne du Tage fit entendre sa triste et belle voix sur les rivages de l'Inde. Camo�ns leur emprunta leur �clat, leur renomm�e et leur malheur ; il ne leur laissa que leurs richesses.

 

1 L 6 Chapitre 4

Les A�ores. - Ile Graciosa.

Lorsque Gonzalo Villo, a�eul maternel de Camo�ns, d�couvrit une partie de l'archipel des A�ores, il aurait d�, s'il e�t pr�vu l'avenir, se r�server une concession de six pieds de terre pour recouvrir les os de son petit-fils.

Nous ancr�mes dans une mauvaise rade, sur une base de roches, par quarante-cinq brasses d'eau. L'�le Graciosa, devant laquelle nous �tions mouill�s, nous pr�sentait des collines un peu renfl�es dans leurs contours comme les ellipses d'une amphore �trusque : elles �taient drap�es de la verdure des bl�s, et elles exhalaient une odeur fromentac�e agr�able, particuli�re aux moissons des A�ores. On voyait au milieu de ces tapis les divisions des champs, form�es de pierres volcaniques, mi-parties blanches et noires, et entass�es les unes sur les autres. Une abbaye, monument d'un ancien monde sur un sol nouveau, se montrait au sommet d'un tertre ; au pied de ce tertre, dans une anse caillouteuse, miroitaient les toits rouges de la ville de Santa-Cruz. L'�le enti�re, avec ses d�coupures de baies, de caps, de criques, de promontoires, r�p�tait son paysage inverti dans les flots. Des rochers verticaux au plan des vagues lui servaient de ceinture ext�rieure. Au fond du tableau, le c�ne du volcan du Pico, plant� sur une coupole de nuages, per�ait, par-del� Graciosa, la perspective a�rienne.

Il fut d�cid� que j'irais � terre avec Tulloch et le second capitaine ; on mit la chaloupe en mer : elle nagea au rivage dont nous �tions � environ deux milles. Nous aper��mes du mouvement sur la c�te ; une prame s'avan�a vers nous. Aussit�t qu'elle fut � port�e de la voix, nous distingu�mes une quantit� de moines. Ils nous h�l�rent en portugais, en italien, en anglais, en fran�ais, et nous r�pond�mes dans ces quatre langues. L'alarme r�gnait, notre vaisseau �tait le premier b�timent d'un grand port qui e�t os� mouiller dans la rade dangereuse o� nous �talions la mar�e. D'une autre part, les insulaires voyaient pour la premi�re fois le pavillon tricolore ; ils ne savaient si nous sortions d'Alger ou de Tunis : Neptune n'avait point reconnu ce pavillon si glorieusement port� par Cyb�le. Quand on vit que nous avions figure humaine et que nous entendions ce qu'on disait, la joie fut extr�me. Les moines nous recueillirent dans leur bateau, et nous ram�mes gaiement vers Santa-Cruz : nous y d�barqu�mes avec quelque difficult�, � cause d'un ressac assez violent.

Toute l'�le accourut. Quatre ou cinq alguazils, arm�s de piques rouill�es, s'empar�rent de nous. L'uniforme de Sa Majest� m'attirant les honneurs, je passai pour l'homme important de la d�putations. On nous conduisit chez le gouverneur, dans un taudis, o� Son Excellence, v�tue d'un m�chant habit vert, autrefois galonn� d'or, nous donna une audience solennelle : il nous permit le ravitaillement.

Nos religieux nous men�rent � leur couvent, �difice � balcons commode et bien �clair�. Tulloch avait trouv� un compatriote : le principal fr�re, qui se donnait tous les mouvements pour nous, �tait un matelot de Jersey, dont le vaisseau avait p�ri corps et biens sur Graciosa. Sauv� seul du naufrage, ne manquant pas d'intelligence, il se montra docile aux le�ons des cat�chistes ; il apprit le portugais et quelques mots de latin ; sa qualit� d'Anglais militant en sa faveur, on le convertit et on en fit un moine. Le matelot jerseyais, log�, v�tu et nourri � l'autel, trouvait cela beaucoup plus doux que d'aller serrer la voile du perroquet de fougue. Il se souvenait encore de son ancien m�tier : ayant �t� longtemps sans parler sa langue, il �tait enchant� de rencontrer quelqu'un qui l'entend�t ; il riait et jurait en vrai pilotin. Il nous promena dans l'�le.

Les maisons des villages, b�ties en planches et en pierres, s'enjolivaient de galeries ext�rieures qui donnaient un air propre � ces cabanes, parce qu'il y r�gnait beaucoup de lumi�re. Les paysans, presque tous vignerons, �taient � moiti� nus et bronz�s par le soleil ; les femmes, petites, jaunes comme des mul�tresses, mais �veill�es, �taient na�vement coquettes avec leurs bouquets de seringas, leurs chapelets en guise de couronnes ou de cha�nes.

Les pentes des collines rayonnaient de ceps, dont le vin approchait celui de Fayal. L'eau �tait rare, mais partout o� sourdait une fontaine, croissait un figuier et s'�levait un oratoire avec un portique peint � fresque. Les ogives du portique encadraient quelques aspects de l'�le et quelques portions de la mer. C'est sur un de ces figuiers que je vis s'abattre une compagnie de sarcelles bleues non palmip�des. L'arbre n'avait point de feuilles, mais il portait des fruits rouges encha�n�s comme des cristaux. Quand il fut orn� des oiseaux c�rul�s qui laissaient pendre leurs ailes, ses fruits parurent d'une pourpre �clatante, tandis que l'arbre semblait avoir pouss� tout � coup un feuillage d'azur.

Il est probable que les A�ores furent connues des Carthaginois ; il est certain que des monnaies ph�niciennes ont �t� d�terr�es dans l'�le de Corvo. Les navigateurs modernes qui abord�rent les premiers � cette �le trouv�rent, dit-on, une statue �questre, le bras droit �tendu et montrant du doigt l'occident, si toutefois cette statue n'est pas la gravure d'invention qui d�core les anciens portulans.

J'ai suppos�, dans le manuscrit des Natchez , que Chactas, revenant d'Europe, prit terre � l'�le de Corvo, et qu'il rencontra la statue myst�rieuse. Il exprime ainsi les sentiments qui m'occupaient � Graciosa, en me rappelant la tradition : " J'approche de ce monument extraordinaire. Sur sa base, baign�e de l'�cume des flots, �taient grav�s des caract�res inconnus : la mousse et le salp�tre des mers rongeaient la surface du bronze antique ; l'Alcyon perch� sur le casque du colosse, y jetait, par intervalles, des voix langoureuses ; des coquillages se collaient aux flancs et aux crins d'airain du coursier, et lorsqu'on approchait l'oreille de ses naseaux ouverts, on croyait ou�r des rumeurs confuses. "

Un bon souper nous fut servi chez les religieux, apr�s notre course ; nous pass�mes la nuit � boire avec nos h�tes. Le lendemain, vers midi, nos provisions embarqu�es, nous retourn�mes � bord. Les religieux se charg�rent de nos lettres pour l'Europe. Le vaisseau s'�tait trouv� en danger par la lev�e d'un fort sud-est. On vira l'ancre ; mais engag�e dans des roches, on la perdit, comme on s'y attendait. Nous appareill�mes : le vent continuant de fra�chir, nous e�mes bient�t d�pass� les A�ores.

 

1 L 6 Chapitre 5

Londres, d'avril � septembre 1822.

Jeux marins. - Ile Saint-Pierre.

Fac pelagus me scire probes, que carbasa laxo.

" Muse, aide-moi � montrer que je connais la mer sur laquelle je d�ploie mes voiles. "

C'est ce que disait, il y a six cents ans, Guillaume le Breton, mon compatriote. Rendu � la mer, je recommen�ai � contempler ses solitudes ; mais � travers le monde id�al de mes r�veries, m'apparaissaient, moniteurs s�v�res, la France et les �v�nements r�els. Ma retraite pendant le jour, lorsque je voulais �viter les passagers, �tait la hune du grand m�t ; j'y montais lestement aux applaudissements des matelots. Je m'y asseyais dominant les vagues.

L'espace tendu d'un double azur avait l'air d'une toile pr�par�e pour recevoir les futures cr�ations d'un grand peintre. La couleur des eaux �tait pareille � celle du verre liquide. De longues et hautes ondulations ouvraient dans leurs ravines, des �chapp�es de vue sur les d�serts de l'oc�an : ces vacillants paysages rendaient sensible � mes yeux la comparaison que fait l'�criture de la terre chancelante devant le Seigneur, comme un homme ivre. Quelquefois, on e�t dit l'espace �troit et born�, faute d'un point de saillie ; mais si une vague venait � lever la t�te, un flot � se courber en imitation d'une c�te lointaine, un escadron de chiens de mer � passer � l'horizon, alors se pr�sentait une �chelle de mesure. L'�tendue se r�v�lait surtout lorsqu'une brume rampant � la surface p�lagienne, semblait accro�tre l'immensit� m�me.

Descendu de l'aire du m�t comme autrefois du nid de mon saule, toujours r�duit � une existence solitaire, je soupais d'un biscuit de vaisseau, d'un peu de sucre et d'un citron ; ensuite, je me couchais, ou sur le tillac dans mon manteau, ou sous le pont dans mon cadre : je n'avais qu'� d�ployer le bras pour atteindre de mon lit � mon cercueil.

Le vent nous for�a d'anordir et nous accost�mes le banc de Terre-Neuve. Quelques glaces flottantes r�daient au milieu d'une bruine froide et p�le.

Les hommes du trident ont des jeux qui leur viennent de leurs devanciers : quand on passe la Ligne, il faut se r�soudre � recevoir le bapt�me : m�me c�r�monie sous le Tropique, m�me c�r�monie sur le banc de Terre-Neuve, et quel que soit le lieu, le chef de la mascarade est toujours le bonhomme Tropique . Tropique et hydropique sont synonymes pour les matelots : le bonhomme Tropique a donc une bedaine �norme ; il est v�tu, lors m�me qu'il est sous son tropique, de toutes les peaux de mouton et de toutes les jaquettes fourr�es de l'�quipage. Il se tient accroupi dans la grande hune, poussant de temps en temps des mugissements. Chacun le regarde d'en-bas : il commence � descendre le long des haubans pesant comme un ours, tr�buchant comme Sil�ne. En mettant le pied sur le pont, il pousse de nouveaux rugissements, bondit, saisit un seau, remplit d'eau de mer et le verse sur le chef de ceux qui n'ont pas pass� la Ligne, ou qui ne sont pas parvenus � la latitude des glaces. On fuit sous les ponts, on remonte sur les �coutilles, on grimpe aux m�ts : p�re Tropique vous poursuit ; cela finit au moyen d'un large pourboire : jeux d'Amphitrite, qu'Hom�re aurait c�l�br�s comme il a chant� Prot�e, si le vieil Oc�anus e�t �t� connu tout entier du temps d'Ulysse ; mais alors on ne voyait encore que sa t�te aux Colonnes d'Hercule ; son corps cach� couvrait le monde.

Nous gouvern�mes vers les �les Saint-Pierre et Miquelon, cherchant une nouvelle rel�che. Quand nous approch�mes de la premi�re, un matin entre dix heures et midi, nous �tions presque dessus ; ses c�tes per�aient, en forme de bosse noire, � travers la brume.

Nous mouill�mes devant la capitale de l'�le : nous ne la voyions pas, mais nous entendions le bruit de la terre. Les passagers se h�t�rent de d�barquer ; le sup�rieur de Saint-Sulpice, continuellement harcel� du mal de mer, �tait si faible, qu'on fut oblig� de le porter au rivage. Je pris un logement � part ; j'attendis qu'une rafale, arrachant le brouillard, me montr�t le lieu que j'habitais, et pour ainsi dire le visage de mes h�tes dans ce pays des ombres.

Le port et la rade de Saint-Pierre sont plac�s entre la c�te orientale de l'�le et un �lot allong�, l' �le aux Chiens . Le port, surnomm� le barachois , creuse les terres et aboutit � une flaque saum�tre. Des mornes st�riles se serrent au noyau de l'�le : quelques-uns, d�tach�s, surplombent le littoral ; les autres ont � leur pied une lisi�re de landes tourbeuses et aras�es. On aper�oit du bourg le morne de la vigie.

La maison du gouverneur fait face � l'embarcad�re. L'�glise, la cure, le magasin aux vivres sont plac�s au m�me lieu ; puis viennent la demeure du commissaire de la marine et celle du capitaine du port. Ensuite commence, le long du rivage sur les galets, la seule rue du bourg.

Je d�nai deux ou trois fois chez le gouverneur, officier plein d'obligeance et de politesse. Il cultivait sous un glacis quelques l�gumes d'Europe. Apr�s le d�ner, il me montrait ce qu'il appelait son jardin.

Une odeur fine et suave d'h�liotrope s'exhalait d'un petit carr� de f�ves en fleurs, elle ne nous �tait point apport�e par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exil�e sans sympathie de r�miniscence et de volupt�. Dans ce parfum non respir� de la beaut�, non �pur� dans son sein, non r�pandu sur ses traces, dans ce parfum charg� d'aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les m�lancolies des regrets, de l'absence et de la jeunesse.

Du jardin, nous montions aux mornes, et nous nous arr�tions au pied du m�t de pavillon de la vigie. Le nouveau drapeau fran�ais flottait sur notre t�te ; comme les femmes de Virgile, nous regardions la mer, flentes ; elle nous s�parait de la terre natale ! Le gouverneur �tait inquiet ; il appartenait � l'opinion battue. Il s'ennuyait d'ailleurs dans cette retraite, convenable � un songe-creux de mon esp�ce, rude s�jour pour un homme occup� d'affaires, ou ne portant point en lui cette passion qui remplit tout, et fait dispara�tre le reste du monde. Mon h�te s'enqu�rait de la R�volution, je lui demandais des nouvelles du passage au nord-ouest. Il �tait � l'avant-garde du d�sert, mais il ne savait rien des Esquimaux et ne recevait du Canada que des perdrix.

Un matin, j'�tais all� seul au Cap-�-l'Aigle, pour voir se lever le soleil du c�t� de la France. L�, une eau hy�male formait une cascade dont le dernier bond atteignait la mer. Je m'assis au ressaut d'une roche, les pieds pendants sur la vague qui d�ferlait au bas de la falaise. Une jeune marini�re parut dans les d�clivit�s sup�rieures du morne ; elle avait les jambes nues, quoiqu'il f�t froid et marchait parmi la ros�e. Ses cheveux noirs passaient en touffes sous le mouchoir des Indes dont sa t�te �tait entortill�e ; par-dessus ce mouchoir, elle portait un chapeau de roseaux du pays en fa�on de nef ou de berceau. Un bouquet de bruy�res lilas sortait de son sein que modelait l'entoilage blanc de sa chemise. De temps en temps, elle se baissait et cueillait les feuilles d'une plante aromatique qu'on appelle dans l'�le th� naturel . D'une main elle jetait ces feuilles dans un panier qu'elle tenait de l'autre main. Elle m'aper�ut : sans �tre effray�e, elle se vint asseoir � mon c�t�, posa son panier pr�s d'elle, et se mit comme moi, les jambes ballantes sur la mer, � regarder le soleil.

Nous rest�mes quelques minutes sans parler ; enfin je fus le plus courageux et je dis : " Que cueillez-vous l� ? La saison des lucets et des atocas est pass�e. " Elle leva de grands yeux noirs, timides et fiers, et me r�pondit : " Je cueillais du th�. " Elle me pr�senta son panier. " Vous portez ce th� � votre p�re et � votre m�re ? - Mon p�re est � la p�che avec Guillaumy. - Que faites-vous l'hiver dans l'�le ? - Nous tressons des filets, nous p�chons les �tangs, en faisant des trous dans la glace ; le dimanche, nous allons � la messe et aux v�pres, o� nous chantons des cantiques ; et puis nous jouons sur la neige et nous voyons les gar�ons chasser les ours blancs. - Votre p�re va bient�t revenir ? - Oh ! non : le capitaine m�ne le navire � G�nes avec Guillaumy. - Mais Guillaumy reviendra ? - Oh ! oui, � la saison prochaine, au retour des p�cheurs. Il m'apportera dans sa pacotille un corset de soie ray�e, un jupon de mousseline et un collier noir. - Et vous serez par�e pour le vent, la montagne et la mer. Voulez-vous que je vous envoie un corset, un jupon et un collier ? - Oh ! non. "

Elle se leva, prit son panier, et se pr�cipita par un sentier rapide, le long d'une sapini�re. Elle chantait d'une voix sonore un cantique des Missions :

Tout br�lant d'une ardeur immortelle,

C'est vers Dieu que tendent mes d�sirs.

Elle faisait envoler sur sa route de beaux oiseaux appel�s aigrettes, � cause du panache de leur t�te ; elle avait l'air d'�tre de leur troupe. Arriv�e � la mer, elle sauta dans un bateau, d�ploya la voile et s'assit au gouvernail ; on l'e�t prise pour la Fortune : elle s'�loigna de moi.

Oh ! oui, oh ! non, Guillaumy , l'image du jeune matelot sur une vergue au milieu des vents, changeait en terre de d�lices l'affreux rocher de Saint-Pierre :

L'isole di Fortuna or a vedete

Nous pass�mes quinze jours dans l'�le. De ses c�tes d�sol�es on d�couvre les rivages encore plus d�sol�s de Terre-Neuve. Les mornes � l'int�rieur �tendent des cha�nes divergentes dont la plus �lev�e se prolonge au nord vers l'anse Rodrigue. Dans les vallons, la roche granitique, m�l�e d'un mica rouge et verd�tre, se rembourre d'un matelas de sphaignes, de lichen et de dicranum.

De petits lacs s'alimentent du tribut des ruisseaux de la Vigie , du courval du Pain de Sucre , du Kergariou , de la T�te galante . Ces flaques sont connues sous le nom des Etangs du Savoyard , du Cap Noir, du Ravenel , du Colombier , du Cap � 1 ' Aigle . Quand les tourbillons fondent sur ces �tangs, ils d�chirent les eaux peu profondes, mettant � nu �� et l� quelques portions de prairies sous-marines que recouvre subitement le voile retissu de l'onde.

La Flore de Saint-Pierre est celle de la Laponie et du d�troit de Magellan. Le nombre des v�g�taux diminue en allant vers le p�le ; au Spitzberg, on ne rencontre plus que quarante esp�ces de phan�rogames. On changeant de localit�, des races de plantes s'�teignent : les unes au nord, habitantes des steppes glac�es, deviennent au midi des filles de la montagne ; les autres, nourries dans l'atmosph�re tranquille des plus �paisses for�ts, viennent, en d�croissant de force et de grandeur, expirer aux plages tourmenteuses de l'oc�an. A Saint-Pierre, le myrtille mar�cageux (vaccinium fulginosum) est r�duit � l'�tat des tra�nasses ; il sera bient�t enterr� dans l'ouate et les bourrelets des mousses qui lui servent d'humus. Plante voyageuse, j'ai pris mes pr�cautions pour dispara�tre au bord de la mer, mon site natal.

La pente des monticules de Saint-Pierre est plaqu�e de baumiers, d'amelanchiers, de palomiers, de m�l�zes, de sapins noirs, dont les bourgeons servent � brasser une bi�re antiscorbutique. Ces arbres ne d�passent pas la hauteur d'un homme. Le vent oc�anique les �t�te, les secoue, les prosterne � l'instar des foug�res ; puis se glissant sous ces for�ts en broussailles, il les rel�ve ; mais il n'y trouve ni troncs, ni rameaux, ni vo�tes, ni �chos pour y g�mir, et il n'y fait pas plus de bruit que sur une bruy�re.

Ces bois rachitiques contrastent avec les grands bois de Terre-Neuve dont on d�couvre le rivage voisin, et dont les sapins portent un lichen argent� (alectoria trichodes) : les ours blancs semblent avoir accroch� leur poil aux branches de ces arbres, dont ils sont les �tranges grimpereaux. Les swamps de cette �le de Jacques Cartier offrent des chemins battus par ces ours : on croirait voir les sentiers rustiques des environs d'une bergerie. Toute la nuit retentit des cris des animaux affam�s ; le voyageur ne se rassure qu'au bruit non moins triste de la mer ; ces vagues, si insociables et si rudes, deviennent des compagnes et des amies.

La pointe septentrionale de Terre-Neuve arrive � la latitude du cap Charles Ier du Labrador. quelques degr�s plus haut, commence le paysage polaire. Si nous en croyons les voyageurs, il est un charme � ces r�gions : le soir, le soleil, touchant la terre, semble rester immobile, et remonte ensuite dans le ciel au lieu de descendre sous l'horizon. Les monts rev�tus de neige, les vall�es tapiss�es de la mousse blanche que broutent les rennes, les mers couvertes de baleines et sem�es de glaces flottantes, toute cette sc�ne brille �clair�e comme � la fois par les feux du couchant et la lumi�re de l'aurore : on ne sait si l'on assiste � la cr�ation ou � la fin du monde. Un petit oiseau, semblable � celui qui chante la nuit dans nos bois, fait entendre un ramage plaintif. L'amour am�ne alors l'Esquimau sur le rocher de glace o� l'attendait sa compagne : ces noces de l'homme aux derni�res bornes de la terre, ne sont ni sans pompe ni sans f�licit�.

 

1 L 6 Chapitre 6

Londres, d'avril � septembre 1822.

C�tes de la Virginie. - Soleil couchant. - P�ril. - J'aborde en Am�rique. - Baltimore. - S�paration des passagers. - Tulloch.

Apr�s avoir embarqu� des vivres et remplac� l'ancre perdue � Graciosa, nous quitt�mes Saint-Pierre. Cinglant au midi, nous atteign�mes la latitude de 38 degr�s. Les calmes nous arr�t�rent � une petite distance des c�tes du Maryland et de la Virginie. Au ciel brumeux des r�gions bor�ales, avait succ�d� le plus beau ciel ; nous ne voyions pas la terre, mais l'odeur des for�ts de pins arrivait jusqu'� nous. Les aubes et les aurores, les levers et les couchers du soleil, les cr�puscules et les nuits �taient admirables. Je ne me pouvais rassasier de regarder V�nus, dont les rayons semblaient m'envelopper comme jadis les cheveux de ma sylphide.

Un soir, je lisais dans la chambre du capitaine ; la cloche de la pri�re sonna : j'allai m�ler mes voeux � ceux de mes compagnons. Les officiers occupaient le gaillard d'arri�re avec les passagers ; l'aum�nier, un livre � la main, un peu en avant d'eux, pr�s du gouvernail ; les matelots se pressaient p�le-m�le sur le tillac : nous nous tenions debout, le visage tourn� vers la proue du vaisseau. Toutes les voiles �taient pli�es.

Le globe du soleil, pr�t � se plonger dans les flots, apparaissait entre les cordages du navire au milieu des espaces sans bornes : on e�t dit, par les balancements de la poupe, que l'astre radieux changeait � chaque instant d'horizon. Quand je peignis ce tableau dont vous pouvez revoir l'ensemble dans le G�nie de Christianisme , mes sentiments religieux s'harmonisaient avec la sc�ne ; mais, h�las ! quand j'y assistai en personne, le vieil homme �tait vivant en moi : ce n'�tait pas Dieu seul que je contemplais sur les flots dans la magnificence de ses oeuvres. Je voyais une femme inconnue et les miracles de son sourire ; les beaut�s du ciel me semblaient �closes de son souffle ; j'aurais vendu l'�ternit� pour une de ses caresses. Je me figurais qu'elle palpitait derri�re ce voile de l'univers qui la cachait � mes yeux. Oh ! que n'�tait-il en ma puissance de d�chirer le rideau pour presser la femme id�alis�e contre mon coeur, pour me consumer sur son sein dans cet amour, source de mes inspirations, de mon d�sespoir et de ma vie ! Tandis que je me laissais aller � ces mouvements si propres � ma carri�re future de coureur des bois il ne s'en fallut gu�re qu'un accident ne m�t un terme � mes desseins et � mes songes.

La chaleur nous accablait ; le vaisseau, dans un calme plat, sans voile et trop charg� de ses m�ts, �tait tourment� du roulis : br�l� sur le pont et fatigu� du mouvement, je me voulus baigner, et, quoique nous n'eussions point de chaloupe dehors, je me jetai du beaupr� � la mer. Tout alla d'abord � merveille, et plusieurs passagers m'imit�rent. Je nageais sans regarder le vaisseau ; mais quand je vins � tourner la t�te, je m'aper�us que le courant l'entra�nait d�j� loin. Les matelots, alarm�s, avaient fil� un patelin aux autres nageurs. Des requins se montraient dans les eaux du navire, et on leur tirait des coups de fusil pour les �carter. La houle �tait si grosse, qu'elle retardait mon retour, en �puisant mes forces. J'avais un gouffre au-dessous de moi, et les requins pouvaient � tout moment m'emporter un bras ou une jambe. Sur le b�timent, le ma�tre d'�quipage cherchait � descendre un canot dans la mer, mais il fallait �tablir un palan, et cela prenait un temps consid�rable.

Par le plus grand bonheur, une brise presque insensible se leva ; le vaisseau, gouvernant un peu, se rapprocha de moi ; je me pus emparer du bout de la corde ; mais les compagnons de ma t�m�rit� s'�taient accroch�s � cette corde, quand on nous tira au flanc du b�timent, me trouvant � l'extr�mit� de la file, ils pesaient sur moi de tout leur poids. On nous rep�cha ainsi un � un, ce qui fut long. Les roulis continuaient ; � chacun de ces roulis en sens oppos�, nous plongions de six ou sept pieds dans la vague, ou nous �tions suspendus en l'air � un m�me nombre de pieds comme des poissons au bout d'une ligne : � la derni�re immersion, je me sentis pr�t � m'�vanouir ; un roulis de plus, et s'en �tait fait. On me hissa sur le pont � demi mort ; si je m'�tais noy�, le bon d�barras pour moi et pour les autres !

Deux jours apr�s cet accident, nous aper��mes la terre. Le coeur me battit quand le capitaine me la montra : l'Am�rique ! Elle �tait � peine d�lin��e par la cime de quelques �rables sortant de l'eau. Les palmiers de l'embouchure du Nil m'indiqu�rent depuis le rivage de l'Egypte de la m�me mani�re. Un pilote vint � notre bord, nous entr�mes dans la baie de Chesapeake. Le soir m�me, on envoya une chaloupe chercher des vivres frais. Je me joignis au parti et bient�t je foulai le sol am�ricain.

Promenant mes regards autour de moi, je demeurai quelques instants immobile. Ce continent peut-�tre ignor� pendant la dur�e des temps anciens et un grand nombre de si�cles modernes ; les premi�res destin�es sauvages de ce continent, et ses secondes destin�es depuis l'arriv�e de Christophe Colomb ; la domination des monarchies de l'Europe �branl�e dans ce nouveau monde ;

la vieille soci�t� finissant dans la jeune Am�rique ; une r�publique d'un genre inconnu annon�ant un changement dans l'esprit humain ; la part que mon pays avait eue � ces �v�nements ; ces mers et ces rivages devant en partie leur ind�pendance au pavillon et au sang fran�ais ; un grand homme sortant du milieu des discordes et des d�serts ; Washington habitant une ville florissante, dans le m�me lieu o� Guillaume Penn avait achet� un coin de for�ts ; les Etats-Unis renvoyant � la France la r�volution que la France avait soutenue de ses armes ; enfin mes propres desseins, ma muse vierge que je venais livrer � la passion d'une nouvelle nature ; les d�couvertes que je voulais tenter dans ces d�serts, lesquels �tendaient encore leur large royaume derri�re l'�troit empire d'une civilisation �trang�re : telles �taient les choses qui roulaient dans mon esprit.

Nous nous avan��mes vers une habitation. Des bois de baumiers et de c�dres de la Virginie, des oiseaux moqueurs et des cardinaux, annon�aient, par leur port et leur ombre, par leur chant et leur couleur, un autre climat. La maison, o� nous arriv�mes au bout d'une demi-heure, tenait de la ferme d'un Anglais et de la case d'un cr�ole. Des troupeaux de vaches europ�ennes p�turaient des herbages entour�s de claires-voies, dans lesquelles se jouaient des �cureuils � peau ray�e. Des noirs sciaient des pi�ces de bois, des blancs cultivaient des plants de tabac. Une n�gresse de treize � quatorze ans presque nue et d'une beaut� singuli�re, nous ouvrit la barri�re de l'enclos comme une jeune Nuit. Nous achet�mes des g�teaux de ma�s, des poules, des oeufs, du lait et nous retourn�mes au b�timent avec nos dames-jeannes et nos paniers. Je donnai mon mouchoir de soie � la petite Africaine : ce fut une esclave qui me re�ut sur la terre de la libert�.

On d�sancra pour gagner la rade et le port de Baltimore ; en approchant, les eaux se r�tr�cirent ; elles �taient lisses et immobiles ; nous avions l'air de remonter un fleuve indolent bord� d'avenues. Baltimore s'offrit � nous comme au fond d'un lac. En regard de la ville s'�levait une colline bois�e, au pied de laquelle on commen�ait � b�tir. Nous amarr�mes au quai du port. Je dormis � bord et n'atterris que le lendemain. J'allai loger � l'auberge avec mes bagages ; les s�minaristes se retir�rent � l'�tablissement pr�par� pour eux, d'o� ils se sont dispers�s en Am�rique.

Qu'est devenu Francis Tulloch ? La lettre suivante m'a �t� remise � Londres, le 12 du mois d'avril 1822 :

" Trente ans s'�tant �coul�s, mon tr�s cher vicomte, depuis l'�poque de notre voyage � Baltimore, il est tr�s, possible que vous ayez oubli� jusqu'� mon nom ; mais � juger d'apr�s les sentiments de mon coeur, qui vous a toujours �t� vrai et loyal, ce n'est pas ainsi, et je me flatte que vous ne seriez pas f�ch� de me revoir presqu'en face l'un de l'autre (comme vous verrez par la date de cette lettre), je ne sens que trop que bien des choses nous s�parent. Mais t�moignez le moindre d�sir de me voir, et je m'empresserai de vous prouver, autant qu'il me sera possible, que je suis toujours comme j'ai toujours �t�, votre fid�le et d�vou�,

" Fran. Tulloch. "

" P. S. Le rang distingu� que vous vous �tes acquis et que vous m�ritez par tant de titres m'est devant les yeux ; mais le souvenir du chevalier de Chateaubriand m'est si cher, que je ne puis vous �crire (au moins cette fois-ci) comme ambassadeur, etc., etc. Ainsi, pardonnez le style en faveur de notre ancienne alliance.

" Vendredi 12 avril.

" Portland-Place, ne 30. "

Ainsi, Tulloch �tait � Londres ; il ne s'est point fait pr�tre, il s'est mari� ; son roman est fini comme le mien. Cette lettre d�pose en faveur de la v�racit� de mes M�moires et de la fid�lit� de mes souvenirs. Qui aurait rendu t�moignage d'une alliance et d'une amiti� form�es il y a trente ans sur les flots, si la partie contractante ne f�t survenue ? et quelle perspective morne et r�trograde me d�roule cette lettre ! Tulloch se retrouvait en 1822 dans la m�me ville que moi, dans la m�me rue que moi ; la porte de sa maison �tait en face de la porte de la mienne, ainsi que nous nous �tions rencontr�s dans le m�me vaisseau, sur le m�me tillac, cabine vis-�-vis cabine. Combien d'autres amis je ne rencontrerai plus ! L'homme, chaque soir en se couchant, peut compter ses pertes : il n'y a que ses ans qui ne le quittent point, bien qu'ils passent. Lorsqu'il en fait la revue et qu'il les nomme, ils r�pondent " Pr�sents ! " Aucun ne manque � l'appel.

 

1 L 6 Chapitre 7

Londres, d'avril � septembre 1822.

Philadelphie. - Le g�n�ral Washington.

Baltimore, comme toutes les autres m�tropoles des Etats-Unis, n'avait pas l'�tendue qu'elle a maintenant : c'�tait une jolie petite ville catholique, propre, anim�e, o� les moeurs et la soci�t� avaient une grande affinit� avec les moeurs et la soci�t� de l'Europe. Je payai mon passage au capitaine et lui donnai un d�ner d'adieu. J'arr�tai ma place au stage-coach qui faisait trois fois la semaine le voyage de Pennsylvanie. A quatre heures du matin, j'y montai, et me voil� roulant sur les chemins du Nouveau-Monde.

La route que nous parcour�mes, plut�t trac�e que faite, traversait un pays assez plat : presque point d'arbres, fermes �parses, villages clairsem�s, climat de la France, hirondelles volant sur les eaux comme sur l'�tang de Combourg.

En approchant de Philadelphie, nous rencontr�mes des paysans allant au march�, des voitures publiques et des voitures particuli�res. Philadelphie me parut une belle ville, les rues larges, quelques-unes plant�es, se coupant � angle droit dans un ordre r�gulier du nord au sud et de l'est � l'ouest. La Delaware coule parall�lement � la rue qui suit son bord occidental. Cette rivi�re serait consid�rable en Europe : on n'en parle pas en Am�rique ; ses rives sont basses et peu pittoresques.

A l'�poque de mon voyage (1791), Philadelphie ne s'�tendait pas encore jusqu'� la Shuylkill ; le terrain, en avan�ant vers cet affluent, �tait divis� par lots, sur lesquels on construisait �� et l� des maisons.

L'aspect de Philadelphie est monotone. En g�n�ral, ce qui manque aux cit�s protestantes des Etats-Unis, ce sont les grandes oeuvres de l'architecture : la R�formation jeune d'�ge, qui ne sacrifia point � l'imagination, a rarement �lev� ces d�mes, ces nefs a�riennes, ces tours jumelles dont l'antique religion catholique a couronn� l'Europe. Aucun monument � Philadelphie, � New-York, � Boston, ne pyramide au-dessus de la masse des murs et des toits : l'oeil est attrist� de ce niveau.

Descendu d'abord � l'auberge, je pris ensuite un appartement dans une pension o� logeaient des colons de Saint-Domingue, et des Fran�ais �migr�s avec d'autres id�es que les miennes. Une terre de libert� offrait un asile � ceux qui fuyaient la libert� : rien ne prouve mieux le haut prix des institutions g�n�reuses que cet exil volontaire des partisans du pouvoir absolu dans une pure d�mocratie.

Un homme, d�barqu� comme moi aux Etats-Unis, plein d'enthousiasme pour les peuples classiques, un Caton qui cherchait partout la rigidit� des premi�res moeurs romaines, dut �tre fort scandalis� de trouver partout le luxe des �quipages, la frivolit� des conversations, l'in�galit� des fortunes, l'immoralit� des maisons de banque et de jeu, le bruit des salles de bal et de spectacle. A Philadelphie j'aurais pu me croire � Liverpool ou � Bristol. L'apparence du peuple �tait agr�able : les quakeresses avec leurs robes grises, leurs petits chapeaux uniformes et leurs visages p�les, paraissaient belles.

A cette heure de ma vie, j'admirais beaucoup les r�publiques, bien que je ne les crusse pas possibles � l'�poque du monde o� nous �tions parvenus : je connaissais la libert� � la mani�re des anciens, la libert� fille des moeurs dans une soci�t� naissante ; mais j'ignorais la libert� fille des lumi�res et d'une vieille civilisation, libert� dont la r�publique repr�sentative a prouv� la r�alit� : Dieu veuille qu'elle soit durable ! on n'est plus oblig� de labourer soi-m�me son petit champ, de maugr�er les arts et les sciences, d'avoir des ongles crochus et la barbe sale pour �tre libre.

Lorsque j'arrivai � Philadelphie, le g�n�ral Washington n'y �tait pas ; je fus oblig� de l'attendre une huitaine de jours. Je le vis passer dans une voiture que tiraient quatre chevaux fringants, conduits � grandes guides. Washington, d'apr�s mes id�es d'alors, �tait n�cessairement Cincinnatus ; Cincinnatus en carrosse d�rangeait un peu ma r�publique de l'an de Rome 296. Le dictateur Washington pouvait-il �tre autre qu'un rustre, piquant ses boeufs de l'aiguillon et tenant le manche de sa charrue ? Mais quand j'allai lui porter ma lettre de recommandation, je retrouvai la simplicit� du vieux Romain.

Une petite maison, ressemblant aux maisons voisines �tait le palais du pr�sident des Etats-Unis : point de gardes ; pas m�me de valets. Je frappai ; une jeune servante ouvrit. Je lui demandai si le g�n�ral �tait chez lui ; elle me r�pondit qu'il y �tait. Je r�pliquai que j'avais une lettre � lui remettre. La servante me demanda mon nom, difficile � prononcer en anglais et qu'elle ne put retenir. Elle me dit alors doucement : " Walk in, sir . Entrez, monsieur " et elle marcha devant moi dans un de ces �troits corridors qui servent de vestibule aux maisons anglaises : elle m'introduisit dans un parloir o� elle me pria d'attendre le g�n�ral.

Je n'�tais pas �mu : la grandeur de l'�me ou celle de la fortune ne m'imposent point ; j'admire la premi�re sans en �tre �cras� ; la seconde m'inspire plus de piti� que de respect : visage d'homme ne me troublera jamais.

Au bout de quelques minutes, le g�n�ral entra : d'une grande taille, d'un air calme et froid plut�t que noble il est ressemblant dans ses gravures. Je lui pr�sentai ma lettre en silence ; il l'ouvrit, courut � la signature qu'il lut tout haut avec exclamation : " Le colonel Armand ! " C'�tait ainsi qu'il l'appelait et qu'avait sign� le marquis de La Rou�rie.

Nous nous ass�mes. Je lui expliquai tant bien que mal le motif de mon voyage. Il me r�pondait par monosyllabes anglais et fran�ais, et m'�coutait avec une sorte d'�tonnement ; je m'en aper�us, et je lui dis avec un peu de vivacit� : " Mais il est moins difficile de d�couvrir le passage du nord-ouest que de cr�er un peuple comme vous l'avez fait. - Well, well, young man ! Bien, bien, jeune homme " s'�cria-t-il en me tendant la main. Il m'invita � d�ner pour le jour suivant, et nous nous quitt�mes.

Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Nous n'�tions que cinq ou six convives. La conversation roula sur la R�volution fran�aise. Le g�n�ral nous montra une clef de la Bastille. Ces clefs, je l'ai d�j� remarqu� �taient des jouets assez niais qu'on se distribuait alors. Les exp�ditionnaires en serrurerie auraient pu, trois ans plus tard, envoyer au pr�sident des Etats-Unis le verrou de la prison du monarque qui donna la libert� � la France et � l'Am�rique. Si Washington avait vu dans les ruisseaux de Paris les vainqueurs de la Bastille , il aurait moins respect� sa relique. Le s�rieux et la force de la R�volution ne venaient pas de ces orgies sanglantes. Lors de la r�vocation de l'Edit de Nantes, en 1685, la m�me populace du faubourg Saint-Antoine, d�molit le temple protestant � Charenton, avec autant de z�le qu'elle d�vasta l'�glise de Saint-Denis en 1793.

Je quittai mon h�te � dix heures du soir, et ne l'ai jamais revu ; il partit le lendemain, et je continuai mon voyage.

Telle fut ma rencontre avec le soldat citoyen, lib�rateur d'un monde. Washington est descendu dans la tombe avant qu'un peu de bruit se soit attach� � mes pas ; j'ai pass� devant lui comme l'�tre le plus inconnu ; il �tait dans tout son �clat, moi dans toute mon obscurit� ; mon nom n'est peut-�tre pas demeur� un jour entier dans sa m�moire : heureux pourtant que ses regards soient tomb�s sur moi je m'en suis senti �chauff� le reste de ma vie : il y a une vertu dans les regards d'un grand homme.

 

1 L 6 Chapitre 8

Parall�le de Washington et de Bonaparte.

Bonaparte ach�ve � peine de mourir. Puisque je viens de heurter � la porte de Washington, le parall�le entre le fondateur des Etats-Unis et l'empereur des Fran�ais se pr�sente naturellement � mon esprit ; d'autant mieux, qu'au moment o� je trace ces lignes Washington lui-m�me n'est plus. Ercilla, chantant et bataillant dans le Chili, s'arr�te au milieu de son voyage pour raconter la mort de Didon ; moi, je m'arr�te au d�but de ma course dans la Pennsylvanie pour comparer Washington � Bonaparte. J'aurais pu ne m'occuper d'eux qu'� l'�poque o� je rencontrai Napol�on ; mais si je venais � toucher ma tombe avant d'avoir atteint dans ma chronique l'ann�e 1814, on ne saurait donc rien de ce que j'aurais � dire des deux mandataires de la Providence ? Je me souviens de Castelnau : ambassadeur comme moi en Angleterre, il �crivait comme moi une partie de sa vie � Londres. A la derni�re page du livre VIIe il dit � son fils : " Je traiterai de ce fait au VIIIe livre ", et le VIIIe livre des M�moires de Castelnau n'existe pas : cela m'avertit de profiter de la vie.

Washington n'appartient pas, comme Bonaparte � cette race qui d�passe la stature humaine. Rien d'�tonnant ne s'attache � sa personne. il n'est point plac� sur un vaste th��tre ; il n'est point aux prises avec les capitaines les plus habiles, et les plus puissants monarques du temps ; il ne court point de Memphis � Vienne, de Cadix � Moscou : il se d�tend avec une poign�e de citoyens sur une terre sans c�l�brit�, dans le cercle �troit des foyers domestiques. Il ne livre point de ces combats qui renouvellent les triomphes d'Arbelles et de Pharsale ; il ne renverse point les tr�nes pour en recomposer d'autres avec leurs d�bris ; il ne fait point dire aux rois � sa porte :

Qu'ils se font trop attendre, et qu'Attila s'ennuie.

Quelque chose de silencieux enveloppe les actions de Washington ; il agit avec lenteur. On dirait qu'il se sent charg� de la libert� de l'avenir, et qu'il craint de la compromettre. Ce ne sont pas ses destin�es que porte ce h�ros d'une nouvelle esp�ce : ce sont celles de son pays ; il ne se permet pas de jouer ce qui ne lui appartient pas ; mais de cette profonde humilit� quelle lumi�re va jaillir ! Cherchez les bois o� brilla l'�p�e de Washington : qu'y trouvez-vous ? Des tombeaux ? Non ; un monde ! Washington a laiss� les Etats-Unis pour troph�e sur son champ de bataille.

Bonaparte n'a aucun trait de ce grave Am�ricain : il combat avec fracas sur une vieille terre ; il ne veut cr�er que sa renomm�e ; il ne se charge que de son propre sort. Il semble savoir que sa mission sera courte, que le torrent qui descend de si haut s'�coulera vite. il se h�te de jouir et d'abuser de sa gloire, comme d'une jeunesse fugitive. A l'instar des dieux d'Hom�re, il veut arriver en quatre pas au bout du monde. Il para�t sur tous les rivages ; il inscrit pr�cipitamment son nom dans les fastes de tous les peuples ; il jette des couronnes � sa famille et � ses soldats ; il se d�p�che dans ses monuments, dans ses lois, dans ses victoires. Pench� sur le monde, d'une main il terrasse les rois, de l'autre il abat le g�ant r�volutionnaire ; mais, en �crasant l'anarchie, il �touffe la libert�, et finit par perdre la sienne sur son dernier champ de bataille.

Chacun est r�compens� selon ses oeuvres : Washington �l�ve une nation � l'ind�pendance ; magistrat en repos, il s'endort sous son toit au milieu des regrets de ses compatriotes et de la v�n�ration des peuples.

Bonaparte ravit � une nation son ind�pendance : empereur d�chu, il est pr�cipit� dans l'exil, o� la frayeur de la terre ne le croit pas encore assez emprisonn� sous la garde de l'oc�an. Il expire : cette nouvelle publi�e � la porte du palais devant laquelle le conqu�rant fit proclamer tant de fun�railles, n'arr�te, ni n'�tonne le passant : qu'avaient � pleurer les citoyens ?

La r�publique de Washington subsiste ; l'empire de Bonaparte est d�truit. Washington et Bonaparte sortirent du sein de la d�mocratie : n�s tous deux de la libert�, le premier lui fut fid�le, le second la trahit.

Washington a �t� le repr�sentant des besoins, des id�es des lumi�res, des opinions de son �poque ; il a second� au lieu de contrarier, le mouvement des esprits ; il a voulu ce qu'il devait vouloir, la chose m�me � laquelle il �tait appel� : de l� la coh�rence et la perp�tuit� de son ouvrage. Cet homme qui frappe peu, parce qu'il est dans des proportions justes, a confondu son existence avec celle de son pays : sa gloire est le patrimoine de la civilisation. sa renomm�e s'�l�ve comme un de ces sanctuaires publics o� coule une source f�conde et intarissable.

Bonaparte pouvait enrichir �galement le domaine commun ; il agissait sur la nation la plus intelligente, la plus brave la plus brillante de la terre. Quel serait aujourd'hui le rang occup� par lui, s'il e�t joint la magnanimit� � ce qu'il avait d'h�ro�que, si, Washington et Bonaparte � la fois, il e�t nomm� la libert� l�gataire universelle de sa gloire !

Mais ce g�ant ne liait point ses destin�es � celles de ses contemporains ; son g�nie appartenait � l'�ge moderne : son ambition �tait des vieux jours ; il ne s'aper�ut pas que les miracles de sa vie exc�daient la valeur d'un diad�me, et que cet ornement gothique lui si�rait mal. Tant�t il se pr�cipitait sur l'avenir, tant�t il reculait vers le pass� ; et, soit qu'il remont�t ou suiv�t le cours du temps, par sa force prodigieuse, il entra�nait ou repoussait les flots. Les hommes ne furent � ses yeux qu'un moyen de puissance ; aucune sympathie ne s'�tablit entre leur bonheur et le sien : il avait promis de les d�livrer, il les encha�na ; il s'isola d'eux, ils s'�loign�rent de lui. Les rois d'Egypte pla�aient leurs pyramides fun�bres, non parmi des campagnes florissantes, mais au milieu des sables st�riles ; ces grands tombeaux s'�l�vent comme l'�ternit� dans la solitude : Bonaparte a b�ti � leur image le monument de sa renomm�e.

 

1 L 7 Livre septi�me

1. Voyage de Philadelphie � New York et � Boston. - Mackenzie. - 2. Rivi�re du Nord. - Chant de la passag�re. - Albany. - M. Swift. - D�part pour la cataracte de Niagara avec un guide hollandais. - M. Violet. - 3. Mon accoutrement sauvage. - Chasse. - Le carcajou et le renard canadien. - Rate musqu�e. - Chiens-p�cheurs. - Insectes. - 4. Campement au bord du lac des Onondagas. - Arabes. - Course botanique. - L'Indienne et la vache. - 5. Un Iroquois. - Sachem des Onondagas. - Velly et les Franks. - C�r�monie de l'hospitalit�. - Anciens Grecs. - Montcalm et Wolf. - 6. Voyage du lac des Onondagas � la rivi�re Genesee. - Abeilles. - D�frichements. - Hospitalit�. - Lit. - Serpent � sonnettes enchant�. - 7. Famille indienne. - Nuit dans les for�ts. - D�part de la famille. - Sauvage du saut du Niagara. - Le Capitaine Gordon. - J�rusalem. - 8. Cataracte de Niagara. - Serpent � sonnettes. - Je tombe au bord de l'ab�me. - 9. Douze jours dans une hutte. - Changement de moeurs chez les sauvages. - Naissance et mort. - Montaigne. - Chant de la couleuvre. - Pantomime d'une petite Indienne, original de Mila. - 10. Incidences. - Ancien Canada. - Population indienne. - D�gradation des moeurs. - Vraie civilisation r�pandue par la religion ; fausse civilisation introduite par le commerce. - Coureurs de bois. - Factoreries. - Chasses. - M�tis ou Bois-br�l�s. - Guerres des Compagnies. - Mort des langues indiennes. - 11. Anciennes possessions fran�aises en Am�rique. - Regrets. - Manie du pass�. - Billet de Francis Conyngham.

 

1 L 7 Chapitre 1

Londres, d'avril � septembre 1822.

Revu en d�cembre 1846.

Voyage de Philadelphie � New York et � Boston. - Mackenzie.

J'�tais impatient de continuer mon voyage. Ce n'�taient pas les Am�ricains que j'�tais venu voir, mais quelque chose de tout � fait diff�rent des hommes que je connaissais, quelque chose plus d'accord avec l'ordre habituel de mes id�es ; je br�lais de me jeter dans une entreprise pour laquelle je n'avais rien de pr�par� que mon imagination et mon courage.

Quand je formai le projet de d�couvrir le passage au nord-ouest on ignorait si l'Am�rique septentrionale s'�tendait sous le p�le en rejoignant le Gro�nland, ou si elle se terminait � quelque mer contigu� � la baie d'Hudson et au d�troit de Behring. En 1772, Hearne avait d�couvert la mer � l'embouchure de la rivi�re de la Mine-de-Cuivre, par les 71 degr�s 15 minutes de latitude nord, et les 119 degr�s 15 minutes de longitude ouest de Greenwich [Latitude et longitude reconnues aujourd'hui trop fortes de 4 degr�s 1/4. (N.d.A.1832)] .

Sur la c�te de l'oc�an Pacifique, les efforts du capitaine Cook et ceux des navigateurs subs�quents avaient laiss� des doutes. En 1787, un vaisseau disait �tre entr� dans une mer int�rieure de l'Am�rique septentrionale ; selon le r�cit du capitaine de ce vaisseau, tout ce qu'on avait pris pour la c�te non interrompue au nord de la Californie, n'�tait qu'une cha�ne d'�les extr�mement serr�es. L'amiraut� d'Angleterre envoya Vancouver v�rifier ces rapports qui se trouv�rent faux. Vancouver n'avait point encore fait son second voyage.

Aux Etats-Unis, en 1797, on commen�ait � s'entretenir de la course de Mackenzie : parti le 3 juin 1789 du fort Chipewan, sur le lac des Montagnes, il descendit � la mer du p�le par le fleuve auquel il a donn� son nom.

Cette d�couverte aurait pu changer ma direction et me faire prendre ma route droit au nord ; mais je me serais fait scrupule d'alt�rer le plan arr�t� entre moi et M. de Malesherbes. Ainsi donc, je voulais marcher � l'ouest, de mani�re � intersecter [entre-croiser, ou couper] la c�te nord-ouest au-dessus du golfe de Californie ; de l�, suivant le profil du continent, et toujours en vue de la mer, je pr�tendais reconna�tre le d�troit de Behring, doubler le dernier cap septentrional de l'Am�rique, descendre � l'est le long des rivages de la mer polaire, et rentrer dans les Etats-Unis par la baie d'Hudson, le Labrador et le Canada.

Quels moyens avais-je d'ex�cuter cette prodigieuse p�r�grination ? aucun. La plupart des voyageurs fran�ais ont �t� des hommes isol�s, abandonn�s � leurs propres forces ; il est rare que le gouvernement ou des compagnies les aient employ�s ou secourus. Des Anglais, des Am�ricains, des Allemands, des Espagnols, des Portugais ont accompli, � l'aide du concours des volont�s nationales, ce que chez nous des individus d�laiss�s ont commenc� en vain. Mackenzie, et apr�s lui plusieurs autres au profit des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, ont fait sur la vastitude de l'Am�rique des conqu�tes que j'avais r�v�es pour agrandir ma terre natale. En cas de succ�s, j'aurais eu l'honneur d'imposer des noms fran�ais � des r�gions inconnues, de doter mon pays d'une colonie sur l'oc�an Pacifique, d'enlever le riche commerce des pelleteries � une puissance rivale, d'emp�cher cette rivale de s'ouvrir un plus court chemin aux Indes, en mettant la France elle-m�me en possession de ce chemin. J'ai consign� ces projets dans l ' Essai historique , publi� � Londres en 1796, et ces projets �taient tir�s du manuscrit de mes voyages �crit en 1791. Ces dates prouvent que j'avais devanc� par mes voeux et par mes travaux les derniers explorateurs des glaces arctiques.

Je ne trouvai aucun encouragement � Philadelphie. J'entrevis d�s lors que le but de ce premier voyage serait manqu�, et que ma course ne serait que le pr�lude d'un second et plus long voyage. J'en �crivis dans ce sens � M. de Malesherbes, et en attendant l'avenir, je promis � la po�sie ce qui serait perdu pour la science. En effet si je ne rencontrai pas en Am�rique ce que j'y cherchais, le monde polaire, j'y rencontrai une nouvelle muse.

Un stage-coach semblable � celui qui m'avait amen� de Baltimore me conduisit de Philadelphie � New-York ville gaie, peupl�e, commer�ante, qui cependant �tait loin d'�tre ce qu'elle est aujourd'hui, loin de ce qu'elle sera dans quelques ann�es : car les Etats-Unis croissent plus vite que ce manuscrit. J'allai en p�lerinage � Boston saluer le premier champ de bataille de la libert� am�ricaine. J'ai vu les champs de Lexington ; j'y cherchai, comme depuis � Sparte, la tombe de ces guerriers qui moururent pour ob�ir aux saintes lois de la patrie . M�morable exemple de l'encha�nement des choses humaines ! un bill de finances, pass� dans le Parlement d'Angleterre en 1765, �l�ve un nouvel empire sur la terre en 1782 et fait dispara�tre du monde un des plus antiques royaumes de l'Europe en 1789 !

 

1 L 7 Chapitre 2

Londres, d'avril � septembre 1822.

Rivi�re du Nord. - Chant de la Passag�re. - Albanie. - M. Swift. - D�part pour la cataracte de Niagara avec un guide hollandais. - M. Violet.

Je m'embarquai � New-York sur le paquebot qui faisait voile pour Albany, situ� en amont de la rivi�re du Nord. La soci�t� �tait nombreuse. Vers le soir de la premi�re journ�e, on nous servit une collation de fruits et de lait ; les femmes �taient assises sur les bancs du tillac, et les hommes sur le pont, � leurs pieds. La conversation ne se soutint pas longtemps : � |'aspect d'un beau tableau de la nature, on tombe involontairement dans le silence. Tout � coup, je ne sais qui s'�cria : " Voil� l'endroit o� Asgill fut arr�t�. " On pria une quakeresse de Philadelphie de chanter la complainte connue sous le nom d' Asgill . Nous �tions entre des montagnes ; la voix de la passag�re expirait sur la vague, ou se renflait lorsque nous rasions de plus pr�s la rive. La destin�e d'un jeune soldat, amant, po�te et brave, honor� de l'int�r�t de Washington et de la g�n�reuse intervention d'une reine infortun�e ajoutait un charme au romantique de la sc�ne. L'ami que j'ai perdu, M. de Fontanes, laissa tomber de courageuses paroles en m�moire d'Asgill, quand Bonaparte se disposait � monter au tr�ne o� s'�tait assise Marie-Antoinette. Les officiers am�ricains semblaient touch�s du chant de la Pennsylvanienne : le souvenir des troubles pass�s de la patrie leur rendait plus sensible le calme du moment pr�sent. Ils contemplaient avec �motion ces lieux nagu�re charg�s de troupes, retentissant du bruit des armes, maintenant ensevelis dans une paix profonde ; ces lieux dor�s des derniers feux du jour, anim�s du sifflement des cardinaux, du roucoulement des palombes bleues, du chant des oiseaux-moqueurs, et dont les habitants, accoud�s sur des cl�tures frang�es de bignonias, regardaient notre barque passer au-dessous d'eux.

Arriv� � Albany, j'allai chercher un M. Swift, pour lequel on m'avait donn� une lettre. Ce M. Swift trafiquait de pelleteries avec les tribus indiennes enclav�es dans le territoire c�d� par l'Angleterre aux Etats-Unis ; car les puissances civilis�es, r�publicaines et monarchiques, se partagent sans fa�on en Am�rique des terres qui ne leur appartiennent pas. Apr�s m'avoir entendu, M. Swift me fit des objections tr�s raisonnables. Il me dit que je ne pouvais pas entreprendre de prime-abord, seul, sans secours, sans appui, sans recommandation pour les postes anglais, am�ricains, espagnols, o� je serais forc� de passer, un voyage de cette importance ; que, quand j'aurais le bonheur de traverser tant de solitudes, j'arriverais � des r�gions glac�es o� je p�rirais de froid et de faim : il me conseilla de commencer par m'acclimater, m'invita � apprendre le sioux, l'iroquois et l'esquimau, � vivre au milieu des coureurs de bois et des agents de la compagnie de la baie d'Hudson. Ces exp�riences pr�liminaires faites, je pourrais alors, dans quatre ou cinq ans, avec l'assistance du gouvernement fran�ais, proc�der � ma hasardeuse mission.

Ces conseils, dont au fond je reconnaissais la justesse, me contrariaient. Si je m'en �tais cru, je serais parti tout droit pour aller au p�le, comme on va de Paris � Pontoise. Je cachai � M. Swift mon d�plaisir ; je le priai de me procurer un guide et des chevaux pour me rendre � Niagara et � Pittsburgh : � Pittsburgh, je descendrais l'Ohio et je recueillerais des notions utiles � mes futurs projets. J'avais toujours dans la t�te mon premier plan de route.

M. Swift engagea � mon service un Hollandais qui parlait plusieurs dialectes indiens. J'achetai deux chevaux et je quittai Albany.

Tout le pays qui s'�tend aujourd'hui entre le territoire de cette ville et celui de Niagara, est habit� et d�frich� ; le canal de New-York le traverse ; mais alors une grande partie de ce pays �tait d�serte.

Lorsqu'apr�s avoir pass� le Mohawk, j'entrai dans des bois qui n'avaient jamais �t� abattus, je fus pris d'une sorte d'ivresse d'ind�pendance : j'allais d'arbre en arbre, � gauche, � droite, me disant : " Ici plus de chemins, plus de villes, plus de monarchie, plus de r�publique, plus de pr�sidents, plus de rois, plus d'hommes. " Et, pour essayer si j'�tais r�tabli dans mes droits originels, je me livrais � des actes de volont� qui faisaient enrager mon guide lequel, dans son �me, me croyait fou.

H�las ! je me figurais �tre seul dans cette for�t o� je levais une t�te si fi�re ! tout � coup, je viens m'�naser [Arracher le nez] contre un hangar. Sous ce hangar s'offrent � mes yeux �baubis les premiers sauvages que j'aie vus de ma vie. Ils �taient une vingtaine, tant hommes que femmes, tous barbouill�s comme des sorciers, le corps demi-nu, les oreilles d�coup�es, des plumes de corbeau sur la t�te et des anneaux pass�s dans les narines. Un petit Fran�ais, poudr� et fris�, habit vert-pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, raclait un violon de poche et faisait danser Madelon Friquet � ces Iroquois. M. Violet (c'�tait son nom) �tait ma�tre de danse chez les sauvages. On lui payait ses le�ons en peaux de castors et en jambons d'ours. Il avait �t� marmiton au service du g�n�ral Rochambeau, pendant la guerre d'Am�rique. Demeur� � New-York apr�s le d�part de notre arm�e, il se r�solut d'enseigner les beaux-arts aux Am�ricains. Ses vues s'�tant agrandies avec le succ�s, le nouvel Orph�e porta la civilisation jusque chez les hordes sauvages du Nouveau-Monde. En me parlant des Indiens, il me disait toujours : " Ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses ". Il se louait beaucoup de la l�g�ret� de ses �coliers ; en effet, je n'ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine, accordait l'instrument fatal ; il criait aux Iroquois : A vos places ! Et toute la troupe sautait comme une bande de d�mons.

- N'�tait-ce pas une chose accablante pour un disciple de Rousseau que cette introduction � la vie sauvage par un bal que l'ancien marmiton du g�n�ral Rochambeau donnait � des Iroquois ? J'avais grande envie de rire, mais j'�tais cruellement humili�.

 

1 L 7 Chapitre 3

Londres, d'avril � septembre 1822.

Mon accoutrement sauvage. - Chasse. - Le carcajou et le renard canadien. - Rate musqu�e. - Chiens p�cheurs. - Insectes.

J'achetai des Indiens un habillement complet : deux peaux d'ours, l'une pour demi-toge, l'autre pour lit. Je joignis, � mon nouvel accoutrement, la calotte de drap rouge � c�tes, la casaque, la ceinture, la corne pour rappeler les chiens, la bandouli�re des coureurs de bois. Mes cheveux flottaient sur mon cou d�couvert ; je portais la barbe longue : j'avais du sauvage, du chasseur et du missionnaire. On m'invita � une partie de chasse qui devait avoir lieu le lendemain, pour d�pister un carcajou.

Cette race d'animaux est presque enti�rement d�truite dans le Canada, ainsi que celle des castors.

Nous nous embarqu�mes avant le jour, pour remonter une rivi�re sortant du bois o� l'on avait aper�u le carcajou. Nous �tions une trentaine, tant Indiens que coureurs de bois am�ricains et canadiens : une partie de la troupe c�toyait, avec les meutes, la marche de la flottille, et des femmes portaient nos vivres.

Nous ne rencontr�mes pas le carcajou ; mais nous tu�mes des loups-cerviers et des rats musqu�s. Jadis les Indiens menaient un grand deuil, lorsqu'ils avaient immol�, par m�garde, quelques-uns de ces derniers animaux, la femelle du rat musqu� �tant comme chacun sait, la m�re du genre humain. Les Chinois, meilleurs observateurs, tiennent pour certain, que le rat se change en caille, et la taupe en loriot.

Des oiseaux de rivi�re et des poissons fournirent abondamment � notre table. On accoutume les chiens � plonger ; quand ils ne vont pas � la chasse ils vont � la p�che : ils se pr�cipitent dans les fleuves et saisissent le poisson jusqu'au fond de l'eau. Un grand feu autour duquel nous nous placions, servait aux femmes pour les appr�ts de notre repas.

Il fallait nous coucher horizontalement, le visage contre terre, pour nous mettre les yeux � l'abri de la fum�e, dont le nuage, flottant au-dessus de nos t�tes, nous garantissait tellement quellement [Ni fort bien ni fort mal, mais plut�t mal que bien.] de la piq�re des maringouins.

Les divers insectes carnivores, vus au microscope, sont des animaux formidables, ils �taient peut-�tre ces dragons ail�s dont on retrouve les anatomies : diminu�s de taille � mesure que la mati�re diminuait d'�nergie, ces hydres, griffons et autres, se trouveraient aujourd'hui � l'�tat d'insectes. Les g�ants ant�diluviens sont les petits hommes d'aujourd'hui.

 

1 L 7 Chapitre 4

Londres, d'avril � septembre 1822.

Campement au bord du lac des Onondagas. - Arabes. - Course botanique. - L'Indienne et la vache.

M. Violet m'offrit ses lettres de cr�ance pour les Onondagas, reste d'une des six nations Iroquoises. J'arrivai d'abord au lac des Onondagas. Le Hollandais choisit un lieu propre � �tablir notre camp : une rivi�re sortait du lac ; notre appareil fut dress� dans la courbe de cette rivi�re. Nous fich�mes en terre, � six pieds de distance l'un de l'autre, deux piquets fourchus ; nous suspend�mes horizontalement dans l'endentement de ces piquets une longue perche. Des �corces de bouleau, un bout appuy� sur le sol, l'autre sur la gaule transversale, form�rent le toit inclin� de notre palais. Nos selles devaient nous servir d'oreillers et nos manteaux de couvertures. Nous attach�mes des sonnettes au cou de nos chevaux et nous les l�ch�mes dans les bois pr�s de notre camp : ils ne s'en �loign�rent pas.

Lorsque, quinze ans plus tard, je bivouaquais dans les sables du d�sert de Sabba, � quelques pas du Jourdain, au bord de la mer Morte, nos chevaux, ces fils l�gers de l'Arabie, avaient l'air d'�couter les contes du scheik, et de prendre part � l'histoire d'Antar et du cheval de Job. Il n'�tait gu�re que quatre heures apr�s midi lorsque nous f�mes hutt�s. Je pris mon fusil et j'allai fl�ner dans les environs. Il y avait peu d'oiseaux. Un couple solitaire voltigeait seulement devant moi, comme ces oiseaux que je suivais dans mes bois paternels ; � la couleur du m�le je reconnus le passereau-blanc, passer nivalis des ornithologistes. J'entendis aussi l'orfraie, fort bien caract�ris�e par sa voix. Le vol de l ' exclamateur m'avait conduit � un vallon resserr� entre des hauteurs nues et pierreuses ; � mi-c�te s'�levait une m�chante cabane ; une vache maigre errait dans un pr� au-dessous.

J'aime les petits abris : " A chico pajarillo chiro nidillo , � petit oiseau petit nid. " Je m'assis sur la pente en face de la hutte plant�e sur le coteau oppos�.

Au bout de quelques minutes, j'entendis des voix dans le vallon : trois hommes conduisaient cinq ou six vaches grasses ; ils les mirent pa�tre et �loign�rent � coups de gaule la vache maigre. Une femme sauvage sortit de la hutte, s'avan�a vers l'animal effray� et l'appela. La vache courut � elle en allongeant le cou avec un petit mugissement. Les planteurs menac�rent de loin l'Indienne, qui revint � sa cabane. La vache la suivit.

Je me levai, descendis le rampant de la c�te, traversai le vallon et montant la colline parall�le, j'arrivai � la hutte.

Je pronon�ai le salut qu'on m'avait appris : " Siegoh ! Je suis venu " : l'Indienne, au lieu de me rendre mon salut par la r�p�tition d'usage : " Vous �tes venu ", ne r�pondit rien. Alors je caressai la vache : le visage jaune et attrist� de l'Indienne laissa para�tre des signes d'attendrissement. J'�tais �mu de ces myst�rieuses relations de l'infortune : il y a de la douceur � pleurer sur des maux qui n'ont �t� pleur�s de personne.

Mon h�tesse me regarda encore quelque temps avec un reste de doute, puis elle s'avan�a et vint passer la main sur le front de sa compagne de mis�re et de solitude.

Encourag� par cette marque de confiance, je dis en anglais, car j'avais �puis� mon indien : " Elle est bien maigre ! " L'Indienne repartit en mauvais anglais : " Elle mange fort peu, she eats very little . " - " On l'a chass�e rudement ", repris-je. Et la femme r�pondit : " Nous sommes accoutum�es � cela toutes deux ; Both . " Je repris : " Cette prairie n'est donc pas � vous ? " Elle r�pondit : " Cette prairie �tait � mon mari qui est mort. Je n'ai point d'enfants, et les chairs blanches m�nent leurs vaches dans ma prairie. "

Je n'avais rien � offrir � cette cr�ature de Dieu. Nous nous quitt�mes. Mon h�tesse me dit beaucoup de choses que je ne compris point ; c'�taient sans doute des souhaits de prosp�rit� ; s'ils n'ont pas �t� entendus du ciel, ce n'est pas la faute de celle qui priait, mais l'infirmit� de celui pour qui la pri�re �tait offerte. Toutes les �mes n'ont pas une �gale aptitude au bonheur, comme toutes les terres ne portent pas �galement des moissons.

Je retournai � mon ajoupa , o� m'attendait une collation de pommes de terre et de ma�s. La soir�e fut magnifique ; le lac, uni comme une glace sans tain, n'avait pas une ride ; la rivi�re baignait en murmurant notre presqu'�le que les calycanthes parfumaient de l'odeur de la pomme. Le weep-poor-mill r�p�tait son chant : nous l'entendions tant�t plus pr�s, tant�t plus loin, suivant que l'oiseau changeait le lieu de ses appels amoureux. Personne ne m'appelait. Pleure, pauvre William ! weep, poor Will !

 

1 L 7 Chapitre 5

Londres, d'avril � septembre 1822.

Un Iroquois. - Sachem des Onondagas. - Velly et les Franks. - C�r�monie de l'hospitalit�. - Anciens Grecs. - Montcalm et Wolf.

Le lendemain, j'allai rendre visite au sachem des Onondagas ; j'arrivai � son village � dix heures du matin. Aussit�t, je fus environn� de jeunes sauvages qui me parlaient dans leur langue, m�l�e de phrases anglaises et de quelques mots fran�ais ; ils faisaient grand bruit, et avaient l'air joyeux, comme les premiers Turcs que je vis depuis � Coron, en d�barquant sur le sol de la Gr�ce. Ces tribus indiennes, enclav�es dans les d�frichements des blancs, ont des chevaux et des troupeaux. leurs cabanes sont remplies d'ustensiles achet�s, d'un c�t�, � Qu�bec, � Montr�al, � Niagara, au D�troit, et, de l'autre, aux march�s des Etats-Unis.

Quand on parcourut l'int�rieur de l'Am�rique septentrionale, on trouva dans l'�tat de nature, parmi les diverses nations sauvages, les diff�rentes formes de gouvernement connues des peuples civilis�s. L'Iroquois appartenait � une race qui semblait destin�e � conqu�rir les races indiennes, si des �trangers n'�taient venus �puiser ses veines et arr�ter son g�nie. Cet homme intr�pide ne fut point �tonn� des armes � feu, lorsque pour la premi�re fois on en usa contre lui ; il tint ferme au sifflement des balles et au bruit du canon, comme s'il les e�t entendus toute sa vie ; il n'eut pas l'air d'y faire plus d'attention qu'� un orage. Aussit�t qu'il se put procurer un mousquet, il s'en servit mieux qu'un Europ�en. Il n'abandonna pas pour cela le casse-t�te, le couteau de scalp, l'arc et la fl�che ; mais il y ajouta la carabine, le pistolet, le poignard et la hache : il semblait n'avoir jamais assez d'armes pour sa valeur. Doublement par� des instruments meurtriers de l'Europe et de l'Am�rique, la t�te orn�e de panaches, les oreilles d�coup�es, le visage bariol� de diverses couleurs, les bras tatou�s et teints de sang, ce champion du Nouveau-Monde devint aussi redoutable � voir qu'� combattre, sur le rivage qu'il d�fendit pied � pied contre les envahisseurs.

Le sachem des Onondagas �tait un vieil Iroquois dans toute la rigueur du mot ; sa personne gardait la tradition des anciens temps du d�sert.

Les relations anglaises ne manquent jamais d'appeler le sachem indien the old gentleman . Or, le vieux gentilhomme est tout nu ; il a une plume ou une ar�te de poisson pass�e dans ses narines, et couvre quelquefois sa t�te, rase et ronde comme un fromage, d'un chapeau bord� � trois cornes, en signe d'honneur europ�en. Velly ne peint-il pas l'histoire avec la m�me v�rit� ? Le cheftain frank Khilp�rick se frottait les cheveux avec du beurre aigre, infunders acido coma butyro , se barbouillait les joues de vert, et portait une jaquette bigarr�e ou un sayon de peau de b�te ; il est repr�sent� par Velly comme un prince magnifique jusqu'� l'ostentation dans ses meubles et dans ses �quipages, voluptueux jusqu'� la d�bauche, croyant � peine en Dieu, dont les ministres �taient le sujet de ses railleries. Le sachem Onondagas me re�ut bien et me fit asseoir sur une natte. Il parlait anglais et entendait le fran�ais ; mon guide savait l'iroquois : la conversation fut facile. Entre autres choses le vieillard me dit que, quoique sa nation e�t toujours �t� en guerre avec la mienne, elle l'avait toujours estim�e. Il se plaignit des Am�ricains ; il les trouvait injustes et avides, et regrettait que dans le partage des terres indiennes sa tribu n'e�t pas augment� le lot des Anglais.

Les femmes nous servirent un repas. L'hospitalit� est la derni�re vertu rest�e aux sauvages au milieu des vices de la civilisation europ�enne ; on sait quelle �tait autrefois cette hospitalit� ; le foyer avait la puissance de l'autel.

Lorsqu'une tribu chass�e de ses bois, ou lorsqu'un homme venait demander l'hospitalit�, l'�tranger commen�ait ce qu'on appelait la danse du suppliant ; l'enfant de la hutte touchait le seuil de la porte et disait : " Voici l'�tranger ! " Et le chef r�pondait : " Enfant, introduis l'homme dans la hutte. " L'�tranger, entrant sous la protection de l'enfant, s'allait asseoir sur la cendre du foyer. Les femmes disaient le chant de la consolation : " L'�tranger a retrouv� une m�re et une femme ; le soleil se l�vera et se couchera pour lui comme auparavant. "

Ces usages semblent emprunt�s des Grecs : Th�mistocle, chez Adm�te, embrasse les p�nates et le jeune fils de son h�te (j'ai peut-�tre foul� � M�gare l'�tre de la pauvre femme sous lequel fut cach�e l'urne cin�raire de Phocion) ; et Ulysse, chez Alcino�s, implore Ar�t� : " Noble Ar�t�, fille de Rhex�nor, apr�s avoir souffert des maux cruels, je me jette � vos pieds... " En achevant ces mots, le h�ros s'�loigne et va s'asseoir sur la cendre du foyer. - Je pris cong� du vieux sachem. Il s'�tait trouv� � la prise de Qu�bec. Dans les honteuses ann�es du r�gne de Louis XV, l'�pisode de la guerre du Canada vient nous consoler comme une page de notre ancienne histoire retrouv�e � la Tour de Londres.

Montcalm, charg� sans secours de d�fendre le Canada contre des forces souvent rafra�chies et le quadruple des siennes, lutte avec succ�s pendant deux ann�es ; il bat lord Loudon et le g�n�ral Abercromby. Enfin la fortune l'abandonne ; bless� sous les murs de Qu�bec, il tombe et deux jours apr�s il rend le dernier soupir : ses grenadiers l'enterrent dans le trou creus� par une bombe, fosse digne de l'honneur de nos armes ! Son noble ennemi Wolf meurt en face de lui ; il paye de sa vie celle de Montcalm et la gloire d'expirer sur quelques drapeaux fran�ais.

 

1 L 7 Chapitre 6

Londres, d'avril � septembre 1822.

Voyage du lac des Onondagas � la rivi�re Genesee. - Abeilles. - D�frichements. - Hospitalit�. - Lit. - Serpent � sonnettes enchant�.

Nous voil�, mon guide et moi, remont�s � cheval. Notre route, devenue plus p�nible, �tait � peine trac�e par des abattis d'arbres. Les troncs de ces arbres servaient de ponts sur les ruisseaux ou de fascines dans les fondri�res. La population am�ricaine se portait alors vers les concessions de Genesee. Ces concessions se vendaient plus ou moins cher selon la bont� du sol, la qualit� des arbres, le cours et la foison des eaux.

On a remarqu� que les colons sont souvent pr�c�d�s dans les bois par des abeilles : avant-garde des laboureurs, elles sont le symbole de l'industrie et de la civilisation qu'elles annoncent. Etrang�res � l'Am�rique, arriv�es � la suite des voiles de Colomb, ces conqu�rants pacifiques n'ont ravi � un nouveau monde de fleurs que des tr�sors dont les indig�nes ignoraient l'usage ; elles ne se sont servi de ces tr�sors que pour enrichir le sol dont elles les avaient tir�s.

Les d�frichements sur les deux bords de la route que je parcourais, offraient un curieux m�lange de l'�tat de nature et de l'�tat civilis�. Dans le coin d'un bois qui n'avait jamais retenti que des cris du sauvage et des bramements de la b�te fauve, on rencontrait une terre labour�e ; on apercevait du m�me point de vue le wigwam d'un Indien et l'habitation d'un planteur. Quelques-unes de ces habitations, d�j� achev�es, rappelaient la propret� des fermes hollandaises ; d'autres n'�taient qu'� demi termin�es et n'avaient pour toit que le ciel.

J'�tais re�u dans ces demeures, ouvrages d'un matin ; j'y trouvais souvent une famille avec les �l�gances de l'Europe : des meubles d'acajou, un piano, des tapis, des glaces, � quatre pas de la hutte d'un Iroquois. Le soir, lorsque les serviteurs �taient revenus des bois ou des champs avec la cogn�e ou la houe, on ouvrait les fen�tres. Les filles de mon h�te, en beaux cheveux blonds annel�s, chantaient au piano le duo de Pandolfetto de Pa�siello, ou un cantabile de Cimarosa, le tout � la vue du d�sert et quelquefois au murmure d'une cascade.

Dans les terrains les meilleurs, s'�tablissaient des bourgades. La fl�che d'un nouveau clocher s'�lan�ait du sein d'une vieille for�t. Comme les moeurs anglaises suivent partout les Anglais, apr�s avoir travers� des pays o� il n'y avait pas trace d'habitants, j'apercevais l'enseigne d'une auberge qui brandillait � une branche d'arbre. Des chasseurs, des planteurs, des Indiens, se rencontraient � ces caravans�rails ; la premi�re fois que je m'y reposai, je jurai que ce serait la derni�re.

Il arriva qu'en entrant dans une de ces h�telleries, je restai stup�fait � l'aspect d'un lit immense, b�ti en rond autour d'un poteau : chaque voyageur prenait place dans ce lit, les pieds au poteau du centre, la t�te � la circonf�rence du cercle, de mani�re que les dormeurs �taient rang�s sym�triquement, comme les rayons d'une roue ou les b�tons d'un �ventail. Apr�s quelque h�sitation, je m'introduisis dans cette machine, parce que je n'y voyais personne. Je commen�ais � m'assoupir, lorsque je sentis quelque chose se glisser contre moi : c'�tait la jambe de mon grand Hollandais ; je n'ai de ma vie �prouv� une plus grande horreur. Je sautai dehors du cabas hospitalier, maudissant cordialement les usages de nos bons a�eux. J'allai dormir, dans mon manteau, au clair de lune : cette compagne de la couche du voyageur n'avait rien du moins que d'agr�able, de frais et de pur.

Au bord de la Genesee nous trouv�mes un bac. Une troupe de colons et d'indiens passa la rivi�re avec nous.

Nous camp�mes dans des prairies peintur�es de papillons et de fleurs. Avec nos costumes divers, nos diff�rents groupes autour de nos feux, nos chevaux attach�s ou paissant, nous avions l'air d'une caravane. C'est l� que je fis la rencontre de ce serpent � sonnettes qui se laissait enchanter par le son d'une fl�te. Les Grecs auraient fait de mon Canadien, Orph�e ; de la fl�te, une lyre ; du serpent, Cerb�re, ou peut-�tre Eurydice.

 

1 L 7 Chapitre 7

Londres, d'avril � septembre 1822.

Famille indienne. - Nuit dans la for�t For�ts. - D�part de la famille. - Sauvage du Saut du Niagara. - Le capitaine Gordon. - J�rusalem.

Nous avan��mes vers Niagara. Nous n'en �tions plus qu'� huit ou neuf lieues, lorsque nous aper��mes, dans une ch�naie, le feu de quelques sauvages, arr�t�s au bord d'un ruisseau, o� nous songions nous-m�mes � bivouaquer. Nous profit�mes de leur �tablissement : chevaux pans�s, toilette de nuit faite, nous accost�mes la horde. Les jambes crois�es � la mani�re des tailleurs, nous nous ass�mes avec les Indiens, autour du b�cher, pour mettre r�tir nos quenouilles de ma�s.

La famille �tait compos�e de deux femmes, de deux enfants � la mamelle, et de trois guerriers. La conversation devint g�n�rale, c'est-�-dire par quelques mots entrecoup�s de ma part et par beaucoup de gestes ; ensuite chacun s'endormit dans la place o� il �tait. Rest� seul �veill�, j'allai m'asseoir � l'�cart, sur une racine qui tra�ait au bord du ruisseau.

La lune se montrait � la cime des arbres ; une brise embaum�e, que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la pr�c�der dans les for�ts, comme sa fra�che haleine. L'astre solitaire gravit peu � peu dans le ciel : tant�t il suivait sa course, tant�t il franchissait des groupes de nues, qui ressemblaient aux sommets d'une cha�ne de montagnes couronn�es de neiges. Tout aurait �t� silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le g�missement de la hulotte ; au loin, on entendait les sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de d�sert en d�sert, et expiraient � travers les for�ts solitaires. C'est dans ces nuits que m'apparut une muse inconnue ; je recueillis quelques-uns de ses accents ; je les marquai sur mon livre, � la clart� des �toiles, comme un musicien vulgaire �crirait les notes que lui dicterait quelque grand ma�tre des harmonies.

Le lendemain, les Indiens s'arm�rent, les femmes rassembl�rent les bagages. Je distribuai un peu de poudre et de vermillon � mes h�tes. Nous nous s�par�mes en touchant nos fronts et notre poitrine. Les guerriers pouss�rent le cri de marche et partirent en avant ; les femmes chemin�rent derri�re, charg�es des enfants qui, suspendus dans des fourrures aux �paules de leurs m�res, tournaient la t�te pour nous regarder. Je suivis des yeux cette marche, jusqu'� ce que la troupe enti�re e�t disparu entre les arbres de la for�ts.

Les sauvages du Saut de Niagara dans la d�pendance des Anglais �taient charg�s de la police de la fronti�re de ce c�t�. Cette bizarre gendarmerie, arm�e d'arcs et de fl�ches, nous emp�cha de passer. Je fus oblig� d'envoyer le Hollandais au fort Niagara chercher un permis afin d'entrer sur les terres de la domination britannique. Cela me serrait un peu le coeur, car il me souvenait que la France avait jadis command� dans le Haut comme dans le Bas-Canada. Mon guide revint avec le permis : je le conserve encore ; il est sign� : le capitaine Gordon . N'est-il pas singulier que j'aie retrouv� le m�me nom anglais sur la porte de ma cellule � J�rusalem ? " Treize p�lerins avaient �crit leurs noms sur la porte en dedans de la chambre : le premier s'appelait Charles Lombard, et il se trouvait � J�rusalem en 1669 ; le dernier est John Gordon, et la date de son passage est de 1804. " (Itin�raire.)

 

1 L 7 Chapitre 8

Londres, d'avril � septembre 1822.

Cataracte de Niagara. - Serpent � sonnette. - Je tombe au bord de l'ab�me.

Je restai deux jours dans le village indien, d'o� j'�crivis encore une lettre � M. de Malesherbes. Les Indiennes s'occupaient de diff�rents ouvrages ; leurs nourrissons �taient suspendus dans des r�seaux aux branches d'un gros h�tre pourpre. L'herbe �tait couverte de ros�e, le vent sortait des for�ts tout parfum�, et les plantes � coton du pays, renversant leurs capsules, ressemblaient � des rosiers blancs. La brise ber�ait les couches a�riennes d'un mouvement presque insensible ; les m�res se levaient de temps en temps pour voir si leurs enfants dormaient, et s'ils n'avaient point �t� r�veill�s par les oiseaux. Du village indien � la cataracte, on comptait trois � quatre lieues : il nous fallut autant d'heures, � mon guide et � moi, pour y arriver. A six milles de distance, une colonne de vapeur m'indiquait d�j� le lieu du d�versoir. Le coeur me battait d'une joie m�l�e de terreur en entrant dans le bois qui me d�robait la vue d'un des plus grands spectacles que la nature ait offerts aux hommes.

Nous m�mes pied � terre. Tirant apr�s nous nos chevaux par la bride, nous parv�nmes, � travers des brandes et des halliers, au bord de la rivi�re Niagara, sept ou huit cents pas au-dessus du Saut. Comme je m'avan�ais incessamment, le guide me saisit par le bras ; il m'arr�ta au rez m�me de l'eau, qui passait avec la v�locit� d'une fl�che. Elle ne bouillonnait point, elle glissait en une seule masse sur la pente du roc ; son silence avant sa chute formait contraste avec le fracas de sa chute m�me. L'Ecriture compare souvent un peuple aux grandes eaux, c'�tait ici un peuple mourant, qui, priv� de la voix par l'agonie, allait se pr�cipiter dans l'ab�me de l'�ternit�.

Le guide me retenait toujours, car je me sentais pour ainsi dire entra�n� par le fleuve, et j'avais une envie involontaire de m'y jeter. Tant�t je portais mes regards amont, sur le rivage ; tant�t aval, sur l'�le qui partageait les eaux et o� ces eaux manquaient tout � coup, comme si elles avaient �t� coup�es dans le ciel.

Apr�s un quart d'heure de perplexit� et d'une admiration ind�finie, je me rendis � la chute. On peut chercher dans l' Essai sur les r�volutions et dans Atala les deux descriptions que j'en ai faites. Aujourd'hui, de grands chemins passent � la cataracte ; il y a des auberges sur la rive am�ricaine et sur la rive anglaise, des moulins et des manufactures au-dessous du chasme.

Je ne pouvais communiquer les pens�es qui m'agitaient � la vue d'un d�sordre si sublime. Dans le d�sert de ma premi�re existence, j'ai �t� oblig� d'inventer des personnages pour la d�corer ; j'ai tir� de ma propre substance des �tres que je ne trouvais pas ailleurs, et que je portais en moi. Ainsi j'ai plac� des souvenirs d' Atala et de Ren� aux bords de la cataracte de Niagara, comme l'expression de sa tristesse. Qu'est-ce qu'une cascade qui tombe �ternellement � l'aspect insensible de la terre et du ciel, si la nature humaine n'est l� avec ses destin�es et ses malheurs ? S'enfoncer dans cette solitude d'eau et de montagnes, et ne savoir avec qui parler de ce grand spectacle. Les flots, les rochers, les bois, les torrents pour soi seul ! Donnez � l'�me une compagne, et la riante parure des coteaux, et la fra�che haleine de l'onde, tout va devenir ravissement : le voyage du jour, le repos plus doux de la fin de la journ�e, le passer sur les flots, le dormir sur la mousse, tireront du coeur sa plus profonde tendresse. J'ai assis Vell�da sur les gr�ves de l'Armorique, Cymodoc�e sous les portiques d'Ath�nes, Blanca dans les salles de l'Alhambra. Alexandre cr�ait des villes partout o� il courait : j'ai laiss� des songes partout o� j'ai tra�n� ma vie.

J'ai vu les cascades des Alpes avec leurs chamois et celles des Pyr�n�es avec leurs isards ; je n'ai pas remont� le Nil assez haut, pour rencontrer ses cataractes, qui se r�duisent � des rapides ; je ne parle pas des zones d'azur de Terni et de Tivoli, �l�gantes �charpes de ruines ou sujets de chansons pour le po�te :

Et praeceps Anio a Tiburni lucus.

" Et l'Anio rapide et le bois sacr� de Tibur. "

Niagara efface tout. Je contemplais la cataracte que r�v�l�rent au vieux monde, non d'infimes voyageurs de mon esp�ce, mais des missionnaires qui, cherchant la solitude pour Dieu, se jetaient � genoux, � la vue de quelque merveille de la nature, et recevaient le martyre, en achevant leur cantique d'admiration. Nos pr�tres salu�rent les beaux sites de l'Am�rique et les consacr�rent de leur sang ; nos soldats ont battu des mains aux ruines de Th�bes et pr�sent� les armes � l'Andalousie : tout le g�nie de la France est dans la double milice de nos camps et de nos autels.

Je tenais la bride de mon cheval entortill�e � mon bras ; un serpent � sonnettes vint � bruire dans les buissons. Le cheval effray� se cabre et recule en approchant de la chute. Je ne puis d�gager mon bras des r�nes ; le cheval, toujours plus effarouch�, m'entra�ne apr�s lui. D�j� ses pieds de devant quittent la terre ; accroupi sur le bord de l'ab�me, il ne s'y tenait plus qu'� force de reins. C'en �tait fait de moi, lorsque l'animal, �tonn� lui-m�me du nouveau p�ril, volte en dedans par une pirouette. En quittant la vie au milieu des bois canadiens, mon �me aurait-elle port� au tribunal supr�me les sacrifices, les bonnes oeuvres, les vertus des p�res Jogues et Lallemand, ou des jours vides et de mis�rables chim�res ?

Ce ne fut pas le seul danger que je courus � Niagara : une �chelle de lianes servait aux sauvages pour descendre dans le bassin inf�rieur ; elle �tait alors rompue. D�sirant voir la cataracte de bas en haut, je m'aventurai, en d�pit des repr�sentations du guide, sur le flanc d'un rocher presqu'� pic. Malgr� les rugissements de l'eau qui bouillonnait au-dessous de moi, je conservai ma t�te et je parvins � une quarantaine de pieds du fond. Arriv� l�, la pierre nue et verticale n'offrait plus rien pour m'accrocher ; je demeurai suspendu par une main � la derni�re racine, sentant mes doigts s'ouvrir sous le poids de mon corps : il y a peu d'hommes qui aient pass� dans leur vie deux minutes comme je les comptai. Ma main fatigu�e l�cha la tenue ; je tombai. Par un bonheur inou�, je me trouvai sur le redan d'un roc o� j'aurais d� me briser mille fois, et je ne me sentis pas grand mal ; j'�tais � un demi-pied de l'ab�me et je n'y avais pas roul� : mais lorsque le froid et l'humidit� commenc�rent � me p�n�trer, je m'aper�us que je n'en �tais pas quitte � si bon march� : j'avais le bras gauche cass� au-dessus du coude. Le guide, qui me regardait d'en haut et auquel je fis des signes de d�tresse, courut chercher des sauvages. Ils me hiss�rent avec des harts [Cordes.] par un sentier de loutres, et me transport�rent � leur village. Je n'avais qu'une fracture simple : deux lattes, un bandage et une �charpe suffirent � ma gu�rison.

 

1 L 7 Chapitre 9

Londres, d'avril � septembre 1822.

Douze jours dans une hutte. - Changement de moeurs chez les sauvages. - Naissance et mort. - Montaigne. - Chant de la couleuvre. - Pantomime d'une petite Indienne, original de Mila.

Je demeurai douze jours chez mes m�decins, les Indiens de Niagara. J'y vis passer des tribus qui descendaient du D�troit ou des pays situ�s au midi et � l'orient du lac Eri�. Je m'enquis de leurs coutumes ; j'obtins pour de petits pr�sents des repr�sentations de leurs anciennes moeurs, car ces moeurs elles-m�mes n'existent presque plus. Cependant, au commencement de la guerre de l'ind�pendance am�ricaine les sauvages mangeaient encore les prisonniers, ou plut�t les tu�s : un capitaine anglais, puisant du bouillon dans une marmite indienne avec la cuiller � pot, en retira une main.

La naissance et la mort ont le moins perdu des usages indiens, parce qu'elles ne s'en vont point � la vanvole [A la l�g�re.] comme la partie de la vie qui les s�pare ; elles ne sont point choses de mode qui passent. On conf�re encore au nouveau-n�, afin de l'honorer, le nom le plus ancien sous son toit, celui de son a�eule, par exemple : car les noms sont toujours pris dans la lign�e maternelle. D�s ce moment, l'enfant occupe la place de la femme dont il a recueilli le nom ; on lui donne, en lui parlant, le degr� de parent� que ce nom fait revivre ; ainsi, un oncle peut saluer un neveu du titre de grand-m�re. Cette coutume en apparence risible est n�anmoins touchante. Elle ressuscite les vieux d�c�d�s ; elle reproduit dans la faiblesse des premiers ans la faiblesse des derniers ; elle rapproche les extr�mit�s de la vie, le commencement et la fin de la famille ; elle communique une esp�ce d'immortalit� aux anc�tres et les suppose pr�sents au milieu de leur post�rit�.

En ce qui regarde les morts, il est ais� de trouver les motifs de l'attachement du sauvage � de saintes reliques. Les nations civilis�es ont, pour conserver les souvenirs de leur patrie, les mn�moniques des lettres et des arts ; elles ont des cit�s, des palais, des tours, des colonnes des ob�lisques ; elles ont la trace de la charrue dans les champs jadis cultiv�s. les noms sont entaill�s dans l'airain et le marbre, les actions consign�es dans les chroniques.

Rien de tout cela aux peuples de la solitude : leur nom n'est point �crit sur les arbres ; leur hutte, b�tie en quelques heures, dispara�t en quelques instants ; la crosse de leur labour ne fait qu'effleurer la terre, et n'a pu m�me �lever un sillon. Leurs chansons traditionnelles p�rissent avec la derni�re m�moire qui les retient, s'�vanouissent avec la derni�re voix qui les r�p�te. Les tribus du Nouveau-Monde n'ont donc qu'un seul monument : la tombe. Enlevez � des sauvages les os de leurs p�res vous leur enlevez leur histoire, leurs lois, et jusqu'� leurs dieux ; vous ravissez � ces hommes, parmi les g�n�rations futures, la preuve de leur existence comme celle de leur n�ant.

Je voulais entendre le chant de mes h�tes. Une petite Indienne de quatorze ans, nomm�e Mila, tr�s jolie (les femmes indiennes ne sont jolies qu'� cet �ge) chanta quelque chose de fort agr�able. N'�tait-ce point le couplet cit� par Montaigne ? " Couleuvre, arreste toy ; arreste toy, couleuvre, � fin que ma soeur tire sur le patron de ta peincture, la fa�on et l'ouvrage d'un riche cordon, que ie puisse donner � ma mie : ainsi, soit en tout temps ta beaut� et ta disposition pr�f�r�e � tous les aultres serpens. "

L'auteur des Essais vit � Rouen des Iroquois qui selon lui, �taient des personnages tr�s sens�s : " Mais quoi , ajoute-t-il, ils ne portent point de hauts-de-chausses ! "

Si jamais je publie les stromates ou folies de ma jeunesse, pour parler comme saint Cl�ment d'Alexandrie, on y verra Mila. [ Voir dans les textes retranch�s la Pantomime de Mila[C M 1 571] .]

 

1 L 7 Chapitre 10

Londres, d'avril � septembre 1822.

Incidences. - Ancien Canada. - Population indienne. - D�gradation des moeurs. - Vraie civilisation r�pandue par la religion. - Fausse civilisation introduite par le commerce. - Coureurs de bois. - Factoreries. - Chasses. - M�tis ou Bois-br�l�s. - Guerres des compagnies. - Mort des langues indiennes.

Les Canadiens ne sont plus tels que les ont peints Cartier, Champlain, La Hontan, Lescarbot, Laffiteau, Charlevoix et les Lettres �difiantes : le seizi�me si�cle et le commencement du dix-septi�me �taient encore le temps de la grande imagination et des moeurs na�ves ; la merveille de l'une refl�tait une nature vierge, et la candeur des autres reproduisait la simplicit� du sauvage. Champlain, � la fin de son premier voyage au Canada, en 1603, raconte que " proche de la baye des Chaleurs, tirant au sud, est une isle, o� fait r�sidence un monstre �pouvantable que les sauvages appellent Cougou ". Le Canada avait son g�ant comme le cap des Temp�tes avait le sien. Hom�re est le v�ritable p�re de toutes ces inventions ; ce sont toujours les Cyclopes, Charybde et Scylla, ogres ou gougous.

La population sauvage de l'Am�rique septentrionale, en n'y comprenant ni les Mexicains, ni les Esquimaux, ne s'�l�ve pas aujourd'hui � quatre cent mille �mes, en de�� et au del� des montagnes Rocheuses ; des voyageurs ne la portent m�me qu'� cent cinquante mille. La d�gradation des moeurs indiennes a march� de pair avec la d�population des tribus. Les traditions religieuses sont devenues confuses ; l'instruction r�pandue par les j�suites du Canada a m�l� des id�es �trang�res aux id�es natives des indig�nes : on aper�oit, au travers des fables grossi�res, les croyances chr�tiennes d�figur�es ; la plupart des sauvages portent des croix en guise d'ornements et les marchands protestants leur vendent ce que leur donnaient les missionnaires catholiques. Disons, � l'honneur de notre patrie et � la gloire de notre religion, que les Indiens s'�taient fortement attach�s � nous ; qu'ils ne cessent de nous regretter, et qu'une robe noire (un missionnaire) est encore en v�n�ration dans les for�ts am�ricaines. Le sauvage continue de nous aimer sous l'arbre o� nous f�mes ses premiers h�tes, sur le sol que nous avons foul�, et o� nous lui avons confi� des tombeaux.

Quand l'Indien �tait nu ou v�tu de peau, il avait quelque chose de grand et de noble ; � cette heure, des haillons europ�ens, sans couvrir sa nudit�, attestent sa mis�re : c'est un mendiant � la porte d'un comptoir, ce n'est plus un sauvage dans sa for�t.

Enfin, il s'est form� une esp�ce de peuple m�tis, n� des colons et des Indiennes. Ces hommes, surnomm�s Bois-br�l�s , � cause de la couleur de leur peau, sont les courtiers de change entre les auteurs de leur double origine. Parlant la langue de leurs p�res et de leurs m�res ils ont les vices des deux races. Ces b�tards de la nature civilis�e et de la nature sauvage, se vendent tant�t aux Am�ricains, tant�t aux Anglais, pour leur livrer le monopole des pelleteries ; ils entretiennent les rivalit�s des compagnies anglaises de la Baie d ' Hudson et du Nord-Ouest , et des compagnies am�ricaines, Fur Colombian-Am�rican company, Missouri ' s fur Company et autres : ils font eux-m�mes des chasses au compte des traitants et avec des chasseurs sold�s par les compagnies.

La grande guerre de l'ind�pendance am�ricaine est seule connue. On ignore que le sang a coul� pour les ch�tifs int�r�ts d'une poign�e de marchands. La compagnie de la Baie d ' Hudson vendit, en 1811, � lord Selkirk un terrain au bord de la rivi�re Rouge ; l'�tablissement se fit en 1812. La compagnie du Nord-Ouest, ou du Canada, en prit ombrage. Les deux compagnies, alli�es � diverses tribus indiennes et second�es des Bois-br�l�s , en vinrent aux mains. Ce conflit domestique, horrible dans ses d�tails, avait lieu au milieu des d�serts glac�s de la baie d'Hudson. La colonie de lord Selkirk fut d�truite au mois de juin 1815, pr�cis�ment � l'�poque de la bataille de Waterloo. Sur ces deux th��tres, si diff�rents par l'�clat et par l'obscurit�, les malheurs de l'esp�ce humaine �taient les m�mes.

Ne cherchez plus en Am�rique les constitutions politiques artistement construites dont Charlevoix a fait l'histoire : la monarchie des Hurons, la r�publique des Iroquois. Quelque chose de cette destruction s'est accompli et s'accomplit encore en Europe, m�me sous nos yeux ; un po�te prussien, au banquet de l'ordre Teutonique, chanta, en vieux prussien, vers l'an 1400, les faits h�ro�ques des anciens guerriers de son pays : personne ne le comprit, et on lui donna, pour r�compense cent noix vides. Aujourd'hui, le bas-breton, le basque, le ga�lique meurent de cabane en cabane, � mesure que meurent les chevriers et les laboureurs.

Dans la province anglaise de Cornouailles, la langue des indig�nes s'�teignit vers l'an 1676. Un p�cheur disait � des voyageurs : " Je ne connais gu�re que quatre ou cinq personnes qui parlent breton, et ce sont de vieilles gens comme moi, de soixante � quatre-vingts ans ; tout ce qui est jeune n'en sait plus un mot. "

Des peuplades de l'Or�noque n'existent plus ; il n'est rest� de leur dialecte qu'une douzaine de mots prononc�s dans la cime des arbres par des perroquets redevenus libres, comme la grive d'Agrippine gazouillait des mots grecs sur les balustrades des palais de Rome. Tel sera t�t ou tard le sort de nos jargons modernes, d�bris du grec et du latin. Quelque corbeau envol� de la cage du dernier cur� franco-gaulois, dira, du haut d'un clocher en ruine, � des peuples �trangers, nos successeurs : " Agr�ez les accents d'une voix qui vous fut connue : vous mettrez fin � tous ces discours. "

Soyez donc Bossuet, pour qu'en dernier r�sultat votre chef-d'oeuvre survive dans la m�moire d'un oiseau, � votre langage et � votre souvenir chez les hommes !

 

1 L 7 Chapitre 11

Londres, d'avril � septembre 1822.

Anciennes possessions fran�aises en Am�rique. - Regrets. - Manie du pass�. - Billet de Francis Conyngham.

En parlant du Canada et de la Louisiane, en regardant sur les vieilles cartes l'�tendue des anciennes colonies fran�aises en Am�rique, je me demandais comment le gouvernement de mon pays avait pu laisser p�rir ces colonies, qui seraient aujourd'hui pour nous une source in�puisable de prosp�rit�.

De l'Acadie et du Canada � la Louisiane, de l'embouchure du Saint-Laurent � celle du Mississippi, le territoire de la Nouvelle-France entoura ce qui formait la conf�d�ration des treize premiers �tats unis : les onze autres, avec le district de la Colombie, le territoire de Michigan, du Nord-ouest, du Missouri, de l'Oregon et d'Arkansas, nous appartenaient, ou nous appartiendraient, comme ils appartiennent aux Etats-Unis par la cession des Anglais et des Espagnols, nos successeurs dans le Canada et dans la Louisiane. Le pays compris entre l'Atlantique au nord-est, la mer Polaire au nord, l'oc�an Pacifique et les possessions russes au nord-ouest, le golfe Mexicain au midi, c'est-�-dire plus des deux tiers de l'Am�rique septentrionale, reconna�traient les lois de la France.

J'ai peur que la Restauration ne se perde par les id�es contraires � celles que j'exprime ici ; la manie de s'en tenir au pass�, manie que je ne cesse de combattre, n'aurait rien de funeste si elle ne renversait que moi en me retirant la faveur du prince ; mais elle pourrait bien renverser le tr�ne. L'immobilit� politique est impossible ; force est d'avancer avec l'intelligence humaine. Respectons la majest� du temps ; contemplons avec v�n�ration les si�cles �coul�s, rendus sacr�s par la m�moire et les vestiges de nos p�res ; toutefois n'essayons pas de r�trograder vers eux, car ils n'ont plus rien de notre nature r�elle, et si nous pr�tendions les saisir, ils s'�vanouiraient. Le chapitre de Notre-Dame d'Aix-la-Chapelle fit ouvrir, dit-on, vers l'an 1450, le tombeau de Charlemagne. On trouva l'empereur assis dans une chaise dor�e, tenant dans ses mains de squelette le livre des Evangiles �crit en lettres d'or ; devant lui �taient pos�s son sceptre et son bouclier d'or ; il avait au c�t� sa Joyeuse engain�e dans un fourreau d'or. Il �tait rev�tu des habits imp�riaux. Sur sa t�te, qu'une cha�ne d'or for�ait � rester droite, �tait un suaire qui couvrait ce qui fut son visage et que surmontait une couronne. On toucha le fant�me ; il tomba en poussi�re.

Nous poss�dions outre-mer de vastes contr�es : elles offraient un asile � l'exc�dant de notre population, un march� � notre commerce, un aliment � notre marine. Nous sommes exclus du nouvel univers, o� le genre humain recommence : les langues anglaise, portugaise, espagnole servent en Afrique, en Asie, dans l'Oc�anie, dans les lies de la mer du Sud, sur le continent des deux Am�riques, � l'interpr�tation de la pens�e de plusieurs millions d'hommes ; et nous, d�sh�rit�s des conqu�tes de notre courage et de notre g�nie, � peine entendons-nous parler dans quelque bourgade de la Louisiane et du Canada, sous une domination �trang�re, la langue de Colbert et de Louis XIV : elle n'y reste que comme un t�moin des revers de notre fortune et des fautes de notre politique.

Et quel est le roi dont la domination remplace maintenant la domination du Roi de France, sur les for�ts canadiennes ? Celui qui jadis me faisait �crire ce billet :

" Royal-Lodge Windsor, 4 juin 1822.

" Monsieur le vicomte,

" J'ai les ordres du Roi d'inviter Votre Excellence � venir d�ner et coucher ici jeudi 6 courant.

" Le tr�s humble et tr�s ob�issant serviteur,

" Francis Conyngham.. "

Il �tait dans ma destin�e d'�tre tourment� par les princes. Je m'interrompais ; je repassais l'Atlantique ; je remettais mon bras cass� � Niagara ; je me d�pouillais de ma peau d'ours ; je reprenais mon habit dor� ; je me rendais du wigwam d'un Iroquois � la royale Loge de Sa Majest� britannique, monarque des trois royaumes unis et dominateur des Indes ; je laissais mes h�tes aux oreilles d�coup�es et la petite sauvage � la perle ; souhaitant � lady Conyngham la gentillesse de Mila, avec cet �ge qui n'appartient encore qu'au plus jeune printemps, qu'� ces jours qui pr�c�dent le mois de mai, et que nos po�tes gaulois appelaient l'Avrill�e.

 

1 L 8 Livre huiti�me

Revu le 26 juillet 1846.

1. Manuscrit original en Am�rique. - Lacs du Canada. - Flotte de canots indiens. - Ruines de la nature. - Vall�e du Tombeau. - Destin�e des fleuves. - 2. Cours de l'Ohio. - 3. Fontaine de Jouvence. - Muscogulges et Siminoles. - Notre camp. - 4. Deux Floridiennes. - Ruines sur l'Ohio. - 5. Quelles �taient les demoiselles muscogulges. - Arrestation du Roi � Varennes. - J'interromps mon voyage pour repasser en Europe. - 6. Dangers pour les Etats-Unis. - 7. Retour en Europe. - Naufrage.

 

1 L 8 Chapitre 1

Londres, d'avril � septembre 1822.

Revu en d�cembre 1846.

Manuscrit original en Am�rique. - Lacs du Canada. - Flotte de canots indiens. - Ruines de la nature. - Vall�e du Tombeau. - Destin�e des fleuves.

La tribu de la petite fille � la perle partit ; mon guide, le Hollandais, refusa de m'accompagner au-del� de la cataracte ; je le payai et je m'associai avec des trafiquants qui partaient pour descendre l'Ohio ; je jetai, avant de partir, un coup d'oeil sur les lacs du Canada. Rien n'est triste comme l'aspect de ces lacs. Les plaines de l'oc�an et de la M�diterran�e ouvrent des chemins aux nations, et leurs bords sont ou furent habit�s par des peuples civilis�s, nombreux et puissants ; les lacs du Canada ne pr�sentent que la nudit� de leurs eaux laquelle va rejoindre une terre d�v�tue : solitudes qui s�parent d'autres solitudes. Des rivages sans habitants regardent des mers sans vaisseaux ; vous descendez des flots d�serts sur des gr�ves d�sertes.

Le lac Eri� a plus de cent lieues de circonf�rence. Les nations riveraines furent extermin�es par les Iroquois, il y a deux si�cles. C'est une chose effrayante que de voir les Indiens s'aventurer dans des nacelles d'�corce sur ce lac renomm� par ses temp�tes, o� fourmillaient autrefois des myriades de serpents. Ces Indiens suspendent leurs manitous � la poupe des canots, et s'�lancent au milieu des tourbillons entre les vagues soulev�es. Les vagues, de niveau avec l'orifice des canots, semblent les aller engloutir. Les chiens des chasseurs, les pattes appuy�es sur le bord, poussent des abois tandis que leurs ma�tres, gardant un silence profond, frappent les flots en cadence avec leurs pagaies. Les canots s'avancent � la file : � la proue du premier se tient debout un chef qui r�p�te la diphtongue oah ; o sur une note sourde et longue, a sur un ton aigu et bref. Dans le dernier canot est un autre chef, debout encore, manoeuvrant une rame en forme de gouvernail. Les autres guerriers sont assis sur leurs talons au fond des cales. A travers le brouillard et les vents, on n'aper�oit que les plumes dont la t�te des Indiens est orn�e, le cou tendu des dogues hurlants, et les �paules des deux sachems , pilote et augure : on dirait les dieux de ces lacs.

Les fleuves du Canada sont sans histoire dans l'ancien monde ; autre est la destin�e du Gange, de l'Euphrate, du Nil, du Danube et du Rhin. Quels changements n'ont-ils point vus sur leurs bords ! que de sueur et de sang les conqu�rants ont r�pandus pour traverser dans leur cours ces ondes qu'un chevrier franchit d'un pas � leur source.

 

1 L 8 Chapitre 2

Londres, d'avril � septembre 1822.

Cours de l'Ohio.

Partis des lacs du Canada, nous v�nmes � Pittsburgh, au confluent du Kentucky et de l'Ohio ; l�, le paysage d�ploie une pompe extraordinaire. Ce pays si magnifique s'appelle pourtant Kentucky, du nom de sa rivi�re qui signifie rivi�re de sang . Il doit ce nom � sa beaut� : pendant plus de deux si�cles, les nations du parti des Ch�rokis et du parti des nations iroquoises, s'en disput�rent les chasses.

Les g�n�rations europ�ennes seront-elles plus vertueuses et plus libres sur ces bords que les g�n�rations am�ricaines extermin�es ? Des esclaves ne laboureront-ils point la terre sous le fouet de leurs ma�tres, dans ces d�serts de la primitive ind�pendance de l'homme ? Des prisons et des gibets ne remplaceront-ils point la cabane ouverte et le haut tulipier o� l'oiseau pend sa couv�e ? La richesse du sol ne fera-t-elle point na�tre de nouvelles guerres ? Le Kentucky cessera-t-il d'�tre la terre de sang, et les monuments des arts embelliront-ils mieux les bords de l'Ohio, que les monuments de la nature ?

Le Wabach, la grande Cypri�re, la Rivi�re aux Ailes ou Cumberland, le Ch�roki ou Tennessee, les Bancs Jaunes pass�s, on arrive � une langue de terre souvent noy�e dans les grandes eaux ; l� s'op�re le confluent de l'Ohio et du Mississipi par les 36 o 51' de latitude. Les deux fleuves s'opposant une r�sistance �gale ralentissent leur cours ; ils dorment l'un aupr�s de l'autre sans se confondre pendant quelques milles dans le m�me chenal comme deux grands peuples divis�s d'origine, puis r�unis pour ne plus former qu'une seule race ; comme deux illustres rivaux, partageant la m�me couche apr�s une bataille ; comme deux �poux, mais de sang ennemi, qui d'abord ont peu de penchant � m�ler dans le lit nuptial leurs destin�es.

Et moi aussi, tel que les puissantes urnes des fleuves j'ai r�pandu le petit cours de ma vie, tant�t d'un c�t� de la montagne, tant�t de l'autre ; capricieux dans mes erreurs, jamais malfaisant ; pr�f�rant les vallons pauvres aux riches plaines, m'arr�tant aux fleurs plut�t qu'aux palais. Du reste, j'�tais si charm� de mes courses, que je ne pensais presque plus au p�le. Une compagnie de trafiquants, venant de chez les Creeks, dans les Florides, me permit de la suivre.

Nous nous achemin�mes vers les pays connus alors sous le nom g�n�ral des Florides, et o� s'�tendent aujourd'hui les Etats de l'Alabama, de la G�orgie, de la Caroline du Sud, du Tennessee. Nous suivions � peu pr�s des sentiers que lie maintenant la grande route des Natchez � Nashville par Jackson et Florence, et qui rentre en Virginie par Knoxville et Salem : pays dans ce temps peu fr�quent� et dont cependant Bartram avait explor� les lacs et les sites. Les planteurs de la G�orgie et des Florides maritimes venaient jusque chez les diverses tribus des Creeks acheter des chevaux et des bestiaux demi-sauvages, multipli�s � l'infini dans les savanes que percent ces puits au bord desquels j'ai fait reposer Atala et Chactas. Ils �tendaient m�me leur course jusqu'� l'Ohio.

Nous �tions pouss�s par un vent frais. L'Ohio grossi de cent rivi�res, tant�t allait se perdre dans les lacs qui s'ouvraient devant nous, tant�t dans les bois. Des �les s'�levaient au milieu des lacs. Nous f�mes voile vers une des plus grandes : nous l'abord�mes � huit heures du matin.

Je traversai une prairie sem�e de jacob�es � fleurs jaunes, d'alc�es � panaches roses et d'ob�larias dont l'aigrette est pourpre.

Une ruine indienne frappa mes regards. Le contraste de cette ruine et de la jeunesse de la nature, ce monument des hommes dans un d�sert, causait un grand saisissement. Quel peuple habita cette �le ? Son nom, sa race, le temps de son passage ? Vivait-il, alors que le monde au sein duquel il �tait cach� existait ignor� des trois autres parties de la terre ? Le silence de ce peuple est peut-�tre contemporain du bruit de quelques grandes nations tomb�es � leur tour dans le silence [Les ruines de Mitla et de Palenque au Mexique, prouvent aujourd'hui que le Nouveau-Monde dispute d'antiquit� avec l'ancien. (N.d.A., 1834.)] .

Des anfractuosit�s sablonneuses, des ruines ou des tumulus, sortaient des pavots � fleurs roses pendant au bout d'un p�doncule inclin� d'un vert p�le. La tige et la fleur ont un ar�me qui reste attach� aux doigts lorsqu'on touche la plante. Le parfum qui survit � cette fleur, est une image du souvenir d'une vie pass�e dans la solitude.

J'observai la nymph�a : elle se pr�parait � cacher son lis blanc dans l'onde, � la fin du jour ; l'arbre triste pour d�clore le sien n'attendait que la nuit : l'�pouse se couche � l'heure o� la courtisane se l�ve.

L'oenoth�re pyramidale, haute de sept � huit pieds, � feuilles oblongues dentel�es d'un vert noir, a d'autres moeurs et une autre destin�e : sa fleur jaune commence � s'entrouvrir le soir, dans l'espace de temps que V�nus met � descendre sous l'horizon ; elle continue de s'�panouir aux rayons des �toiles ; l'aurore la trouve dans tout son �bat ; vers la moiti� du matin elle se fane ; elle tombe � midi. Elle ne vit que quelques heures ; mais elle d�p�che ces heures sous un ciel serein, entre les souffles de V�nus et de l'aurore ; qu'importe alors la bri�vet� de la vie ?

Un ruisseau s'enguirlandait de dion�es ; une multitude d'�ph�m�res bourdonnaient � l'entour. Il y avait aussi des oiseaux-mouches et des papillons qui, dans leurs plus brillants affiquets, joutaient d'�clat avec la diaprure du parterre. Au milieu de ces promenades et de ces �tudes j'�tais souvent frapp� de leur futilit�. Quoi ! la R�volution qui pesait d�j� sur moi et me chassait dans les bois, ne m'inspirait rien de plus grave ? Quoi ! c'�tait pendant les heures du bouleversement de mon pays, que je m'occupais de descriptions et de plantes, de papillons et de fleurs ? L'individualit� humaine sert � mesurer la petitesse des plus grands �v�nements. Combien d'hommes sont indiff�rents � ces �v�nements ? De combien d'autres seront-ils ignor�s ? La population g�n�rale du globe est �valu�e de onze � douze cents millions. il meurt un homme par seconde : ainsi, � chaque minute de notre existence, de nos sourires, de nos joies, soixante hommes expirent, soixante familles g�missent et pleurent. La vie est une peste permanente. Cette cha�ne de deuil et de fun�railles qui nous entortille, ne se brise point, elle s'allonge ; nous en formerons nous-m�mes un anneau. Et puis, magnifions l'importance de ces catastrophes, dont les trois quarts et demi du monde n'entendront jamais parler ! Haletons apr�s une renomm�e qui ne volera pas � quelques lieues de notre tombe ! Plongeons-nous dans l'oc�an d'une f�licit� dont chaque minute s'�coule entre soixante cercueils incessamment renouvel�s !

Nam nox nulla diem, neque noctem aurora sequuta est.

Quae non audierit mixtos vagitibus aegris

Ploratus, mortis comites et funeris atri.

" Aucun jour n'a suivi la nuit, aucune nuit n'a �t� suivie de l'aurore, qui n'ait entendu des pleurs m�l�s � des vagissements douloureux, compagnons de la mort et du noir tr�pas. "

 

1 L 8 Chapitre 3

Londres, d'avril � septembre 1822.

Fontaine de Jouvence. - Muscogulgues et Siminoles. - Notre camp.

Les sauvages de la Floride racontent qu'au milieu d'un lac est une �le o� vivent les plus belles femmes du monde. Les Muscogulges en ont tent� maintes fois la conqu�te ; mais cet Eden fuit devant les canots, naturelle image de ces chim�res qui se retirent devant nos d�sirs.

Cette contr�e renfermait aussi une fontaine de Jouvence : qui voudrait revivre ?

Peu s'en fallut que ces fables ne prissent � mes yeux une esp�ce de r�alit�. Au moment o� nous nous y attendions le moins, nous v�mes sortir d'une baie une flottille de canots, les uns � la rame, les autres � la voile. Ils abord�rent notre �le. Ils portaient deux familles de Creeks, l'une siminole, l'autre muscogulge, parmi lesquelles se trouvaient des Ch�rokis et des Bois-br�l�s . Je fus frapp� de l'�l�gance de ces sauvages qui ne ressemblaient en rien � ceux du Canada.

Les Siminoles et les Muscogulges sont assez grands, et, par un contraste extraordinaire, leurs m�res, leurs �pouses et leurs filles sont la plus petite race de femmes connue en Am�rique.

Les Indiennes qui d�barqu�rent aupr�s de nous, issues d'un sang m�l� de ch�roki et de castillan, avaient la taille �lev�e. Deux d'entre elles ressemblaient � des cr�oles de Saint-Domingue et de l'Ile-de-France, mais jaunes et d�licates comme des femmes du Gange. Ces deux Floridiennes, cousines du c�t� paternel, m'ont servi de mod�les, l'une pour Atala , l'autre pour C�luta : elles surpassaient seulement les portraits que j'en ai faits par cette v�rit� de nature variable et fugitive, par cette physionomie de race et de climat que je n'ai pu rendre. Il y avait quelque chose d'ind�finissable dans ce visage ovale, dans ce teint ombr� que l'on croyait voir � travers une fum�e orang�e et l�g�re, dans ces cheveux si noirs et si doux, dans ces yeux si longs, � demi cach�s sous le voile de deux paupi�res satin�es qui s'entrouvraient avec lenteur ; enfin, dans la double s�duction de l'Indienne et de l'Espagnole.

La r�union � nos h�tes changea quelque peu nos allures ; nos agents de traite commenc�rent � s'enqu�rir des chevaux : il fut r�solu que nous irions nous �tablir dans les environs des haras.

La plaine de notre camp �tait couverte de taureaux, de vaches, de chevaux, de bisons, de buffles, de grues, de dindes, de p�licans : ces oiseaux marbraient de blanc de noir et de rose le fond vert de la savane.

Beaucoup de passions agitaient nos trafiquants et nos chasseurs : non des passions de rang, d'�ducation, de pr�jug�s, mais des passions de la nature, pleines, enti�res, allant directement � leur but, ayant pour t�moins un arbre tomb� au fond d'une for�t inconnue, un vallon inretrouvable, un fleuve sans nom. Les rapports des Espagnols et des femmes creeks, faisaient le fond des aventures : les Bois-br�l�s jouaient le r�le principal dans ces romans. Une histoire �tait c�l�bre, celle d'un marchand d'eau-de-vie s�duit et ruin� par une fille peinte (une courtisane). Cette histoire, mise en vers siminoles sous le nom de Tabamica, se chantait au passage des bois [Je l'ai donn�e dans mes Voyages. (N.d.A., 1832.)] .

Enlev�es � leur tour par les colons, les Indiennes mouraient bient�t d�laiss�es � Pensacola : leurs malheurs allaient grossir les Romanceros et se placer aupr�s des complaintes de Chim�ne.

 

1 L 8 Chapitre 4

Deux Floridiennes. - Ruines sur l'Ohio.

C'est une m�re charmante que la terre : nous sortons de son sein ; dans l'enfance, elle nous tient � ses mamelles gonfl�es de lait et de miel ; dans la jeunesse et l'�ge m�r, elle nous prodigue ses eaux fra�ches, ses moissons et ses fruits ; elle nous offre en tous lieux l'ombre, le bain, la table et le lit, � notre mort, elle nous rouvre ses entrailles jette sur notre d�pouille une couverture d'herbe et de fleurs, tandis qu'elle transforme secr�tement dans sa propre substance, pour nous reproduire sous quelque forme gracieuse. Voil� ce que je me disais en m'�veillant lorsque mon premier regard rencontrait le ciel, d�me de ma couche.

Les chasseurs �tant partis pour les op�rations de la journ�e, je restais avec les femmes et les enfants. Je ne quittais plus mes deux sylvaines : l'une �tait fi�re, et l'autre triste. Je n'entendais pas un mot de ce qu'elles me disaient, elles ne me comprenaient pas ; mais j'allais chercher l'eau pour leur coupe, les sarments pour leur feu, les mousses pour leur lit. Elles portaient la jupe courte et les grosses manches taillad�es � l'espagnole, le corset et le manteau indiens. Leurs jambes nues �taient losang�es de dentelles de bouleau. Elles nattaient leurs cheveux avec des bouquets ou des filaments de joncs ; elles se maillaient de cha�nes et de colliers de verre. A leurs oreilles pendaient des graines empourpr�es ; elles avaient une jolie perruche qui parlait : oiseau d'Amide ; elles l'agrafaient � leur �paule en guise d'�meraude, ou la portaient chaperonn�e sur la main comme les grandes dames du dixi�me si�cle portaient l'�pervier. Pour s'affermir le sein et les bras, elles se frottaient avec l'apoya ou souchet d'Am�rique. Au Bengale, les bayad�res m�chent le b�tel, et dans le Levant, les alm�es sucent le mastic de Chio ; les Floridiennes broyaient, sous leurs dents d'un blanc azur�, des larmes de liquidambar et des racines de libanis , qui m�laient la fragrance de l'ang�lique, du c�drat et de la vanille. Elles vivaient dans une atmosph�re de parfums �man�s d'elles, comme des orangers et des fleurs dans les pures effluences de leur feuille et de leur calice. Je m'amusais � mettre sur leur t�te quelque parure : elles se soumettaient, doucement effray�es ; magiciennes, elles croyaient que je leur faisais un charme. L'une d'elles, la fi�re priait souvent ; elle me paraissait demi-chr�tienne. L'autre chantait avec une voix de velours ; poussant � la fin de chaque phrase musicale un cri qui troublait. Quelquefois, elles se parlaient vivement : je croyais d�m�ler des accents de jalousie, mais la triste pleurait, et le silence revenait.

Faible que j'�tais, je cherchais des exemples de faiblesse afin de m'encourager. Camo�ns n'avait-il pas aim� dans les Indes une esclave noire de Barbarie, et moi, ne pouvais-je pas en Am�rique offrir des hommages � deux jeunes sultanes jonquilles ? Camo�ns n'avait-il pas adress� des Endechas, ou des stances, � Barbara escrava ? ? Ne lui avait-il pas dit :

Aquella captiva

Que me tem captivo

Porque nella vivo,

J� na� quer que viva.

Eu nunqua vi rosa

Em suaves m�lhos,

Que para meus olhos

Fosse mais formosa.

..........

Pretida� de amor,

Ta� doce a figura,

Que a neve lhe jura

Que troc�ra a c�r.

L�da mansida�,

Que o siso acompanha :

Bem parece estranha,

Mas Barbara na�.

" Cette captive qui me tient captif, parce que je vis en elle, n'�pargne pas ma vie. Jamais rose, dans de suaves bouquets, ne fut � mes yeux plus charmante...

" S�duisante d'amour, sa figure est si douce que la neige a envie de changer de couleur avec elle ; sa ga�t� est accompagn�e de r�serve : c'est une �trang�re ; une barbare, non. "

On fit une partie de p�che. Le soleil approchait de son couchant. Sur le premier plan paraissaient des sassafras, des tulipiers, des catalpas et des ch�nes dont les rameaux �talaient des �cheveaux de mousse blanche. Derri�re ce premier plan s'�levait le plus charmant des arbres, le papayer qu'on e�t pris pour un style [Nom que les grecs donnaient � une colonne, et par m�taphore, � un poin�on ou forte aiguille avec laquelle ils tra�aient les lettres sur des tablettes de cire.] d'argent cisel�, surmont� d'une urne corinthienne. Au troisi�me plan dominaient les baumiers, les magnolias et les liquidambars.

Le soleil tomba derri�re ce rideau : un rayon glissant � travers le d�me d'une futaie, scintillait comme une escarboucle ench�ss�e dans le feuillage sombre ; la lumi�re divergeant entre les troncs et les branches, projetait sur les gazons des colonnes croissantes et des arabesques mobiles. En bas, c'�taient des lilas, des azal�as, des lianes annel�es, aux gerbes gigantesques ; en haut, des nuages, les uns fixes, promontoires ou vieilles tours, les autres flottants, fum�es de rose ou card�es de soie. Par des transformations successives, on voyait dans ces nues s'ouvrir des gueules de four, s'amonceler des tas de braise, couler des rivi�res de lave : tout �tait �clatant, radieux, dor�, opulent, satur� de lumi�re.

Apr�s l'insurrection de la Mor�e en 1770 des familles grecques se r�fugi�rent � la Floride : elles se purent croire encore dans ce climat de l'Ionie, qui semble s'�tre amolli avec les passions des hommes : � Smyrne, le soir, la nature dort comme une courtisane fatigu�e d'amour.

A notre droite �taient des ruines appartenant aux grandes fortifications trouv�es sur l'Ohio, � notre gauche un ancien camp de sauvages ; l'�le o� nous �tions, arr�t�e dans l'onde et reproduite par un mirage, balan�ait devant nous sa double perspective. A l'orient, la lune reposait sur des collines lointaines ; � l'occident, la vo�te du ciel �tait fondue en une mer de diamants et de saphirs, dans laquelle le soleil, � demi plong�, paraissait se dissoudre. Les animaux de la cr�ation veillaient ; la terre, en adoration, semblait encenser le ciel, et l'ambre exhal� de son sein retombait sur elle en ros�e, comme la pri�re redescend sur celui qui prie.

Quitt� de mes compagnes, je me reposai au bord d'un massif d'arbres : son obscurit�, glac�e de lumi�re, formait la p�nombre o� j'�tais assis. Des mouches luisantes brillaient parmi les arbrisseaux encr�p�s, et s'�clipsaient lorsqu'elles passaient dans les irradiations de la lune. On entendait le bruit du flux et reflux du lac, les sauts du poisson d'or, et le cri rare de la cane plongeuse. Mes yeux �taient fix�s sur les eaux ; je d�clinais peu � peu vers cette somnolence connue des hommes qui courent les chemins du monde : nul souvenir distinct ne me restait ; je me sentais vivre et v�g�ter avec la nature dans une esp�ce de panth�isme. Je m'adossai contre le tronc d'un magnolia et je m'endormis ; mon repos flottait sur un fond vague d'esp�rance.

Quand je sortis de ce L�th�, je me trouvai entre deux femmes ; les odalisques �taient revenues ; elles n'avaient pas voulu me r�veiller ; elles s'�taient assises en silence � mes c�t�s ; soit qu'elles feignissent le sommeil, soit qu'elles fussent r�ellement assoupies, leurs t�tes �taient tomb�es sur mes �paules.

Une brise traversa le bocage et nous inonda d'une pluie de roses de magnolia. Alors la plus jeune des Siminoles se mit � chanter : quiconque n'est pas s�r de sa vie se garde de l'exposer ainsi jamais ! on ne peut savoir ce que c'est que la passion infiltr�e avec la m�lodie dans le sein d'un homme. A cette voix une voix rude et jalouse r�pondit : un Bois-br�l� appelait les deux cousines ; elles tressaillirent, se lev�rent : l'aube commen�ait � poindre.

Aspasie de moins, j'ai retrouv� cette sc�ne aux rivages de la Gr�ce : mont� aux colonnes du Parth�non avec l'aurore, j'ai vu le Cyth�ron, le mont Hymette, l'Acropolis de Corinthe, les tombeaux, les ruines, baign�s dans une ros�e de lumi�re dor�e, transparente, volage, que r�fl�chissaient les mers, que r�pandaient comme un parfum les z�phyrs de Salamine et de D�los.

Nous achev�mes au rivage notre navigation sans paroles. A midi, le camp fut lev� pour examiner des chevaux que les Creeks voulaient vendre et les trafiquants acheter. Femmes et enfants, tous �taient convoqu�s comme t�moins, selon la coutume, dans les march�s solennels. Les �talons de tous les �ges et de tous les poils, les poulains et les juments avec des taureaux, des vaches et des g�nisses, commenc�rent � fuir et � galoper autour de nous. Dans cette confusion, je fus s�par� des Creeks. Un groupe �pais de chevaux et d'hommes s'agglom�ra � l'or�e d'un bois. Tout � coup, j'aper�ois de loin mes deux Floridiennes ; des mains vigoureuses les asseyaient sur les croupes de deux barbes que montaient � cr� un Bois-br�l� et un Siminole. O Cid ! que n'avais-je ta rapide Babie�a pour les rejoindre ! Les cavales prennent leur course, l'immense escadron les suit. Les chevaux ruent sautent, bondissent, hennissent au milieu des cornes des buffles et des taureaux, leurs soles se choquent en l'air, leurs queues et leurs crini�res volent sanglantes. Un tourbillon d'insectes d�vorants enveloppe l'orbe de cette cavalerie sauvage. Mes Floridiennes disparaissent comme la fille de C�r�s, enlev�e par le dieu des enfers.

Voil� comme tout avorte dans mon histoire, comme il ne me reste que des images de ce qui a pass� si vite : je descendrai aux Champs-Elys�es avec plus d'ombres qu'homme n'en a jamais emmen� avec soi. La faute en est � mon organisation : je ne sais profiter d'aucune fortune ; je ne m'int�resse � quoi que ce soit de ce qui int�resse les autres. Hors en religion, je n'ai aucune croyance. Pasteur ou roi, qu'aurais-je fait de mon sceptre ou de ma houlette ? Je me serais �galement fatigu� de la gloire et du g�nie, du travail et du loisir, de la prosp�rit� et de l'infortune. Tout me lasse : je remorque avec peine mon ennui avec mes jours, et je vais partout b�illant ma vie.

 

1 L 8 Chapitre 5

Quelles �taient les demoiselles Muscogules. - Arrestation du roi � Varennes. - J'interromps mon voyage pour repasser en Europe.

Ronsard nous peint Marie Stuart pr�te � partir pour l'Ecosse, apr�s la mort de Fran�ois II.

De tel habit vous estiez accoustr�e,

Partant h�las ! de la belle contr�e

(Dont aviez eu le sceptre dans la main)

Lorsque pensive et baignant vostre sein

Du beau crystal de vos larmes roul�es,

Triste, marchiez par les longues all�es

Du grand jardin de ce royal chasteau

Qui prend son nom de la source d'une eau.

Ressemblais-je � Marie Stuart se promenant � Fontainebleau, quand je me promenai dans ma savane apr�s mon veuvage ? Ce qu'il y a de certain c'est que mon esprit, sinon ma personne, �tait envelopp� d' un crespe long, subtil et d�li� , comme dit encore Ronsard, ancien po�te de la nouvelle �cole.

Le diable ayant emport� les demoiselles muscogulges, j'appris du guide qu'un Bois-br�l� , amoureux d'une des deux femmes, avait �t� jaloux de moi et qu'il s'�tait r�solu, avec un Siminole, fr�re de l'autre cousine, de m'enlever Atala et C�luta . Les guides les appelaient sans fa�on des filles peintes, ce qui choquait ma vanit�. Je me sentais d'autant plus humili� que le Bois-br�l� , mon rival pr�f�r�, �tait un maringouin maigre, laid et noir, ayant tous les caract�res des insectes qui, selon la d�finition des entomologistes du grand Lama, sont des animaux dont la chair est � l'int�rieur et les os � l'ext�rieur. La solitude me parut vide apr�s ma m�saventure. Je re�us mal ma sylphide g�n�reusement accourue pour consoler un infid�le, comme Julie lorsqu'elle pardonnait � Saint-Preux ses Floridiennes de Paris. Je me h�tai de quitter le d�sert, o� j'ai ranim� depuis les compagnes endormies de ma nuit. Je ne sais si je leur ai rendu la vie qu'elles me donn�rent ; du moins, j'ai fait de l'une une vierge, et de l'autre une chaste �pouse, par expiation.

Nous repass�mes les montagnes Bleues, et nous rapproch�mes des d�frichements europ�ens vers Chillicothi. Je n'avais recueilli aucune lumi�re sur le but principal de mon entreprise ; mais j'�tais escort� d'un monde de po�sie :

Comme une jeune abeille aux roses engag�e,

Ma muse revenait de son butin charg�e.

J'avisai au bord d'un ruisseau une maison am�ricaine, ferme � l'un de ses pignons, moulin � l'autre. J'entrai, demandai le vivre et le couvert, et fus bien re�u.

Mon h�tesse me conduisit par une �chelle dans une chambre au-dessus de l'axe de la machine hydraulique. Ma petite crois�e, festonn�e de lierre et de cob�es � cloches d'iris, ouvrait sur le ruisseau qui coulait �troit et solitaire, entre deux �paisses bordures de saules, d'aulnes, de sassafras, de tamarins et de peupliers de la Caroline. La roue moussue tournait sous ces ombrages, en laissant retomber de longs rubans d'eau. Des perches et des truites sautaient dans l'�cume du remous ; des bergeronnettes volaient d'une rive � l'autre, et des esp�ces de martins-p�cheurs agitaient au-dessus du courant leurs ailes bleues.

N'aurais-je pas bien �t� l� avec la triste , suppos�e fid�le, r�vant assis � ses pieds, la t�te appuy�e sur ses genoux, �coutant le bruit de la cascade, les r�volutions de la roue, le roulement de la meule, le sassement du blutoir, les battements �gaux du traquet, respirant la fra�cheur de l'onde et l'odeur de l'effleurage des orges perl�es ?

La nuit vint. Je descendis � la chambre de la ferme. Elle n'�tait �clair�e que par des feurres de ma�s et des coques de fas�oles qui flambaient au foyer. Les fusils du ma�tre, horizontalement couch�s au porte-armes, brillaient au reflet de l'�tre. Je m'assis sur un escabeau dans le coin de la chemin�e, aupr�s d'un �cureuil qui sautait alternativement du dos d'un gros chien sur la tablette d'un rouet. Un petit chat prit possession de mon genou pour regarder ce jeu. La meuni�re coiffa le brasier d'une large marmite, dont la flamme embrassa le fond noir comme une couronne d'or radi�e. Tandis que les patates de mon souper �bouillaient sous ma garde, je m'amusai � lire � la lueur du feu, en baissant la t�te, un journal anglais tomb� � terre entre mes jambes : j'aper�us, �crits en grosses lettres, ces mots : Flight of the king (Fuite du Roi). C'�tait le r�cit de l'�vasion de Louis XVI et de l'arrestation de l'infortun� monarque � Varennes. Le journal racontait aussi les progr�s de l'�migration et la r�union des officiers de l'arm�e sous le drapeau des princes fran�ais.

Une conversion subite s'op�ra dans mon esprit : Renaud vit sa faiblesse au miroir de l'honneur dans les jardins d'Amide ; sans �tre le h�ros du Tasse, la m�me glace m'offrit mon image au milieu d'un verger am�ricain. Le fracas des armes, le tumulte du monde retentit � mon oreille sous le chaume d'un moulin cach� dans des bois inconnus. J'interrompis brusquement ma course, et je me dis : " Retourne en France. "

Ainsi, ce qui me parut un devoir renversa mes premiers desseins, amena la premi�re de ces p�rip�ties dont ma carri�re a �t� marqu�e. Les Bourbons n'avaient pas besoin qu'un cadet de Bretagne rev�nt d'outre-mer leur offrir son obscur d�vouement, pas plus qu'ils n'ont eu besoin de ses services quand il est sorti de son obscurit�. Si, continuant mon voyage, j'eusse allum� ma pipe avec le journal qui a chang� ma vie, personne ne se f�t aper�u de mon absence ; ma vie �tait alors aussi ignor�e et ne pesait pas plus que la fum�e de mon calumet. Un simple d�m�l� entre moi et ma conscience me jeta sur le th��tre du monde. J'eusse pu faire ce que j'aurais voulu, puisque j'�tais seul t�moin du d�bat ; mais de tous les t�moins, c'est celui aux yeux duquel je craindrais le plus de rougir.

Pourquoi les solitudes de l'Eri�, de l'Ontario, se pr�sentent-elles aujourd'hui � ma pens�e avec un charme que n'a point � ma m�moire le brillant spectacle du Bosphore ? C'est qu'� l'�poque de mon voyage aux Etats-Unis, j'�tais plein d'illusions ; les troubles de la France commen�aient en m�me temps que commen�ait mon existence ; rien n'�tait achev� en moi, ni dans mon pays. Ces jours me sont doux, parce qu'ils me rappellent l'innocence des sentiments inspir�s par la famille et les plaisirs de la jeunesse.

Quinze ans plus tard, apr�s mon voyage au Levant, la R�publique, grossie de d�bris et de larmes, s'�tait d�charg�e comme un torrent du d�luge dans le despotisme. Je ne me ber�ais plus de chim�res ; mes souvenirs, prenant d�sormais leur source dans la soci�t� et dans des passions, �taient sans candeur. D��u dans mes deux p�lerinages en occident et en orient, je n'avais point d�couvert le passage au p�le, je n'avais point enlev� la gloire des bords du Niagara o� je l'�tais all� chercher, et je l'avais laiss�e assise sur les ruines d'Ath�nes.

Parti pour �tre voyageur en Am�rique, revenu pour �tre soldat en Europe, je ne fournis jusqu'au bout ni l'une ni l'autre de ces carri�res : un mauvais g�nie m'arracha le b�ton et l'�p�e, et me mit la plume � la main. Il y a de cette heure quinze autres ann�es, qu'�tant � Sparte, et contemplant le ciel pendant la nuit, je me souvenais des pays qui avaient d�j� vu mon sommeil paisible ou troubl� : parmi les bois de l'Allemagne, dans les bruy�res de l'Angleterre, dans les champs de l'Italie, au milieu des mers, dans les for�ts canadiennes, j'avais d�j� salu� les m�mes �toiles que je voyais briller sur la patrie d'H�l�ne et de M�n�las. Mais que me servait de me plaindre aux astres, immobiles t�moins de mes destin�es vagabondes ? Un jour leur regard ne se fatiguera plus � me poursuivre : maintenant, indiff�rent � mon sort, je ne demanderai pas � ces astres de l'incliner par une plus douce influence, ni de me rendre ce que le voyageur laisse de sa vie dans les lieux o� il passe.

Si je revoyais aujourd'hui les Etats-Unis, je ne les reconna�trais plus : l� o� j'ai laiss� des for�ts, je trouverais des champs cultiv�s ; l� o� je me suis fray� un sentier � travers les halliers, je voyagerais sur de grandes routes ; aux Natchez , au lieu de la hutte de C�luta, s'�l�ve une ville d'environ cinq mille habitants ; Chactas pourrait �tre aujourd'hui d�put� au Congr�s. J'ai re�u derni�rement une brochure imprim�e chez les Ch�rokis , laquelle m'est adress�e dans l'int�r�t de ces sauvages, comme au d�fenseur de la libert� de la presse .

Il y a chez les Muscogulges, les Siminoles, les Chickasas, une cit� d'Ath�nes, une autre de Marathon, une autre de Carthage, une autre de Memphis, une autre de Sparte, une autre de Florence ; on trouve un comt� de la Colombie et un comt� de Marengo : la gloire de tous les pays a plac� un nom dans ces m�mes d�serts o� j'ai rencontr� le p�re Aubry et l'obscure Atala . Le Kentucky montre un Versailles ; un territoire appel� Bourbon a pour capitale un Paris.

Tous les exil�s, tous les opprim�s qui se sont retir�s en Am�rique y ont port� la m�moire de leur patrie.

... Falsi Simoentis ad undam

Libabat cineri Andromache.

Les Etats-Unis offrent dans leur sein, sous la protection de la libert�, une image et un souvenir de la plupart des lieux c�l�bres de l'antiquit� et de la moderne Europe : dans son jardin de la campagne de Rome, Adrien avait fait r�p�ter les monuments de son empire.

Trente-trois grandes routes sortent de Washington, comme autrefois les voies romaines partaient du Capitole ; elles aboutissent, en se ramifiant, � la circonf�rence des Etats-Unis, et tracent une circulation de 25,747 milles. Sur un grand nombre de ces routes, les postes sont mont�es. On prend la diligence pour l'Ohio ou pour Niagara, comme de mon temps on prenait un guide ou un interpr�te indien. Ces moyens de transport sont doubles : des lacs et des rivi�res existent partout, li�s ensemble par des canaux ; on peut voyager le long des chemins de terre sur des chaloupes � rames et � voiles, ou sur des coches d'eau, ou sur des bateaux � vapeur. Le combustible est in�puisable, puisque des for�ts immenses couvrent des mines de charbon � fleur de terre.

La population des Etats-Unis s'est accrue de dix ans en dix ans, depuis 1790 jusqu'en 1820 dans la proportion de trente-cinq individus sur cent. On pr�sume qu'en 1830 elle sera de douze millions huit cent soixante quinze mille �mes. En continuant � doubler tous les vingt-cinq ans, elle serait en 1855 de vingt-cinq millions sept cent cinquante mille �mes, et vingt-cinq ans plus tard, en 1880 elle d�passerait cinquante millions.

Cette s�ve humaine fait fleurir de toutes parts le d�sert. Les lacs du Canada, nagu�re sans voiles, ressemblent aujourd'hui � des docks o� des fr�gates, des corvettes, des cutters, des barques, se croisent avec les pirogues et les canots indiens, comme les gros navires et les gal�res se m�lent aux pinques, aux chaloupes et aux calques dans les eaux de Constantinople.

Le Mississipi, le Missouri, l'Ohio, ne coulent plus dans la solitude : des trois-m�ts les remontent ; plus de deux cents bateaux � vapeur en vivifient les rivages.

Cette immense navigation int�rieure, qui suffirait seule � la prosp�rit� des Etats-Unis, ne ralentit point leurs exp�ditions lointaines. Leurs vaisseaux courent toutes les mers, se livrent � toutes les esp�ces d'entreprises, prom�nent le pavillon �toil� du couchant, le long de ces rivages de l'aurore qui n'ont jamais connu que la servitude.

Pour achever ce tableau surprenant, il se faut repr�senter des villes comme Boston, New-York, Philadelphie, Baltimore, Charlestown, Savanah, la Nouvelle-Orl�ans �clair�es la nuit, remplies de chevaux et de voitures, orn�es de caf�s, de mus�es, de biblioth�ques, de salles de danse et de spectacle, offrant toutes les jouissances du luxe.

Toutefois, il ne faut pas chercher aux Etats-Unis ce qui distingue l'homme des autres �tres de la cr�ation, ce qui est son extrait d'immortalit� et l'ornement de ses jours : les lettres sont inconnues dans la nouvelle r�publique, quoiqu'elles soient appel�es par une foule d'�tablissements. L'Am�ricain a remplac� les op�rations intellectuelles par les op�rations positives ; ne lui imputez point � inf�riorit� sa m�diocrit� dans les arts, car ce n'est pas de ce c�t� qu'il a port� son attention. Jet� par diff�rentes causes sur un sol d�sert, l'agriculture et le commerce ont �t� l'objet de ses soins ; avant de penser, il faut vivre ; avant de planter des arbres, il faut les abattre, afin de labourer. Les colons primitifs, l'esprit rempli de controverses religieuses, portaient, il est vrai, la passion de la dispute jusqu'au sein des for�ts ; mais il fallait qu'ils marchassent d'abord � la conqu�te du d�sert la hache sur l'�paule, n'ayant pupitre, dans l'intervalle de leurs labeurs, que l'orme qu'ils �quarrissaient. Les Am�ricains n'ont point parcouru les degr�s de l'�ge des peuples ; ils ont laiss� en Europe leur enfance et leur jeunesse ; les paroles na�ves du berceau leur ont �t� inconnues ; ils n'ont joui des douceurs du foyer qu'� travers le regret d'une patrie qu'ils n'avaient jamais vue, dont ils pleuraient l'�ternelle absence et le charme qu'on leur avait racont�.

Il n'y a dans le nouveau continent ni litt�rature classique, ni litt�rature romantique, ni litt�rature indienne : classique, les Am�ricains n'ont point de mod�les ; romantique, les Am�ricains n'ont point de moyen �ge ; indienne, les Am�ricains m�prisent les sauvages et ont horreur des bois comme d'une prison qui leur �tait destin�e.

Ainsi, ce n'est donc pas la litt�rature � part, la litt�rature proprement dite, que l'on trouve en Am�rique : c'est la litt�rature appliqu�e, servant aux divers usages de la soci�t� ; c'est la litt�rature d'ouvriers, de n�gociants, de marins, de laboureurs. Les Am�ricains ne r�ussissent gu�re que dans la m�canique et dans les sciences, parce que les sciences ont un c�t� mat�riel : Franklin et Fulton se sont empar�s de la foudre et de la vapeur au profit des hommes. Il appartenait � l'Am�rique de doter le monde de la d�couverte par laquelle aucun continent ne pourra d�sormais �chapper aux recherches du navigateur.

La po�sie et l'imagination, partage d'un tr�s petit nombre de d�soeuvr�s, sont regard�es aux Etats-Unis comme des pu�rilit�s du premier et du dernier �ge de la vie : les Am�ricains n'ont point eu d'enfance, ils n'ont point encore de vieillesse.

De ceci il r�sulte que les hommes engag�s dans les �tudes s�rieuses ont d� n�cessairement appartenir aux affaires de leur pays afin d'en acqu�rir la connaissance, et qu'ils ont d� de m�me se trouver acteurs dans leur r�volution. Mais une chose triste est � remarquer ; la d�g�n�ration prompte du talent, depuis les premiers hommes des troubles am�ricains jusqu'aux hommes de ces derniers temps ; et cependant ces hommes se touchent. Les anciens pr�sidents de la r�publique ont un caract�re religieux, simple, �lev�, calme, dont on ne trouve aucune trace dans nos fracas sanglants de la R�publique et de l'empire. La solitude dont les Am�ricains �taient environn�s a r�agi sur leur nature ; ils ont accompli en silence leur libert�.

Le discours d'adieu du g�n�ral Washington au peuple des Etats-Unis pourrait avoir �t� prononc� par les personnages les plus graves de l'antiquit� :

" Les actes publics, dit le g�n�ral, prouvent jusqu'� quel point les principes que je viens de rappeler m'ont guid� lorsque je me suis acquitt� des devoirs de ma place. Ma conscience me dit du moins que je les ai suivis. Bien qu'en repassant les actes de mon administration, je n'aie connaissance d'aucune faute d'intention, j'ai un sentiment trop profond de mes d�fauts pour ne pas penser que probablement j'ai commis beaucoup de fautes. Quelles qu'elles soient, je supplie avec ferveur le Tout-Puissant d'�carter ou de dissiper les maux qu'elles pourraient entra�ner. J'emporterai aussi avec moi l'espoir que mon pays ne cessera jamais de les consid�rer avec indulgence, et qu'apr�s quarante-cinq ann�es de ma vie d�vou�es � son service avec z�le et droiture, les torts d'un m�rite insuffisant tomberont dans l'oubli, comme je tomberai bient�t moi-m�me dans la demeure du repos. "

Jefferson, dans son habitation de Monticello, �crit apr�s la mort de l'un de ses deux enfants :

" La perte que j'ai �prouv�e est r�ellement grande. D'autres peuvent perdre ce qu'ils ont en abondance mais moi, de mon strict n�cessaire, j'ai � d�plorer l� moiti�. Le d�clin de mes jours ne tient plus que par le faible fil d'une vie humaine. Peut-�tre suis-je destin� � voir rompre ce dernier lien de l'affection d'un p�re ! "

La philosophie, rarement touchante, l'est ici au souverain degr�. Et ce n'est pas l� la douleur oiseuse d'un homme qui ne s'�tait m�l� de rien : Jefferson mourut le 4 juillet 1826, dans la quatre-vingt-quatri�me ann�e de son �ge, et la cinquante-quatri�me de l'ind�pendance de son pays. Ses restes reposent, recouverts d'une pierre n'ayant pour �pitaphe que ces mots. " Thomas Jefferson, auteur de la D�claration d ' ind�pendance . "

P�ricl�s et D�mosth�ne avaient prononc� l'oraison fun�bre des jeunes Grecs tomb�s pour un peuple qui disparut bient�t apr�s eux : Brackenridge, en 1817, c�l�brait la mort des jeunes Am�ricains dont le sang a fait na�tre un peuple. On a une galerie nationale des portraits des Am�ricains distingu�s, en quatre volumes In-octavo, et ce qu'il y a de plus singulier, une biographie contenant la vie de plus de cent principaux chefs indiens. Logan, chef de la Virginie, pronon�a devant lord Dunmore ces paroles : " Au printemps dernier, sans provocation aucune, le colonel Crasp �gorgea tous les parents de Logan : il ne coule plus une seule goutte de mon sang dans les veines d'aucune cr�ature vivante. C'est l� ce qui m'a appel� � la vengeance. Je l'ai cherch�e ; j'ai tu� beaucoup de monde. Est-il quelqu'un qui viendra maintenant pleurer la mort de Logan ? Personne. "

Sans aimer la nature, les Am�ricains se sont appliqu�s � l'�tude de l'histoire naturelle. Townsend, parti de Philadelphie, a parcouru � pied les r�gions qui s�parent l'Atlantique de l'oc�an Pacifique, en consignant dans son journal ses nombreuses observations. Thomas Say, voyageur dans les Florides et aux montagnes Rocheuses, a donn� un ouvrage sur l'entomologie am�ricaine. Wilson, tisserand, devenu auteur, a des peintures assez finies.

Arriv�s � la litt�rature proprement dite, quoiqu'elle soit peu de chose, il y a pourtant quelques �crivains � citer parmi les romanciers et les po�tes. Le fils d'un quaker, Brown, est l'auteur de Wieland , lequel Wieland est la source et le mod�le des romans de la nouvelle �cole. Contrairement � ses compatriotes, " j'aime mieux, assurait Brown, � errer parmi les for�ts que de battre le bl� ". Wieland, le h�ros du roman, est un puritain � qui le ciel a command� de tuer sa femme. " Je t'ai amen�e ici, lui dit-il, pour accomplir les ordres de Dieu : c'est par moi que tu dois p�rir, et je saisis ses deux bras. Elle poussa plusieurs cris per�ants et voulut se d�gager : - Wieland, ne suis-je pas ta femme ? et tu veux me tuer ; me tuer, moi, oh ! non, oh ! gr�ce ! gr�ce ! - Tant que sa voix eut un passage, elle cria ainsi gr�ce et secours. " Wieland �trangle sa femme et �prouve d'ineffables d�lices aupr�s du cadavre expir�. L'horreur de nos inventions modernes est ici surpass�e. Brown s'�tait form� � la lecture de Caleb Williams, et il imitait dans Wieland une sc�ne d' Othello .

A cette heure, les romanciers am�ricains, Cooper, Washington-Irving, sont forc�s de se r�fugier en Europe pour y trouver des chroniques et un public. La langue des grands �crivains de l'Angleterre s'est cr�olis�e, provincialis�e, barbaris�e , sans avoir rien gagn� en �nergie au milieu de la nature vierge ; on a �t� oblig� de dresser des catalogues des expressions am�ricaines.

Quant aux po�tes am�ricains, leur langage a de l'agr�ment ; mais ils s'�l�vent peu au-dessus de l'ordre commun. Cependant, l' Ode � la brise du soir , le Lever du soleil sur la montagne , le Torrent , et quelques autres po�sies, m�ritent d'�tre parcourues. Halleck a chant� Botzaris expirant, et Georges Hill a err� parmi les ruines de la Gr�ce : " O, Ath�nes ! dit-il, c'est donc toi, reine solitaire, reine d�tr�n�e !... Parth�non, roi des temples tu as vu les monuments tes contemporains laisser au temps d�rober leurs pr�tres et leurs dieux. "

Il me pla�t, � moi voyageur aux rivages de l'Hell�nie et de l'Atlantide, d'entendre la voix ind�pendante d'une terre inconnue � l'antiquit� g�mir sur la libert� perdue du vieux monde.

 

1 L 8 Chapitre 6

Dangers pour les Etats-Unis.

Mais l'Am�rique conservera-t-elle la forme de son gouvernement ? Les Etats ne se diviseront-ils pas ? Un d�put� de la Virginie n'a-t-il pas d�j� soutenu la th�se de la libert� antique avec des esclaves r�sultat du paganisme, contre un d�put� du Massachusetts, d�fendant la cause de la libert� moderne sans esclaves, telle que le christianisme l'a faite ?

Les Etats du nord et du midi ne sont-ils pas oppos�s d'esprit et d'int�r�ts ? Les Etats de l'ouest, trop �loign�s de l'Atlantique, ne voudront-ils pas avoir un r�gime � part ? D'un c�t�, le lien f�d�ral est-il assez fort pour maintenir l'union et contraindre chaque Etat � s'y resserrer ? D'un autre c�t�, si l'on augmente le pouvoir de la pr�sidence, le despotisme n'arrivera-t-il pas avec les gardes et les privil�ges du dictateur ?

L'isolement des Etats-Unis leur a permis de na�tre et de grandir : il est douteux qu'ils eussent pu vivre et cro�tre en Europe. La Suisse f�d�rale subsiste au milieu de nous : pourquoi ? parce qu'elle est petite, pauvre, cantonn�e au giron des montagnes ; p�pini�re de soldats pour les rois, but de promenade pour les voyageurs.

S�par�e de l'ancien monde, la population des Etats-Unis habite encore la solitude ; ses d�serts ont �t� sa libert� : mais d�j� les conditions de son existence s'alt�rent.

L'existence des d�mocraties du Mexique, de la Colombie, du P�rou, du Chili, de Buenos-Ayres, toutes troubl�es qu'elles sont, est un danger. Lorsque les Etats-Unis n'avaient aupr�s d'eux que les colonies d'un royaume transatlantique, aucune guerre s�rieuse n'�tait probable ; maintenant des rivalit�s ne sont-elles pas � craindre ? que de part et d'autre on coure aux armes, que l'esprit militaire s'empare des enfants de Washington, un grand capitaine pourra surgir au tr�ne : la gloire aime les couronnes.

J'ai dit que les Etats du nord, du midi et de l'ouest �taient divis�s d'int�r�ts ; chacun le sait : ces Etats rompant l'union, les r�duira-t-on par les armes ? Alors, quel ferment d'inimiti�s r�pandu dans le corps social ! Les Etats dissidents maintiendront-ils leur ind�pendance ? Alors, quelles discordes n'�clateront-elles pas parmi ces Etats �mancip�s ! Ces r�publiques d'outre-mer, d�sengren�es, ne formeraient plus que des unit�s d�biles de nul poids dans la balance sociale, ou elles seraient successivement subjugu�es par l'une d'entre elles. (Je laisse de c�t� le grave sujet des alliances et des interventions �trang�res.) Le Kentucky, peupl� d'une race d'hommes plus rustique, plus hardie et plus militaire, semblerait destin� � devenir l'Etat conqu�rant. Dans cet Etat qui d�vorerait les autres, le pouvoir d'un seul ne tarderait pas � s'�lever sur la ruine du pouvoir de tous.

J'ai parl� du danger de la guerre, je dois rappeler les dangers d'une longue paix. Les Etats-Unis, depuis leur �mancipation, ont joui, � quelques mois pr�s, de la tranquillit� la plus profonde : tandis que cent batailles �branlaient l'Europe, ils cultivaient leurs champs en s�ret�. De l� un d�bordement de population et de richesses, avec tous les inconv�nients de la surabondance des richesses et des populations.

Si des hostilit�s survenaient chez un peuple imbelle [Latinisme : litt�ralement, impropre � la guerre, peuple pacifique.] , saurait-on r�sister ? Les fortunes et les moeurs consentiraient-elles � des sacrifices ? Comment renoncer aux usances c�lines, au confort, au bien-�tre indolent de la vie ? La Chine et l'Inde, endormies dans leur mousseline ont constamment subi la domination �trang�re. Ce qui convient � la complexion d'une soci�t� libre, c'est un �tat de paix mod�r� par la guerre, et un �tat de guerre attremp� de paix. Les Am�ricains ont d�j� port� trop longtemps de suite la couronne d'olivier : l'arbre qui la fournit n'est pas naturel � leur rive.

L'esprit mercantile commence � les envahir ; l'int�r�t devient chez eux le vice national. D�j�, le jeu des banques des divers Etats s'entrave, et des banqueroutes menacent la fortune commune. Tant que la libert� produit de l'or, une r�publique industrielle fait des prodiges ; mais quand l'or est acquis ou �puis�, elle perd son amour de l'ind�pendance non fond� sur un sentiment moral, mais provenu de la soif du gain et de la passion de l'industrie.

De plus, il est difficile de cr�er une patrie parmi des Etats qui n'ont aucune communaut� de religion et d'int�r�ts, qui, sortis de diverses sources en des temps divers vivent sur un sol diff�rent et sous un diff�rent soleil. Quel rapport y a-t-il entre un Fran�ais de la Louisiane, un Espagnol des Florides, un Allemand de New-York, un Anglais de la Nouvelle-Angleterre, de la Virginie, de la Caroline, de la G�orgie, tous r�put�s Am�ricains ? Celui-l� l�ger et duelliste ; celui-l� catholique, paresseux et superbe ; celui-l� luth�rien, laboureur et sans esclaves ; celui-l� anglican et planteur avec des n�gres ; celui-l� puritain et n�gociant ; combien faudra-t-il de si�cles pour rendre ces �l�ments homog�nes !

Une aristocratie chrysog�ne est pr�te � para�tre avec l'amour des distinctions et la passion des titres. On se figure qu'il r�gne un niveau g�n�ral aux Etats-Unis : c'est une compl�te erreur. Il y a des soci�t�s qui se d�daignent et ne se voient point entre elles ; il y a des salons o� la morgue des ma�tres surpasse celle d'un prince allemand � seize quartiers. Ces nobles-pl�b�iens aspirent � la caste, en d�pit du progr�s des lumi�res qui les a faits �gaux et libres. Quelques-uns d'entre eux ne parlent que de leurs a�eux, fiers barons, apparemment b�tards et compagnons de Guillaume-le-B�tard. Ils �talent les blasons de chevalerie de l'ancien monde, orn�s des serpents, des l�zards et des perruches du monde nouveau. Un cadet de Gascogne abordant avec la cape et le parapluie au rivage r�publicain, s'il a soin de se surnommer marquis , est consid�r� sur les bateaux � vapeur.

L'�norme in�galit� des fortunes menace encore plus s�rieusement de tuer l'esprit d'�galit�. Tel Am�ricain poss�de un ou deux millions de revenu ; aussi, les Yankees de la grande soci�t� ne peuvent-ils d�j� plus vivre comme Franklin : le vrai gentleman , d�go�t� de son pays neuf, vient en Europe chercher du vieux ; on le rencontre dans les auberges, faisant comme les Anglais, avec l'extravagance ou le spleen, des tours en Italie. Ces r�deurs de la Caroline ou de la Virginie ach�tent des ruines d'abbayes en France, et plantent, � Melun, des jardins anglais avec des arbres am�ricains. Naples envoie � New-York ses chanteurs et ses parfumeurs, Paris ses modes et ses baladins, Londres ses grooms et ses boxeurs : joies exotiques qui ne rendent pas l'Union plus gaie. On s'y divertit en se jetant dans la cataracte de Niagara, aux applaudissements de cinquante mille planteurs, demi-sauvages que la mort a bien de la peine � faire rire.

Et ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est qu'en m�me temps que d�borde l'in�galit� des fortunes et qu'une aristocratie commence, la grande impulsion �galitaire au dehors oblige les possesseurs industriels ou fonciers � cacher leur luxe, � dissimuler leurs richesses, de crainte d'�tre assomm�s par leurs voisins. On ne reconna�t point la puissance ex�cutive ; on chasse � volont� les autorit�s locales que l'on a choisies, et on leur substitue des autorit�s nouvelles. Cela ne trouble point l'ordre ; la d�mocratie pratique est observ�e, et l'on se rit des lois pos�es par la m�me d�mocratie en th�orie. L'esprit de famille existe peu ; aussit�t que l'enfant est en �tat de travailler, il faut, comme l'oiseau emplum�, qu'il vole de ses propres ailes. De ces g�n�rations �mancip�es dans un h�tif orphelinage et des �migrations qui arrivent de l'Europe, il se forme des compagnies nomades qui d�frichent les terres, creusent des canaux et portent leur industrie partout sans s'attacher au sol ; elles commencent des maisons dans le d�sert o� le propri�taire passager restera � peine quelques jours.

Un �go�sme froid et dur r�gne dans les villes ; piastres et dollars, billets de banque et argent, hausse et baisse des fonds, c'est tout l'entretien ; on se croirait � la Bourse ou au comptoir d'une grande boutique. Les journaux d'une dimension immense, sont remplis d'expositions d'affaires ou de caquets grossiers. Les Am�ricains subiraient-ils, sans le savoir, la loi d'un climat o� la nature v�g�tale para�t avoir profit� aux d�pens de la nature vivante, loi combattue par des esprits distingu�s, mais non pas tout � fait mise hors d'examen par la r�futation m�me ? on pourrait s'enqu�rir si l'Am�ricain n'a pas �t� trop t�t us� dans la libert� philosophique, comme le Russe dans le despotisme civilis�.

En somme, les Etats-Unis donnent l'id�e d'une colonie et non d'une patrie-m�re : ils n'ont point de pass�, les moeurs s'y sont faites par les lois. Ces citoyens du Nouveau-Monde ont pris rang parmi les nations au moment que les id�es politiques entraient dans une phase ascendante : cela explique pourquoi ils se transforment avec une rapidit� extraordinaire. La soci�t� permanente semble devenir impraticable chez eux, d'un c�t� par l'extr�me ennui des individus, de l'autre par l'impossibilit� de rester en place, et par la n�cessit� de mouvement qui les domine : car on n'est jamais bien fix� l� o� les p�nates sont errants. Plac� sur la route des oc�ans, � la t�te des opinions progressives aussi neuves que son pays, l'Am�ricain semble avoir re�u de Colomb plut�t la mission de d�couvrir d'autres univers que de les cr�er.

 

1 L 8 Chapitre 7

Londres, d'avril � septembre 1822.

Retour en Europe. - Naufrage.

Revenu du d�sert � Philadelphie, comme je l'ai d�j� dit, et ayant �crit sur le chemin � la h�te ce que je viens de raconter , comme le vieillard de La Fontaine, je ne trouvai point les lettres de change que j'attendais ; ce fut le commencement des embarras p�cuniaires o� j'ai �t� plong� le reste de ma vie. La fortune et moi nous nous sommes pris en grippe aussit�t que nous nous sommes vus. Selon H�rodote certaines fourmis de l'Inde ramassaient des tas d'or ; d'apr�s Ath�n�e, le soleil avait donn� � Hercule un vaisseau d'or pour aborder � l'�le d'Erythia, retraite des Hesp�rides : bien que fourmi, je n'ai pas l'honneur d'appartenir � la grande famille indienne, et bien que navigateur, je n'ai jamais travers� l'eau que dans une barque de sapin. Ce fut un b�timent de cette esp�ce qui me ramena d'Am�rique en Europe. Le capitaine me donna mon passage � cr�dit. Le 10 de d�cembre 1791, je m'embarquai avec plusieurs de mes compatriotes, qui, par divers motifs, retournaient comme moi en France. La d�signation du navire �tait le Havre.

Un coup de vent d'ouest nous prit au d�bouquer de la Delaware, et nous chassa en dix-sept jours � l'autre bord de l'Atlantique. Souvent � m�t et � corde ; � peine pouvions-nous mettre � la cape. Le soleil ne se montra pas une seule fois. Le vaisseau gouvernant � l'estime, fuyait devant la lame. Je traversai l'oc�an au milieu des ombres ; jamais il ne m'avait paru si triste. Moi-m�me, plus triste, je revenais tromp� d�s mon premier pas dans la vie : " On ne b�tit point de palais sur la mer ", dit le po�te persan Feryd-Eddin. J'�prouvais je ne sais quelle pesanteur de coeur, comme � l'approche d'une grande infortune. Promenant mes regards sur les flots, je leur demandais ma destin�e, ou j'�crivais, plus g�n� de leur mouvement qu'occup� de leur menace.

Loin de calmer, la temp�te augmentait � mesure que nous approchions de l'Europe, mais d'un souffle �gal ; il r�sultait de l'uniformit� de sa rage une sorte de bonace furieuse dans le ciel h�ve et la mer plomb�e. Le capitaine, n'ayant pu prendre hauteur, �tait inquiet ; il montait dans les haubans, regardait les divers points de l'horizon avec une lunette. Une vigie �tait plac�e sur le beaupr�, une autre dans le petit hunier du grand m�t. La lame devenait courte et la couleur de l'eau changeait, signes des approches de la terre : de quelle terre ? Les matelots bretons ont ce proverbe : " Celui qui voit Belle-Isle, voit son �le ; celui qui voit Groie, voit sa joie ; celui qui voit Ouessant, voit son sang. "

J'avais pass� deux nuits � me promener sur le tillac, au glapissement des ondes dans les t�n�bres, au bourdonnement du vent dans les cordages, et sous les sauts de la mer qui couvrait et d�couvrait le pont : c'�tait tout autour de nous une �meute de vagues. Fatigu� des chocs et des heurts, � l'entr�e de la troisi�me nuit je m'allai coucher. Le temps �tait horrible ; mon hamac craquait et blutait aux coups du flot qui, crevant sur le navire, en disloquait la carcasse. Bient�t j'entends courir d'un bout du pont � l'autre et tomber des paquets de cordages : j'�prouve le mouvement que l'on ressent lorsqu'un vaisseau vire de bord. Le couvercle de l'�chelle de l'entrepont s'ouvre ; une voix effray�e appelle le capitaine : cette voix, au milieu de la nuit et de la temp�te, avait quelque chose de formidable. Je pr�te l'oreille ; il me semble ou�r des marins discutant sur le gisement d'une terre. Je me jette en bas de mon branle ; une vague enfonce le ch�teau de poupe, inonde la chambre du capitaine, renverse et roule p�le-m�le tables, lits, coffres, meubles et armes ; je gagne le tillac � demi-noy�.

En mettant la t�te hors de l'entrepont, je fus frapp� d'un spectacle sublime. Le b�timent avait essay� de virer de bord ; mais n'ayant pu y parvenir, il s'�tait affal� sous le vent. A la lueur de la lune �corn�e, qui �mergeait des nuages pour s'y replonger aussit�t, on d�couvrait sur les deux bords du navire, � travers une brume jaune, des c�tes h�riss�es de rochers. La mer boursouflait ses flots comme des monts dans le canal o� nous nous trouvions engouffr�s ; tant�t ils s'�panouissaient en �cumes et en �tincelles ; tant�t ils n'offraient qu'une surface huileuse et vitreuse, marbr�e de taches noires, cuivr�es, verd�tres, selon la couleur des bas-fonds sur lesquels ils mugissaient. Pendant deux ou trois minutes, les vagissements de l'ab�me et ceux du vent �taient confondus ; l'instant d'apr�s, on distinguait le d�taler des courants, le sifflement des r�cifs, la voix de la lame lointaine. De la concavit� du b�timent sortaient des bruits qui faisaient battre le coeur aux plus intr�pides matelots. La proue du navire tranchait la masse �paisse des vagues avec un froissement affreux, et au gouvernail des torrents d'eau s'�coulaient en tourbillonnant, comme � l'�chapp�e d'une �cluse. Au milieu de ce fracas, rien n'�tait aussi alarmant qu'un certain murmure sourd, pareil � celui d'un vase qui se remplit.

Eclair�s d'un falot et contenus sous des plombs, des portulans, des cartes, des journaux de route �taient d�ploy�s sur une cage � poulets. Dans l'habitacle de la boussole une rafale avait �teint la lampe. Chacun parlait diversement de la terre. Nous �tions entr�s dans la Manche, sans nous en apercevoir ; le vaisseau, bronchant � chaque vague, courait en d�rive entre l'�le de Guernesey et celle d'Aurigny, Le naufrage parut in�vitable, et les passagers serr�rent ce qu'ils avaient de plus pr�cieux afin de le sauver.

Il y avait parmi l'�quipage des matelots fran�ais ; un d'entre eux, au d�faut d'aum�nier, entonna ce cantique � Notre-Dame de Bon-secours , premier enseignement de mon enfance ; je le r�p�tai � la vue des c�tes de la Bretagne, presque sous les yeux de ma m�re. Les matelots am�ricains-protestants se joignaient de coeur aux chants de leurs camarades fran�ais-catholiques : le danger apprend aux hommes leur faiblesse et unit leurs voeux. Passagers et marins, tous �taient sur le pont, qui accroch� aux manoeuvres, qui au bordage qui au cabestan, qui au bec des ancres pour n'�tre pas balay� de la lame ou vers� � la mer par le roulis. Le capitaine criait : " Une hache ! une hache ! " pour couper les m�ts ; et le gouvernail dont le timon avait �t� abandonn�, allait, tournant sur lui-m�me, avec un bruit rauque.

Un essai restait � tenter : la sonde ne marquait plus que quatre brasses sur un banc de sable qui traversait le chenal ; il �tait possible que la lame nous f�t franchir le banc et nous port�t dans une eau profonde : mais qui oserait saisir le gouvernail et se charger du salut commun ? Un faux coup de barre, nous �tions perdus.

Un de ces hommes qui jaillissent des �v�nements et qui sont les enfants spontan�s du p�ril, se trouva : un matelot de New-York s'empare de la place d�sert�e du pilote. Il me semble encore le voir en chemise, en pantalon de toile, les pieds nus, les cheveux �pars et diluvi�s, tenant le timon dans ses fortes serres, tandis que, la t�te tourn�e, il regardait � la poupe l'ondul�e qui devait nous sauver ou nous perdre. Voici venir cette lame embrassant la largeur de la passe, roulant haut sans se briser, ainsi qu'une mer envahissant les flots d'une autre mer : de grands oiseaux blancs, au vol calme, la pr�c�dent comme les oiseaux de la mort. Le navire touchait et talonnait ; il se fit un silence profond ; tous les visages bl�mirent.

La houle arrive : au moment o� elle nous attaque, le matelot donne le coup de barre ; le vaisseau, pr�s de tomber sur le flanc, pr�sente l'arri�re et la lame qui para�t nous engloutir, nous soul�ve. On jette la sonde ; elle rapporte vingt-sept brasses. Un huzza monte jusqu'au ciel et nous y joignons le cri de : Vive le Roi ! il ne fut point entendu de Dieu pour Louis XVI ; il ne profita qu'� nous.

D�gag�s des deux �les, nous ne f�mes pas hors de danger ; nous ne pouvions parvenir � nous �lever au-dessus de la c�te de Granville. Enfin la mar�e retirante nous emporta et nous doubl�mes le cap de La Hougue. Je n'�prouvai aucun trouble pendant ce demi-naufrage et ne sentis point de joie d'�tre sauv�. Mieux vaut d�guerpir de la vie quand on est jeune, que d'en �tre chass� par le temps. Le lendemain, nous entr�mes au Havre. Toute la population �tait accourue pour nous voir. Nos m�ts de hune �taient rompus, nos chaloupes emport�es, le gaillard d'arri�re ras�, et nous embarquions l'eau � chaque tangage. Je descendis � la jet�e. Le 2 de janvier 1792, je foulai de nouveau le sol natal qui devait encore fuir sous mes pas. J'amenais avec moi, non des Esquimaux des r�gions polaires, mais deux sauvages d'une esp�ce inconnue : Chactas et A t ala .

 

1 L 9 Livre neuvi�me

1. Je vais trouver ma m�re � Saint-Malo. - Progr�s de la R�volution. - Mon mariage. - 2. Paris. - Anciennes et nouvelles connaissances. - L'abb� Barth�l�my. - Saint-Ange. - Th��tre. - 3. Changement de physionomie de Paris. - Club des Cordeliers. - Marat. - 4. Danton. - Camille Desmoulins. - Fabre d'Eglantine. - 5. Opinion de M. de Malesherbes sur l'�migration. - 6. Je joue et je perds. - Aventure du fiacre. - Madame Roland. - Barr�re � l'Ermitage. - Seconde F�d�ration du 14 juillet. - Pr�paratifs d'�migration. - 7. J'�migre avec mon fr�re. - Aventure de Saint-Louis. - Nous passons la fronti�re. - 8. Bruxelles. - D�ner chez le baron de Breteuil. - Rivarol. - D�part pour l'arm�e des Princes. - Route. - Rencontre de l'arm�e prussienne. - J'arrive � Tr�ves. - 9. Arm�e des Princes. - Amphith��tre romain. - Atala . - Les chemises de Henri IV. - 10. Vie de soldat. - Derni�re repr�sentation de l'ancienne France militaire. - 11. Commencement du si�ge de Thionville. - Le chevalier de La Baronnais. - 12. Continuation du si�ge. - Contrastes. - Saints dans les bois. - Bataille de Bouvines. - Patrouille. - Rencontre impr�vue. - Effets d'un boulet et d'une bombe. - 13. March� du camp. - 14. Nuit aux faisceaux d'armes. - Chiens hollandais. - Souvenir des Martyrs . - Quelle �tait ma compagnie aux avant-postes. - Encore Eudore. - Ulysse. - 15. Passage de la Moselle. - Combat. - Libba, sourde et muette. - Attaque sur Thionville. - 16. Lev�e du si�ge. - Entr�e � Verdun. - Maladie prussienne. - Retraite. - Petite-v�role.

 

1 L 9 Chapitre 1

Londres,d'avril � septembre 1822.

Revu en d�cembre 1846.

Je vais trouver ma m�re � Saint Malo. - Progr�s de la R�volution. - Mon mariage.

J'�crivis � mon fr�re, � Paris, le d�tail de ma travers� lui expliquant les motifs de mon retour et le priant de me pr�ter la somme n�cessaire pour payer mon passage. Mon fr�re me r�pondit qu'il venait d'envoyer ma lettre � ma m�re. Madame de Chateaubriand ne me fit pas attendre, elle me mit � m�me de me lib�rer et de quitter le Havre. Elle me mandait que Lucile �tait aupr�s d'elle avec mon oncle de Bed�e et sa famille. Ces renseignements me d�cid�rent � me rendre � Saint-Malo, o� je pourrais consulter mon oncle sur la question de mon �migration prochaine.

Les r�volutions, comme les fleuves, grossissent dans leur cours ; je trouvai celle que j'avais laiss�e en France �norm�ment �largie et d�bordant ses rivages ; je l'avais quitt�e avec Mirabeau sous la Constituante , je la retrouvai avec Danton sous la L�gislative .

Le trait� de Pilnitz, du 27 ao�t 1791 avait �t� connu � Paris. Le 14 d�cembre 1791, lorsque j'�tais au milieu des temp�tes, le Roi annon�a qu'il avait �crit aux princes du corps germanique (notamment � l'�lecteur de Tr�ves) sur les armements de l'Allemagne. Les fr�res de Louis XVI, le prince de Cond�, M. de Calonne, le vicomte de Mirabeau et M. de La Queuille furent presque aussit�t d�clar�s tra�tres. D�s le 9 de novembre un pr�c�dent d�cret avait frapp� les autres �migr�s : c'�tait dans ces rangs d�j� proscrits que j'accourais me placer ; d'autres auraient peut-�tre recul�, mais la menace du plus fort me fait toujours passer du c�t� du plus faible : l'orgueil de la victoire m'est insupportable.

En me rendant du Havre � Saint-Malo, j'eus lieu de remarquer les divisions et les malheurs de la France : les ch�teaux br�l�s ou abandonn�s ; les propri�taires � qui l'on avait envoy� des quenouilles, �taient partis ; les femmes vivaient r�fugi�es dans les villes. Les hameaux et les bourgades g�missaient sous la tyrannie des clubs affili�s au club central des Cordeliers, depuis r�uni aux Jacobins. L'antagoniste de celui-ci, la Soci�t� monarchique ou des Feuillants , n'existait plus ; l'ignoble d�nomination de sans-culottes �tait devenue populaire ; on n'appelait le Roi que monsieur Veto ou mons Capet .

Je fus re�u tendrement de ma m�re et de ma famille qui cependant d�ploraient l'inopportunit� de mon retour. Mon oncle, le comte de Bed�e, se disposait � passer � Jersey avec sa femme son fils et ses filles. Il s'agissait de me trouver de l'argent pour rejoindre les Princes. Mon voyage d'Am�rique avait fait br�che � ma fortune ; mes propri�t�s �taient presque an�anties dans mon partage de cadet par la suppression des droits f�odaux ; les b�n�fices simples qui me devaient �choir en vertu de mon affiliation � l'ordre de Malte, �taient tomb�s avec les autres biens du clerg� aux mains de la nation. Ce concours de circonstances d�cida de l'acte le plus grave de ma vie : on me maria, afin de me procurer le moyen de m'aller faire tuer au soutien d'une cause que je n'aimais pas.

Vivait retir� � Saint-Malo M. de Lavigne, chevalier de Saint-Louis, ancien commandant de Lorient. Le comte d'Artois avait log� chez lui dans cette derni�re ville lorsqu'il visita la Bretagne : charm� de son h�te, le prince lui promit de lui accorder tout ce qu'il demanderait dans la suite.

M. de Lavigne eut deux fils : l'un d'eux �pousa mademoiselle de La Placeli�re. Deux filles, n�es de ce mariage, rest�rent en bas �ge, orphelines de p�re et de m�re. L'a�n�e se maria au comte du Plessis-Parscau, capitaine de vaisseau, fils et petit-fils d'amiraux, aujourd'hui contre-amiral lui-m�me, cordon rouge et commandant des �l�ves de la marine � Brest ; la cadette, demeur�e chez son grand-p�re, avait dix-sept ans lorsque, � mon retour d'Am�rique j'arrivai � Saint-Malo. Elle �tait blanche, d�licate, mince et fort jolie ; elle laissait pendre, comme un enfant, de beaux cheveux blonds naturellement boucl�s. On estimait sa fortune de cinq � six cent mille francs.

Mes soeurs se mirent en t�te de me faire �pouser mademoiselle de Lavigne, qui s'�tait fort attach�e � Lucile. L'affaire fut conduite � mon insu. A peine avais-je aper�u trois ou quatre fois mademoiselle de Lavigne ; je la reconnaissais de loin sur le Sillon � sa pelisse rose, sa robe blanche et sa chevelure blonde enfl�e du vent, lorsque sur la gr�ve je me livrais aux caresses de ma vieille ma�tresse, la mer. Je ne me sentais aucune qualit� du mari. Toutes mes illusions �taient vivantes, rien n'�tait �puis� en moi ; l'�nergie m�me de mon existence avait doubl� par mes courses. J'�tais tourment� de la muse. Lucile aimait mademoiselle de Lavigne, et voyait dans ce mariage l'ind�pendance de ma fortune : " Faites donc ! " dis-je. Chez moi l'homme public est in�branlable, l'homme priv� est � la merci de quiconque se veut emparer de lui, et pour �viter une tracasserie d'une heure, je me rendrais esclave pendant un si�cle.

Le consentement de l'a�eul, de l'oncle paternel et des principaux parents fut facilement obtenu : restait � conqu�rir un oncle maternel, M. de Vauvert, grand d�mocrate ; or, il s'opposa au mariage de sa ni�ce avec un aristocrate comme moi, qui ne l'�tais pas du tout. On crut pouvoir passer outre, mais ma pieuse m�re exigea que le mariage religieux f�t fait par un pr�tre non asserment� , ce qui ne pouvait avoir lieu qu'en secret. M. de Vauvert le sut, et l�cha contre nous la magistrature, sous pr�texte de rapt, de violation de la loi, et arguant de la pr�tendue enfance dans laquelle le grand-p�re M. de Lavigne, �tait tomb�. Mademoiselle de Lavigne, devenue madame de Chateaubriand, sans que j'eusse eu de communication avec elle, fut enlev�e au nom de la justice et mise � Saint-Malo, au couvent de la Victoire, en attendant l'arr�t des tribunaux.

Il n'y avait ni rapt, ni violation de la loi, ni aventure, ni amour dans tout cela ; ce mariage n'avait que le mauvais c�t� du roman : la v�rit�. La cause fut plaid�e, et le tribunal jugea l'union valide au civil. Les parents des deux familles �tant d'accord, M. de Vauvert se d�sista de la poursuite. Le cur� constitutionnel, largement pay� ne r�clama plus contre la premi�re b�n�diction nuptiale, et madame de Chateaubriand sortit du couvent, o� Lucile s'�tait enferm�e avec elle.

C'�tait une nouvelle connaissance que j'avais � faire, et elle m'apporta tout ce que je pouvais d�sirer. Je ne sais s'il a jamais exist� une intelligence plus fine que celle de ma femme : elle devine la pens�e et la parole � na�tre sur le front ou sur les l�vres de la personne avec qui elle cause : la tromper en rien est impossible. D'un esprit original et cultiv�, �crivant de la mani�re la plus piquante, :racontant � merveille, madame de Chateaubriand m'admire sans avoir jamais lu deux lignes de mes ouvrages ; elle craindrait d'y rencontrer des id�es qui ne sont pas les siennes, ou de d�couvrir qu'on n'a pas assez d'enthousiasme pour ce que je vaux. Quoique juge passionn�, elle est instruite et bon juge.

Les inconv�nients de madame de Chateaubriand, si elle en a, d�coulent de la surabondance de ses qualit�s ; mes inconv�nients tr�s r�els r�sultent de la st�rilit� des miennes. Il est ais� d'avoir de la r�signation, de la patience, de l'obligeance g�n�rale, de la s�r�nit� d'humeur, lorsqu'on ne prend � rien, qu'on s'ennuie de tout, qu'on r�pond au malheur comme au bonheur par un d�sesp�r� et d�sesp�rant : " Qu'est-ce que cela fait ? "

Madame de Chateaubriand est meilleure que moi, bien que d'un commerce moins facile. Ai-je �t� irr�prochable envers elle ? Ai-je report� � ma compagne tous les sentiments qu'elle m�ritait et qui lui devaient appartenir ? S'en est-elle jamais plainte ? Quel bonheur a-t-elle go�t� pour salaire d'une affection qui ne s'est jamais d�mentie ? Elle a subi mes adversit�s ; elle a �t� plong�e dans les cachots de la Terreur, les pers�cutions de l'empire, les disgr�ces de la Restauration, et n'a point trouv� dans les joies maternelles le contrepoids de ses chagrins. Priv�e d'enfants, qu'elle aurait eus peut-�tre dans une autre union, et qu'elle e�t aim�s avec folie ; n'ayant point ces honneurs et ces tendresses de la m�re de famille, qui consolent une femme de ses belles ann�es, elle s'est avanc�e, st�rile et solitaire vers la vieillesse. Souvent s�par�e de moi, adverse aux lettres, l'orgueil de porter mon nom ne lui est point un d�dommagement. Timide et tremblante pour moi seul, ses inqui�tudes sans cesse renaissantes lui �tent le sommeil et le temps de gu�rir ses maux : je suis sa permanente infirmit� et la cause de ses rechutes. Pourrais-je comparer quelques impatiences qu'elle m'a donn�es aux soucis que je lui ai caus�s ? Pourrais-je opposer mes qualit�s telles quelles � ses vertus qui nourrissent le pauvre, qui ont �lev� l'infirmerie de Marie-Th�r�se en d�pit de tous les obstacles ? Qu'est-ce que mes travaux aupr�s des oeuvres de cette chr�tienne ? Quand l'un et l'autre nous para�trons devant Dieu, c'est moi qui serai condamn�.

Somme toute, lorsque je consid�re l'ensemble et l'imperfection de ma nature, est-il certain que le mariage ait g�t� ma destin�e ? J'aurais sans doute eu plus de loisir et de repos ; j'aurais �t� mieux accueilli de certaines soci�t�s et de certaines grandeurs de la terre ; mais en politique, si madame de Chateaubriand m'a contrari� elle ne m'a jamais arr�t�, parce que l�, comme en fait d'honneur, je ne juge que d'apr�s mon sentiment. Aurais-je produit un plus grand nombre d'ouvrages, si j'�tais rest� ind�pendant, et ces ouvrages eussent-ils �t� meilleurs ? N'y a-t-il pas eu des circonstances, comme on le verra, o�, me mariant hors de France, j'aurais cess� d'�crire et renonc� � ma patrie ? Si je ne me fusse pas mari�, ma faiblesse ne m'aurait-elle pas livr� en proie � quelque indigne cr�ature ? N'aurais-je pas gaspill� et sali mes heures comme lord Byron ? Aujourd'hui que je m'enfonce dans les ann�es, toutes mes folies seraient pass�es ; il ne m'en resterait que le vide et les regrets : vieux gar�on sans estime, ou tromp� ou d�tromp�, vieil oiseau r�p�tant � qui ne l'�couterait pas ma chanson us�e. La pleine licence de mes d�sirs n'aurait pas ajout� une corde de plus � ma lyre, un son plus �mu � ma voix. La contrainte de mes sentiments, le myst�re de mes pens�es, ont peut-�tre augment� l'�nergie de mes accents, anim� mes ouvrages d'une fi�vre interne ; d'une flamme cach�e, qui se f�t dissip�e � l'air libre de l'amour. Retenu par un lien indissoluble, j'ai achet� d'abord au prix d'un peu d'amertume les douceurs que je go�te aujourd'hui. Je n'ai conserv� des maux de mon existence que la parue ingu�rissable. Je dois donc une tendre et �ternelle reconnaissance � ma femme, dont l'attachement a �t� aussi touchant que profond et sinc�re. Elle a rendu ma vie plus grave, plus noble, plus honorable, en m'inspirant toujours le respect, sinon toujours la force des devoirs.

 

1 L 9 Chapitre 2

Londres, d'avril � septembre 1822.

Paris. - Anciennes et nouvelles connaissances. - L'abb� Barth�l�my. - Saint Ange. - Th��tre.

Je me mariai � la fin de mars 1792, et le 20 avril, l'Assembl�e l�gislative d�clara la guerre � Fran�ois II, qui venait de succ�der � son p�re L�opold ; le 10 du m�me mois, on avait b�atifi� � Rome Beno�t Labre : voil� deux mondes. La guerre pr�cipita le reste de la noblesse hors de France. D'un c�t�, les pers�cutions redoubl�rent, de l'autre, il ne fut plus permis aux royalistes de rester � leurs foyers sans �tre r�put�s poltrons : il fallut m'acheminer vers le camp que j'�tais venu

chercher de si loin. Mon oncle de Bed�e et sa famille s'embarqu�rent pour Jersey, et moi je partis pour Paris avec ma femme et mes soeurs, Lucile et Julie.

Nous avions fait arr�ter un appartement, faubourg Saint-Germain, cul-de-sac F�tou, petit h�tel de Villette. Je me h�tai de chercher ma premi�re soci�t�. Je revis les gens de lettres avec lesquels j'avais eu quelques relations. Dans les nouveaux visages, j'aper�us ceux du savant abb� Barth�l�my et du po�te Saint-Ange. L'abb� a trop dessin� les gyn�c�es d'Ath�nes d'apr�s les salons de Chanteloup. Le traducteur d'Ovide n'�tait pas un homme sans talent ; le talent est un don, une chose isol�e ; il se peut rencontrer avec les autres facult�s mentales, il peut en �tre s�par� : Saint-Ange en fournissait la preuve ; il se tenait � quatre pour n'�tre pas b�te, mais il ne pouvait s'en emp�cher. Un homme dont j'admirais et dont j'admire toujours le pinceau, Bernardin de Saint-Pierre manquait d'esprit, et malheureusement son caract�re �tait au niveau de son esprit. Que de tableaux sont g�t�s dans les Etudes de la nature par la borne de l'intelligence et par le d�faut d'�l�vation d'�me de l'�crivain !

Rulhi�re �tait mort subitement, en 1791, avant mon d�part pour l'Am�rique. J'ai vu depuis sa petite maison � Saint-Denis, avec la fontaine et la jolie statue de l'Amour, au pied de laquelle on lit ces vers :

D'Egmont avec l'Amour visita cette rive :

Une image de sa beaut�

Se peignit un moment sur l'onde fugitive :

D'Egmont a disparu ; l'Amour seul est rest�.

Lorsque je quittai la France, les th��tres de Paris retentissaient encore du R�veil d ' Epim�nide et de ce couplet :

J'aime la vertu guerri�re

De nos braves d�fenseurs,

Mais d'un peuple sanguinaire

Je d�teste les fureurs.

A l'Europe redoutables,

Soyons libres � jamais

Mais soyons toujours aimables

Et gardons l'esprit fran�ais.

A mon retour, il n'�tait plus question du R�veil d ' Epim�nide ; et si le couplet e�t �t� chant�, on aurait fait un mauvais parti � l'auteur. Charles IX avait pr�valu. La vogue de cette pi�ce tenait principalement aux circonstances ; le tocsin, un peuple arm� de poignards, la haine des rois et des pr�tres offraient une r�p�titon � huis clos de la trag�die qui se jouait publiquement. Talma, d�butant, continuait ses succ�s.

Tandis que la trag�die rougissait les rues, la bergerie florissait au th��tre ; il n'�tait question que d'innocents pasteurs et de virginales pastourelles : champs, ruisseaux, prairies, moutons, colombes, �ge d'or sous le chaume, revivaient aux soupirs du pipeau devant les roucoulants Tircis et les na�ves tricoteuses qui sortaient du spectacle de la guillotine. Si Sanson en avait eu le temps, il aurait jou� le r�le de Colin, et mademoiselle Th�roigne de M�ricourt, celui de Babet. Les Conventionnels se piquaient d'�tre les plus b�nins des hommes : bons p�res, bons fils, bons maris, ils menaient promener les petits enfants ; ils leur servaient de nourrices ; ils pleuraient de tendresse � leurs simples jeux, ils prenaient doucement dans leurs bras ces petits agneaux, afin de leur montrer le dada des charrettes qui conduisaient les victimes au supplice. Ils chantaient la nature, la paix, la piti�, la bienfaisance, la candeur, les vertus domestiques ; ces b�ats de philanthropie faisaient couper le cou � leurs voisins avec une extr�me sensibilit�, pour le plus grand bonheur de l'esp�ce humaine.

 

1 L 9 Chapitre 3

Londres, d'avril � septembre 1822.

Revu en d�cembre 1846.

Changement de physionomie de Paris. - Club des Cordeliers. - Marat.

Paris n'avait plus, en 1792, la physionomie de 1789 et de 1790 ; ce n'�tait plus la R�volution naissante, c'�tait un peuple marchant ivre � ses destins, au travers des ab�mes, par des voies �gar�es. L'apparence du peuple n'�tait plus tumultueuse, curieuse, empress�e ; elle �tait mena�ante. On ne rencontrait dans les rues que des figures effray�es ou farouches, des gens qui se glissaient le long des maisons afin de n'�tre pas aper�us, ou qui rodaient cherchant leur proie : des regards peureux et baiss�s se d�tournaient de vous, ou d'�pres regards se fixaient sur les v�tres pour vous deviner et vous percer.

La vari�t� des costumes avait cess� ; le vieux monde s'effa�ait ; on avait endoss� la casaque uniforme du monde nouveau, casaque qui n'�tait alors que le dernier v�tement des condamn�s � venir. Les licences sociales manifest�es au rajeunissement de la France, les libert�s de 1789, ces libert�s fantasques et d�r�gl�es d'un ordre de choses qui se d�truit et qui n'est pas encore l'anarchie, se nivelaient d�j� sous le sceptre populaire : on sentait l'approche d'une jeune tyrannie pl�b�ienne, f�conde, il est vrai, et remplie d'esp�rances, mais aussi bien autrement formidable que le despotisme caduc de l'ancienne royaut� : car le peuple souverain �tant partout, quand il devient tyran, le tyran est partout ; c'est la pr�sence universelle d'un universel Tib�re.

Dans la population parisienne se m�lait une population �trang�re de coupe-jarrets du midi ; l'avant-garde des Marseillais, que Danton attirait pour la journ�e du 10 ao�t et les massacres de septembre, se faisait conna�tre � ses haillons, � son teint bruni, � son air de l�chet� et de crime, mais de crime d'un autre soleil : in vultu vitium , au visage le vice.

A l'Assembl�e l�gislative, je ne reconnaissais personne : Mirabeau et les premi�res idoles de nos troubles, ou n'�taient plus, ou avaient perdu leurs autels. Pour renouer le fil historique bris� par ma course en Am�rique, il faut reprendre les choses d'un peu plus haut.

Vue r�trospective.

La fuite du Roi du 21 juin 1791, fit faire � la R�volution un pas immense. Ramen� � Paris le 25 du m�me mois, il avait �t� d�tr�n� une premi�re fois, puisque l'Assembl�e nationale d�clara que les d�crets auraient force de loi, sans qu'il f�t besoin de la sanction ou de l'acceptation royale. Une haute cour de justice, devan�ant le tribunal r�volutionnaire, �tait �tablie � Orl�ans. D�s cette �poque, madame Roland demandait la t�te de la Reine, en attendant que la R�volution lui demand�t la sienne. L'attroupement du Champ-de-Mars avait eu lieu contre le d�cret qui suspendait le Roi de ses fonctions, au lieu de le mettre en jugement. L'acceptation de la Constitution, le 14 septembre, ne calma rien. Il s'�tait agi de d�clarer la d�ch�ance de Louis XVI ; si elle eut eu lieu, le crime du 21 janvier n'aurait pas �t� commis ; la position du peuple fran�ais changeait par rapport � la monarchie et vis-�-vis de la post�rit�. Les Constituants qui s'oppos�rent � la d�ch�ance crurent sauver la couronne, et ils la perdirent ; ceux qui croyaient la perdre en demandant la d�ch�ance, l'auraient sauv�e. Presque toujours, en politique, le r�sultat est contraire � la pr�vision. Le 30 du m�me mois de septembre 1791, l'Assembl�e constituante tint sa derni�re s�ance ; l'imprudent d�cret du 17 mai pr�c�dent, qui d�fendait la r��lection des membres sortants, engendra la Convention. Rien de plus dangereux, de plus insuffisant, de plus inapplicable aux affaires g�n�rales, que les r�solutions particuli�res � des individus ou � des corps, alors m�me qu'elles sont honorables.

Le d�cret du 29 septembre, pour le r�glement des soci�t�s populaires, ne servit qu'� les rendre plus violentes. Ce fut le dernier acte de l'Assembl�e constituante ; elle se s�para le lendemain, et laissa � la France une r�volution.

Assembl�e l�gislative. - Clubs.

L'Assembl�e l�gislative, install�e le 1er octobre 1791, roula dans le tourbillon qui allait balayer les vivants et les morts. Des troubles ensanglant�rent les d�partements ; � Caen, on se rassasia de massacres et l'on mangea le coeur de M. de Belzunce.

Le Roi apposa son veto au d�cret contre les �migr�s et � celui qui privait de tout traitement les eccl�siastiques non asserment�s. Ces actes l�gaux augment�rent l'agitation. P�tion �tait devenu maire de Paris. Les d�put�s d�cr�t�rent d'accusation, le 1er janvier 1791, les princes �migr�s le 2, ils fix�rent � ce ler janvier le commencement de l'an IV de la libert�. Vers le 13 f�vrier, les bonnets rouges se montr�rent dans les rues de Paris, et la municipalit� fit fabriquer des piques. Le manifeste des �migr�s parut le 1er mars. L'Autriche armait. Paris �tait divis� en sections, plus ou moins hostiles les unes aux autres. Le 20 mars 1791 l'Assembl�e l�gislative adopta la m�canique s�pulcrale, sans laquelle les jugements de la Terreur n'auraient pu s'ex�cuter. On l'essaya d'abord sur des morts, afin qu'elle appr�t d'eux son oeuvre. On peut parler de cet instrument comme d'un bourreau puisque des personnes, touch�es de ses bons services lui faisaient pr�sent de sommes d'argent pour son entretien. L'invention de la machine � meurtre, au moment m�me o� elle �tait n�cessaire au crime est une preuve m�morable de cette intelligence des faits coordonn�s les uns aux autres, ou plut�t une preuve de l'action cach�e de la Providence, quand elle veut changer la face des empires.

Le ministre Roland � l'instigation des Girondins avait �t� appel� au conseil du Roi. Le 20 avril, la guerre fut d�clar�e au roi de Hongrie et de Boh�me. Marat publia l' Ami du peuple , malgr� le d�cret dont lui, Marat, �tait frapp�. Le r�giment Royal-Allemand et le r�giment de Berchini d�sert�rent. Isnard parlait de la perfidie de la cour. Gensonn� et Brissot d�non�aient le comit� autrichien. Une insurrection �clata � propos de la garde du Roi, qui fut licenci�e. Le 28 mai, l'Assembl�e se forma en s�ances permanentes. Le 20 juin, le ch�teau des Tuileries fut forc� par les masses des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau ; le pr�texte �tait le refus de Louis XVI de sanctionner la proscription des pr�tres ; le Roi courut risque de la vie. La patrie �tait d�cr�t�e en danger, on br�lait en effigie M. de La Fayette. Les f�d�r�s de la seconde f�d�ration arrivaient ; les Marseillais, attir�s par Danton, �taient en marche ; ils entr�rent dans Paris le 30 juillet, et furent log�s par P�tion aux Cordeliers.

Les Cordeliers.

Aupr�s de la tribune nationale, s'�taient �lev�es deux tribunes concurrentes : celle des Jacobins et celle des Cordeliers, la plus formidable alors, parce qu'elle donna des membres � la fameuse Commune de Paris, et qu'elle lui fournissait des moyens d'action. Si la formation de la Commune n'e�t pas eu lieu, Paris faute d'un point de concentration, se serait divis�, et les diff�rentes mairies fussent devenues des pouvoirs rivaux.

Le club des Cordeliers �tait �tabli dans ce monast�re, dont une amende en r�paration d'un meurtre avait servi � b�tir l'�glise sous saint Louis, en 1259 [Elle fut br�l�e en 1850.] ; elle devint, en 1590, le repaire des plus fameux ligueurs.

Il y a des lieux qui semblent �tre le laboratoire des factions : " Avis fut donn�, dit L'Estoile (12 juillet 1593), au duc de Mayenne, de deux cents Cordeliers, arriv�s � Paris, se fournissant d'armes et s'entendant avec les Seize, lesquels dans les Cordeliers de Paris tenaient tous les jours conseil... Ce jour, les Seize, assembl�s aux Cordeliers, se d�charg�rent de leurs armes. " Les ligueurs fanatiques avaient donc c�d� � nos r�volutionnaires philosophes le monast�re des Cordeliers, comme une morgue.

Les tableaux, les images sculpt�es ou peintes, les voiles, les rideaux du couvent avaient �t� arrach�s ; la basilique, �corch�e, ne pr�sentait plus aux yeux que ses ossements et ses ar�tes. Au chevet de l'�glise, o� le vent et la pluie entraient par les rosaces sans vitraux, des �tablis de menuisier servaient de bureau au pr�sident, quand la s�ance se tenait dans l'�glise. Sur ces �tablis �taient d�pos�s des bonnets rouges, dont chaque orateur se coiffait avant de monter � la tribune. Cette tribune consistait en quatre poutrelles arc-bout�es, et travers�es d'une planche dans leur X, comme un �chafaud. Derri�re le pr�sident, avec une statue de la Libert�, on voyait de pr�tendus instruments de l'ancienne justice, instruments suppl�es par un seul, la machine � sang, comme les m�caniques compliqu�es sont remplac�es par le b�lier hydraulique. Le club des Jacobins �pur�s emprunta quelques-unes de ces dispositions des Cordeliers.

Orateurs.

Les orateurs, unis pour d�truire, ne s'entendaient ni sur les chefs � choisir, ni sur les moyens � employer ; ils se traitaient de gueux, de gitons, de voleurs, de massacreurs, � la cacophonie des sifflets et des hurlements de leurs diff�rents groupes de diables. Les m�taphores �taient prises du mat�riel des meurtres, emprunt�es des objets les plus sales de tous les genres de voirie et de fumier, ou tir�es des lieux consacr�s aux prostitutions des hommes et des femmes. Les gestes rendaient les images sensibles ; tout �tait appel� par son nom avec le cynisme des chiens, dans une pompe obsc�ne et impie de jurements et de blasph�mes. D�truire et produire, mort et g�n�ration, on ne d�m�lait que cela � travers l'argot sauvage dont les oreilles �taient assourdies. Les harangueurs, � la voix gr�le ou tonnante, avaient d'autres interrupteurs que leurs opposants : les petites chouettes noires du clo�tre sans moines et du clocher sans cloches s'�jouissaient aux fen�tres bris�es, en espoir du butin ; elles interrompaient les discours. On les rappelait d'abord � l'ordre par le tintamarre de l'impuissante sonnette ; mais ne cessant point leur criaillement, on leur tirait des coups de fusil pour leur faire faire silence ; elles tombaient palpitantes, bless�es et fatidiques, au milieu du Pand�monium. Des charpentes abattues, des bancs boiteux des stalles d�mantibul�es, des tron�ons de saints roul�s et pouss�s contre les murs, servaient de gradins aux spectateurs crott�s, poudreux, so�ls, suants, en carmagnole perc�e, la pique sur l'�paule ou les bras nus crois�s.

Les plus difformes de la bande obtenaient de pr�f�rence la parole. Les infirmit�s de l'�me et du corps ont jou� un r�le dans nos troubles : l'amour-propre en souffrance a fait de grands r�volutionnaires.

Marat et ses amis.

D'apr�s ces pr�s�ances de hideur, passait successivement, m�l�e aux fant�mes des Seize, une s�rie de t�tes de gorgones. L'ancien m�decin des gardes-du-corps du comte d'Artois, l'embryon suisse Marat, les pieds nus dans des sabots ou des souliers ferr�s, p�rorait le premier en vertu de ses incontestables droits. Nanti de l'office de fou � la cour du peuple, il s'�criait, avec une physionomie plate et ce demi-sourire d'une banalit� de politesse que l'ancienne �ducation mettait sur toutes les faces : " Peuple, il te faut couper deux cent soixante-dix mille t�tes ! " A ce Caligula de carrefour succ�dait le cordonnier ath�e, Chaumette. Celui-ci �tait suivi du procureur-g�n�ral de la lanterne , Camille Desmoulins, Cic�ron b�gue, conseiller public de meurtres, �puis� de d�bauches solitaire, l�ger r�publicain � calembours et � bons mots, diseur de gaudrioles de cimeti�re, lequel d�clara qu'aux massacres de septembre, tout s ' �tait pass� avec ordre . Il consentait � devenir Spartiate, pourvu qu'on laiss�t la fa�on du brouet noir au restaurateur M�ot.

Fouch�, accouru de Juilly et de Nantes, �tudiait le d�sastre sous ces docteurs : dans le cercle des b�tes f�roces attentives au bas de la chaire, il avait :l'air d'une hy�ne habill�e. Il haleinait les futures effluves du sang ; il humait d�j� l'encens, des processions � �nes et � bourreaux :, en attendant le jour ou, chass� du club d�s Jacobins, comme voleur, ath�e, assassin, il serait choisi pour ministre. Quand Marat �tait descendu de sa planche, ce Triboulet populaire devenait le jouet de ses ma�tres : ils lui donnaient des nasardes, lui marchaient sur les pieds ; le bousculaient avec des hu�es, ce qui ne l'emp�cha pas de devenir le chef de la multitude, de monter � l'horloge de l'h�tel-de-ville, d'y sonner le tocsin d'un massacre g�n�ral, et de triompher au tribunal r�volutionnaire.

Marat, comme le P�ch� de Milton, fut viol� par la Mort : Ch�nier fit son apoth�ose, David le peignit dans le bain rougi, on le compara au divin auteur de l'Evangile, on lui d�dia cette pri�re : " Coeur de J�sus, coeur de Marat, � sacr� coeur de J�sus, � sacr� coeur de Marat ! " Ce coeur de Marat eut pour ciboire une pyxide pr�cieuse du garde-meuble. On visitait dans un c�notaphe de gazon �lev� sur la place du Carrousel, le buste, la baignoire, la lampe et l'�critoire de la divinit�. Puis le vent tourna : l'immondice, vers�e de l'urne d'agate dans un autre vase, fut vid�e � l'�gout.

 

1 L 9 Chapitre 4

Londres, d'avril � septembre 1822.

Danton. - Camille Desmoulins. - Fabre d'Eglantine.

Les sc�nes des Cordeliers, dont je fus, trois ou quatre fois le t�moin, �taient domin�es et pr�sid�es par Danton, Hun � taille de Goth, � nez camus, � narines au vent, � m�plats coutur�s, � face de gendarme m�lang� de procureur lubrique et cruel. Dans la coque de son �glise, comme dans la carcasse des si�cles, Danton, avec ses trois furies m�les, Camille Desmoulins, Marat, Fabre d'Eglantine, organisa les assassinats de septembre. Billaud de Varennes proposa de mettre le feu aux prisons et de br�ler tout ce qui �tait dedans ; un autre Conventionnel opina pour qu'on noy�t tous les d�tenus ; Marat se d�clara pour un massacre g�n�ral. On implorait Danton pour les victimes : " Je me f... des prisonniers ", r�pondit-il. Auteur de la circulaire de la Commune, il invita les hommes libres � r�p�ter dans les d�partements l'�normit� perp�tr�e aux Carmes et � l'Abbaye.

Prenons garde � l'histoire : Sixte-Quint �gala pour le salut des hommes le d�vouement de Jacques Cl�ment au myst�re de l'Incarnation, comme on compara Marat au Sauveur du monde ; Charles IX �crivit aux gouverneurs des provinces d'imiter les massacres de la Saint Barth�l�my, comme Danton manda aux patriotes de copier les massacres de septembre. Les Jacobins �taient des plagiaires ; ils le furent encore en immolant Louis XVI � l'instar de Charles Ier. Comme des crimes se sont trouv�s m�l�s � un grand mouvement social, on s'est, tr�s mal � propos, figur� que ces crimes avaient produit les grandeurs de la R�volution, dont ils n'�taient que les affreux pastiches : d'une belle nature souffrante, des esprits passionn�s ou syst�matiques n'ont admir� que la convulsion.

Danton, plus franc que les Anglais, disait : " Nous ne jugerons pas le Roi, nous le tuerons. " Il disait aussi : " Ces pr�tres, ces nobles, ne sont point coupables, mais il faut qu'ils meurent, parce qu'ils sont hors de place, entravent le mouvement des choses et g�nent l'avenir. " Ces paroles, sous un semblant d'horrible profondeur, n'ont aucune �tendue de g�nie : car elles supposent que l'innocence n'est rien, et que l'ordre moral peut �tre retranch� de l'ordre politique sans le faire p�rir, ce qui est faux.

Danton n'avait pas la conviction des principes qu'il soutenait ; il ne s'�tait affubl� du manteau r�volutionnaire que pour arriver � la fortune. " Venez brailler avec nous ", conseillait-il � un jeune homme ; " quand vous vous serez enrichi, vous ferez ce que vous voudrez. " Il confessa que s'il ne s'�tait pas livr� � la cour, c'est qu'elle n'avait pas voulu l'acheter assez cher : effronterie d'une intelligence qui se conna�t et d'une corruption qui s'avoue � gueule b�e .

Inf�rieur, m�me en laideur, � Mirabeau dont il avait �t� l'agent, Danton fut sup�rieur Robespierre, sans avoir, ainsi que lui, donn� son nom � ses crimes. Il conservait le sens religieux : " Nous n'avons pas ", disait-il, " d�truit la superstition pour �tablir l'ath�isme. " Ses passions auraient pu �tre bonnes, par cela seul qu'elles �taient des passions. On doit faire la part du caract�re dans les actions des hommes : les coupables � imagination comme Danton semblent, en raison m�me de l'exag�ration de leurs dits et d�portements, plus pervers que les coupables de sang-froid, et dans le fait, ils le sont moins. Cette remarque s'applique encore au peuple : pris collectivement, le peuple est un po�te, auteur et acteur ardent de la pi�ce qu'il joue ou qu'on lui fait jouer. Ses exc�s ne sont pas tant l'instinct d'une cruaut� native que le dire d'une foule enivr�e de spectacles, surtout quand ils sont tragiques ; chose si vraie que, dans les horreurs populaires, il y a toujours quelque chose de superflu donn� au tableau et � l'�motion.

Danton fut attrap� au traquenard qu'il avait tendu. Il ne lui servit de rien de lancer des boulettes de pain au nez de ses juges, de r�pondre avec courage et noblesse, de faire h�siter le tribunal, de mettre en p�ril et en frayeur la Convention, de raisonner logiquement sur des forfaits par qui la puissance m�me de ses ennemis avait �t� cr��e, de s'�crier, saisi d'un st�rile repentir : " C'est moi qui ai fait instituer ce tribunal inf�me : j'en demande pardon � Dieu et aux hommes ! " phrase qui plus d'une fois a �t� pill�e. C'�tait avant d'�tre traduit au tribunal, qu'il fallait en d�clarer l'infamie.

Il ne restait � Danton qu'� se montrer aussi impitoyable � sa propre mort qu'il l'avait �t� � celle de ses victimes, qu'� dresser son front plus haut que le coutelas suspendu : c'est ce qu'il fit. Du th��tre de la Terreur, o� ses pieds se collaient dans le sang �paissi de la veille, apr�s avoir promen� un regard de m�pris et de domination sur la foule, il dit au bourreau : " Tu montreras ma t�te au peuple ; elle en vaut la peine. " Le chef de Danton demeura aux mains de l'ex�cuteur, tandis que l'ombre ac�phale alla se m�ler aux ombres d�capit�es de ses victimes : c'�tait encore de l'�galit�.

Le diacre et le sous-diacre de Danton, Camille Desmoulins et Fabre d'Eglantine, p�rirent de la m�me mani�re que leur pr�tre.

A l'�poque o� l'on faisait des pensions � la guillotine, o� l'on portait alternativement � la boutonni�re de sa carmagnole, en guise de fleur, une petite guillotine en or, ou un petit morceau de coeur de guillotin�, � l'�poque o� l'on vocif�rait : Vive l ' enfer ! o� l'on c�l�brait les joyeuses orgies du sang, de l'acier et de la rage, o� l'on trinquait au n�ant ; o� l'on dansait tout nu le chahut des tr�pass�s, pour n'avoir pas la peine de se d�shabiller en allant les rejoindre ; � cette �poque, il fallait, en fin de compte, arriver au dernier banquet � la derni�re fac�tie de la douleur. Desmoulins fut convi� au tribunal de Fouquier-Tinville : " Quel �ge as-tu ? " lui demanda le pr�sident. " L'�ge du sans-culotte J�sus ", r�pondit Camille bouffonnant. Une obsession vengeresse for�ait ces �gorgeurs de chr�tiens � confesser incessamment le nom du Christ.

Il serait injuste d'oublier que Camille Desmoulins osa braver Robespierre, et racheter par son courage ses �garements. Il donna le signal de la r�action contre la Terreur. Une jeune et charmante femme, pleine d'�nergie en le rendant capable d'amour, le rendit capable de vertu et de sacrifice. L'indignation inspira l'�loquence � l'intr�pide et grivoise ironie du tribun ; il assaillit d'un grand air les �chafauds qu'il avait aid� � �lever. Conformant sa conduite � ses paroles, il ne consentit point � son supplice ; il se colleta avec l'ex�cuteur dans le tombereau et n'arriva au bord du dernier gouffre qu'� moiti� d�chir�.

Fabre d'Eglantine, auteur d'une pi�ce qui restera, montra, tout au rebours de Desmoulins une insigne faiblesse. Jean Roseau, bourreau de Paris sous la Ligue, pendu pour avoir pr�t� son minist�re aux assassins du pr�sident Brisson, ne se pouvait r�soudre � la corde. Il para�t qu'on n'apprend pas � mourir en tuant les autres.

Les d�bats, aux Cordeliers, me constat�rent le fait d'une soci�t� dans le moment le plus rapide de sa transformation. J'avais vu l'Assembl�e constituante commencer le meurtre de la royaut�, en 1789 et 1790 ; je trouvai le cadavre encore tout chaud de la vieille monarchie, livr� en 1792 aux boyaudiers l�gislateurs : ils l'�ventraient et le diss�quaient dans les salles basses de leurs clubs, comme les hallebardiers d�pec�rent et br�l�rent le corps du Balafr� dans les souterrains du ch�teau de Blois.

De tous les hommes que je rappelle, Danton, Marat, Camille Desmoulins, Fabre d'Eglantine, Robespierre, pas un ne vit. Je les rencontrai un moment sur mon passage, entre une soci�t� naissante en Am�rique et une soci�t� mourante en Europe ; entre les for�ts du Nouveau Monde et les solitudes de l'exil : je n'avais pas compt� quelques mois sur le sol �tranger, que ces amants de la mort s'�taient d�j� �puis�s avec elle. A la distance o� je suis maintenant de leur apparition, il me semble, que descendu aux enfers dans ma jeunesse, j'ai un souvenir confus des larves que j'entrevis errantes au bord du Cocyte : elles compl�tent les songes vari�s de ma vie, et viennent se faire inscrire sur mes tablettes d'Outre-Tombe.

 

1 L 9 Chapitre 5

Londres, d'avril � septembre 1822.

Opinion de M. de Malesherbes sur l'�migration.

Ce me fut une grande satisfaction de retrouver M. de Malesherbes et de lui parler de mes anciens projets. Je rapportais les plans d'un second voyage qui devait durer neuf ans ; je n'avais � faire avant qu'un autre petit voyage en Allemagne : je courais � l'arm�e des Princes, je revenais en courant pourfendre la R�volution ; le tout �tant termin� en deux ou trois mois. Je hissais ma voile et retournais au Nouveau-Monde avec une r�volution de moins et un mariage de plus.

Et cependant, mon z�le surpassait ma foi ; je sentais que l'�migration �tait une sottise et une folie : " Pelaud� � toutes mains, dit Montaigne, aux Gibelins j'estois Guelfe, aux Guelfes Gibelin. " Mon peu de go�t pour la monarchie absolue, ne me laissait aucune illusion sur le parti que je prenais : je nourrissais des scrupules, et bien que r�solu de me sacrifier � l'honneur, je voulus avoir sur l'�migration l'opinion de M. de Malesherbes. Je le trouvai tr�s anim� : les crimes continu�s sous ses yeux avaient fait dispara�tre la tol�rance politique de l'ami de Rousseau ; entre la cause des victimes et celle des bourreaux, il n'h�sitait pas. Il croyait que tout valait mieux que l'ordre de choses alors existant ; il pensait dans mon cas particulier qu'un homme portant l'�p�e ne se pouvait dispenser de rejoindre les fr�res d'un Roi opprim� et livr� � ses ennemis. Il approuvait mon retour d'Am�rique et pressait mon fr�re de partir avec moi.

Je lui fis les objections ordinaires sur l'alliance des �trangers, sur les int�r�ts de la patrie, etc, etc. Il y r�pondit ; des raisonnements g�n�raux passant aux d�tails, il me cita des exemples embarrassants. Il me pr�senta les Guelfes et les Gibelins s'appuyant des troupes de l'empereur ou du pape ; en Angleterre, les barons se soulevant contre Jean-sans-Terre. Enfin, de nos jours, il citait la r�publique des Etats-Unis, implorant le secours de la France. " Ainsi, continuait M. de Malesherbes, les hommes les plus d�vou�s � la libert� et � la philosophie, les r�publicains et les protestants, ne se sont jamais crus coupables en empruntant une force qui p�t donner la victoire � leur opinion. Sans notre or, nos vaisseaux et nos soldats, le Nouveau-Monde serait-il aujourd'hui �mancip� ? Moi, Malesherbes, moi qui vous parle, n'ai-je pas re�u, en 1776, Franklin, lequel venait renouer les n�gociations de Silas Deane, et pourtant Franklin �tait-il un tra�tre ? La libert� am�ricaine �tait-elle moins honorable parce qu'elle a �t� assist�e par La Fayette et conquise par des grenadiers fran�ais ? Tout gouvernement qui, au lieu d'offrir, des garanties aux lois fondamentales de la soci�t�, transgresse lui-m�me les lois de l'�quit�, les r�gles de la justice, n'existe plus et rend l'homme � l'�tat de nature. Il est licite alors de se d�fendre comme on peut, de recourir aux moyens qui semblent les plus propres � renverser la tyrannie, � r�tablir les droits de chacun et de tous. "

Les principes du droit naturel, mis en avant par les plus grands publicistes, d�velopp�s par un homme tel que M. de Malesherbes, et appuy�s de nombreux exemples historiques, me frapp�rent sans me convaincre : je ne c�dai r�ellement qu'au mouvement de mon �ge, au point d'honneur. - J'ajouterai � ces exemples de M. de Malesherbes des exemples r�cents : pendant la guerre d'Espagne, en 1823, le parti r�publicain fran�ais est all� servir sous le drapeau des Cort�s, et ne s'est pas fait scrupule de porter les armes contre sa patrie ; les Polonais et les Italiens constitutionnels ont sollicit�, en 1830 et 1831, les secours de la France, et les Portugais de la charte ont envahi leur patrie avec l'argent et les soldats de l'�tranger. Nous avons deux poids et deux mesures : nous approuvons, pour une id�e, un syst�me, un int�r�t, un homme, ce que nous bl�mons pour une autre id�e, un autre syst�me, un autre int�r�t, un autre homme.

 

1 L 9 Chapitre 6

Londres, d'avril � septembre 1822.

Je joue et je perds. - Aventure du fiacre. - Madame Roland Barr�re � l'Ermitage. - Seconde F�d�ration du 14 juillet. - Pr�paratifs d'�migration.

Ces conversations entre moi et l'illustre d�fenseur du Roi avaient lieu chez ma belle-soeur : elle venait d'accoucher d'un second fils, dont M. de Malesherbes fut parrain, et auquel il donna son nom, Christian. J'assistai au bapt�me de cet enfant, qui ne devait voir son p�re et sa m�re qu'� l'�ge o� la vie n'a point de souvenir, et appara�t de loin comme un songe imm�morable. Les pr�paratifs de mon d�part tra�n�rent. On avait cru me faire faire un riche mariage : il se trouva que la fortune de ma femme �tait en rentes sur le clerg� ; la nation se chargea de les payer � sa fa�on. Madame de Chateaubriand avait de plus, du consentement de ses tuteurs, pr�t� l'inscription d'une forte partie de ces rentes � sa soeur la comtesse du Plessis-Parscau, �migr�e. L'argent manquait donc toujours ; il en fallut emprunter.

Un notaire nous procura dix mille francs : je les apportais en assignats chez moi, cul-de-sac F�rou, lorsque je rencontrai, rue de Richelieu, un de mes anciens camarades au r�giment de Navarre, le comte Achard. Il �tait grand joueur ; il me proposa d'aller aux salons de M... o� nous pourrions causer : le diable me pousse ; je monte, je joue, le perds tout, sauf quinze cents francs, avec lesquels, plein de remords et de confusion, je grimpe dans la premi�re voiture venue. Je n'avais jamais jou� : le jeu produisit sur moi une esp�ce d'enivrement douloureux ; si cette passion m'e�t atteint, elle m'aurait renvers� la cervelle. L'esprit � moiti� �gar�, je quitte la voiture � Saint-Sulpice, et j'oublie mon portefeuille renfermant l'�cornure de mon tr�sor. Je cours chez moi et je raconte que j'ai laiss� les dix mille francs dans un fiacre.

Je sors, je descends la rue Dauphine, je traverse le Pont-Neuf, non sans avoir envie de me jeter � l'eau ; je vais sur la place du Palais-Royal, o� j'avais pris le malencontreux cabas. J'interroge les Savoyards qui donnent � boire aux rosses, je d�peins mon �quipage, on m'indique au hasard un num�ro. Le commissaire de police du quartier m'apprend que ce num�ro appartient � un loueur de carrosses demeurant au haut du faubourg Saint-Denis. Je me rends � la maison de cet homme ; je demeure toute la nuit dans l'�curie, attendant le retour des fiacres : il en arrive successivement un grand nombre qui ne sont pas le mien ; enfin, � deux heures du matin, je vois entrer mon char. A peine eus-je le temps de reconna�tre mes deux coursiers blancs, que les pauvres b�tes, �reint�es se laiss�rent choir sur la paille, raides, le ventre ballonn� les jambes tendues comme si elles �taient mortes.

Le cocher se souvint de m'avoir men�. Apr�s moi, il avait charg� un citoyen qui s'�tait fait descendre aux Jacobins ; apr�s le citoyen, une dame qu'il avait conduite rue de Cl�ry, n� 13 ; apr�s cette dame, un monsieur qu'il avait d�pos� aux R�collets, rue Saint-Martin. Je promets pour boire au cocher, et me voil�, sit�t que le jour fut venu, proc�dant � la d�couverte de mes quinze cents francs, comme � la recherche du passage du nord-ouest. Il me paraissait clair que le citoyen des Jacobins les avait confisqu�s du droit de sa souverainet�. La demoiselle de la rue de Cl�ry affirma n'avoir rien vu dans le fiacre. J'arrive � la troisi�me station, sans aucune esp�rance le cocher donne, tant bien que mal le signalement du monsieur qu'il a voitur�. Le portier s'�crie : " C'est le P�re tel ! " Il me conduit, � travers les corridors et les appartements abandonn�s, chez un r�collet rest� seul pour inventorier les meubles de son couvent. Ce religieux, en redingote poudreuse, sur un amas de ruines �coute le r�cit que je lui fais. " Etes-vous ", me dit-il " le chevalier de Chateaubriand ? - Oui ", r�pondis-je " Voil� votre portefeuille ", r�pliqua-t-il " je vous l'aurais port� apr�s mon travail ; j'y avais trouv� votre adresse. " Ce fut ce moine chass� et d�pouill�, occup� � compter consciencieusement pour ses proscripteurs les reliques de son clo�tre, qui me rendit les quinte cents francs avec lesquels j'allais m'acheminer vers l'exil. Faute de cette petite somme, je n'aurais pas �migr� : que serais- je devenu ? toute ma. vie �tait chang�e. Si je faisais aujourd'hui un pas pour retrouver un million, je veux �tre pendu.

Ceci se passait le 16 juin 1792.

Fid�le � mes instincts, j'�tais revenu d'Am�rique pour offrir mon �p�e � Louis XVI, non pour m'associer � des intrigues de parti. Le licenciement de la nouvelle garde du Roi, dans laquelle se trouvait Murat ; les minist�res successifs, de Roland, de Dumouriez, de Duport du Tertre ; les petites conspirations de cour, ou les grands soul�vements populaires, ne m'inspiraient qu'ennui et m�pris. J'entendais beaucoup parler de madame Roland, que je ne vis point ; ses M�moires prouvent qu'elle poss�dait une force d'esprit extraordinaire. On la disait fort agr�able ; reste � savoir si elle l'�tait assez pour faire supporter � ce point le cynisme des vertus hors nature. Certes, la femme qui, au pied de la guillotine, demandait une plume et de l'encre afin d'�crire les derniers moments de son voyage, de consigner les d�couvertes qu'elle avait faites dans son trajet de la Conciergerie � la place de la R�volution, une telle femme montre une pr�occupation d'avenir, un d�dain de la vie dont il y a peu d'exemples. Madame Roland avait du caract�re plut�t que du g�nie : le premier peut donner le second, le second ne peut donner le premier.

Le 19 juin, j'�tais all� � la vall�e de Montmorency, visiter l'Ermitage de J.-J. Rousseau : non que je me plusse au souvenir de madame d'Epinay et de cette soci�t� factice et d�prav�e ; mais je voulais dire adieu � la solitude d'un homme antipathique par ses moeurs � mes moeurs, bien que dou� d'un talent dont les accents remuaient ma jeunesse. Le lendemain, 20 juin, j'�tais encore � l'Ermitage ; j'y rencontrai deux hommes qui se promenaient comme moi dans ce lieu d�sert pendant le jour fatal de la monarchie, indiff�rents qu'ils �taient ou qu'ils seraient, pensais-je, aux affaires du monde : l'un �tait M. Maret, de l'empire ; l'autre, M. Barr�re, de la R�publique. Le gentil Barr�re �tait venu, loin du bruit, dans sa philosophie sentimentale, conter des fleurettes r�volutionnaires � l'ombre de Julie. Le troubadour de la guillotine, sur le rapport duquel la Convention d�cr�ta que la Terreur �tait � l ' ordre du jour , �chappa � cette Terreur en se cachant dans le panier aux t�tes ; du fond du baquet de sang, sous l'�chafaud, on l'entendait seulement croasser la mort ! Barr�re �tait de l'esp�ce de ces tigres qu'Open fait na�tre du souffle l�ger du vent : Z�phyr v� Favoni aura .

Ginguen�, Chamfort, mes anciens amis les gens de lettres, �taient charm�s de la journ�e du 20 juin. Laharpe continuant ses le�ons au Lyc�e, criait d'une voix de Stentor : " Insens�s ! vous r�pondiez � toutes les repr�sentations du peuple : Les ba�onnettes ! les ba�onnettes ! Eh bien ! les voil� les ba�onnettes ! " Quoique mon voyage en Am�rique m'e�t rendu un personnage moins insignifiant, je ne me pouvais �lever � une si grande hauteur de principes et d'�loquence. Fontanes courait des dangers par ses anciennes liaisons avec la Soci�t� monarchique . Mon fr�re faisait partie d'un club d' enrag�s . Les Prussiens marchaient en vertu d'une convention des cabinets de Vienne et de Berlin ; d�j� une affaire assez chaude avait eu lieu entre les Fran�ais et les Autrichiens, du c�t� de Mons. Il �tait plus que temps de prendre une d�termination.

Mon fr�re et moi, nous nous procur�mes de faux passeports pour Lille : nous �tions deux marchands de vin, gardes nationaux de Paris, dont nous portions l'uniforme, nous proposant de soumissionner les fournitures pour l'arm�e. Le valet de chambre de mon fr�re, Louis Poullain, appel� Saint-Louis, voyageait sous son propre nom : bien que de Lamballe, en Basse-Bretagne, il allait voir ses parents en Flandre. Le jour de notre �migration fut fix� au 15 de juillet, lendemain de la seconde f�d�ration. Nous pass�mes le 14 dans les jardins de Tivoli, avec la famille de Rosambo, mes soeurs et ma femme. Tivoli appartenait � M. Boutin, dont la fille avait �pous� M. de Malesherbes. Vers la fin de la journ�e, nous v�mes errer � la d�bandade bon nombre f�d�r�s, sur les chapeaux desquels �tait �crit � la craie : " Portion, ou la mort ! " Tivoli, point de d�part de mon exil, devait devenir un rendez-vous de jeux et de f�tes. Nos parents se s�par�rent de nous sans tristesse ; ils �taient persuad�s que nous faisions un voyage d'agr�ment. Mes quinze cents francs retrouv�s semblaient un tr�sor suffisant pour me ramener triomphant � Paris.

 

1 L 9 Chapitre 7

Londres, d'avril � septembre 1822.

J'�migre avec mon fr�re. - Aventure de Saint-Louis. - Nous passons la fronti�re.

Le 15 juillet � six heures du matin, nous mont�mes en diligence : nous avions arr�t� nos places dans le cabriolet aupr�s du conducteur ; le valet de chambre que nous �tions cens�s ne pas conna�tre, s'enfourna dans le carrosse, avec les autres voyageurs. Saint-Louis �tait somnambule ; il allait la nuit chercher son ma�tre dans Paris, les yeux ouverts, mais parfaitement endormi. Il d�shabillait mon fr�re, le mettait au lit, toujours dormant, r�pondant � tout ce qu'on lui disait pendant ses attaques : " Je sais, je sais ", ne s'�veillant que quand on lui jetait de l'eau froide au visage ; homme d'une quarantaine d'ann�es, haut de pr�s de six pieds, et aussi laid qu'il �tait grand. Ce pauvre gar�on, tr�s-respectueux, n'avait jamais servi d'autre ma�tre que mon fr�re ; il fut tout troubl�, lorsqu'au souper, il lui fallut s'asseoir � la table avec nous. Les voyageurs, fort patriotes, parlant d'accrocher les aristocrates � la lanterne, augmentaient sa frayeur. L'id�e qu'au bout de tout cela, il serait oblig� de passer � travers l'arm�e autrichienne, pour s'aller battre � l'arm�e des Princes, acheva de d�ranger son cerveau. Il but beaucoup et remonta dans la diligence ; nous rentr�mes dans le coup�.

Au milieu de la nuit nous entendons les voyageurs crier, la t�te � la porti�re : " Arr�tez, postillon, arr�tez ! " on arr�te, la porti�re de la diligence s'ouvre, et aussit�t des voix de femmes et d'hommes : " Descendez, citoyen, descendez ! on n'y tient pas, descendez, cochon ! c'est un brigand ! descendez, descendez ! " Nous descendons aussi. Nous voyons Saint-Louis bouscul�, jet� en bas du coche, se relevant, promenant ses yeux ouverts et endormis autour de lui, se mettant � fuir � toutes jambes sans chapeau, du c�t� de Paris. Nous ne le pouvions r�clamer car nous nous serions trahis ; il le fallut abandonner � sa destin�e. Pris et appr�hend� au premier village, il d�clara qu'il �tait le domestique de M. le comte de Chateaubriand, et qu'il demeurait � Paris, rue de Bondy. La mar�chauss�e le conduisit de brigade en brigade chez le pr�sident de Rosambo : les d�positions de ce malheureux homme servirent � prouver notre �migration, et � envoyer mon fr�re et ma belle-soeur � l'�chafaud.

Le lendemain, au d�jeuner de la diligence, il fallut �couter vingt fois toute l'histoire : " Cet homme avait l'imagination troubl�e ; il r�vait tout haut ; il disait des choses �tranges ; c'�tait sans doute un conspirateur, un assassin qui fuyait la justice. " Les citoyennes bien �lev�es rougissaient en agitant de grands �ventails de papier vert � la Constitution . Nous reconn�mes ais�ment dans ces r�cits les effets du somnambulisme, de la peur et du vin.

Arriv�s � Lille, nous cherch�mes la personne qui nous devait mener au-del� de la fronti�re. L'�migration avait ses agents de salut qui devinrent, par le r�sultat, des agents de perdition. Le parti monarchique �tait encore puissant, la question non d�cid�e ; les faibles et les poltrons servaient, en attendant l'�v�nement.

Nous sort�mes de Lille avant la fermeture des portes : nous nous arr�t�mes dans une maison �cart�e, et nous ne nous m�mes en route qu'� dix heures du soir lorsque la nuit fut tout � fait close ; nous ne portions rien avec nous ; nous avions une petite canne � la main ; il n'y avait pas plus d'un an que je suivais ainsi mon Hollandais dans les for�ts am�ricaines.

Nous travers�mes des bl�s parmi lesquels serpentaient des sentiers � peine trac�s. Les patrouilles fran�aises et autrichiennes battaient la campagne ; nous pouvions tomber dans les unes et dans les autres, ou nous trouver sous le pistolet d'une vedette. Nous entrev�mes de loin des cavaliers isol�s, immobiles et l'arme au poing ; nous ou�mes des pas de chevaux dans des chemins creux, en mettant l'oreille � terre, nous entend�mes le bruit r�gulier d'une marche d'infanterie. Apr�s trois heures d'une route tant�t faite en courant, tant�t lentement sur la pointe du pied, nous arriv�mes au carrefour d'un bois o� quelques rossignols chantaient en tardivit�. Une compagnie de hulans qui se tenait derri�re une haie fondit sur nous le sabre haut. Nous cri�mes : " Officiers qui vont rejoindre les Princes ! " Nous demand�mes � �tre conduits � Tournay, d�clarant �tre en mesure de nous faire reconna�tre. Le commandant du poste nous pla�a entre ses cavaliers et nous emmena.

Quand le jour fut venu, les hulans aper�urent nos uniformes de gardes nationaux sous nos redingotes, et insult�rent les couleurs que la France allait faire porter � l'Europe vassale.

Dans le Tournaisis, royaume primitif des Franks, Clovis r�sida pendant les premi�res ann�es de son r�gne : il partit de Tournay avec ses compagnons, appel� qu'il �tait � la conqu�te des Gaules : " Les armes attir�rent � elles tous les droits ", dit Tacite. Dans cette ville d'o� sortit en 486 le premier roi de la premi�re race, pour former sa longue et puissante monarchie, j'ai pass� en 1792 pour aller rejoindre les princes de la troisi�me race sur le sol �tranger, et j'y repassai en 1814, lorsque le dernier roi des Fran�ais abandonnait le royaume du premier roi des Franks : omnia migrant .

Arriv� � Tournay, je laissai mon fr�re se d�battre avec les autorit�s, et sous la garde d'un soldat je visitai la cath�drale. Jadis Odon d'Orl�ans, scolastique de cette cath�drale, assis pendant la nuit devant le portail de l'�glise, enseignait � ses disciples le cours des astres, leur montrant du doigt la voie lact�e et les �toiles. J'aurais mieux aim� trouver � Tournay ce na�f astronome du onzi�me si�cle que des Pandours. Je me plais � ces temps o� les chroniques m'apprennent, sous l'an 1049, qu'en Normandie un homme avait �t� m�tamorphos� en �ne : c'est ce qui pensa m'arriver � moi-m�me, comme on l'a vu, chez les demoiselles Couppart, mes ma�tresses de lecture. Hildebert, en 1114, a remarqu� une fille des oreilles de laquelle sortaient des �pis de bl� : c'�tait peut-�tre C�r�s. La Meuse, que j'allais bient�t traverser fut suspendue en l'air l'ann�e 1118, t�moins Guillaume de Nangis et Alb�ric. Rigord assure que l'an 1194, entre Compi�gne et Clermont en Beauvoisis, il tomba une gr�le entrem�l�e de corbeaux qui portaient des charbons et mettaient le feu. Si la temp�te, comme nous l'assure Gervais de Tilbury, ne pouvait �teindre une chandelle sur la fen�tre du prieur� de Saint-Michel de Camissa, par lui nous savons aussi qu'il y avait dans le dioc�se d'Uz�s une belle et pure fontaine, laquelle changeait de place lorsqu'on y jetait quelque chose de sale : les consciences d'aujourd'hui ne se d�rangent pas pour si peu. - Lecteur,. je ne perds pas de temps ; je bavarde avec toi pour te faire prendre patience en attendant mon fr�re qui n�gocie : le voici ; il revient apr�s s'�tre expliqu�, � la satisfaction du commandant autrichien. Il nous est permis de nous rendre � Bruxelles, exil achet� par trop de soin.

 

1 L 9 Chapitre 8

Londres, d'avril � septembre 1822.

Bruxelles. - D�ner chez le baron de Breteuil. - Rivarol. - D�part pour l'arm�e des princes. - Route. - Rencontre de l'arm�e prussienne. - J'arrive � Tr�ve.

Bruxelles �tait le quartier-g�n�ral de la haute �migration : les femmes les plus �l�gantes de Paris et les hommes les plus � la mode, ceux qui ne pouvaient marcher que comme aides-de-camp, attendaient dans les plaisirs le moment de la victoire. Ils avaient de beaux uniformes tout neufs : ils paradaient de toute la rigueur de leur l�g�ret�. Des sommes consid�rables qui les auraient pu faire vivre pendant quelques ann�es, ils les mang�rent en quelques jours : ce n'�tait pas la peine d'�conomiser, puisqu'on serait incessamment � Paris... Ces brillants chevaliers se pr�paraient par les succ�s de l'amour � la gloire, au rebours de l'ancienne chevalerie. Ils nous regardaient d�daigneusement cheminer � pied, le sac sur le dos, nous, petits gentilshommes de province, ou pauvres officiers devenus soldats. Ces Hercules filaient aux pieds de leurs Omphales les quenouilles qu'ils nous avaient envoy�es et que nous leur remettions en passant, nous contentant de nos �p�es.

Je trouvai � Bruxelles mon petit bagage, arriv� en fraude avant moi : il consistait dans mon uniforme du r�giment de Navarre, dans un peu de linge et dans mes pr�cieuses paperasses, dont je ne pouvais me s�parer.

Je fus invit� � d�ner avec mon fr�re chez le baron de Breteuil ; j'y rencontrai la baronne de Montmorency, alors jeune et belle, et qui meurt en ce moment ; des �v�ques martyrs, � soutane de moire et � croix d'or ; de jeunes magistrats transform�s en colonels hongrois, et Rivarol que je n'ai vu que cette unique fois dans ma vie. On ne l'avait point nomm� ; je fus frapp� du langage d'un homme qui p�rorait seul et se faisait �couter avec quelque droit comme un oracle. L'esprit de Rivarol nuisait � son talent, sa parole � sa plume. Il disait, � propos des r�volutions : " Le premier coup porte sur le Dieu, le second ne frappe plus qu'un marbre insensible. " J'avais repris l'habit d'un mesquin sous-lieutenant-d'infanterie ; je devais partir en sortant du d�ner et mon havresac �tait derri�re la porte. J'�tais encore bronz� par le soleil d'Am�rique et l'air de la mer ; je portais les cheveux plats et noirs. Ma figure et mon silence g�naient Rivarol ; le baron de Breteuil, s'apercevant de sa curiosit� inqui�te, le satisfit : " D'o� vient votre fr�re le chevalier ? " dit-il � mon fr�re. Je r�pondis : " De Niagara. " Rivarol s'�cria : " De la cataracte ! " Je me tus. Il hasarda un commencement de question : " Monsieur va... ? - O� l'on se bat ", interrompis-je. On se leva de table.

Cette �migration fate m'�tait odieuse ; j'avais h�te de voir mes pairs, des �migr�s comme moi, � six cents livres de rentes. Nous �tions bien stupides, sans doute, mais du moins nous avions notre rapi�re au vent et si nous eussions obtenu des succ�s, ce n'est pas nous qui aurions profit� de la victoire.

Mon fr�re resta � Bruxelles, aupr�s du baron de Montboissier dont il devint l'aide de camp ; je partis seul pour Coblentz.

Rien de plus historique que le chemin que je suivis ; il rappelait partout quelques souvenirs ou quelques grandeurs de la France. Je traversai Li�ge, une de ces r�publiques municipales, qui tant de fois se soulev�rent contre leurs �v�ques ou contre les comtes de Flandre. Louis XI, alli� des Li�geois, fut oblig� d'assister au sac de leur ville, pour �chapper � sa ridicule prison de P�ronne.

J'allais rejoindre et faire partie de ces hommes de guerre qui mettent leur gloire � de pareilles choses. En 1792, les relations entre Li�ge et la France �taient plus paisibles : l'abb� de Saint-Hubert �tait oblig� d'envoyer tous les ans deux chiens de chasse aux successeurs du roi Dagobert.

A Aix-la-Chapelle, autre don, mais de la part de la France : le drap mortuaire qui servait � l'enterrement d'un monarque tr�s-chr�tien �tait envoy� au tombeau de Charlemagne, comme un drapeau-lige au fief dominant. Nos Rois pr�taient ainsi foi et hommage, en prenant possession de l'h�ritage de l'Eternit� ; ils juraient, entre les genoux de la mort, leur dame, qu'ils lui seraient fid�les, apr�s lui avoir donn� le baiser f�odal sur la bouche. Du reste, c'�tait la seule suzerainet� dont la France se reconn�t vassale. La cath�drale d'Aix-la Chapelle fut b�tie par Karl-le-Grand et consacr�e par L�on III. Deux pr�lats, ayant manqu� � la c�r�monie, ils furent remplac�s par deux �v�ques de Ma�stricht, depuis longtemps d�c�d�s, et qui ressuscit�rent expr�s. Charlemagne, ayant perdu une belle ma�tresse, pressait son corps dans ses bras et ne s'en voulait point s�parer. On attribua cette passion � un charme : la jeune morte examin�e, une petite perle se trouva sous sa langue. La perle fut jet�e dans un marais ; Charlemagne, amoureux fou de ce marais, ordonna de le combler, il y b�tit un palais et une �glise, pour passer sa vie dans l'un et sa mort dans l'autre. Les autorit�s sont ici l'archev�que Turpin et P�trarque.

A Cologne, j'admirai la cath�drale : si elle �tait achev�e, ce serait le plus beau monument gothique de l'Europe. Les moines �taient les peintres, les sculpteurs, les architectes et les ma�ons de leurs basiliques ; ils se glorifiaient du titre de ma�tre-ma�on, caementarius .

Il est curieux d'entendre aujourd'hui d'ignorants philosophes et des d�mocrates bavards crier contre les religieux, comme si ces prol�taires enfroqu�s, ces ordres mendiants � qui nous devons presque tout, avaient �t� des gentilshommes.

Cologne me remit en m�moire Caligula et Saint Bruno : j'ai vu le reste des digues du premier � Ba�es, et la cellule abandonn�e du second � la Grande-Chartreuse.

Je remontai le Rhin jusqu'� Coblentz (Confluentia) . L'arm�e des Princes n'y �tait plus. Je traversai ces royaumes vides inania regna ; je vis cette belle vall�e du Rhin, le Temp� des muses barbares, o� des chevalier apparaissaient autour des ruines de leurs ch�teaux, o� l'on entend la nuit des bruits d'armes, quand la guerre doit survenir.

Entre Coblentz et Tr�ves, je tombai dans l'arm�e prussienne : je filais le long de la colonne, lorsque, arriv� � la hauteur des gardes, je m'aper�us qu'ils marchaient en bataille avec du canon en ligne ; le roi et le duc de Brunswick occupaient le centre du carr�, compos� des vieux grenadiers de Fr�d�ric. Mon uniforme blanc attira les yeux du roi ; il me fit appeler : le duc de Brunswick et lui mirent le chapeau � la main, et salu�rent l'ancienne arm�e fran�aise dans ma personne. Ils me demand�rent mon nom, celui de mon r�giment, le lieu o� j'allais rejoindre les Princes. Cet accueil militaire me toucha : je r�pondis avec �motion qu'ayant appris en Am�rique le malheur de mon Roi, j'�tais revenu pour verser mon sang � son service. Les officiers et g�n�raux qui environnaient Fr�d�ric-Guillaume firent un mouvement approbatif et le monarque prussien me dit : " Monsieur, on reconna�t toujours les sentiments de la noblesse fran�aise. " Il �ta de nouveau son chapeau, resta d�couvert et arr�t�, jusqu'� ce que j'eusse disparu derri�re la masse des grenadiers. On crie maintenant contre les �migr�s ; ce sont des tigres qui d�chiraient le sein de leur m�re ; � l'�poque dont je parle, on s'en tenait aux vieux exemples, et l'honneur comptait autant que la patrie. En 1792, la fid�lit� au serment passait encore pour un devoir ; aujourd'hui, elle est devenue si rare qu'elle est regard�e comme une vertu.

Une sc�ne �trange, qui s'�tait d�j� r�p�t�e pour d'autres que moi, faillit me faire rebrousser chemin. On ne voulait pas m'admettre � Tr�ves, o� l'arm�e des Princes �tait parvenue : " J'�tais un de ces hommes qui attendent l'�v�nement pour se d�cider. Il y avait trois ans que j'aurais d� �tre au cantonnement ; j'arrivais quand la victoire �tait assur�e. On n'avait pas besoin de moi ; on n'avait d�j� que trop de ces braves apr�s combat. Tous les jours, des escadrons de cavalerie d�sertaient ; l'artillerie m�me passait en masse et si cela continuait, on ne saurait que faire de ces gens-l�. "

Prodigieuse illusion des partis !

Je rencontrai mon cousin Armand de Chateaubriand : il me prit sous sa protection, assembla les Bretons et plaida, ma cause. On me fit venir ; je m'expliquai : je dis que j'arrivais, de l'Am�rique pour avoir l'honneur de servir avec mes camarades ; que la campagne �tait ouverte, non commenc�e, de sorte que j'�tais encore � temps pour le premier feu ; qu'au surplus, je me retirerais, si on l'exigeait, mais apr�s avoir obtenu raison d'une insulte non m�rit�e. L'affaire s'arrangea : comme j'�tais bon enfant, les rangs s'ouvrirent pour me recevoir et je n'eus plus que l'embarras du choix.

 

1 L 9 Chapitre 9

Arm�e des Princes. - Amphith��tre romain. - Atala . - Les chemises de Henri IV.

L'arm�e des Princes �tait compos�e de gentilshommes, class�s par provinces et servant en qualit� de simples soldats : la noblesse remontait � son origine et � l'origine de la monarchie, au moment m�me o� cette noblesse et cette monarchie finissaient, comme un vieillard retourne � l'enfance. Il y avait en outre des brigades d'officiers �migr�s de divers r�giments, �galement redevenus soldats : de ce nombre �taient mes camarades de Navarre, conduits par leur colonel, le marquis de Mortemart. Je fus bien tent� de m'enr�ler avec La Martini�re, d�t-il encore �tre amoureux ; mais le patriotisme armoricain l'emporta. Je m'engageai dans la septi�me compagnie bretonne, que commandait M. de Gouyon-Miniac. La noblesse de ma province avait fourni sept compagnies. On en comptait une huiti�me de jeunes gens du tiers-�tat : l'uniforme gris-de-fer de cette derni�re compagnie diff�rait de celui des sept autres, couleur bleu-de-roi avec retroussis � l'hermine. Des hommes attach�s � la m�me cause et expos�s aux m�mes dangers perp�tuaient leurs in�galit�s politiques par des signalements odieux : les vrais h�ros �taient les soldats pl�b�iens, puisqu'aucun int�r�t personnel ne se m�lait � leur sacrifice.

D�nombrement de notre petite arm�e :

Infanterie de soldats nobles et d'officiers ; quatre compagnies de d�serteurs, habill�s des diff�rents uniformes des r�giments dont ils provenaient ; une compagnie d'artillerie ; quelques officiers du g�nie, avec quelques canons, obusiers et mortiers de divers calibres (l'artillerie et le g�nie, qui embrass�rent presqu'en entier la cause de la R�volution, en firent le succ�s au dehors). Une tr�s belle cavalerie de carabiniers allemands, de mousquetaires sous les ordres du vieux comte de Montmorin, d'officiers de la marine de Brest, de Rochefort et de Toulon appuyait notre infanterie. L'�migration g�n�rale de ces derniers officiers, replongea la France maritime dans cette faiblesse dont Louis XVI l'avait retir�e. Jamais, depuis Duquesne et Tourville, nos escadres ne s'�taient montr�es avec plus de gloire. Mes camarades �taient dans la joie ; moi j'avais les larmes aux yeux, quand je voyais passer ces dragons de l'Oc�an, qui ne conduisaient plus les vaisseaux avec lesquels ils humili�rent les Anglais et d�livr�rent l'Am�rique. Au lieu d'aller chercher des continents nouveaux pour les l�guer � la France, ces compagnons de La P�rouse s'enfon�aient dans les boues de l'Allemagne. Ils montaient le cheval consacr� � Neptune ; mais ils avaient chang� d'�l�ment, et la terre n'�tait pas � eux. En vain leur commandant portait � leur t�te le pavillon d�chir� de la Belle-Poule , sainte relique du drapeau blanc aux lambeaux duquel pendait encore l'honneur, mais d'o� �tait tomb�e la victoire.

Nous avions des tentes ; du reste nous manquions de tout. Nos fusils, de manufacture allemande armes de rebut, d'une pesanteur effrayante, nous cassaient l'�paule, et souvent n'�taient pas en �tat de tirer. J'ai fait toute la campagne avec un de ces mousquets dont le chien ne s'abattait pas.

Nous demeur�mes deux jours � Tr�ves. Ce me fut un grand plaisir de voir des ruines romaines, apr�s avoir vu les ruines sans nom de l'Ohio, de visiter cette ville si souvent saccag�e, dont Salvien disait : " Fugitifs de Tr�ves, vous demandez aux Empereurs o� est le th��tre et le cirque : que ne demandez-vous o� est la ville, o� est le peuple ? " Theatra igitur quaeritis, circum a principibus postulatis ? cui, quaeso, statui, cui populo, cui civitati ?

Fugitifs de France, o� �tait le peuple pour qui nous voulions r�tablir les monuments de saint Louis ?

Je m'asseyais, avec mon fusil, au milieu des ruines ; je tirais de mon havresac le manuscrit de mon voyage en Am�rique ; j'en d�posais les pages s�par�es sur l'herbe autour de moi, je relisais et corrigeais une description de for�t, un passage d' Atala , dans les d�combres d'un amphith��tre romain, me pr�parant ainsi � conqu�rir la France. Puis, je serrais mon tr�sor dont le poids, m�l� � celui de mes chemises, de ma capote, de mon bidon de fer-blanc, de ma bouteille cliss�e [clisser : mettre des clisses (Petites claies d'osier, de jonc.), garnir, rev�tir de clisses. Ex. rev�tir une bouteille avec des brins d'osier choisis pour cet usage.] et de mon petit Hom�re, me faisait cracher le sang. J'essayais de fourrer Atala avec mes inutiles cartouches dans ma giberne ; mes camarades se moquaient de moi, et arrachaient les feuilles d�bordantes des deux c�t�s du couvercle de cuir. La Providence vint � mon secours : une nuit, ayant couch� dans un grenier � foin, je ne trouvai plus mes chemises dans mon sac � mon r�veil ; on avait laiss� les paperasses. Je b�nis Dieu : cet accident, en assurant ma gloire, me sauva la vie, car les soixante livres qui gisaient entre mes deux �paules m'auraient rendu poitrinaire. " Combien ai-je de chemises ? " disait Henri IV � son valet de chambre. " Une douzaine, Sire, encore y en a-t-il de d�chir�es. - Et de mouchoirs, est-ce pas huit que j'ai ? - Il n'y en a pour cette heure que cinq. " Le B�arnais gagna la bataille d'Ivry sans chemises ; je n'ai pu rendre son royaume � ses enfants en perdant les miennes.

 

1 L 9 Chapitre 10

Londres, d'avril � septembre 1822.

Vie de soldat. - Derni�re repr�sentation de l'ancienne France militaire.

L'ordre arriva de marcher sur Thionville. Nous faisions cinq � six lieues par jour. Le temps �tait affreux ; nous cheminions au milieu de la pluie et de la fange, en chantant : O Richard ! � mon roi ! o� Pauvre Jacques ! Arriv�s � l'endroit du campement,.n'ayant ni fourgons, ni vivres, nous allions avec des �nes, qui suivaient la colonne comme une caravane arabe, chercher de quoi manger dans les fermes et les villages. Nous payions tr�s scrupuleusement ; je subis n�anmoins une faction correctionnelle, pour avoir pris, sans y penser, deux poires dans le jardin d'un ch�teau. " Un grand clocher, une grande rivi�re et un grand seigneur dit le proverbe, sont de mauvais voisins. "

Nous plantions au hasard nos tentes, dont nous �tions sans cesse oblig�s de battre la toile afin d'en �largir les fils et d'emp�cher l'eau de la traverser. Nous �tions dix soldats par tente, chacun � son tour �tait charg� du soin de la cuisine : celui-ci allait � la viande, celui-ci au pain, celui-ci au bois, celui-ci � la paille. Je faisais la soupe � merveille ; j'en recevais de grands compliments, surtout quand je m�lais � la ratatouille du lait et des choux, � la mode de Bretagne. J'avais appris chez les Iroquois � braver la. fum�e, de sorte que je me comportais bien autour de mon feu de branches vertes et mouill�es. Cette vie de soldat est tr�s amusante ; je me croyais encore parmi les Indiens. En mangeant notre gamelle sous la tente, mes camarades me demandaient des histoires de mes voyages ; ils me les payaient en beaux contes ; nous mentions tous comme un caporal au cabaret avec un conscrit qui paye l'�cot.

Une chose me fatiguait, c'�tait de laver mon linge ; il le fallait, et souvent : car les obligeants voleurs ne m'avaient laiss� qu'une chemise emprunt�e � mon cousin Armand, et celle que je portais sur moi. Lorsque je savonnais mes chausses, mes mouchoirs et ma chemise au bord d'un ruisseau, la t�te en bas et les reins en l'air, il me prenait des �tourdissements ; le mouvement des bras me causait une douleur insupportable � la poitrine. J'�tais oblig� de m'asseoir parmi les pr�les et les cressons, et au milieu du mouvement de la guerre, je m'amusais � voir couler l'eau paisible. Lope de Vega fait laver le bandeau de l'Amour par une berg�re ; cette berg�re m'e�t �t� bien utile pour un petit turban de toile de bouleau que j'avais re�u de mes Floridiennes.

Une arm�e est ordinairement compos�e de soldats � peu pr�s du m�me �ge, de la m�me :taille, de la m�me force. Bien diff�rente �tait la n�tre, assemblage confus d'hommes faits, de vieillards, d'enfants descendus de leurs colombiers, jargonnant normand, breton, picard, auvergnat, gascon, proven�al, languedocien. Un p�re servait avec ses fils, un beau-p�re avec son gendre, un oncle avec ses neveux, un fr�re avec un fr�re, un cousin avec un cousin. Cet arri�re-ban, tout ridicule qu'il paraissait avait quelque chose d'honorable et de touchant parce qu'il �tait anim� de convictions sinc�res ; il offrait le spectacle de la vieille monarchie et donnait une derni�re repr�sentation d'un monde qui passait. J'ai vu de vieux gentilshommes, � mine s�v�re, � poil gris, habit d�chir�, sac sur le dos, fusil en bandouli�re, se tra�nant avec un b�ton et soutenus sous le bras par un de leurs fils ; j'ai vu M. de Boishue, le p�re de mon camarade massacr� aux Etats de Rennes aupr�s de moi, marcher seul et triste, pieds nus dans la boue, portant ses souliers � la pointe de sa ba�onnette, de peur de les user ; j'ai vu de jeunes bless�s couch�s sous un arbre, et un aum�nier en redingote et en �tole, � genoux � leur chevet, les envoyant � Saint Louis dont ils s'�taient efforc�s de d�fendre les h�ritiers. Toute cette troupe pauvre, ne recevant pas un sou des Princes, faisait la guerre � ses d�pens tandis que les d�crets achevaient de la d�pouiller et jetaient nos femmes et nos m�res dans les cachots.

Les vieillards d'autrefois �taient moins malheureux et moins isol�s que ceux d'aujourd'hui : si, en demeurant sur la terre, ils avaient perdu leurs amis, peu de chose du reste avait chang� autour d'eux ; �trangers � la jeunesse, ils ne l'�taient pas � la soci�t�. Maintenant, un tra�nard dans ce monde a non seulement vu mourir les hommes, mais vu mourir les id�es : principes, moeurs, go�ts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble � ce qu'il a connu. Il est d'une race diff�rente de l'esp�ce humaine au milieu de laquelle il ach�ve ses jours.

Et pourtant, France du dix-neuvi�me si�cle, apprenez � estimer cette vieille France qui vous valait. Vous deviendrez vieille � votre tour et l'on vous accusera, comme on nous accusait, de tenir � des id�es surann�es. Ce sont vos p�res que vous avez vaincus ; ne les reniez pas, vous �tes sortis de leur sang. S'ils n'eussent �t� g�n�reusement fid�les aux antiques moeurs, vous n'auriez pas puis� dans cette fid�lit� native l'�nergie qui a fait votre gloire dans les moeurs nouvelles ; ce n'est, entre les deux Frances, qu'une transformation de vertu.

 

1 L 9 Chapitre 11

Londres, d'avril � septembre 1822.

Commencement du si�ge de Thionville. - Le chevalier de La Baronnais.

Aupr�s de notre camp indigent et obscur, en existait un autre brillant et riche. A l'�tat-major, on ne voyait que fourgons remplis de comestibles ; on n'apercevait que cuisiniers, valets, aides-de-camp. Rien ne repr�sentait mieux la cour et la province, la monarchie expirante � Versailles et la monarchie mourante dans les bruy�res du Guesclin. Les aides-de-camp nous �taient devenus odieux ; quand il y avait quelque affaire devant Thionville, nous criions : " En avant, les aides-de-camp ! " comme les patriotes criaient : " En avant, les officiers ! "

J'�prouvai un saisissement de coeur, lorsqu'arriv�s par un jour sombre en vue des bois qui bordaient l'horizon, on nous dit que ces bois �taient en France. Passer en armes la fronti�re de mon pays me fit un effet que je ne puis rendre : j'eus comme une esp�ce de r�v�lation de l'avenir, d'autant que je ne partageais aucune des illusions de mes camarades, ni relativement � la cause qu'ils soutenaient, ni pour le triomphe dont ils se ber�aient ; j'�tais l� comme Falkland dans l'arm�e de Charles Ier. Il n'y avait pas un chevalier de la Manche, malade, �clop�, coiff� d'un bonnet de nuit sous son castor � trois cornes, qui ne se cr�t tr�s fermement capable de mettre en fuite, � lui tout seul, cinquante jeunes vigoureux patriotes. Ce respectable et plaisant orgueil, source de prodiges � une autre �poque, ne m'avait pas atteint : je ne me sentais pas aussi convaincu de la force de mon invincible bras.

Nous surg�mes invaincus � Thionville, le 1er septembre ; car, chemin faisant, nous ne rencontr�mes personne. La cavalerie campa � droite, l'infanterie � gauche du grand chemin qui conduisait � la ville du c�t� de l'Allemagne De l'assiette du camp on ne d�couvrait pas la forteresse ; mais � six cents pas en avant, on arrivait � la cr�te d'une colline d'o� l'oeil plongeait dans la vall�e de la Moselle. Les cavaliers de la marine liaient la droite de notre infanterie au corps autrichien du prince de Waldeck, et la gauche de la m�me infanterie se couvrait des dix-huit cents chevaux de la Maison-Rouge et de Royal-Allemand. Nous nous retranch�mes sur le front par un foss�, le long duquel �taient rang�s les faisceaux d'armes. Les huit compagnies bretonnes occupaient deux rues transversales du camp, et au-dessous de nous s'alignait la compagnie des officiers de Navarre, mes camarades.

Ces travaux, qui dur�rent trois jours, �tant achev�s, Monsieur et le comte d'Artois arriv�rent ; ils firent la reconnaissance de la place, qu'on somma en vain, quoique Wimpfen la sembl�t vouloir rendre. Comme le grand Cond�, nous n'avions pas gagn� la bataille de Rocroi, ainsi nous ne p�mes nous emparer de Thionville ; mais nous ne f�mes pas battus sous ses murs, comme Feuqui�res. On se logea sur la voie publique, dans la t�te d'un village servant de faubourg � la ville, en dehors de l'ouvrage � cornes qui d�fendait le pont de la Moselle. On se fusilla de maison en maison ; notre poste se maintint en possession de celles qu'il avait prises. Je n'assistai point � cette premi�re affaire ; Armand, mon cousin, s'y trouva et s'y comporta bien. Pendant qu'on se battait dans ce village, ma compagnie �tait command�e pour une batterie � �tablir au bord d'un bois qui coiffait le sommet d'une colline. Sur la d�clivit� de cette colline, des vignes descendaient jusqu'� la plaine adh�rente aux fortifications ext�rieures de Thionville.

L'ing�nieur qui nous dirigeait nous fit �lever un cavalier gazonn�, destin� � nos canons ; nous fil�mes un boyau parall�le, � ciel ouvert, pour nous mettre au-dessous du boulet. Ces terrasses allaient lentement, car nous �tions tous, officiers jeunes et vieux, peu accoutum�s � remuer la pelle et la pioche. Nous manquions de brouettes, et nous portions la terre dans nos habits, qui nous servaient de sacs. Le feu d'une lunette s'ouvrit sur nous ; il nous incommodait d'autant plus, que nous ne pouvions riposter ; deux pi�ces de huit et un obusier � la Cohorn, qui n'avait pas la port�e, �taient toute notre artillerie. Le premier obus que nous lan��mes tomba en dehors des glacis ; il excita les hu�es de la garnison. Peu de jours apr�s, il nous arriva des canons et des canonniers autrichiens. Cent hommes d'infanterie et un piquet de cavalerie de la marine furent, toutes les vingt-quatre heures, relev�s � cette batterie. Les assi�g�s se dispos�rent � l'attaquer. On remarquait avec le t�lescope du mouvement sur les remparts. A l'entr�e de la nuit, on vit une colonne sortir par une poterne et gagner la lunette � l'abri du chemin couvert. Ma compagnie fut command�e de renfort. A la pointe du jour, cinq ou six cents patriotes engag�rent l'action dans le village, sur le grand chemin, au-dessus de la ville ; puis, tournant � gauche, ils vinrent � travers les vignes prendre notre batterie en flanc. La marine chargea bravement, mais elle fut culbut�e et nous d�couvrit. Nous �tions trop mal arm�s pour croiser le feu ; nous march�mes la ba�onnette en avant. Les assaillants se retir�rent je ne sais pourquoi ; s'ils eussent tenu, ils nous enlevaient.

Nous e�mes plusieurs bless�s et quelques morts, entre autres le chevalier de La Baronnais, capitaine d'une des compagnies bretonnes. Je lui portai malheur : la balle qui lui �ta la vie fit ricochet sur le canon de mon fusil et le frappa d'une telle raideur, qu'elle lui per�a les deux tempes. sa cervelle me sauta au visage. Inutile et noble victime d'une cause perdue ! Quand le mar�chal d'Aubeterre tint en 17.. les Etats de Bretagne, il passa chez M. de La Baronnais le p�re, pauvre gentilhomme, demeurant � Dinard, pr�s de Saint-Malo ; le mar�chal, qui l'avait suppli� de n'inviter personne, aper�ut en entrant une table de vingt-cinq couverts, et gronda amicalement son h�te. " Monseigneur, lui dit M. de La Baronnais, je n'ai � d�ner que mes enfants. " M. de La Baronnais avait vingt-deux gar�ons et une fille, tous de la m�me m�re. La R�volution a fauch�, avant la maturit�, cette riche moisson du p�re de famille.

 

1 L 9 Chapitre 12

Londres, d'avril � septembre 1822.

Continuation du si�ge. - Contastes. - Saints dans les bois. - Bataille de Bouvines. - Rencontre impr�vue. - Effets d'un boulet et d'une bombe.

Le corps autrichien de Waldeck commen�a d'op�rer. L'attaque devint plus vive de notre c�t�. C'�tait un beau spectacle la nuit : des pots-�-feu illuminaient les ouvrages de la place, couverts de soldats ; des lueurs subites frappaient les nuages ou le z�nith bleu lorsqu'on mettait le feu aux canons, et les bombes, se croisant en l'air, d�crivaient une parabole de lumi�re. Dans les intervalles des d�tonations, on entendait des roulements de tambour, des �clats de musique militaire, et la voix des factionnaires sur les remparts de Thionville et � nos postes ; malheureusement, ils criaient en fran�ais dans les deux camps : " Sentinelles, prenez garde � vous ! "

Si les combats avaient lieu � l'aube, il arrivait que l'hymne de l'alouette succ�dait au bruit de la mousqueterie, tandis que les canons qui ne tiraient plus, nous regardaient bouche b�ante silencieusement par les embrasures. Le chant de l'oiseau, en rappelant les souvenirs de la vie pastorale, semblait faire un reproche aux hommes. Il en �tait de m�me lorsque je rencontrais quelques tu�s parmi des champs de luzerne en fleurs, ou au bord d'un courant d'eau qui baignait la chevelure de ces morts. Dans les bois, � quelques pas des violences de la guerre, je trouvais de petites statues de saints et de Vierge. Une chevri�re, un p�tre, un mendiant portant besace agenouill�s devant ces pacificateurs, disaient leur chapelet au bruit lointain du canon. Toute une commune vint une fois avec son pasteur offrir des bouquets au patron d'une paroisse voisine dont l'image demeurait dans une futaie, en face d'une fontaine. Le cur� �tait aveugle ; soldat de la milice de Dieu, il avait perdu la vue dans les bonnes oeuvres, comme un grenadier sur le champ de bataille. Le vicaire donnait la communion pour son cur�, parce que celui-ci n'aurait pu d�poser la sainte hostie sur les l�vres des communiants. Pendant cette c�r�monie, et du sein de la nuit, il b�nissait la lumi�re !

Nos p�res croyaient que les patrons des hameaux, Jean le Silentiaire , Dominique l' Encuirass� , Jacques l" Intercis , Paul le Simple , Basle l' Ermite , et tant d'autres n'�taient point �trangers au triomphe des armes par qui les moissons sont prot�g�es. Le jour m�me de la bataille de Bouvines, des voleurs s'introduisirent, � Auxerre, dans un couvent sous l'invocation de saint Germain, et d�rob�rent les vases sacr�s. Le sacristain se pr�sente devant la ch�sse du bienheureux �v�que, et lui dit en g�missant : " Germain, o� �tais-tu, lorsque ces brigands ont os� violer ton sanctuaire ? " Une voix sortant de la ch�sse r�pondit : " J'�tais aupr�s de Cisoing, non loin du pont de Bouvines ; avec d'autres saints, j'aidais les Fran�ais et leur Roi � qui une victoire �clatante a �t� donn�e par notre secours " :

Cui fait auxilio victoria praestita nostro .

Nous faisions des battues dans la plaine, et nous les poussions jusqu'aux hameaux, sous les premiers retranchements de Thionville. Le village trans-Moselle du grand chemin �tait sans cesse pris et repris. Je me trouvai deux fois � ces assauts. Les patriotes nous traitaient d'ennemis de la libert� , d' aristocrates , de satellites de Capet ; nous les appelions brigands, coupe-t�tes, tra�tres et r�volutionnaires . On s'arr�tait quelquefois, et un duel avait lieu au milieu des combattants devenus t�moins impartiaux ; singulier caract�re fran�ais que les passions m�mes ne peuvent �touffer !

Un jour, j'�tais de patrouille dans une vigne, j'avais � vingt pas de moi un vieux gentilhomme chasseur qui frappait avec le bout de son fusil sur les ceps, comme pour d�busquer un li�vre, puis il regardait vivement autour de lui dans l'espoir de voir partir un patriote ; chacun �tait l� avec ses moeurs.

Un autre jour, j'allai visiter le camp autrichien : entre ce camp et celui de la cavalerie de la marine se d�ployait le rideau d'un bois contre lequel la place dirigeait mal � propos son feu ; la ville tirait trop, elle nous croyait plus nombreux que nous l'�tions, ce qui explique les pompeux bulletins du commandant de Thionville. Comme je traversais ce bois, j'aper�ois quelque chose qui remuait dans les herbes ; je m'approche : un homme �tendu de tout son long, le nez en terre, ne pr�sentait qu'un large dos. Je le crus bless� : je le pris par le chignon du cou, et lui soulevai � demi la t�te. Il ouvre des yeux effar�s, se redresse un peu en s'appuyant sur ses mains ; j'�clate de rire : c'�tait mon cousin Moreau ! Je ne l'avais pas vu depuis notre visite � madame de Chastenay.

Couch� � plat ventre au descendu d'une bombe, il lui avait �t� impossible de se relever. J'eus toutes les peines du monde � le mettre debout ; sa bedaine �tait tripl�e. Il m'apprit qu'il servait dans les vivres et qu'il allait proposer des boeufs au prince de Waldeck. Au reste il portait un chapelet ; Hugues M�tel parle d'un loup qui vers l'an 1203 ou 1204 r�solut d'embrasser l'�tat monastique ; mais n'ayant pu s'habituer au maigre, il se fit chanoine.

En rentrant au camp, un officier du g�nie passa pr�s de moi, menant son cheval par la bride ; un boulet atteint la b�te � l'endroit le plus �troit de l'encolure et la coupe net ; la t�te et le cou restent pendus � la main du cavalier qu'ils entra�nent � terre de leur poids. J'avais vu une bombe tomber au milieu d'un cercle d'officiers de marine qui mangeaient assis en rond : la gamelle disparut ; les officiers culbut�s et ensabl�s criaient comme le vieux capitaine de vaisseau : " Feu de tribord, feu de b�bord, feu partout ! feu dans ma perruque ! "

Ces coups singuliers semblent appartenir � Thionville : en 1558, Fran�ois de Guise mit le si�ge devant cette place. Le mar�chal Strozzi y fut tu� parlant dans la tranch�e audit sieur de Guise qui lui tenait lors la main sur l ' �paule .

 

1 L 9 Chapitre 13

Londres, d'avril � septembre 1822.

March� du camp.

Il s'�tait form� derri�re notre camp une esp�ce de march�. Les paysans avaient amen� des quartauts de vin blanc de Moselle, qui demeuraient sur les voitures : les chevaux d�tel�s mangeaient attach�s � un bout des charrettes, tandis qu'on buvait � l'autre bout. Des fou�es brillaient �� et l�. On faisait frire des saucisses dans des po�lons, bouillir des gaudes dans des bassines, sauter des cr�pes sur des plaques de fonte, enfler des pancakes sur des paniers. On vendait des galettes anis�es, des pains de seigle d'un sou, des g�teaux de mats, des pommes vertes, des oeufs rouges et blancs, des pipes et du tabac, sous un arbre aux branches duquel pendaient des capotes de gros drap, marchand�es par les passants, des villageoises, � califourchon sur un escabeau portatif, trayaient des vaches, chacun pr�sentant sa tasse � la laiti�re et attendant son tour. On voyait r�der devant les fourneaux les vivandiers en blouse, les militaires en uniforme. Des cantini�res allaient criant en allemand et en fran�ais. Des groupes se tenaient debout, d'autres assis � des tables de sapin plant�es de travers sur un sol raboteux. On s'abritait � l'aventure sous une toile d'emballage ou sous des rameaux coup�s dans la for�t, comme � P�ques fleuries. Je crois aussi qu'il y avait des noces dans les fourgons couverts, en souvenir des rois franks. Les patriotes auraient pu facilement, � l'exemple de Majorien, enlever le chariot de la mari�e : Rapit esseda victor, Nubentemque nurum . (Sidoine Apollinaire.) On chantait, on riait, on fumait. Cette sc�ne �tait extr�mement gaie la nuit, entre les feux qui l'�clairaient � terre et les �toiles qui brillaient au-dessus.

Quand je n'�tais ni de garde aux batteries ni de service � la tente, j'aimais � souper � la foire. L� recommen�aient les histoires du camp ; mais anim�es de rogomme et de ch�re-lie, elles �taient beaucoup plus belles.

Un de nos camarades, capitaine � brevet, dont le nom s'est perdu pour moi dans celui de Dinarzade que nous lui avions donn�, �tait c�l�bre par ses contes. il e�t �t� plus correct de dire Sheherazade , mais nous n'y regardions pas de si pr�s. Aussit�t que nous le voyions, nous courions � lui, nous nous le disputions : c'�tait � qui l'aurait � son �cot. Taille courte, cuisses longues, figure d�valante, moustaches tristes, yeux faisant la virgule � l'angle ext�rieur, voix creuse, grande �p�e � fourreau caf� au lait, prestance de po�te militaire, entre le suicide et le luron Dinarzade, goguenard s�rieux, ne riait jamais et on ne le pouvait regarder sans rire. Il �tait le t�moin oblig� de tous les duels et l'amoureux de toutes les dames de comptoir. Il prenait au tragique tout ce qu'il disait et n'interrompait sa narration que pour boire � m�me d'une bouteille, rallumer sa pipe ou avaler une saucisse.

Une nuit qu'il pleuvinait, nous faisions cercle au robinet d'un tonneau pench� vers nous sur une charrette dont les brancards �taient en l'air. Une chandelle coll�e � la futaille nous �clairait ; un morceau de serpilli�re tendu du bout des brancards � deux poteaux nous servait de toit. Dinarzade, son �p�e de guingois � la fa�on de Fr�d�ric II, debout entre une roue de la voiture et la croupe d'un cheval, racontait une histoire � notre grande satisfaction. Les cantini�res qui nous apportaient la pitance, restaient avec nous pour �couter notre Arabe. La troupe attentive des bacchantes et des sil�nes qui formaient le choeur, accompagnait le r�cit des marques de sa surprise, de son approbation ou de son improbation.

" Messieurs, disait le ramenteur, vous avez tous connu le chevalier Vert, qui vivait au temps du roi Jean ? " Et chacun de r�pondre : " oui, oui. " Dinarzade engloutit, en se br�lant, une cr�pe roul�e.

" Ce chevalier Vert, messieurs, vous le savez, puisque vous l'avez vu, �tait fort beau : quand le vent rebroussait ses cheveux roux sur son casque, cela ressemblait � un tortis de filasse autour d'un turban vert. "

L'assembl�e : " Bravo ! "

" Par une soir�e de mai, il sonna du cor au pont-levis d'un ch�teau de Picardie, ou d'Auvergne, n'importe. Dans ce ch�teau demeurait la Dame des grandes compagnies . Elle re�ut bien le chevalier, le fit d�sarmer, conduire au bain et se vint asseoir avec lui � une table magnifique ; mais elle ne mangea point, et les pages servants �taient muets. "

L'assembl�e : " Oh ! oh ! "

" La dame, messieurs, �tait grande, plate, maigre et disloqu�e comme la femme du major ; d'ailleurs, beaucoup de physionomie et l'air coquet. Lorsqu'elle riait et montrait ses dents longues sous son nez court, on ne savait plus o� l'on en �tait. Elle devint amoureuse du chevalier et le chevalier amoureux de la dame, bien qu'il en e�t peur. "

Dinarzade vida la cendre de sa pipe sur la jante de la roue et voulut recharger son br�le-gueule ; on le for�a de continuer :

" Le chevalier Vert, tout an�anti, se r�solut de quitter le ch�teau ; mais avant de partir, il requiert de la ch�telaine l'explication de plusieurs choses �tranges ; il lui faisait en m�me temps une offre loyale de mariage, si, toutefois elle n'�tait pas sorci�re. "

La rapi�re de Dinarzade �tait plant�e droite et raide entre ses genoux. Assis et pench�s en avant, nous faisions au-dessous de lui, avec nos pipes, une guirlande de flamm�ches comme l'anneau de Saturne. Tout � coup Dinarzade s'�cria comme hors de lui :

" Oui, messieurs, la Dame des grandes compagnies, c'�tait la Mort ! "

Et le capitaine, rompant les rangs et s'�criant : " La mort ! la mort ! " mit en fuite les cantini�res. La s�ance fut lev�e : le brouhaha fut grand et les rires prolong�s. Nous nous rapproch�mes de Thionville, au bruit du canon de la place.

 

1 L 9 Chapitre 14

Londres, d'avril � septembre 1822.

Nuit aux faisceaux d'armes. - Chiens hollandais. - Souvenir des Martyrs . - Quelle �tait ma compagne aux avant-postes. - Encore Eudore. - Ulysse.

Le si�ge continuait, ou plut�t il n'y avait pas de si�ge, car on n'ouvrait point la tranch�e et les troupes manquaient pour investir r�guli�rement la Place. On comptait sur des intelligences, et l'on attendait la nouvelle des succ�s de l'arm�e prussienne ou de celle de Clairfayt, avec laquelle se trouvait le corps fran�ais du duc de Bourbon. Nos petites ressources s'�puisaient ; Paris semblait s'�loigner. Le mauvais temps ne cessait ; nous �tions inond�s au milieu de nos travaux ; je m'�veillais quelquefois dans un foss� avec de l'eau jusqu'au cou : le lendemain j'�tais perclus.

Parmi mes compatriotes, j'avais rencontr� Ferron de La Sigoni�re, mon ancien camarade de classe � Dinan. Nous dormions mal sous notre pavillon ; nos t�tes, d�passant la toile, recevaient la pluie de cette esp�ce de goutti�re, je me levais et j'allais avec Ferron me promener devant les faisceaux, car toutes nos nuits n'�taient pas aussi gaies que celles de Dinarzade. Nous marchions en silence, �coutant la voix des sentinelles, regardant les lumi�res des rues de nos tentes, de m�me que nous avions vu autrefois au coll�ge les lampions de nos corridors. Nous causions du pass� et de l'avenir, des fautes que l'on avait commises, de celles que l'on commettrait ; nous d�plorions l'aveuglement des Princes, qui croyaient revenir dans leur patrie avec une poign�e de serviteurs et raffermir par le bras de l'�tranger la couronne sur la t�te de leur fr�re. Je me souviens d'avoir dit � mon camarade, dans ces conversations, que la France voudrait imiter l'Angleterre, que le Roi p�rirait sur l'�chafaud, et que, vraisemblablement, notre exp�dition devant Thionville serait un des principaux chefs d'accusation contre Louis XVI. Ferron fut frapp� de ma pr�diction : c'est la premi�re de ma vie. Depuis ce temps, j'en ai fait bien d'autres tout aussi vraies, tout aussi peu �cout�es ; l'accident �tait-il arriv� ? on se mettait � l'abri, et l'on m'abandonnait aux prises avec le malheur que j'avais pr�vu. Quand les Hollandais essuient un coup de vent en haute mer, ils se retirent dans l'int�rieur du navire, ferment les �coutilles et boivent du punch, laissant un chien sur le pont pour aboyer � la temp�te ; le danger pass�, on renvoie Fid�le � sa niche au fond de la cale, et le capitaine revient jouir du beau temps sur le gaillard. J'ai �t� le chien hollandais du vaisseau de la l�gitimit�.

Les souvenirs de ma vie militaire se sont grav�s dans ma pens�e ; ce sont eux que j'ai retrac�s au sixi�me livre des Martyrs .

Barbare de l'Armorique au camp des Princes, je portais Hom�re avec mon �p�e ; je pr�f�rais ma patrie, la pauvre, la petite �le d ' Aaron, aux cent villes de la Cr�te . Je disais comme T�l�maque : " L'�pre pays qui ne nourrit que des ch�vres m'est plus agr�able que ceux o� l'on �l�ve des chevaux. " Mes paroles auraient fait rire le candide M�n�las, agaqos Menelaos .

 

1 L 9 Chapitre 15

Londres, d'avril � septembre 1822.

Passage de la Moselle. - Combat. - Libba, sourde et muette. - Attaque sur Thionville.

Le bruit se r�pandit qu'enfin on allait en venir � une action ; le prince de Waldeck devait tenter un assaut, tandis que, traversant la rivi�re, nous ferions diversion par une fausse attaque sur la place du c�t� de la France.

Cinq compagnies bretonnes, la mienne comprise, la compagnie des officiers de Picardie et de Navarre, le r�giment des volontaires, compos� de jeunes paysans lorrains et de d�serteurs des divers r�giments, furent command�s de service. Nous devions �tre soutenus de Royal-Allemand, des escadrons des mousquetaires et des diff�rents corps des dragons qui couvraient notre gauche : mon fr�re se trouvait dans cette cavalerie avec le baron de Montboissier qui avait �pous� une fille de M. de Malesherbes, soeur de madame de Rosambo, et par cons�quent tante de ma belle-soeur. Nous escortions trois compagnies d'artillerie autrichienne avec des pi�ces de gros calibre et une batterie de trois mortiers.

Nous part�mes � six heures du soir ; � dix, nous pass�mes la Moselle, au-dessus de Thionville, sur des pontons de cuivre :

amoena fluenta

Subterlabentis tacito rumore Mosellae . (Ausone.)

Au lever du jour, nous �tions en bataille sur la rive gauche, la grosse cavalerie s'�chelonnant aux ailes, la l�g�re en t�te. A notre second mouvement, nous nous form�mes en colonne et nous commen��mes de d�filer.

Vers neuf heures, nous entend�mes � notre gauche le feu d'une d�charge. Un officier de carabiniers, accourant � bride abattue, vint nous apprendre qu'un d�tachement de l'arm�e de Kellermann �tait pr�s de nous joindre et que l'action �tait d�j� engag�e entre les tirailleurs. Le cheval de cet officier avait �t� frapp� d'une balle au chanfrein ; il se cabrait en jetant l'�cume par la bouche et le sang par les naseaux : ce carabinier, le sabre � la main sur ce cheval bless�, �tait superbe. Le corps sorti de Metz manoeuvrait pour nous prendre en flanc ; il avait des pi�ces de campagne dont le tir entama le r�giment de nos volontaires. J'entendis les exclamations de quelques recrues touch�es du boulet ; ces derniers cris de la jeunesse arrach�e toute vivante de la vie me firent une profonde piti� : je pensai aux pauvres m�res.

Les tambours battirent la charge, et nous all�mes en d�sordre � l'ennemi. On s'approcha de si pr�s que la fum�e n'emp�chait pas de voir ce qu'il y a de terrible dans le visage d'un homme pr�t � verser votre sang. Les patriotes n'avaient point encore acquis cet aplomb que donne la longue habitude des combats et de la victoire : leurs mouvements �taient mous ils t�tonnaient ; cinquante grenadiers de la vieille garde auraient pass� sur le ventre d'une masse h�t�rog�ne de vieux et jeunes nobles indisciplin�s ; mille � douze cents fantassins s'�tonn�rent de quelques coups de canon de la grosse artillerie autrichienne, ils se retir�rent ; notre cavalerie les poursuivit pendant deux lieues.

Une sourde et muette allemande, appel�e Libbe ou Libba, s'�tait attach�e � mon cousin Armand et l'avait suivi. Je la trouvai assise sur l'herbe qui ensanglantait sa robe : ses coudes �taient pos�s sur ses genoux pli�s et relev�s, sa main pass�e sous ses cheveux blonds �pars appuyait sa t�te. Elle pleurait en regardant trois ou quatre tu�s, nouveaux sourds et muets gisant autour d'elle. Elle n'avait point ou� les coups de la foudre dont elle voyait l'effet et n'entendait point les soupirs qui s'�chappaient de ses l�vres quand elle regardait Armand ; elle n'avait jamais entendu le son de la voix de celui qu'elle aimait, et n'entendrait point le premier cri de l'enfant qu'elle portait dans son sein ; si le s�pulcre ne renfermait que le silence, elle ne s'apercevrait pas d'y �tre descendue.

Au surplus les champs de carnage sont partout ; au cimeti�re de l'Est, de Paris, vingt-sept mille tombeaux, deux cent trente mille corps vous apprendront quelle bataille la mort livre jour et nuit � votre porte.

Apr�s une halte assez longue, nous repr�mes notre route, et nous arriv�mes � l'entr�e de la nuit sous les murs de Thionville.

Les tambours ne battaient point ; le commandement se faisait � voix basse. La cavalerie, afin de repousser toute sortie, se glissa le long des chemins et des haies jusqu'� la porte que nous devions canonner. L'artillerie autrichienne, prot�g�e par notre infanterie, prit position � vingt-cinq toises des ouvrages avanc�s, derri�re des gabions �paul�s � la h�te. A une heure du matin, le 6 septembre, une fus�e lanc�e du camp du prince de Waldeck, de l'autre c�t� de la place, donna le signal. Le prince commen�a un feu nourri auquel la ville r�pondit vigoureusement. Nous tir�mes aussit�t.

Les assi�g�s, ne croyant pas que nous eussions des troupes de ce c�t� et n'ayant pas pr�vu cette insulte, n'avaient rien aux remparts du midi ; nous ne perd�mes pas pour attendre : la garnison arma une double batterie, qui per�a nos �paulements et d�monta deux de nos pi�ces. Le ciel �tait en feu ; nous �tions ensevelis dans des torrents de fum�e. Il m'arriva d'�tre un petit Alexandre : ext�nu� de fatigue, je m'endormis profond�ment presque sous les roues des aff�ts o� j'�tais de garde. Un obus crev� � six pouces de terre, m'envoya un �clat � la cuisse droite. R�veill� du coup, mais ne sentant point la douleur je ne m'aper�us de ma blessure qu'� mon sang. J'entourai ma cuisse avec mon mouchoir. A l'affaire de la plaine deux balles avaient frapp� mon havresac pendant un mouvement de conversion. Atala , en fille d�vou�e, se pla�a entre son p�re et le plomb ennemi ; il lui restait � soutenir le feu de l'abb� Morellet.

A quatre heures du matin, le tir du prince de Waldeck cessa ; nous cr�mes la ville rendue ; mais les portes ne s'ouvrirent point, et il nous fallut songer � la retraite. Nous rentr�mes dans nos positions, apr�s une marche accablante de trois jours.

Le prince de Waldeck s'�tait approch� jusqu'au bord des foss�s qu'il avait essay� de franchir, esp�rant une reddition au moyen de l'attaque simultan�e : on supposait toujours des divisions dans la ville, et l'on se flattait que le parti royaliste apporterait les clefs aux Princes. Les Autrichiens, ayant tir� � barbette, perdirent un monde consid�rable ; le prince de Waldeck eut un bras emport�. Tandis que quelques gouttes de sang coulaient sous les murs de Thionville, le sang coulait � torrents dans les prisons de Paris : ma femme et mes soeurs �taient plus en danger que moi.

 

1 L 9 Chapitre 16

Londres ; d'avril � septembre 1822.

Lev�e du si�ge. - Entr� � Verdun. - Maladie prussienne. - Retraite. - Petite-V�role.

Nous lev�mes le si�ge de Thionville et nous part�mes pour Verdun, rendu le 2 septembre aux alli�s. Longwy, patrie de Fran�ois de Mercy, �tait tomb� le 23 ao�t. De toutes parts des festons et des couronnes attestaient le passage de Fr�d�ric-Guillaume.

Je remarquai, au milieu des paisibles troph�es, l'aigle de Prusse attach�e sur les fortifications de Vauban : elle n'y devait pas rester longtemps, quant aux fleurs, elles allaient bient�t voir se faner comme elles les innocentes cr�atures qui les avaient cueillies. Un des meurtres les plus atroces de la Terreur, fut celui des jeunes filles de Verdun.

" Quatorze jeunes filles de Verdun, dit Riouffe, d'une candeur sans exemple, et qui avaient l'air de jeunes vierges par�es pour une f�te publique, furent men�es ensemble � l'�chafaud. Elles disparurent tout � coup et furent moissonn�es dans leur printemps ; la Cour des femmes avait l'air, le lendemain de leur mort, d'un parterre d�garni de ses fleurs par un orage. Je n'ai jamais vu parmi nous de d�sespoir pareil � celui qu'excita cette barbarie. "

Verdun est c�l�bre par ses sacrifices de femmes. Au dire de Gr�goire de Tours, Deuteric, voulant d�rober sa fille aux poursuites de Th�odebert, la pla�a dans un tombereau attel� de deux boeufs indompt�s et la fit pr�cipiter dans la Meuse. L'instigateur du massacre des jeunes filles de Verdun fut le po�tereau r�gicide, Pons de Verdun, acharn� contre sa ville natale. Ce que l' Almanach des Muses a fourni d'agents de la Terreur est incroyable ; la vanit� des m�diocrit�s en souffrance produisit autant de r�volutionnaires que l'orgueil bless� des culs-de-jatte et des avortons : r�volte analogue des infirmit�s de l'esprit et de celles du corps. Pons attacha � ses �pigrammes �mouss�es la pointe d'un poignard. Fid�le apparemment aux traditions de la Gr�ce, le po�te ne voulait offrir � ses dieux que le sang des vierges : car la Convention d�cr�ta, sur son rapport, qu'aucune femme enceinte ne pouvait �tre mise en jugement. Il fit aussi annuler la sentence qui condamnait � mort madame de Bonchamp, veuve du c�l�bre g�n�ral vend�en. H�las ! nous autres royalistes � la suite des Princes, nous arriv�mes aux revers de la Vend�e, sans avoir pass� par sa gloire.

Nous n'avions pas � Verdun, pour passer le temps, " cette fameuse comtesse de Saint-Balmont, qui, apr�s avoir quitt� les habits de femme, montait � cheval et servait elle-m�me d'escorte aux dames qui l'accompagnaient et qu'elle avait laiss�es dans son carrosse... " Nous n'�tions pas passionn�s pour le vieux gaulois , et nous ne nous �crivions pas des billets en langage d ' Amadis. (Arnauld.)

La maladie des Prussiens se communiqua � notre petite arm�e ; j'en fus atteint. Notre cavalerie �tait all�e rejoindre Fr�d�ric-Guillaume � Valmy. Nous ignorions ce qui se passait, et nous attendions d'heure en heure l'ordre de nous porter en avant ; nous re��mes celui de battre en retraite.

Extr�mement affaibli, et ma g�nante blessure ne me permettant de marcher qu'avec douleur, je me tra�nai comme je pus � la suite de ma compagnie, qui bient�t se d�banda. Jean Balue, fils d'un meunier de Verdun, partit fort jeune de chez son p�re avec un moine qui le chargea de sa besace. En sortant de Verdun, la ville du gu� selon Saumaise ( ver dunum ), je portais la besace de la monarchie, mais je ne suis devenu ni contr�leur des finances, ni �v�que, ni cardinal.

Si, dans les romans que j'ai �crits j'ai touch� � ma propre histoire, dans les histoires que j'ai racont�es j'ai plac� des souvenirs de l'histoire vivante dont j'avais fait partie. Ainsi, dans la vie du duc de Berry, j'ai retrac� quelques-unes des sc�nes qui s'�taient pass�es sous mes yeux :

" Quand on licencie une arm�e, elle retourne dans ses foyers ; mais les soldats de l'arm�e de Cond� avaient-ils des foyers ? o� les devait guider le b�ton qu'on leur permettait � peine de couper dans les bois de l'Allemagne, apr�s avoir d�pos� le mousquet qu'ils avaient pris pour la d�fense de leur Roi ?

Il fallut se s�parer. Les fr�res d'armes se dirent un dernier adieu, et prirent divers chemins sur la terre. Tous all�rent, avant de partir, saluer leur p�re et leur capitaine, le vieux Cond� en cheveux blancs : le patriarche de la gloire donna sa b�n�diction � ses enfants, pleura sur sa tribu dispers�e et vit tomber les tentes de son camp avec la douleur d'un homme qui voit, s'�crouler les toits paternels. "

Moins de vingt ans apr�s, le chef de la nouvelle arm�e fran�aise, Bonaparte, prit aussi cong� de ses compagnons ; tant les hommes et les empires passent vite ! tant la renomm�e la plus extraordinaire ne sauve pas du destin le plus commun !

Nous quitt�mes Verdun. Les pluies avaient d�fonc� les chemins ; on rencontrait partout caissons, aff�ts, canons embourb�s, chariots renvers�s, vivandi�res avec leurs enfants sur leur dos, soldats expirants ou expir�s dans la boue. En traversant une terre labour�e, j'y restai enfonc� jusqu'aux genoux ; Ferron et un autre de mes camarades m'en arrach�rent malgr� moi : je les priais de me laisser l�. Je pr�f�rais mourir.

Le capitaine de ma compagnie, M. de Gouyon-Miniac, me d�livra le 16 octobre, au camp pr�s de Longwy, un certificat de cong� fort honorable. A Arlon, nous aper��mes sur la grande route une file de chariots attel�s : les chevaux, les uns debout, les autres agenouill�s, les autres appuy�s sur le nez �taient morts, et leurs cadavres se tenaient raidis entre les brancards : on e�t dit des ombres d'une bataille bivouaquant au bord du Styx. Ferron me demanda ce que je comptais faire, je lui r�pondis : " Si je puis parvenir � Ostende, je m'embarquerai pour Jersey o� je trouverai mon oncle de Bed�e de l�, je serai � m�me de rejoindre les royalistes de Bretagne. "

La fi�vre me minait ; je ne me soutenais qu'avec peine sur ma cuisse enfl�e. Je me sentis saisi d'un autre mal. Apr�s vingt-quatre heures de vomissements, une �bullition me couvrit le corps et le visage ; une petite-v�role confluente se d�clara ; elle rentrait et sortait alternativement selon les impressions de l'air. Arrang� de la sorte, je commen�ai � pied un voyage de deux cents lieues, riche que j'�tais de dix-huit livres tournois ; tout cela pour la plus grande gloire de la monarchie. Ferron, qui m'avait pr�t� mes six petits �cus de trois francs, �tant attendu � Luxembourg, me quitta.

 

1 L10 Livre dixi�me

1. Les Ardennes. - 2. Fourgons du prince de Ligne. - Femmes de Namur. - Je retrouve mon fr�re � Bruxelles. - Nos derniers adieux. - 3. Ostende. - Passage � Jersey. - On me met � terre � Guernesey. - La femme du pilote. - Jersey. - Mon oncle de Bed�e et sa famille. - Description de l'�le. - Le duc de Berry. - Parents et amis disparus. - Malheur de vieillir. - Je passe en Angleterre. - Derni�re rencontre avec Gesril. - 4. Literary fund . - Grenier de Holborn. - D�p�rissement de ma sant�. - Visite aux m�decins. - Emigr�s � Londres. - 5. Pelletier. - Travaux litt�raires. - Ma soci�t� avec Hingant. - Nos promenades. - Une nuit dans l'�glise de Westminster. - 6. D�tresse. - Secours impr�vu. - Logement sur un cimeti�re. - Nouveaux camarades d'infortune. - Nos plaisirs. - Mon cousin de La Bou�tardais. - 7. F�te somptueuse. - Fin de mes quarante �cus. - Nouvelle d�tresse. - Table d'h�te. - Ev�ques. - D�ner � London-tavern. - Manuscrits de Camden. - 8. Mes occupations dans la province. - Mort de mon fr�re. - Malheurs de ma famille. - Deux Frances. - Lettres de Hingant. - 9. Charlotte. - 10. Retour � Londres. - 11. Rencontre extraordinaire.

 

1 L10 Chapitre 1

Londres, d'avril � septembre 1822.

Revu en f�vrier 1845.

Les Ardennes.

En sortant d'Arlon, une charrette de paysan me prit pour la somme de quatre sous, et me d�posa � cinq lieues de l� sur un tas de pierres. Ayant sautill� quelques pas � l'aide de ma b�quille, je lavai le linge de mon �raflure devenue plaie, dans une source qui ruisselait au bord du chemin, ce qui me fit grand bien. La petite-v�role �tait compl�tement sortie et je me sentais soulag�. Je n'avais point abandonn� mon sac dont les bretelles me coupaient les �paules.

Je passai une premi�re nuit dans une grange, et ne mangeai point. La femme du paysan, propri�taire de la grange, refusa le loyer de ma couch�e ; elle m'apporta au lever du jour une grande �cuell�e de caf� au lait avec de la miche noire que je trouvai excellente. Je me remis en route tout gaillard, bien que je tombasse souvent. Je fus rejoint par quatre ou cinq de mes camarades qui prirent mon sac ; ils �taient aussi fort malades. Nous rencontr�mes des villageois ; de charrettes en charrettes, nous gagn�mes pendant cinq jours assez de chemin dans les Ardennes pour atteindre Attert, Flamizoul et Bellevue. Le sixi�me jour, je me retrouvai seul. Ma petite-v�role blanchissait et s'aplatissait.

Apr�s avoir march� deux lieues, qui me co�t�rent six heures de temps, j'aper�us une famille de boh�miens camp�e avec deux ch�vres et un �ne, derri�re un foss�, autour d'un feu de brandes. A peine arrivais-je, je me laissai choir, et les singuli�res cr�atures s'empress�rent de me secourir. Une jeune femme en haillons, vive, brune, mutine, chantait, sautait, tournait, en tenant de biais son enfant sur son sein, comme la vielle dont elle aurait anim� sa danse, puis elle s'asseyait sur ses talons tout contre moi, me regardait curieusement � la lueur du feu, prenait ma main mourante pour me dire ma bonne aventure, en me demandant un petit sou ; c'�tait trop cher. Il �tait difficile d'avoir plus de science, de gentillesse et de mis�re que ma sibylle des Ardennes. Je ne sais quand les nomades dont j'aurais �t� un digne fils, me quitt�rent ; lorsque, � l'aube, je sortis de mon engourdissement, je ne les trouvai plus. Ma bonne aventuri�re s'en �tait all�e avec le secret de mon avenir. En �change de mon petit sou, elle avait d�pos� � mon chevet une pomme qui servit � me rafra�chir la bouche. Je me secouai comme Jeannot Lapin parmi le thym et la ros�e ; mais je ne pouvais ni brouter , ni trotter , ni faire beaucoup de tours . Je me levai n�anmoins dans l'intention de faire ma cour � l ' aurore : elle �tait bien belle, et j'�tais bien laid ; son visage rose annon�ait sa bonne sant� ; elle se portait mieux que le pauvre C�phale de l'Armorique. Quoique jeunes tous deux, nous �tions de vieux amis, et je me figurai que ce matin-l� ses pleurs �taient pour moi.

Je m'enfon�ai dans la for�t, je n'�tais pas trop triste ; la solitude m'avait rendu � ma nature. Je chantonnais la romance de l'infortun� Cazotte :

Tout au beau milieu des Ardennes,

Est un ch�teau sur le haut d'un rocher, etc., etc.

N'�tait-ce point dans le donjon de ce ch�teau des fant�mes, que le roi d'Espagne, Philippe II, fit enfermer mon compatriote, le capitaine La Noue, qui eut pour grand-m�re une Chateaubriand ? Philippe consentait � rel�cher l'illustre prisonnier, si celui-ci consentait � se laisser crever les yeux ; La Noue fut au moment d'accepter la proposition, tant il avait soif de retrouver sa ch�re Bretagne. H�las ! j'�tais poss�d� du m�me d�sir, et pour m'�ter la vue, je n'avais besoin que du mal dont il avait plu � Dieu de m'affliger. Je ne rencontrai pas sire Enguerrand venant d ' Espagne , mais de pauvres tra�ne-malheurs, de petits marchands forains qui avaient comme moi, toute leur fortune sur leur dos. Un b�cheron, avec des genouill�res de feutre, entrait dans le bois : il aurait d� me prendre pour une branche morte et m'abattre. Quelques corneilles, quelques alouettes quelques bruants, esp�ce de gros pinsons, trottaient sur le chemin ou posaient immobiles sur le cordon de pierres attentifs � l'�mouchet qui planait circulairement dans le ciel. De fois � autre, j'entendais le son de la trompe du porcher gardant ses truies et leurs petits � la gland�e. Je me reposai � la hutte roulante d'un berger ; je n'y trouvai pour ma�tre qu'un chaton qui me fit mille gracieuses caresses. Le berger se tenait au loin, debout, au centre d'un parcours, ses chiens assis � diff�rentes distances autour des moutons ; le jour, ce p�tre cueillait des simples, c'�tait un m�decin et un sorcier ; la nuit, il regardait les �toiles, c'�tait un berger chald�en.

Je stationnai, une demi-lieue plus haut, dans un viandis de trag�laphes : des chasseurs passaient � l'extr�mit�. Une fontaine sourdait � mes pieds ; au fond de cette fontaine, dans cette m�me for�t, Roland innamorato , non pas furioso , aper�ut un palais de cristal rempli de dames et de chevaliers. Si le paladin, qui rejoignit ses brillantes na�ades, avait du moins laiss� Bride d'Or au bord de la source ; si Shakespeare m'e�t envoy� Rosalinde et le Duc exil�, ils m'auraient �t� bien secourables.

Ayant repris haleine, je continuai ma route. Mes id�es affaiblies flottaient dans un vague non sans charme ; mes anciens fant�mes, ayant � peine la consistance d'ombres trois quarts effac�es, m'entouraient pour me dire adieu. Je n'avais plus la force des souvenirs ; je voyais dans un lointain ind�termin�, et m�l�es � des images inconnues, les formes a�riennes de mes parents et de mes amis. Quand je m'asseyais contre une borne du chemin, je croyais apercevoir des visages me souriant au seuil des distantes cabanes, dans la fum�e bleue �chapp�e du toit des chaumi�res, dans la cime des arbres, dans le transparent des nu�es, dans les gerbes lumineuses du soleil tra�nant ses rayons sur les bruy�res comme un r�teau d'or. Ces apparitions �taient celles des Muses qui venaient assister � la mort du po�te : ma tombe, creus�e avec le linteau de leurs lyres sous un ch�ne des Ardennes, aurait assez bien convenu au soldat et au voyageur. Quelques gelinottes, fourvoy�es dans le g�te des li�vres sous des tro�nes, faisaient seules, avec des insectes, quelques murmures autour de moi ; vies aussi l�g�res, aussi ignor�es que ma vie. Je ne pouvais plus marcher ; je me sentais extr�mement mal ; la petite-v�role rentrait et m'�touffait.

Vers la fin du jour, je m'�tendis sur le dos � terre, dans un foss�, la t�te soutenue par le sac d' Atala , ma b�quille � mes c�t�s, les yeux attach�s sur le soleil, dont les regards s'�teignaient avec les miens. Je saluai de toute la douceur de ma pens�e l'astre qui avait �clair� ma premi�re jeunesse dans mes landes paternelles : nous nous couchions ensemble, lui pour se lever plus glorieux, moi, selon toutes les vraisemblances, pour ne me r�veiller jamais. Je m'�vanouis dans un sentiment de religion : le dernier bruit que j'entendis �tait la chute d'une feuille et le sifflement d'un bouvreuil.

 

1 L10 Chapitre 2

Londres, d'avril � septembre 1822.

Fourgons du prince de Ligne. - Femmes de Namur. - Je retrouve mon fr�re � Bruxelles. - Nos derniers adieux.

Il para�t que je demeurai � peu pr�s deux heures en d�faillance. Les fourgons du prince de Ligne vinrent � passer ; un des conducteurs s'�tant arr�t� pour couper un scion de bouleau, tr�bucha sur moi sans me voir : il me crut mort et me poussa du pied ; je donnai un signe de vie. Le conducteur appela ses camarades, et par un instinct de piti�, ils me jet�rent sur un chariot. Les cahots me ressuscit�rent ; je pus parler � mes sauveurs ; je leur dis que j'�tais un soldat de l'arm�e des Princes, que s'ils voulaient me mener jusqu'� Bruxelles, ou ils allaient, je les r�compenserais de leur peine. " Bien, camarade, me r�pondit l'un d'eux, mais il faudra que tu descendes � Namur, car il nous est d�fendu de nous charger de personne. Nous te reprendrons de l'autre cot� de la ville. " Je demandai � boire ; j'avalai quelques gouttes d'eau-de-vie qui firent repara�tre en dehors les sympt�mes de mon mal et d�barrass�rent un moment ma poitrine ; la nature m'avait dou� d'une force extraordinaire.

Nous arriv�mes vers dix heures du matin dans les faubourgs de Namur. Je mis pied � terre et suivis de loin les chariots ; je les perdis bient�t de vue. A l'entr�e de la ville, on m'arr�ta. Tandis qu'on examinait mes papiers je m'assis sous la porte. Les soldats de garde, � la vue de mon uniforme, m'offrirent un quignon de pain de munition, et le caporal me pr�senta, dans un godet de verre bleu, du brandevin au poivre. Je faisais quelques fa�ons pour boire � la coupe de l'hospitalit� militaire. " Prends donc ! " s'�cria-t-il en col�re, en accompagnant son injonction d'un Sacrament der Teufel (sacrement du diable) !

Ma travers�e de Namur fut p�nible : j'allais, m'appuyant contre les maisons. La premi�re femme qui m'aper�ut sortit de sa boutique, me donna le bras avec un air de compatissante, m'aida � me tra�ner ; je la remerciai et elle r�pondit : " Non, non, soldat. " Bient�t d'autres femmes accoururent, apport�rent du pain, du vin, des fruits, du lait, du bouillon, de vieilles nippes, des couvertures. " Il est bless� ", disaient les unes dans leur patois fran�ais-braban�on ; " il a la petite-v�role ", s'�criaient les autres, et elles �cartaient les enfants. " Mais, jeune homme, vous ne pourrez marcher ; vous allez mourir, restez � l'h�pital. " Elles me voulaient conduire � l'h�pital, elles se relayaient de porte en porte, et me conduisirent ainsi jusqu'� celle de la ville, en dehors de laquelle je retrouvai les fourgons. On a vu une paysanne me secourir, on verra une autre femme me recueillir � Guernesey. Femmes, qui m'avez assist� dans ma d�tresse, si vous vivez encore, que Dieu soit en aide � vos vieux jours et � vos douleurs ! Si vous avez quitt� la vie, que vos enfants aient en partage le bonheur que le ciel m'a longtemps refus� !

Les femmes de Namur m'aid�rent � monter dans le fourgon, me recommand�rent au conducteur et me forc�rent d'accepter une couverture de laine. Je m'aper�us qu'elles me traitaient avec une sorte de respect et de d�f�rence : il y a dans la nature du Fran�ais quelque chose de sup�rieur et de d�licat que les autres peuples reconnaissent. Les gens du prince de Ligne me d�pos�rent encore sur le chemin � l'entr�e de Bruxelles et refus�rent mon dernier �cu.

A Bruxelles, aucun h�telier ne me voulut recevoir. Le Juif-errant, Oreste populaire que la complainte conduit dans cette ville :

Quand il fut dans la ville

De Bruxelles en Brabant,

y fut mieux accueilli que moi, car il avait toujours cinq sous dans sa poche. Je frappais, on ouvrait ; en m'apercevant, on disait : " Passez ! passez ! " et l'on me fermait la porte au nez. On me chassa d'un caf�. Mes cheveux pendaient sur mon visage masqu� par ma barbe et mes moustaches ; j'avais la cuisse entour�e d'un torchis de foin ; par-dessus mon uniforme en loques, je portais la couverture de laine des Namuriennes, nou�e � mon cou en guise de manteau. Le mendiant de l'odyss�e �tait plus insolent, mais n'�tait pas si pauvre que moi.

Je m'�tais pr�sent� d'abord inutilement � l'h�tel que j'avais habit� avec mon fr�re ; je fis une seconde tentative : comme j'approchais de la porte, j'aper�us le comte de Chateaubriand, descendant de voiture avec le baron de Montboissier. Il fut effray� de mon spectre. On chercha une chambre hors de l'h�tel, car le ma�tre refusa absolument de m'admettre. Un perruquier offrait un bouge convenable � mes mis�res. Mon fr�re m'amena un chirurgien et un m�decin. Il avait re�u des lettres de Paris ; M. de Malesherbes l'invitait � rentrer en France. Il m'apprit la journ�e du 10 ao�t, les massacres de septembre et les nouvelles politiques dont je ne savais pas un mot. Il approuva mon dessein de passer dans l'�le de Jersey, et m'avan�a vingt-cinq louis. Mes regards affaiblis me permettaient � peine de distinguer les traits de mon malheureux fr�re ; je croyais que ces t�n�bres �manaient de moi, et c'�taient les ombres que l'Eternit� r�pandait autour de lui : sans le savoir, nous nous voyions pour la derni�re fois. Tous, tant que nous sommes, nous n'avons � nous que la minute pr�sente ; celle qui la suit est � Dieu : il y a toujours deux chances pour ne pas retrouver l'ami que l'on quitte : notre mort ou la sienne. Combien d'hommes n'ont jamais remont� l'escalier qu'ils avaient descendu ?

La mort nous touche plus avant qu'apr�s le tr�pas d'un ami : c'est une partie de nous qui se d�tache, un monde de souvenirs d'enfance, d'intimit�s de famille, d'affections et d'int�r�ts communs qui se dissout. Mon fr�re me pr�c�da dans les lombes [R�gion post�rieure de l'abdomen comprise entre la base de la poitrine et le bassin] de ma m�re ; il habita le premier ces m�mes et saintes entrailles dont je sortis apr�s lui ; il s'assit avant moi au foyer paternel ; il m'attendit plusieurs ann�es pour me recevoir, me donner mon nom en J�sus-Christ et s'unir � toute ma jeunesse. Mon sang, m�l� � son sang dans le vase r�volutionnaire aurait eu la m�me saveur, comme un lait fourni par le p�turage de la m�me montagne. Mais si les hommes ont fait tomber la t�te de mon a�n�, de mon parrain, avant l'heure, les ans n'�pargneront pas la mienne : d�j� mon front se d�pouille ; je sens un Ugolin, le temps, pench� sur moi qui me ronge le cr�ne :

... como ' I pan per fame si manduca.

 

1 L10 Chapitre 3

Londres, d'avril � septembre 1822.

Ostende. - Passage � Jersey. - On me met � terre � Guernesey. - La femme du pilote. - Jersey. - Mon oncle de Bed�e et sa famille. - Description de l'�le. - Le duc de Berry. - Parents et amis disparus. - Malheur de vieillir. - Je passe en Angleterre. - Derni�re rencontre avec Gesril.

Le docteur ne revenait pas de son �tonnement : il regardait cette petite-v�role sortante et rentrante qui ne me tuait pas, qui n'arrivait � aucune de ses crises naturelles, comme un ph�nom�ne dont la m�decine n'offrait pas d'exemple. La gangr�ne s'�tait mise � ma blessure. On la pansa avec du quinquina. Ces premiers secours obtenus, je m'obstinai � partir pour Ostende. Bruxelles m'�tait odieux ; je br�lais d'en sortir ; il se remplissait de nouveau de ces h�ros de la domesticit�, revenus de Verdun en cal�che, et que je n'ai pas revus dans ce m�me Bruxelles, lorsque j'ai suivi le Roi pendant les Cent-Jours.

J'arrivai doucement � Ostende par les canaux : j'y trouvai quelques Bretons, mes compagnons d'armes. Nous nolis�mes [Noliser signifie affr�ter] une barque pont�e et nous d�val�mes la Manche. Nous couchions dans la cale, sur les galets qui servaient de lest. La vigueur de mon temp�rament �tait enfin �puis�e. Je ne pouvais plus parler ; les mouvements d'une grosse mer achev�rent de m'abattre. Je humais � peine quelques gouttes d'eau et de citron, et quand le mauvais temps nous for�a de rel�cher � Guernesey, on crut que j'allais expirer ; un pr�tre �migr� me lut les pri�res des agonisants. Le capitaine, ne voulant pas que je mourusse � son bord, ordonna de me descendre sur le quai : on m'assit au soleil, le dos appuy� contre un mur, la t�te tourn�e vers la pleine mer, en face de cette �le d'Aurigny, o�, huit mois auparavant, j'avais vu la mort sous une autre forme.

J'�tais apparemment vou� � la piti�. La femme d'un pilote anglais vint � passer ; elle fut �mue, appela son mari qui, aid� de deux ou trois matelots, me transporta dans une maison de p�cheur, moi, l'ami des vagues ; on me coucha sur un bon lit, dans des draps bien blancs. La jeune marini�re prit tous les soins possibles de l'�tranger : je lui dois la vie. Le lendemain, on me rembarqua. Mon h�tesse pleurait presque en se s�parant de son malade ; les femmes ont un instinct c�leste pour le malheur. Ma blonde et belle gardienne, qui ressemblait � une figure des anciennes gravures anglaises, pressait mes mains bouffies et br�lantes dans ses fra�ches et longues mains ; j'avais honte d'approcher tant de disgr�ces de tant de charmes.

Nous m�mes � la voile, et nous abord�mes la pointe occidentale de Jersey. Un de mes compagnons, M. du Tilleul, se rendit � Saint-H�lier, aupr�s de mon oncle. M. de Bed�e le renvoya me chercher le lendemain avec une voiture. Nous travers�mes l'�le enti�re : tout expirant que je me sentais, je fus charm� de ses bocages : mais je n'en disais que des radoteries, �tant tomb� dans le d�lire.

Je demeurai quatre mois entre la vie et la mort. Mon oncle, sa femme, son fils et ses trois filles se relevaient � mon chevet. J'occupais un appartement dans une des maisons que l'on commen�ait � b�tir le long du port : les fen�tres de ma chambre descendaient � fleur de plancher, et du fond de mon lit j'apercevais la mer. Le m�decin, M. Delattre, avait d�fendu de me parler de choses s�rieuses et surtout de politique. Dans les derniers jours de janvier 1793, voyant entrer chez moi mon oncle en grand deuil, je tremblai, car je crus que nous avions perdu quelqu'un de notre famille : il m'apprit la mort de Louis XVI. Je n'en fus pas �tonn�. je l'avais pr�vue. Je m'informai des nouvelles de mes parents ; mes soeurs et ma femme �taient revenues en Bretagne, apr�s les massacres de septembre ; elles avaient eu beaucoup de peine � sortir de Paris. Mon fr�re, de retour en France s'�tait retir� � Malesherbes.

Je commen�ais � me lever ; la petite-v�role �tait pass�e ; mais je souffrais de la poitrine et il me restait une faiblesse que j'ai gard�e longtemps.

Jersey, la Caesarea de l'itin�raire d'Antonin, est demeure sujette de la couronne d'Angleterre depuis la mort de Robert, duc de Normandie ; nous avons voulu plusieurs fois la prendre, mais toujours sans succ�s. Cette �le est un d�bris de notre primitive histoire : les saints venant d'Hibernie et d'Albion dans la Bretagne-Armorique, se reposaient � Jersey.

Saint H�lier, solitaire, demeurait dans les rochers de C�sar�e ; les Vandales le massacr�rent. On retrouve � Jersey un �chantillon des vieux Normands ; on croit entendre parler Guillaume-le-B�tard ou l'auteur du Roman de Rou .

L'�le est f�conde ; elle a deux villes et douze paroisses ; elle est couverte de maisons de campagne et de troupeaux. Le vent de l'oc�an, qui semble d�mentir sa rudesse, donne � Jersey du miel exquis, de la cr�me d'une douceur extraordinaire et du beurre d'un jaune fonc�, qui sent la violette. Bernardin de Saint-Pierre pr�sume que le pommier nous vient de Jersey ; il se trompe : nous tenons la pomme et la poire de la Gr�ce, comme nous devons la p�che � la Perse, le citron � la M�die, la prune � la Syrie, la cerise � C�rasonte, la ch�taigne � Castane, le coing � Cydon et la grenade � Chypre.

J'eus un grand plaisir � sortir aux premiers jours de mai. Le printemps conserve � Jersey toute sa jeunesse ; il pourrait encore s'appeler primev�re comme autrefois, nom qu'en devenant vieux, il a laiss� � sa fille, la premi�re fleur dont il se couronne.

Ici je vous transcrirai deux pages de la vie du duc de Berry ; c'est toujours vous raconter la mienne :

" Apr�s vingt-deux ans de combats, la barri�re d'airain qui fermait la France fut forc�e : l'heure de la Restauration approchait ; nos Princes quitt�rent leurs retraites. Chacun d'eux se rendit sur diff�rents points des fronti�res, comme ces voyageurs qui cherchent, au p�ril de leur vie, � p�n�trer dans un pays dont on raconte des merveilles. Monsieur partit pour la Suisse ; Monseigneur le duc d'Angoul�me pour l'Espagne, et son fr�re pour Jersey. Dans cette �le, o� quelques juges de Charles Ier moururent ignor�s de la terre, monseigneur le duc de Berry retrouva des royalistes fran�ais, vieillis dans l'exil et oubli�s pour leurs vertus comme jadis les r�gicides anglais pour leur crime. Il rencontra de vieux pr�tres, d�sormais consacr�s � la solitude ; il r�alisa avec eux la fiction du po�te qui fait aborder un Bourbon dans l'�le de Jersey, apr�s un orage. Tel confesseur et martyr pouvait dire � l'h�ritier de Henri IV, comme l'ermite de Jersey � ce grand roi :

Loin de la cour alors, dans cette grotte obscure,

De ma religion je viens pleurer l'injure. (Henriade )

" Monseigneur le duc de Berry passa quelques mois � Jersey ; la mer, les vents, la politique l'y encha�n�rent. Tout s'opposait � son impatience ; il se vit au moment de renoncer � son entreprise, et de s'embarquer pour Bordeaux. Une lettre de lui, � madame la mar�chale Moreau, nous retrace vivement ses occupations sur son rocher :

" 8 f�vrier 1814.

" Me voici donc comme Tantale, en vue de cette malheureuse France qui a tant de peine � briser ses fers. Vous dont l'�me est si belle, si fran�aise, jugez de tout ce que j'�prouve ; combien il m'en co�terait de m'�loigner de ces rivages qu'il ne me faudrait que deux heures pour atteindre ! Quand le soleil les �claire, je monte sur les plus hauts rochers et, ma lunette � la main, je suis toute la c�te ; je vois les rochers de Coutances. Mon imagination s'exalte, je me vois sautant � terre, entour� de Fran�ais, cocardes blanches aux chapeaux ; j'entends le cri de Vive le Roi ! ce cri que jamais Fran�ais n'a entendu de sang-froid ; la plus belle femme de la province me ceint d'une �charpe blanche, car l'amour et la gloire vont toujours ensemble. Nous marchons sur Cherbourg ; quelque vilain fort, avec une garnison d'�trangers, veut se d�fendre : nous l'emportons d'assaut, et un vaisseau part pour aller chercher le Roi, avec le pavillon blanc qui rappelle les jours de gloire et de bonheur de la France ! Ah ! madame, quand on n'est qu'� quelques heures d'un r�ve si probable, peut-on penser � s'�loigner ! "

Il y a trois ans que j'�crivais ces pages � Paris ; j'avais pr�c�d� M. le duc de Berry de vingt-deux ann�es � Jersey, ville de bannis ; j'y devais laisser mon nom, puisque Armand de Chateaubriand s'y maria et que son fils Fr�d�ric y est n�.

La joyeuset� n'avait point abandonn� la famille de mon oncle de Bed�e ; ma tante choyait toujours un grand chien descendant de celui dont j'ai racont� les vertus ; comme il mordait tout le monde et qu'il �tait galeux, mes cousines le firent pendre en secret, malgr� sa noblesse. Madame de Bed�e se persuada que des officiers anglais, charm�s de la beaut� d'Azor, l'avaient vol�, et qu'il vivait combl� d'honneurs et de d�ners dans le plus riche ch�teau des trois royaumes. H�las ! notre hilarit� pr�sente ne se composait que de notre gaiet� pass�e. En nous retra�ant les sc�nes de Monchoix, nous trouvions le moyen de rire � Jersey. La chose est assez rare, car dans le coeur humain, les plaisirs ne gardent pas entre eux les relations que les chagrins y conservent : les joies nouvelles ne font point printaner les anciennes joies, mais les douleurs r�centes font reverdir les vieilles douleurs.

Au surplus, les �migr�s excitaient alors la sympathie g�n�rale ; notre cause paraissait la cause de l'ordre europ�en : c'est quelque chose qu'un malheur honor�, et le n�tre l'�tait.

M. de Bouillon prot�geait � Jersey les r�fugi�s fran�ais : il me d�tourna du dessein de passer en Bretagne, hors d'�tat que j'�tais de supporter une vie de cavernes et de for�ts ; il me conseilla de me rendre en Angleterre et d'y chercher l'occasion d'y prendre du service r�gulier. Mon oncle, tr�s peu pourvu d'argent, commen�ait � se sentir mal � l'aise avec sa nombreuse famille ; il s'�tait vu forc� d'envoyer son fils � Londres se nourrir de mis�re et d'esp�rance. Craignant d'�tre � charge � M. de Bed�e, je me d�cidai � le d�barrasser de ma personne.

Trente louis qu'un bateau fraudeur de Saint-Malo m'apporta, me mirent � m�me d'ex�cuter mon dessein et j'arr�tai ma place au paquebot de Southampton. En disant adieu � mon oncle, j'�tais profond�ment attendri : il venait de me soigner avec l'affection d'un p�re ; � lui se rattachait le peu d'instants heureux de mon enfance ; il connaissait tout ce qui fut aim� de moi ; je retrouvais sur son visage quelques ressemblances de ma m�re. J'avais quitt� cette excellente m�re, et je ne devais plus la revoir ; j'avais quitt� ma soeur Julie et mon fr�re, et j'�tais condamn� � ne plus les retrouver ; je quittais mon oncle, et sa mine �panouie ne devait plus r�jouir mes yeux. Quelques mois avaient suffi � toutes ces pertes, car la mort de nos amis ne compte pas du moment o� ils meurent, mais de celui o� nous cessons de vivre avec eux.

Si l'on pouvait dire au temps : " Tout beau ! " on l'arr�terait aux heures des d�lices ; mais comme on ne le peut, ne s�journons pas ici-bas ; allons-nous-en, avant d'avoir vu fuir nos amis, et ces ann�es que le po�te trouvait seules dignes de la vie : Vit� dignior aetas. Ce qui enchante dans l'�ge des liaisons devient dans l'�ge d�laiss� un objet de souffrance et de regret. On ne souhaite plus le retour des mois riants � la terre ; on le craint plut�t : les oiseaux, les fleurs, une belle soir�e de la fin d'avril, une belle nuit commenc�e le soir avec le premier rossignol, achev�e le matin avec la premi�re hirondelle, ces choses qui donnent le besoin et le d�sir du bonheur, vous tuent. De pareils charmes, vous les sentez encore, mais ils ne sont plus pour vous : la jeunesse qui les go�te � vos c�t�s et qui vous regarde d�daigneusement, vous rend jaloux et vous fait mieux comprendre la profondeur de votre abandon. La fra�cheur et la gr�ce de la nature, en vous rappelant vos f�licit�s pass�es, augmentent la laideur de vos mis�res. Vous n'�tes plus qu'une tache dans cette nature, vous en g�tez les harmonies et la suavit� par votre pr�sence, par vos paroles, et m�me par les sentiments que vous oseriez exprimer. Vous pouvez aimer, mais on ne peut plus vous aimer. La fontaine printani�re a renouvel� ses eaux sans vous rendre votre jouvence, et la vue de tout ce qui rena�t, de tout ce qui est heureux, vous r�duit � la douloureuse m�moire de vos plaisirs.

Le paquebot sur lequel je m'embarquai �tait encombr� de familles �migr�es. J'y fis connaissance avec M. Hingant, ancien coll�gue de mon fr�re au parlement de Bretagne, homme d'esprit et de go�t dont j'aurai trop � parler. Un officier de marine jouait aux �checs dans la chambre du capitaine ; il ne se remit pas mon visage, tant j'�tais chang� ; mais moi, je reconnus Gesril. Nous ne nous �tions pas vus depuis Brest ; nous devions nous s�parer � Southampton. Je lui racontai mes voyages, il me raconta les siens. Ce jeune homme, n� aupr�s de moi parmi les vagues, embrassa pour la derni�re fois son premier ami au milieu de ces vagues qu'il allait prendre � t�moin de sa glorieuse mort. Lamba Doria, amiral des G�nois, ayant battu la flotte des V�nitiens, apprend que son fils a �t� tu� : Qu ' on le jette � la mer , dit ce p�re, � la fa�on des Romains, comme s'il e�t dit : Qu ' on le jette � sa victoire . Gesril ne sortit volontairement des flots dans lesquels il s'�tait pr�cipit�, que pour mieux leur montrer sa victoire sur leur rivage.

J'ai d�j� donn� au commencement du sixi�me livre de ces M�moires le certificat de mon d�barquement de Jersey � Southampton. Voil� donc qu'apr�s mes courses dans les bois de l'Am�rique et dans les camps de l'Allemagne, j'arrive en 1793, pauvre �migr�, sur cette terre o� j'�cris tout ceci en 1822 et o� je suis aujourd'hui magnifique ambassadeur.

 

1 L10 Chapitre 4

Londres, d'avril � septembre 1822.

Literary Fund. - Grenier de Holborn. - D�p�rissement de ma sant�. - Visite aux m�decins. - Emigr�s � Londres.

Il s'est form� � Londres une soci�t� pour venir au secours des gens de lettres, tant anglais qu'�trangers. Cette soci�t� m'a invit� � sa r�union annuelle ; je me suis fait un devoir de m'y rendre et d'y porter ma souscription. S. A. R. le duc d'York occupait le fauteuil du pr�sident ; � sa droite �taient le duc de Sommerset, les lords Torrington et Bolton ; il m'a fait placer � sa gauche. J'ai rencontr� l� mon ami M. Canning. Le po�te, l'orateur, le ministre illustre a prononc� un discours o� se trouve ce passage trop honorable pour moi, que les journaux ont r�p�t� : " Quoique la personne de mon noble ami, l'ambassadeur de France, soit encore peu connue ici, son caract�re et ses �crits sont bien connus de toute l'Europe. Il commen�a sa carri�re par exposer les principes du Christianisme ; il l'a continu�e en d�fendant ceux de la Monarchie, et maintenant il vient d'arriver dans ce pays pour unir les deux Etats par les liens communs des principes monarchiques et des vertus chr�tiennes. "

Il y a bien des ann�es que M. Canning, homme de lettres, s'instruisait � Londres aux le�ons de la politique de M. Pitt ; il y a presque le m�me nombre d'ann�es que je commen�ai � �crire obscur�ment dans cette m�me capitale de l'Angleterre. Tous les deux, arriv�s � une haute fortune, nous voil� membres d'une soci�t� consacr�e au soulagement des �crivains malheureux. Est-ce l'affinit� de nos grandeurs ou le rapport de nos souffrances qui nous a r�unis ici ? Que feraient au banquet des Muses afflig�es le gouverneur des Indes orientales et l'ambassadeur de France ? C'est George Canning et Fran�ois de Chateaubriand qui s'y sont assis, en souvenir de leur adversit� et peut-�tre de leur f�licit� pass�es ; ils ont bu � la m�moire d'Hom�re, chantant ses vers pour un morceau de pain.

Si le Literary fund e�t exist� lorsque j'arrivai de Southampton � Londres, le 21 mai 1793, il aurait peut-�tre pay� la visite du m�decin dans le grenier de Holborn, o� mon cousin de La Bou�tardais, fils de mon oncle de Bed�e, me logea. On avait esp�r� merveille du changement d'air pour me rendre les forces n�cessaires � la vie d'un soldat ; mais ma sant�, au lieu de se r�tablir d�clina. Ma poitrine s'entreprit ; j'�tais maigre et p�le, je toussais fr�quemment, je respirais avec peine ; j'avais des sueurs et des crachements de sang. Mes amis, aussi pauvres que moi, me tra�naient de m�decin en m�decin. Ces Hippocrates faisaient attendre cette bande de gueux � leur porte, puis me d�claraient, au prix d'une guin�e, qu'il fallait prendre mon mal en patience, ajoutant : T ' is done, dear sir : " C'est fait, cher monsieur. " Le docteur Godwin, c�l�bre par ses exp�riences relatives aux noy�s et faites sur sa propre personne d'apr�s ses ordonnances, fut plus g�n�reux : il m'assista gratuitement de ses conseils ; mais il me dit, avec la duret� dont il usait pour lui-m�me, que je pourrais durer quelques mois, peut-�tre une ou deux ann�es, pourvu que je renon�asse � toute fatigue. " Ne comptez pas sur une longue carri�re " ; tel fut le r�sum� de ses consultations.

La certitude acquise ainsi de ma fin prochaine, en augmentant le deuil naturel de mon imagination, me donna un incroyable repos d'esprit. Cette disposition int�rieure explique un passage de la notice plac�e � la t�te de l' Essai historique , et cet autre passage de l' Essai m�me : " Attaqu� d'une maladie qui me laisse peu d'espoir, je vois les objets d'un oeil tranquille ; l'air calme de la tombe se fait sentir au voyageur qui n'en est plus qu'� quelques journ�es. " L'amertume des r�flexions r�pandues dans l' Essai n'�tonnera donc pas : c'est sous le coup d'un arr�t de mort, entre la sentence et l'ex�cution, que j'ai compos� cet ouvrage. Un �crivain qui croyait toucher au terme, dans le d�nuement de son exil, ne pouvait gu�re promener des regards riants sur le monde.

Mais comment traverser le temps de gr�ce qui m'�tait accord� ? J'aurais pu vivre ou mourir promptement de mon �p�e : on m'en interdisait l'usage ; que me restait-il ? une plume ? elle n'�tait ni connue, ni �prouv�e, et j'en ignorais la puissance. Le go�t des lettres inn� en moi, des po�sies de mon enfance, des �bauches de mes voyages, suffiraient-ils pour attirer l'attention du public ? L'id�e d'�crire un ouvrage sur les r�volutions compar�es m'�tait venue ; je m'en occupais dans ma t�te comme d'un sujet plus appropri� aux int�r�ts du jour ; mais qui se chargerait de l'impression d'un manuscrit sans pr�neurs, et pendant la composition de ce manuscrit, qui me nourrirait ? Si je n'avais que peu de jours � passer sur la terre, force �tait n�anmoins d'avoir quelque moyen de soutenir ce peu de jours. Mes trente louis, d�j� fort �corn�s, ne pouvaient aller bien loin, et en surcro�t de mes afflictions particuli�res, il me fallait supporter la d�tresse commune de l'�migration. Mes compagnons � Londres avaient tous des occupations : les uns s'�taient mis dans le commerce du charbon, les autres faisaient avec leurs femmes des chapeaux de paille, les autres enseignaient le fran�ais qu'ils ne savaient pas. Ils �taient tous tr�s gais. Le d�faut de notre nation, la l�g�ret�, s'�tait dans ce moment chang� en vertu. On riait au nez de la fortune ; cette voleuse �tait toute penaude d'emporter ce qu'on ne lui redemandait pas.

 

2 L10 Chapitre 5

Londres, d'avril � septembre 1822.

Pelletier. - Travaux litt�raires. - Ma soci�t� avec Hingant. - Nos promenades. - Une nuit dans l'�glise de Wesminster.

Pelletier, auteur du Domine salvum fac Regem et principal r�dacteur des Actes des Ap�tres , continuait � Londres son entreprise de Paris. Il n'avait pas pr�cis�ment de vices ; mais il �tait rong� d'une vermine de petits d�fauts dont on ne pouvait l'�purer : libertin, mauvais sujet, gagnant beaucoup d'argent et le mangeant de m�me, � la fois serviteur de la l�gitimit� et ambassadeur du roi n�gre Christophe aupr�s de George III, correspondant diplomatique de M. le comte de Limonade, et buvant en vin de Champagne les appointements qu'on lui payait en sucre. Cette esp�ce de M. Violet, jouant les grands airs de la R�volution sur un violon de poche, me vint voir et m'offrit ses services, en qualit� de Breton. Je lui parlai de mon plan de l' Essai ; il l'approuva fort : " Ce sera superbe ! " s'�cria-t-il, et il me proposa une chambre chez son imprimeur Baylis, lequel imprimerait l'ouvrage au fur et � mesure de la composition. Le libraire Deboffe aurait la vente ; lui, Pelletier, emboucherait la trompette dans son journal l' Ambigu , tandis qu'on pourrait s'introduire dans le Courrier Fran�ais de Londres, dont la r�daction passa bient�t � M. de Montlosier. Pelletier ne doutait de rien : il parlait de me faire donner la croix de Saint-Louis pour mon si�ge de Thionville. Mon Gil Blas, grand, maigre, escalabreux, les cheveux poudr�s, le front chauve, toujours criant et rigolant, met son chapeau rond sur l'oreille, me prend par le bras et me conduit chez l'imprimeur Baylis, o� il me loue sans fa�on une chambre au prix d'une guin�e par mois.

J'�tais en face de mon avenir dor� ; mais le pr�sent sur quelle planche le traverser ? Pelletier me procura des traductions du latin et de l'anglais ; je travaillais le jour � ces traductions, la nuit � l' Essai historique dans lequel je faisais entrer une partie de mes voyages et de mes r�veries. Baylis me fournissait les livres, et j'employais mal � propos quelques schellings � l'achat des bouquins �tal�s sur les �choppes.

Hingant, que j'avais rencontr� sur le paquebot de Jersey, s'�tait li� avec moi. Il cultivait les lettres, il �tait savant, �crivait en secret des romans dont il me lisait des pages. Il se logea, assez pr�s de Baylis, au fond d'une rue qui donnait dans Holborn. Tous les matins, � dix heures, je d�jeunais avec lui ; nous parlions de politique et surtout de mes travaux. Je lui disais ce que j'avais b�ti de mon �difice de nuit, l' Essai ; puis je retournais � mon oeuvre de jour, les traductions. Nous nous r�unissions pour d�ner, � un schelling par t�te, dans un estaminet ; de l�, nous allions aux champs. Souvent aussi nous nous promenions seuls, car nous aimions tous deux � r�vasser.

Je dirigeais alors ma course � Kensington ou � Westminster. Kensington me plaisait ; j'errais dans sa partie solitaire, tandis que la partie qui touchait � Hyde-Park se couvrait d'une multitude brillante. Le contraste de mon indigence et de la richesse, de mon d�laissement et de la foule, m'�tait agr�able. Je voyais passer de loin les jeunes Anglaises avec cette confusion d�sireuse que me faisait �prouver autrefois ma sylphide, lorsqu'apr�s l'avoir par�e de toutes mes folies, j'osais � peine lever les yeux sur mon ouvrage. La mort, � laquelle je croyais toucher, ajoutait un myst�re � cette vision d'un monde dont j'�tais presque sorti. S'est-il jamais attach� un regard sur l'�tranger assis au pied d'un pin ? Quelque belle femme avait-elle devin� l'invisible pr�sence de Ren� ?

A Westminster, autre passe-temps : dans ce labyrinthe de tombeaux, je pensais au mien pr�t � s'ouvrir. Le buste d'un homme inconnu comme moi ne prendrait jamais place au milieu de ces illustres effigies ! Puis se montraient les s�pulcres des monarques : Cromwell n'y �tait plus, et Charles Ier n'y �tait pas. Les cendres d'un tra�tre, de Robert d'Artois reposaient sous les dalles que je pressais de mes pas fid�les. La destin�e de Charles Ier venait de s'�tendre sur Louis XVI ; chaque jour le fer moissonnait en France, et les fosses de mes parents �taient d�j� creus�es.

Les chants des ma�tres de chapelle et les causeries des �trangers interrompaient mes r�flexions. Je ne pouvais multiplier mes visites, car j'�tais oblig� de donner aux gardiens de ceux qui ne vivaient plus le schelling qui m'�tait n�cessaire pour vivre. Mais alors je tournoyais au dehors de l'abbaye avec les corneilles, ou je m'arr�tais � consid�rer les clochers, jumeaux de grandeur in�gale que le soleil couchant ensanglantait de ses feux sur la tenture noire des fum�es de la Cit�.

Une fois, cependant, il arriva qu'ayant voulu contempler � jour failli l'int�rieur de la basilique, je m'oubliai dans l'admiration de cette architecture pleine de fougue et de caprice. Domin� par le sentiment de la vastit� sombre des �glises chrestiennes (Montaigne), j'errais � pas lents et je m'anuitai : on ferma les portes. J'essayai de trouver une issue ; j'appelai l' usher , je heurtai aux gates : tout ce bruit, �pandu et d�lay� dans le silence, se perdit ; il fallut me r�signer � coucher avec les d�funts.

Apr�s avoir h�sit� dans le choix de mon g�te, je m'arr�tai pr�s du mausol�e de lord Chatam, au bas du jub� et du double �tage de la chapelle des Chevaliers et de Henry VII. A l'entr�e de ces escaliers, de ces asiles ferm�s de grilles, un sarcophage engag� dans le mur vis � vis d'une mort de marbre arm�e de sa faulx, m'offrit son abri. Le pli d'un linceul, �galement de marbre, me servit de niche : � l'exemple de Charles-Quint, je m'habituais � mon enterrement.

J'�tais aux premi�res loges pour voir le monde tel qu'il est. Quel amas de grandeurs renferm� sous ces d�mes !! Qu'en reste-t-il ? Les afflictions ne sont pas moins vaines que les f�licit�s ; l'infortun�e Jane Gray n'est pas diff�rente de l'heureuse Alix de Salisbury ; son squelette seulement est moins horrible, parce qu'il est sans t�te ; sa carcasse s'embellit de son supplice et de l'absence de ce qui fit sa beaut�. Les tournois du vainqueur de Cr�cy, les jeux du Camp du Drap-d'or de Henri VIII, ne recommenceront pas dans cette salle des spectacles fun�bres. Bacon, Newton, Milton, sont aussi profond�ment ensevelis, aussi pass�s � jamais que leurs plus obscurs contemporains. Mot banni, vagabond, pauvre, consentirais-je � n'�tre plus la petite chose oubli�e et douloureuse que je suis pour avoir �t� un de ces morts fameux, puissants, rassasi�s de plaisirs ? oh ! la vie n'est pas tout cela ! Si du rivage de ce monde nous ne d�couvrons pas distinctement les choses divines, ne nous en �tonnons pas : le temps est un voile interpos� entre nous et Dieu, comme notre paupi�re entre notre oeil et la lumi�re.

Tapi sous mon linge de marbre, je redescendis de ces hauts pensers aux impressions na�ves du lieu et du moment. Mon anxi�t� m�l�e de plaisir �tait analogue � celle que j'�prouvais l'hiver dans ma tourelle de Combourg, lorsque j'�coutais le vent : un souffle et une ombre sont de nature pareille.

Peu � peu, m'accoutumant � l'obscurit�, j'entrevis les figures plac�es aux tombeaux. Je regardais les encorbellements du Saint-Denis d'Angleterre, d'o� l'on e�t dit que descendaient en lampadaires gothiques les �v�nements pass�s et les ann�es qui furent : l'�difice entier �tait comme un temple monolithe de si�cles p�trifi�s.

J'avais compt� dix heures, onze heures � l'horloge ; le marteau qui se soulevait et retombait sur l'airain, �tait le seul �tre vivant avec moi dans ces r�gions. Au dehors une voiture roulante, le cri du watchman , voila tout : ces bruits lointains de la terre me parvenaient d'un monde dans un autre monde. Le brouillard de la Tamise et la fum�e du charbon de terre s'infiltr�rent dans la basilique, et y r�pandirent de secondes t�n�bres.

Enfin, un cr�puscule s'�panouit dans un coin des ombres les plus �teintes : je regardais fixement cro�tre la lumi�re progressive ; �manait-elle des deux fils d'Edouard IV, assassin�s par leur oncle ? " Ces aimables enfants, dit le grand tragique, �taient couch�s ensemble ; ils se tenaient entour�s de leurs bras innocents et blancs comme l'alb�tre. Leurs l�vres semblaient quatre roses vermeilles sur une seule tige, qui, dans tout l'�clat de leur beaut�, se baisent l'une l'autre. " Dieu ne m'envoya pas ces �mes tristes et charmantes ; mais le l�ger fant�me d'une femme � peine adolescente parut portant une lumi�re abrit�e dans une feuille de papier tourn�e en coquille : c'�tait la petite sonneuse de cloches. J'entendis le bruit d'un baiser, et la cloche tinta le point du jour. La sonneuse fut tout �pouvant�e lorsque je sortis avec elle par la porte du clo�tre. Je lui contai mon aventure ; elle me dit qu'elle �tait venue remplir les fonctions de son p�re malade : nous ne parl�mes pas du baiser.

 

2 L10 Chapitre 6

Londres, d'avril � septembre 1822.

D�tresse. - Secours impr�vu. - Logement sur un cimeti�re. - Nouveaux camarades d'infortune. - Nos plaisirs. - Mon cousin de La Bou�tardais.

J'amusai Hingant de mon aventure, et nous f�mes le projet de nous enfermer � Westminster ; mais nos mis�res nous appelaient chez les morts d'une mani�re moins po�tique.

Mes fonds s'�puisaient : Baylis et Deboffe s'�taient hasard�s, moyennant un billet de remboursement en cas de non-vente, � commencer l'impression de l' Essai ; l� finissait leur g�n�rosit�, et rien n'�tait plus naturel ; je m'�tonne m�me de leur hardiesse. Les traductions ne venaient plus ; Pelletier, homme de plaisir, s'ennuyait d'une obligeance prolong�e. Il m'aurait bien donn� ce qu'il avait, s'il n'e�t pr�f�r� le manger ; mais qu�ter des travaux �� et l�, faire une bonne oeuvre de patience, impossible � lui. Hingant voyait aussi s'amoindrir son tr�sor ; entre nous deux, nous ne poss�dions que soixante francs. Nous diminu�mes la ration de vivres, comme sur un vaisseau lorsque la travers�e se prolonge. Au lieu d'un schelling par t�te, nous ne d�pensions plus � d�ner qu'un demi-schelling. Le matin, � notre th�, nous retranch�mes la moiti� du pain, et nous supprim�mes le beurre. Ces abstinences fatiguaient les nerfs de mon ami. Son esprit battait la campagne ; il pr�tait l'oreille, et avait l'air d'�couter quelqu'un ; en r�ponse, il �clatait de rire, ou versait des larmes. Hingant croyait au magn�tisme et s'�tait troubl� la cervelle du galimatias de Swedenborg. Il me disait le matin qu'on lui avait fait du bruit la nuit il se f�chait si je lui niais ses imaginations. L'inqui�tude qu'il me causait m'emp�chait de sentir mes souffrances. Elles �taient grandes pourtant : cette di�te rigoureuse jointe au travail, �chauffait ma poitrine malade ; je commen�ais � avoir de la peine � marcher, et n�anmoins, je passais les jours et une partie des nuits dehors, afin qu'on ne s'aper��t pas de ma d�tresse. Arriv�s � notre dernier schelling, je convins avec mon ami de le garder pour faire semblant de d�jeuner. Nous arrange�mes que nous ach�terions un pain de deux sous ; que nous nous laisserions servir comme de coutume l'eau chaude et la th�i�re ; que nous n'y mettrions point de th� ; que nous ne mangerions pas le pain, mais que nous boirions l'eau chaude avec quelques petites miettes de sucre rest�es au fond du sucrier.

Cinq jours s'�coul�rent de la sorte. La faim me d�vorait ; j'�tais br�lant ; le sommeil m'avait fui ; je su�ais des morceaux de linge que je trempais dans de l'eau ; je m�chais de l'herbe et du papier. Quand je passais devant des boutiques de boulangers, mon tourment �tait horrible. Par une rude soir�e d'hiver, je restai deux heures plant� devant un magasin de fruits secs et de viandes fum�es, avalant des yeux tout ce que je voyais ; j'aurais mang�, non seulement les comestibles, mais leurs boites, paniers et corbeilles.

Le matin du cinqui�me jour, tombant d'inanition, je me tra�ne chez Hingant ; je heurte � la porte, elle �tait ferm�e ; j'appelle, Hingant est quelque temps sans r�pondre ; il se l�ve enfin et m'ouvre. Il riait d'un air �gar� ; sa redingote �tait boutonn�e ; il s'assit devant la table � th� : " Notre d�jeuner va venir " me dit-il d'une voix extraordinaire. Je crus voir quelques taches de sang � sa chemise ; je d�boutonne brusquement sa redingote : il s'�tait donn� un coup de canif profond de deux pouces dans le bout du sein gauche. Je criai au secours. La servante alla chercher un chirurgien. La blessure �tait dangereuse.

Ce nouveau malheur m'obligea de prendre un parti. Hingant, conseiller au parlement de Bretagne, s'�tait refus� � recevoir le traitement que le gouvernement anglais accordait aux magistrats fran�ais, de m�me que je n'avais pas voulu accepter le schelling aum�n� par jour aux �migr�s : j'�crivis � M. de Barentin et lui r�v�lai la situation de mon ami. Les parents de Hingant accoururent et l'emmen�rent � la campagne. Dans ce moment m�me, mon oncle de Bed�e me fit parvenir quarante �cus, oblation touchante de ma famille pers�cut�e ; il me sembla voir tout l'or du P�rou : le denier des prisonniers de France nourrit le Fran�ais exil�.

Ma mis�re avait mis obstacle � mon travail. Comme je ne fournissais plus de manuscrit, l'impression fut suspendue. Priv� de la compagnie de Hingant, je ne gardai pas chez Baylis un logement d'une guin�e par mois ; je payai le terme �chu et m'en allai. Au-dessous des �migr�s indigents qui m'avaient d'abord servi de patrons � Londres, il y en avait d'autres, plus n�cessiteux encore. Il est des degr�s entre les pauvres comme entre les riches ; on peut aller depuis l'homme qui s'habille l'hiver avec un chien, jusqu'� celui qui grelotte dans ses haillons taillad�s. Mes amis me trouv�rent une chambre mieux appropri�e � ma fortune d�croissante (on n'est pas toujours au comble de la prosp�rit�) ; ils m'install�rent aux environs de Mary-Le-Bone-Street dans un garret dont la lucarne donnait sur un cimeti�re : chaque nuit la cr�celle du watchman m'annon�ait que l'on venait de voler des cadavres. J'eus la consolation d'apprendre que Hingant �tait hors de danger.

Des camarades me visitaient dans mon atelier. A notre ind�pendance et � notre pauvret� on nous e�t pris pour des peintres sur les ruines de Rome ; nous �tions des artistes en mis�re sur les ruines de la France. Ma figure servait de mod�le et mon lit de si�ge � mes �l�ves. Ce lit consistait dans un matelas et une couverture. Je n'avais point de draps ; quand il faisait froid, mon habit et une chaise, ajout�s � ma couverture, me tenaient chaud. Trop faible pour remuer ma couche, elle restait comme Dieu me l'avait retourn�e.

Mon cousin de La Bou�tardais, chass�, faute de payement, d'un taudis irlandais, quoiqu'il e�t mis son violon en gage, vint chercher chez moi un abri contre le constable ; un vicaire bas-breton lui pr�ta un lit de sangles. La Bou�tardais �tait, ainsi que Hingant, conseiller au parlement de Bretagne ; il ne poss�dait pas un mouchoir pour s'envelopper la t�te ; mais il avait d�sert� avec armes et bagages, c'est-�-dire qu'il avait emport� son bonnet carr� et sa robe rouge, et il couchait sous la pourpre � mes c�t�s. Fac�tieux, bon musicien, ayant la voix belle, quand nous ne dormions pas, il s'asseyait tout nu sur ses sangles, mettait son bonnet carr�, et chantait des romances en s'accompagnant d'une guitare qui n'avait que trois cordes. Une nuit que le pauvre gar�on fredonnait ainsi l' Hymne � V�nus de M�tastase : Scendi propizia , il fut frapp� d'un vent coulis ; la bouche lui tourna, et il en mourut, mais pas tout de suite, car je lui frottai cordialement la joue. Nous tenions des conseils dans notre chambre haute, nous raisonnions sur la politique, nous nous occupions des cancans de l'�migration. Le soir, nous allions chez nos tantes et cousines danser, apr�s les modes enrubann�es et les chapeaux faits.

 

1 L10 Chapitre 7

Londres, d'avril � septembre 1822.

F�te somptueuse. - Fin de mes quarante �cus. - Nouvelle d�tresse. - Table d'h�te. - Ev�ques.

D�ner � London-Tavern. - Manuscrits de Camden.

Ceux qui lisent cette partie de mes M�moires ne se sont pas aper�us que je les ai interrompus deux fois : une fois pour offrir un grand d�ner au duc d'York, fr�re du roi d'Angleterre ; une autre fois, pour donner une f�te pour l'anniversaire de la rentr�e du Roi de France � Paris, le 8 juillet. Cette f�te m'a co�t� quarante mille francs. Les pairs et les pairesses de l'empire britannique, les ambassadeurs, les �trangers de distinction ont rempli mes salons magnifiquement d�cor�s. Mes tables �tincelaient de l'�clat des cristaux de Londres et de l'or des porcelaines de S�vres. Ce qu'il y a de plus d�licat en mets, vins et fleurs abondait. Portland-Place �tait encombr� de brillantes voitures. Collinet et la musique d'Almack's enchantaient la m�lancolie fashionable des dandys et les �l�gances r�veuses des ladies pensivement dansantes. L'opposition et la majorit� minist�rielles avaient fait tr�ve : lady Canning causait avec lord Londonderry, lady Jersey avec le duc de Wellington. Monsieur, qui m'a fait faire cette ann�e des compliments de mes somptuosit�s de 1822, ne savait pas, en 1793, qu'il existait non loin de lui un futur ministre lequel en attendant ses grandeurs, je�nait au-dessus d'un cimeti�re pour p�ch� de fid�lit�. Je me f�licite aujourd'hui d'avoir essay� du naufrage, entrevu la guerre, partag� les souffrances des classes les plus humbles de la soci�t� comme je m'applaudis d'avoir rencontr�, dans les temps de prosp�rit�, l'injustice et la calomnie. J'ai profit� � ces le�ons : la vie, sans les maux qui la rendent grave, est un hochet d'enfant.

J'�tais l'homme aux quarante �cus ; mais le niveau des fortunes n'�tant pas encore �tabli, et les denr�es n'ayant pas baiss� de valeur, rien ne fit contrepoids � ma bourse qui se vida. Je ne devais pas compter sur de nouveaux secours de ma famille, expos�e en Bretagne au double fl�au de la chouannerie et de la Terreur. Je ne voyais plus devant moi que l'h�pital ou la Tamise.

Des domestiques d'�migr�s que leurs ma�tres ne pouvaient plus nourrir, s'�taient transform�s en restaurateurs pour nourrir leurs ma�tres. Dieu sait la ch�re-lie que l'on faisait � ces tables d'h�tes ! Dieu sait aussi la politique qu'on y entendait ! Toutes les victoires de la R�publique �taient m�tamorphos�es en d�faites, et si par hasard on doutait d'une restauration imm�diate, on �tait d�clar� Jacobin. Deux vieillardeaux �v�ques, qui avaient un faux air de la mort, se promenaient au printemps dans le parc Saint-James : " Monseigneur, disait l'un, croyez-vous que nous soyons en France au mois de juin ? - Mais, monseigneur r�pondait l'autre apr�s avoir m�rement r�fl�chi, je n'y vois pas d'inconv�nient. "

L'homme aux ressources, Pelletier, me d�terra ou plut�t me d�nicha dans mon aire. Il avait lu dans un journal de Yarmouth qu'une soci�t� d'antiquaires s'allait occuper d'une histoire du comt� de Suffolk et qu'on demandait un Fran�ais capable de d�chiffrer les manuscrits fran�ais du douzi�me si�cle, de la collection de Camden. Le parson , ou ministre, de Beccles, �tait � la t�te de l'entreprise, c'�tait � lui qu'il se fallait adresser. " Voil� votre affaire, me dit Pelletier, partez, vous d�chiffrerez ces vieilles paperasses ; vous continuerez � envoyer de la copie de l' Essai � Baylis ; je forcerai ce pleutre � reprendre son impression ; vous reviendrez � Londres avec deux cents guin�es, votre ouvrage fait, et vogue la gal�re ! "

Je voulus balbutier quelques objections : " Eh ! que diable, s'�cria mon homme, comptez-vous rester dans ce palais o� j'ai d�j� un froid horrible ? Si Rivarol, Champcenetz, Mirabeau-Tonneau et moi avions eu la bouche en coeur, nous aurions fait de belle besogne dans les Actes des Gloires ! Savez-vous que cette histoire de Hingant fait un boucan d'enfer ? Vous vouliez donc vous laisser mourir de faim tous deux ? Ah ! ah ! ah ! pouf !... Ah ! ah !... " Pelletier, pli� en deux, se tenait les genoux � force de rire. Il venait de placer cent exemplaires de son journal aux colonies ; il en avait re�u le payement et faisait sonner ses guin�es dans sa poche. Il m'emmena de force, avec La Bou�tardais apoplectique, et deux �migr�s en guenilles qui se trouv�rent sous sa main, d�ner � London-Tavern . Il nous fit boire du vin de Porto, manger du roastbeef et du plumpudding � en crever. " Comment, monsieur le comte, disait-il � mon cousin, avez-vous ainsi la gueule de travers ? " La Bou�tardais, moiti� choqu�, moiti� content, expliquait la chose de son mieux ; il racontait qu'il avait �t� tout � coup saisi en chantant ces deux mots : O bella Venere ! Mon pauvre paralys� avait un air si mort, si transi, si r�p�, en barbouillant sa bella Venere, que Pelletier se renversa d'un fou rire et pensa culbuter la table, en la frappant en dessous de ses deux pieds.

A la r�flexion, le conseil de mon compatriote, vrai personnage de mon autre compatriote Le Sage, ne me parut pas si mauvais. Au bout de trois jours d'enqu�tes, apr�s m'�tre fait habiller par le tailleur de Pelletier, je partis pour Beccles avec quelque argent que me pr�ta Deboffe, sur l'assurance de ma reprise de l' Essai . Je changeai mon nom, qu'aucun Anglais ne pouvait prononcer, en celui de Combourg qu'avait port� mon fr�re et qui me rappelait les peines et les plaisirs de ma premi�re jeunesse. Descendu � l'auberge, je pr�sentai au ministre du lieu une lettre de Deboffe, fort estim� dans la librairie anglaise, laquelle lettre me recommandait comme un savant du premier ordre. Parfaitement accueilli, je vis tous les gentlemen du canton, et je rencontrai deux officiers de notre marine royale qui donnaient des le�ons de fran�ais dans le voisinages.

 

1 L10 Chapitre 8

Londres, d'avril � septembre 1822.

Mes occupations dans la province. - Mort de mon fr�re. - Malheurs de ma famille. - Deux Frances. - Lettres de Hingant.

Je repris des forces ; les courses que je faisais � cheval me rendirent un peu de sant�. L'Angleterre, vue ainsi en d�tail, �tait triste, mais charmante ; partout la m�me chose et le m�me aspect. M. de Combourg �tait invit� � toutes les parties. Je dus � l'�tude le premier adoucissement de mon sort. Cic�ron avait raison de recommander le commerce des lettres dans les chagrins de la vie. Les femmes �taient charm�es de rencontrer un Fran�ais pour parler fran�ais.

Les malheurs de ma famille, que j'appris par les journaux, et qui me firent conna�tre sous mon v�ritable nom (car je ne pus cacher ma douleur), augment�rent � mon �gard l'int�r�t de la soci�t�. Les feuilles publiques annonc�rent la mort de M. de Malesherbes ; celle de sa fille, madame la pr�sidente de Rosambo ; celle de sa petite-fille, madame la comtesse de Chateaubriand ; et celle de son petit-gendre, le comte de Chateaubriand mon fr�re, immol�s ensemble, le m�me jour � la m�me heure, au m�me �chafaud. M. de Malesherbes �tait l'objet de l'admiration et de la v�n�ration des Anglais ; mon alliance de famille avec le d�fenseur de Louis XVI ajouta � la bienveillance de mes h�tes.

Mon oncle de Bed�e me manda les pers�cutions �prouv�es par le reste de mes parents. Ma vieille et incomparable m�re avait �t� jet�e dans une charrette avec d'autres victimes, et conduite du fond de la Bretagne dans les ge�les de Paris, afin de partager le sort du fils qu'elle avait tant aim�. Ma femme et ma soeur Lucile dans les cachots de Rennes, attendaient leur sentence ; il avait �t� question de les enfermer au ch�teau de Combourg, devenu forteresse d'Etat : on accusait leur innocence du crime de mon �migration. Qu'�taient-ce que chagrins en terre �trang�re, compar�s � ceux des Fran�ais demeur�s dans leur patrie ? Et pourtant, quel malheur, au milieu des souffrances de l'exil, de savoir que notre exil m�me devenait le pr�texte de la pers�cution de nos proches !

Il y a deux ans que l'anneau de mariage de ma belle-soeur fut ramass� dans le ruisseau de la rue Cassette ; on me l'apporta ; il �tait bris� ; les deux cerceaux de l'alliance �taient ouverts et pendaient enlac�s l'un � l'autre ; les noms s'y lisaient parfaitement grav�s. Comment cette bague s'�tait-elle retrouv�e ? Dans quel lieu et quand avait-elle �t� perdue ? La victime, emprisonn�e au Luxembourg, avait-elle pass� par la rue Cassette en allant au supplice ? Avait-elle laiss� tomber la bague du haut du tombereau ? Cette bague avait-elle �t� arrach�e de son doigt apr�s l'ex�cution ? Je fus tout saisi � la vue de ce symbole, qui, par sa brisure et son inscription, me rappelait de si cruelles destin�es. Quelque chose de myst�rieux et de fatal s'attachait � cet anneau que ma belle-soeur semblait m'envoyer du s�jour des morts, en m�moire d'elle et de mon fr�re. Je l'ai remis � son fils : puisse-t-il ne pas lui porter malheur !

Cher orphelin image de ta m�re,

Au ciel pour toi je demande ici-bas

Les jours heureux retranch�s � ton p�re

Et les enfants que ton oncle n'a pas.

Ce mauvais couplet et deux ou trois autres sont le seul pr�sent de noces que j'aie pu faire � mon neveu lorsqu'il s'est mari�.

Un autre monument m'est rest� de ces malheurs : voici ce que m'�crit M. de Contencin, qui, en fouillant dans les archives de la maison de ville et de la Sainte Chapelle a trouv� l'ordre du tribunal r�volutionnaire qui envoyait mon fr�re et sa famille � l'�chafaud :

" Monsieur le vicomte,

" Il y a une sorte de cruaut� � r�veiller dans une �me qui a beaucoup souffert le souvenir des maux qui l'ont affect�e le plus douloureusement. Cette pens�e m'a fait h�siter quelque temps � vous offrir un bien triste document qui, dans mes recherches historiques, m'est tomb� sous la main. C'est un acte de d�c�s sign� avant la mort par un homme qui s'est toujours montr� implacable comme elle, toutes les fois qu'il a trouv� r�unies sur la m�me t�te l'illustration et la vertu.

" Je d�sire, monsieur le vicomte, que vous ne me sachiez pas trop mauvais gr� d'ajouter � vos archives de famille un titre qui rappelle de si cruels souvenirs. J'ai suppos� qu'il aurait de l'int�r�t pour vous, puisqu'il avait du prix � mes yeux, et d�s lors j'ai song� � vous l'offrir. Si je ne suis point indiscret, je m'en f�liciterai doublement, car je trouve aujourd'hui dans ma d�marche l'occasion de vous exprimer les sentiments de profond respect et d'admiration sinc�re que vous m'avez inspir�s depuis longtemps. et avec lesquels je suis, monsieur le vicomte,

" Votre tr�s humble et tr�s ob�issant serviteur,

" A. de Contencin. "

" H�tel de la pr�fecture de la Seine.

" Paris, le 28 mars 1835. "

Voici ma r�ponse � cette lettre :

" J'avais fait, monsieur, chercher � la Sainte-Chapelle les pi�ces du proc�s de mon malheureux fr�re et de sa femme, mais on n'avait pas trouv� l ' ordre que vous avez bien voulu m'envoyer. Cet ordre et tant d'autres, avec leurs ratures, leurs noms estropi�s, auront �t� pr�sent�s � Fouquier au tribunal de Dieu : il lui aura bien fallu reconna�tre sa signature. Voil� les temps qu'on regrette, et sur lesquels on �crit des volumes d'admiration ! Au surplus, j'envie mon fr�re : depuis longues ann�es du moins il a quitt� ce triste monde. Je vous remercie infiniment, monsieur de l'estime que vous voulez bien me t�moigner dans votre belle et noble lettre, et vous prie d'agr�er l'assurance de la consid�ration tr�s distingu�e avec laquelle j'ai l'honneur d'�tre, etc. "

Cet ordre de mort est surtout remarquable par les preuves de la l�g�ret� avec laquelle les meurtres �taient commis : des noms sont mal orthographi�s, d'autres sont effac�s. Ces d�fauts de forme, qui auraient suffi pour annuler la plus simple sentence, n'arr�taient point les bourreaux ; ils ne tenaient qu'� l'heure exacte de la mort : � cinq heures pr�cises . Voici la pi�ce authentique, je la copie fid�lement :

" Ex�cuteur des jugements criminels.

" Tribunal r�volutionnaire.

" L'ex�cuteur des jugements criminels ne fera faute de se rendre � la maison de justice de la Conciergerie, pour y mettre � ex�cution le jugement qui condamne Mousset, d'Espr�menil, Chapelier, Thouret, Hell, Lanmoignon Malsherbes, la femme Lepelletier Rosambo, Chateau Brian et sa femme (le nom propre effac�, illisible), la veuve Duchatelet, la femme de Grammont, ci-devant duc, la femme Rochechuart (Rochechouart), et Parmentier : - 14 � la peine de mort. L'ex�cution aura lieu aujourd'hui, � cinq heures pr�cises, sur la place de la R�volution de cette ville.

" L'accusateur public,

" H.-Q. Fouquier. "

" Fait au Tribunal, le trois flor�al, l'an second de la R�publique fran�aise.

" Deux voitures. "

Le 9 thermidor sauva les jours de ma m�re ; mais elle fut oubli�e � la Conciergerie. Le commissaire conventionnel la trouva : " Que fais-tu l�, citoyenne ? lui dit-il ; qui es-tu ? pourquoi restes-tu ici ? " Ma m�re r�pondit qu'ayant perdu son fils, elle ne s'informait point de ce qui se passait, et qu'il lui �tait indiff�rent de mourir dans la prison ou ailleurs. " Mais tu as peut-�tre d'autres enfants ? " r�pliqua le commissaire. Ma m�re nomma ma femme et mes soeurs d�tenues � Rennes. L'ordre fut exp�di� de mettre celles-ci en libert�, et l'on contraignit ma m�re de sortir.

Dans les histoires de la R�volution, on a oubli� de placer le tableau de la France ext�rieure aupr�s du tableau de la France int�rieure, de peindre cette grande colonie d'exil�s, variant son industrie et ses peines de la diversit� des climats et de la diff�rence des moeurs des peuples.

En dehors de la France, tout s'op�rant par individu, m�tamorphoses d'�tats, afflictions obscures, sacrifices sans bruit, sans r�compense ; et dans cette vari�t� d'individus de tout rang, de tout �ge, de tout sexe, une id�e fixe conserv�e ; la vieille France voyageuse avec ses pr�jug�s et ses fid�les, comme autrefois l'Eglise de Dieu errante sur la terre avec ses vertus et ses martyrs.

En dedans de la France, tout s'op�rant par masse : Barr�re annon�ant des meurtres et des conqu�tes, des guerres civiles et des guerres �trang�res ; les combats gigantesques de la Vend�e et des bords du Rhin ; les tr�nes croulant au bruit de la marche de nos arm�es ; nos flottes ab�m�es dans les flots ; le peuple d�terrant les monarques � Saint-Denis et jetant la poussi�re des Rois morts au visage des Rois vivants pour les aveugler ; la nouvelle France, glorieuse de ses nouvelles libert�s, fi�re m�me de ses crimes, stable sur son propre sol, tout en reculant ses fronti�res, doublement arm�e du glaive du bourreau et de l'�p�e du soldat.

Au milieu de mes chagrins de famille, quelques lettres de mon ami Hingant vinrent me rassurer sur son sort, lettres d'ailleurs fort remarquables : il m'�crivait au mois de septembre 1795 :

" Votre lettre du 23 ao�t est pleine de la sensibilit� la plus touchante. Je l'ai montr�e � quelques personnes qui avaient les yeux mouill�s en la lisant. J'ai �t� presque tent� de leur dire ce que Diderot disait le jour que J.-J. Rousseau vint pleurer, dans sa prison, � Vincennes : Voyez comme mes amis m ' aiment . Ma maladie n'a �t�, au vrai, qu'une de ces fi�vres de nerfs qui font beaucoup souffrir, et dont le temps et la patience sont les meilleurs rem�des. Je lisais pendant cette fi�vre des extraits du Ph�don et du Tim�e . Ces livres-l� donnent app�tit de mourir, et je disais comme Caton :

It must be so, Plato ; thou reason ' st well !

" Je me faisais une id�e de mon voyage, comme on se ferait une id�e d'un voyage aux grandes Indes. Je me repr�sentais que je verrais beaucoup d'objets nouveaux dans le monde des esprits (comme l'appelle Swedenborg), et surtout que je serais exempt des fatigues et des dangers du voyage. "

 

1 L10 Chapitre 9

Londres, d'avril � septembre 1822.

Charlotte.

Quatre lieues de Beccles, dans une petite ville appel�e Bungay, demeurait un ministre anglais, le r�v�rend M. Ives, grand hell�niste et grand math�maticien. Il avait une femme jeune encore, charmante de figure, d'esprit et de mani�res, et une fille unique, �g�e de quinze ans. Pr�sent� dans cette maison, j'y fus mieux re�u que partout ailleurs. On buvait � la mani�re des anciens Anglais, et on restait deux heures � table, apr�s les femmes. M. Ives, qui avait vu l'Am�rique, aimait � conter ses voyages, � entendre le r�cit des miens, � parler de Newton et d'Hom�re. Sa fille, devenue savante pour lui plaire, �tait excellente musicienne et chantait comme aujourd'hui madame Pasta. Elle reparaissait au th� et charmait le sommeil communicatif du vieux ministre. Appuy� au bout du piano, j'�coutais miss Ives en silence.

La musique finie, la young lady me questionnait sur la France, sur la litt�rature ; elle me demandait des plans d'�tudes ; elle d�sirait particuli�rement conna�tre les auteurs italiens, et me pria de lui donner quelques notes sur la Divina Commedia et la Gerusalemme . Peu � peu, j'�prouvai le charme timide d'un attachement sorti de l'�me : j'avais par� les Floridiennes, je n'aurais pas os� relever le gant de miss Ives ; je m'embarrassais quand j'essayais de traduire quelque passage du Tasse. J'�tais plus � l'aise avec un g�nie plus chaste et plus m�le, Dante.

Les ann�es de Charlotte Ives et les miennes concordaient. Dans les liaisons qui ne se forment qu'au milieu de votre carri�re, il entre quelque m�lancolie ; si l'on ne se rencontre pas de prime abord, les souvenirs de la personne qu'on aime, ne se trouvent point m�l�s � la partie des jours o� l'on respira sans la conna�tre : ces jours, qui appartiennent � une autre soci�t�, sont p�nibles � la m�moire et comme retranch�s de notre existence. Y a-t-il disproportion d'�ge ? les inconv�nients augmentent : le plus vieux a commenc� la vie avant que le plus jeune fut au monde ; le plus jeune est destin� � demeurer seul � son tour ; l'un a march� dans une solitude en-de�� d'un berceau, l'autre traversera une solitude au-del� d'une tombe ; le pass� fut un d�sert pour le premier, l'avenir sera un d�sert pour le second. Il est difficile d'aimer avec toutes les conditions de bonheur, jeunesse, beaut�, temps opportun, harmonie de coeur, de go�t, de caract�re, de gr�ces et d'ann�es.

Ayant fait une chute de cheval, je restai quelque temps chez M. Ives. C'�tait l'hiver ; les songes de ma vie commenc�rent � fuir devant la r�alit�. Miss Ives devenait plus r�serv�e ; elle cessa de m'apporter des fleurs ; elle ne voulut plus chanter.

Si l'on m'e�t dit que je passerais le reste de ma vie, ignor� au sein de cette famille solitaire, je serais mort de plaisir : il ne manque � l'amour que la dur�e, pour �tre � la fois l'Eden avant la chute et l'Hosanna sans fin. Faites que la beaut� reste, que la jeunesse demeure, que le coeur ne se puisse lasser, et vous reproduirez le ciel. L'amour est si bien la f�licit� primeraine qu'il est poursuivi de la chim�re d'�tre toujours ; il ne veut prononcer que des serments irr�vocables ; au d�faut de ses joies, il cherche � �terniser ses douleurs ; ange tomb�, il parle encore le langage qu'il parlait au s�jour incorruptible ; son esp�rance est de ne cesser jamais ; dans sa double nature et dans sa double illusion ici-bas, il pr�tend se perp�tuer par d'immortelles pens�es et par des g�n�rations intarissables.

Je voyais venir avec consternation le moment o� je serais oblig� de me retirer. La veille du jour annonc� comme celui de mon d�part, le d�ner fut morne. A mon grand �tonnement, M. Ives se retira au dessert en emmenant sa fille, et je restai seul avec madame Ives : elle �tait dans un embarras extr�me. Je crus qu'elle m'allait faire des reproches d'une inclination qu'elle avait pu d�couvrir, mais dont jamais je n'avais parl�. Elle me regardait, baissait les yeux, rougissait ; elle-m�me, s�duisante dans ce trouble, il n'y a point de sentiment qu'elle n'e�t pu revendiquer pour elle. Enfin, brisant avec effort l'obstacle qui lui �tait la parole : " Monsieur, me dit-elle en anglais, vous avez vu ma confusion : je ne sais si Charlotte vous pla�t, mais il est impossible de tromper une m�re ; ma fille a certainement con�u de l'attachement pour vous. M. Ives et moi nous nous sommes consult�s ; vous nous convenez sous tous les rapports ; nous croyons que vous rendrez notre fille heureuse. Vous n'avez plus de patrie ; vous venez de perdre vos parents ; vos biens sont vendus ; qui pourrait donc vous rappeler en France ? En attendant notre h�ritage, vous vivrez avec nous. "

De toutes les peines que j'avais endur�es, celle-l� me fut la plus sensible et la plus grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives ; je couvris ses mains de mes baisers et de mes larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit � sangloter de joie. Elle �tendit le bras pour tirer le cordon de la sonnette ; elle appela son mari et sa fille : " Arr�tez ! m'�criai-je ; je suis mari� ! " Elle tomba �vanouie.

Je sortis, et sans rentrer dans ma chambre, je partis � pied. J'arrivai � Beccles, et je pris la poste pour Londres, apr�s avoir �crit � madame Ives une lettre dont je regrette de n'avoir pas gard� de copie.

Le plus doux, le plus tendre et le plus reconnaissant souvenir m'est rest� de cet �v�nement. Avant ma renomm�e, la famille de M. Ives est la seule qui m'ait voulu du bien et qui m'ait accueilli d'une affection v�ritable. Pauvre, ignor�, proscrit, sans s�duction, sans beaut�, je trouve un avenir assur�, une patrie, une �pouse charmante pour me retirer de mon d�laissement, une m�re presque aussi belle que sa fille pour me tenir lieu de ma vieille m�re, un p�re instruit, aimant et cultivant les lettres pour remplacer le p�re dont le ciel m'avait priv� ; qu'apportais-je en compensation de tout cela ? Aucune illusion ne pouvait entrer dans le choix que l'on faisait de moi ; je devais croire �tre aim�. Depuis cette �poque, je n'ai rencontr� qu'un attachement assez �lev� pour m'inspirer la m�me confiance. Quant � l'int�r�t dont j'ai paru �tre l'objet dans la suite, je n'ai jamais pu d�m�ler si des causes ext�rieures, si le fracas de la renomm�e, la parure des partis, l'�clat des hautes positions litt�raires ou politiques n'�taient pas l'enveloppe qui m'attirait des empressements.

Au reste, en �pousant Charlotte Ives, mon r�le changeait sur la terre : enseveli dans un comt� de la Grande-Bretagne, je serais devenu un gentleman chasseur : pas une seule ligne ne serait tomb�e de ma plume ; j'eusse m�me oubli� ma langue, car j'�crivais en anglais, et mes id�es commen�aient � se former en anglais dans ma t�te. Mon pays aurait-il beaucoup perdu � ma disparition ? Si je pouvais mettre � part ce qui m'a consol�, je dirais que je compterais d�j� bien des jours de calme, au lieu des jours de trouble �chus � mon lot. L'Empire, la Restauration, les divisions, les querelles de la France, que m'e�t fait tout cela ? Je n'aurais pas eu chaque matin � pallier des fautes, � combattre des erreurs. Est-il certain que j'aie un talent v�ritable et que ce talent ait valu la peine du sacrifice de ma vie ? D�passerai-je ma tombe ? Si je vais au-del�, y aura-t-il dans la transformation qui s'op�re, dans un monde chang� et occup� de toute autre chose, y aura-t-il un public pour m'entendre ? Ne serai-je pas un homme d'autrefois, inintelligible aux g�n�rations nouvelles ? Mes id�es, mes sentiments, mon style m�me ne seront-ils pas � la d�daigneuse post�rit� choses ennuyeuses et vieillies ? Mon ombre pourra-t-elle dire comme celle de Virgile � Dante : " Poeta fui e cantai , je fus po�te, et je chantai ! "

 

1 L10 Chapitre 10

Retour � Londres.

Revenu � Londres, je n'y trouvai pas le repos : j'avais fui devant ma destin�e comme un malfaiteur devant son crime. Combien il avait d� �tre p�nible � une famille si digne de mes hommages, de mes respects de ma reconnaissance, d'�prouver une sorte de refus de l'homme inconnu qu'elle avait accueilli, auquel elle avait offert de nouveaux foyers avec une simplicit�, une absence de soup�on, de pr�caution qui tenaient des moeurs patriarcales ! Je me repr�sentais le chagrin de Charlotte, les justes reproches que l'on pouvait et qu'on devait m'adresser : car enfin j'avais mis de la complaisance � m'abandonner � une inclination dont je connaissais l'insurmontable ill�gitimit�. Etait-ce donc une s�duction que j'avais vaguement tent�e, sans me rendre compte de cette bl�mable conduite ? Mais en m'arr�tant, comme je le fis, pour rester honn�te homme, ou en passant par-dessus l'obstacle pour me livrer � un penchant fl�tri d'avance par ma conduite, je n'aurais pu que plonger l'objet de cette s�duction dans le regret ou la douleur.

De ces r�flexions am�res, je me laissais aller � d'autres sentiments non moins remplis d'amertume : je maudissais mon mariage qui, selon les fausses perceptions de mon esprit, alors tr�s malade, m'avait jet� hors de mes voies et me privait du bonheur. Je ne songeais pas qu'en raison de cette nature souffrante � laquelle j'�tais soumis et de ces notions romanesques de libert� que je nourrissais, un mariage avec miss Ives e�t �t� pour moi aussi p�nible qu'une union plus ind�pendante.

Une chose restait pure et charmante en moi, quoique profond�ment triste : l'image de Charlotte ; cette image finissait par dominer mes r�voltes contre mon sort. Je fus cent fois tent� de retourner � Bungay, d'aller, non me pr�senter � la famille troubl�e, mais me cacher sur le bord du chemin pour voir passer Charlotte, pour la suivre au temple o� nous avions le m�me Dieu, sinon le m�me autel, pour offrir � cette femme, � travers le ciel, l'inexprimable ardeur de mes voeux, pour prononcer, du moins en pens�e, cette pri�re de la b�n�diction nuptiale que j'aurais pu entendre de la bouche d'un ministre dans ce temple :

" O Dieu, unissez, s'il vous pla�t, les esprits de ces �poux, et versez dans leurs coeurs une sinc�re amiti�. Regardez d'un oeil favorable votre servante. Faites que son joug soit un joug d'amour et de paix, qu'elle obtienne une heureuse f�condit� ; faites, Seigneur, que ces �poux voient tous deux les enfants de leurs enfants jusqu'� la troisi�me et quatri�me g�n�ration, et qu'ils parviennent � une heureuse vieillesse. "

Errant de r�solution en r�solution, j'�crivais � Charlotte de longues lettres que je d�chirais. Quelques billets insignifiants, que j'avais re�us d'elle, me servaient de talisman ; attach�e � mes pas par ma pens�e, Charlotte, gracieuse, attendrie, me suivait, en les purifiant, par les sentiers de la sylphide. Elle absorbait mes facult�s ; elle �tait le centre � travers lequel plongeait mon intelligence, de m�me que le sang passe par le coeur ; elle me d�go�tait de tout, car j'en faisais un objet perp�tuel de comparaison � son avantage. Une passion vraie et malheureuse est un levain empoisonn� qui reste au fond de l'�me et qui g�terait le pain des anges.

Les lieux que j'avais parcourus, les heures et les paroles que j'avais �chang�es avec Charlotte �taient grav�s dans ma m�moire : je voyais le sourire de l'�pouse qui m'avait �t� destin�e ; je touchais respectueusement ses cheveux noirs ; je pressais ses beaux bras contre ma poitrine, ainsi qu'une cha�ne de lis que j'aurais port�e � mon cou. Je n'�tais pas plut�t dans un lieu �cart�, que Charlotte, aux blanches mains, se venait placer � mes c�t�s. Je devinais sa pr�sence, comme la nuit on respire le parfum des fleurs qu'on ne voit pas.

Priv� de la soci�t� d'Hingant, mes promenades, plus solitaires que jamais, me laissaient en pleine libert� d'y mener l'image de Charlotte. A la distance de trente milles de Londres, il n'y a pas une bruy�re, un chemin, une �glise que je n'aie visit�s. Les endroits les plus abandonn�s, un pr�au d'orties, un foss� plant� de chardons, tout ce qui �tait n�glig� des hommes, devenaient pour moi des lieux pr�f�r�s, et dans ces lieux Byron respirait d�j�. La t�te appuy�e sur ma main, je regardais les sites d�daign�s ; quand leur impression p�nible m'affectait trop, le souvenir de Charlotte venait me ravir ; j'�tais alors comme ce p�lerin, lequel, arriv� dans une solitude � la vue des rochers du Sina�, entendit chanter le rossignol.

A Londres, on �tait surpris de mes fa�ons. Je ne regardais personne, je ne r�pondais point, je ne savais ce que l'on me disait : mes anciens camarades me soup�onnaient atteint de folie.

 

1 L10 Chapitre 11

Rencontre extraordinaire.

Qu'arrivera-t-il � Bungay apr�s mon d�part ? Qu'est devenue cette famille o� j'avais apport� la joie et le deuil ?

Vous vous souvenez toujours bien que je suis ambassadeur aupr�s de George IV, et que j'�cris � Londres, en 1822, ce qui m'arriva � Londres en 1795. Quelques affaires, depuis huit jours, m'ont oblig� d'interrompre la narration que je reprends aujourd'hui. Dans cet intervalle, mon valet de chambre est venu me dire, un matin entre midi et une heure, qu'une voiture �tait arr�t�e � ma porte, et qu'une dame anglaise demandait � me parler. Comme je me suis fait une r�gle, dans ma position publique, de ne refuser personne, j'ai dit de laisser monter cette dame.

J'�tais dans mon cabinet ; on a annonc� lady Sulton ; j'ai vu entrer une femme en deuil, accompagn�e de deux beaux gar�ons �galement en deuil : l'un pouvait avoir seize ans et l'autre quatorze. Je me suis avanc� vers l'�trang�re ; elle �tait si �mue qu'elle pouvait � peine marcher. Elle m'a dit d'une voix alt�r�e : " Mylord, do you remember me ? Me reconnaissez-vous ? " Oui, j'ai reconnu miss Ives ! les ann�es qui avaient pass� sur sa t�te ne lui avaient laiss� que leur printemps. Je l'ai prise par la main, je l'ai fait asseoir et je me suis assis � ses c�t�s. Je ne lui pouvais parler ; mes yeux �taient pleins de larmes ; je la regardais en silence � travers ces larmes ; je sentais que je l'avais profond�ment aim�e par ce que j'�prouvais. Enfin, j'ai pu lui dire � mon tour : " Et vous, madame, me reconnaissez-vous ? " Elle a lev� les yeux qu'elle tenait baiss�s, et, pour toute r�ponse elle m'a adress� un regard souriant et m�lancolique comme un long souvenir. Sa main �tait toujours entre les deux miennes. Charlotte m'a dit : " Je suis en deuil de ma m�re ; mon p�re est mort depuis plusieurs ann�es. Voil� mes enfants. " A ces derniers mots, elle a retir� sa main et s'est enfonc�e dans son fauteuil, en couvrant ses yeux de son mouchoir.

Bient�t elle a repris : " Mylord, je vous parle � pr�sent dans la langue que j'essayais avec vous � Bungay. Je suis honteuse : excusez-moi. Mes enfants sont fils de l'amiral Sulton, que j'�pousai trois ans apr�s votre d�part d'Angleterre. Mais aujourd'hui je n'ai pas la t�te assez � moi pour entrer dans le d�tail. Permettez-moi de revenir. " Je lui ai demand� son adresse en lui donnant le bras pour la reconduire � sa voiture. Elle tremblait, et je serrai sa main contre mon coeur.

Je me rendis le lendemain chez lady Sulton ; je la trouvai seule. Alors commen�a entre nous la s�rie de ces vous souvient-il ? qui font rena�tre toute une vie. A chaque vous souvient-il , nous nous regardions ; nous cherchions � d�couvrir sur nos visages ces traces du temps qui mesurent cruellement la distance du point de d�part et l'�tendue du chemin parcouru. J'ai dit � Charlotte : " Comment votre m�re vous apprit-elle ? "... Charlotte rougit et m'interrompit vivement : " Je suis venue � Londres pour vous prier de vous int�resser aux enfants de l'amiral Sulton : l'a�n� d�sirerait passer � Bombay. M. Canning, nomm� gouverneur des Indes, est votre ami ; il pourrait emmener mon fils avec lui. Je serais bien reconnaissante, et j'aimerais � vous devoir le bonheur de mon premier enfant. Elle appuya sur ces derniers mots.

" Ah ! Madame, lui r�pondis-je, que me rappelez-vous ? Quel bouleversement de destin�es ! Vous qui avez re�u � la table hospitali�re de votre p�re un pauvre banni ; vous qui n'avez point d�daign� ses souffrances ; vous qui peut-�tre aviez pens� � l'�lever jusqu'� un rang glorieux et inesp�r�, c'est vous qui r�clamez sa protection dans votre pays ! Je verrai M. Canning ; votre fils, quoi qu'il m'en co�te de lui donner ce nom, votre fils, si cela d�pend de moi, ira aux Indes. Mais, dites-moi, Madame, que vous fait ma fortune nouvelle ? Comment me voyez-vous aujourd'hui ? Ce mot de mylord que vous employez me semble bien dur. "

Charlotte r�pliqua : " Je ne vous trouve point chang�, pas m�me vieilli. Quand je parlais de vous � mes parents pendant votre absence, c'�tait toujours le titre de mylord que je vous donnais ; il me semblait que vous le deviez porter : n'�tiez-vous pas pour moi comme un mari, mylord and master , mon seigneur et ma�tre ? " Cette gracieuse femme avait quelque chose de l'Eve de Milton, en pronon�ant ces paroles : elle n'�tait point n�e du sein d'une autre femme ; sa beaut� portait l'empreinte de la main divine qui l'avait p�trie.

Je courus chez M. Canning et chez lord Londonderry ; ils me firent des difficult�s pour une petite place, comme on m'en aurait fait en France ; mais ils promettaient comme on promet � la cour. Je rendis compte � lady Sulton de ma d�marche. Je la revis trois fois : � ma quatri�me visite, elle me d�clara qu'elle allait retourner � Bungay. Cette derni�re entrevue fut douloureuse. Charlotte m'entretint encore du pass�, de notre vie cach�e, de nos lectures, de nos promenades, de la musique, des fleurs d'antan, des esp�rances d'autrefois. " Quand je vous ai connu, me disait-elle, personne ne pronon�ait votre nom ; maintenant, qui l'ignore ? Savez-vous que je poss�de un ouvrage et plusieurs lettres, �crits de votre main ? Les voil�. " Et elle me remit un paquet. " Ne vous offensez pas si je ne veux rien garder de vous " et elle se prit � pleurer. " Farewell ! farewell ! me dit-elle, souvenez-vous de mon fils. Je ne vous reverrai jamais, car vous ne viendrez pas me chercher � Bungay. - J'irai, m'�criai-je ; j'irai vous porter le brevet de votre fils. " Elle secoua la t�te d'un air de doute, et se retira.

Rentr� � l'ambassade, je m'enfermai et j'ouvris le paquet. Il ne contenait que des billets de moi insignifiants et un plan d'�tudes, avec des remarques sur les po�tes anglais et italiens. J'avais esp�r� trouver une lettre de Charlotte ; il n'y en avait point ; mais j'aper�us aux marges du manuscrit quelques notes anglaises, fran�aises et latines, dont l'encre vieillie et la jeune �criture t�moignaient qu'elles �taient depuis longtemps d�pos�es sur ces marges.

Voil� mon histoire avec miss Ives. En achevant de la raconter, il me semble que je perds une seconde fois Charlotte, dans cette m�me �le o� je la perdis une premi�re. Mais entre ce que j'�prouve � cette heure pour elle, et ce que j'�prouvais aux heures dont je rappelle les tendresses, il y a tout l'espace de l'innocence : des passions se sont interpos�es entre miss Ives et lady Sulton. Je ne porterais plus � une femme ing�nue la candeur des d�sirs, la suave ignorance d'un amour rest� � la limite du r�ve. J'�crivais alors sur le vague des tristesses ; je n'en suis plus au vague de la vie. Eh bien ! si j'avais serr� dans mes bras, �pouse et m�re, celle qui me fut destin�e vierge et �pouse, c'e�t �t� avec une sorte de rage, pour fl�trir, remplir de douleur et �touffer ces vingt-sept ann�es livr�es � un autre apr�s m'avoir �t� offertes.

Je dois regarder le sentiment que je viens de rappeler, comme le premier de cette esp�ce entr� dans mon coeur ; il n'�tait cependant point sympathique � ma nature orageuse ; elle l'aurait corrompu ; elle m'e�t rendu incapable de savourer longuement de saintes d�lectations. C'�tait alors qu'aigri par les malheurs, d�j� p�lerin d'outre-mer, ayant commenc� mon solitaire voyage, c'�tait alors que les folles id�es peintes dans le myst�re de Ren� m'obs�daient et faisaient de moi l'�tre le plus tourment� qui f�t sur la terre. Quoi qu'il en soit, la chaste image de Charlotte, en faisant p�n�trer au fond de mon �me quelques rayons d'une lumi�re vraie, dissipa d'abord une nu�e de fant�mes : ma d�mone, comme un mauvais g�nie, se replongea dans l'ab�me ; elle attendit l'effet du temps pour renouveler ses apparitions.

 

1 L11 Livre onzi�me

1. D�faut de mon caract�re. - 2. L' Essai historique sur les R�volutions . - Son effet. - Lettre de Lemi�re, neveu du po�te. - 3. Fontanes. - Cl�ry. - 4. Mort de ma m�re. - Retour � la Religion. - 5. G�nie du Christianisme . - Lettre du chevalier de Panat. - 6. Mon oncle, M. de Bed�e : sa fille a�n�e.

 

1 L11 Chapitre 1

Londres, d'avril � septembre 1822.

Revu en d�cembre 1846.

D�faut de mon caract�re.

Mes rapports avec Deboffe n'avaient jamais �t� interrompus compl�tement pour l' Essai sur les R�volutions , et il m'importait de les reprendre au plus vite � Londres pour soutenir ma vie mat�rielle. Mais d'o� m'�tait venu mon dernier malheur ? de mon obstination au silence. Pour comprendre ceci, il faut entrer dans mon caract�re.

En aucun temps, il ne m'a �t� possible de surmonter cet esprit de retenue et de solitude int�rieure qui m'emp�che de causer de ce qui me touche. Personne ne saurait affirmer sans mentir que j'aie racont� ce que la plupart des gens racontent dans un moment de peine, de plaisir ou de vanit�. Un nom, une confession de quelque gravit�, ne sort point ou ne sort que rarement de ma bouche. Je n'entretiens jamais les passants de mes int�r�ts, de mes desseins, de mes travaux, de mes id�es, de mes attachements, de mes joies, de mes chagrins, persuad� de l'ennui profond que l'on cause aux autres en leur parlant de soi. Sinc�re et v�ridique, je manque d'ouverture de coeur : mon �me tend incessamment � se fermer ; je ne dis point une chose enti�re et je n'ai laiss� passer ma vie compl�te que dans ces M�moires . Si j'essaie de commencer un r�cit, soudain l'id�e de sa longueur m'�pouvante ; au bout de quatre paroles, le son de ma voix me devient insupportable et je me tais. Comme je ne crois � rien except� en religion, je me d�fie de tout : la malveillance et le d�nigrement sont les deux caract�res de l'esprit fran�ais ; la moquerie et la calomnie, le r�sultat certain d'une confidence.

Mais qu'ai-je gagn� � ma nature r�serv�e ? d'�tre devenu, parce que j'�tais imp�n�trable, un je ne sais quoi de fantaisie, qui n'a aucun rapport avec ma r�alit�. Mes amis m�mes se trompent sur moi, en croyant me faire mieux conna�tre et en m'embellissant des illusions de leur attachement. Toutes les m�diocrit�s d'antichambre, de bureaux, de gazettes, de caf�s m'ont suppos� de l'ambition et je n'en ai aucune. Froid et sec en mati�re usuelle, je n'ai rien de l'enthousiaste et du sentimental : ma perception distincte et rapide traverse vite le fait et l'homme, et les d�pouille de toute importance. Loin de m'entra�ner, d'id�aliser les v�rit�s applicables, mon imagination ravale les plus hauts �v�nements, me d�joue moi-m�me ; le c�t� petit et ridicule des objets m'appara�t tout d'abord ; de grands g�nies et de grandes choses, il n'en existe gu�re � mes yeux. Poli, laudatif, admiratif pour les suffisances qui se proclament intelligences sup�rieures, mon m�pris cach� rit et place sur tous ces visages enfum�s d'encens des masques de Callot. En politique, la chaleur de mes opinions n'a jamais exc�d� la longueur de mon discours ou de ma brochure. Dans l'existence int�rieure et th�orique, je suis l'homme de tous les songes ; dans l'existence ext�rieure et pratique, l'homme des r�alit�s. Aventureux et ordonn�, passionn� et m�thodique, il n'y a jamais eu d'�tre � la fois plus chim�rique et plus positif que moi, de plus ardent et de plus glac� ; androgyne bizarre, p�tri des sangs divers de ma m�re et de mon p�re.

Les portraits qu'on a faits de moi, hors de toute ressemblance, sont principalement dus � la r�ticence de mes paroles. La foule est trop l�g�re, trop inattentive pour se donner le temps, lorsqu'elle n'est pas avertie, de voir les individus tels qu'ils sont. Quand, par hasard, j'ai essay� de redresser quelques-uns de ces faux jugements dans mes pr�faces, on ne m'a pas cru. En dernier r�sultat, tout m'�tant �gal, je n'insistais pas ; un comme vous voudrez m'a toujours d�barrass� de l'ennui de persuader personne ou de chercher � �tablir une v�rit�. Je rentre dans mon for int�rieur, comme un li�vre dans son g�te : l� je me remets � contempler la feuille qui remue ou le brin d'herbe qui s'incline.

Je ne me fais pas une vertu de ma circonspection invincible autant qu'involontaire : si elle n'est pas une fausset�, elle en a l'apparence ; elle n'est pas en harmonie avec des natures plus heureuses plus aimables, plus faciles, plus na�ves, plus abondantes, plus communicatives que la mienne. Souvent, elle m'a nui dans les sentiments et dans les affaires, parce que je n'ai jamais pu souffrir les explications, les raccommodements par protestation et �claircissement, lamentation et pleurs, verbiage et reproches, d�tails et apologie.

Au cas de la famille Ives, ce silence obstin� de moi sur moi-m�me me fut extr�mement fatal. Vingt fois la m�re de Charlotte s'�tait enquise de mes parents et m'avait mis sur la voie des r�v�lations. Ne pr�voyant pas o� mon mutisme me m�nerait je me contentai, comme d'usage, de r�pondre quelques mots vagues et brefs. Si je n'eusse �t� atteint de cet odieux travers d'esprit toute m�prise devenant impossible, je n'aurais pas eu l'air d'avoir voulu tromper la plus g�n�reuse hospitalit� ; la v�rit�, dite par moi au moment d�cisif, ne m'excusait pas : un mal r�el n'en avait pas moins �t� fait.

Je repris mon travail au milieu de mes chagrins et des justes reproches que je me faisais. Je m'accommodais m�me de ce travail, car il m'�tait venu en pens�e qu'en acqu�rant du renom, je rendrais la famille Ives moins repentante de l'int�r�t qu'elle m'avait t�moign�. Charlotte, que je cherchais ainsi � me r�concilier par la gloire, pr�sidait � mes �tudes. Son image �tait assise devant moi tandis que j'�crivais. Quand je levais les yeux de dessus mon papier, je les portais sur l'image ador�e, comme si le mod�le e�t �t� l� en effet. Les habitants de l'�le de Ceylan virent un matin l'astre du jour se lever dans une pompe extraordinaire, son globe s'ouvrit, et il en sortit une brillante cr�ature qui dit aux Ceylanais : " Je viens r�gner sur vous. " Charlotte, �close d'un rayon de lumi�re, r�gnait sur moi.

Abandonnons-les, ces souvenirs. les souvenirs vieillissent et s'effacent comme les esp�rances. Ma vie va changer, elle va couler sous d'autres cieux, dans d'autres vall�es. Premier amour de ma jeunesse, vous fuyez avec vos charmes ! Je viens de revoir Charlotte, il est vrai, mais apr�s combien d'ann�es l'ai-je revue ? Douce lueur du pass�, rose p�le du cr�puscule qui borde la nuit, quand le soleil depuis longtemps est couch� !

 

1 L11 Chapitre 2

Londres, d'avril � septembre 1822.

L' Essai historique sur les r�volutions . - Son effet. - Lettre de Lemi�re, neveu du po�te.

On a souvent repr�sent� la vie (moi tout le premier), comme une montagne que l'on gravit d'un c�t� et que l'on d�vale de l'autre : il serait aussi vrai de la comparer � une Alpe, au sommet chauve couronn� de glace, et qui n'a pas de revers. En suivant cette image, le voyageur monte toujours et ne descend plus ; il voit mieux alors l'espace qu'il a parcouru, les sentiers qu'il n'a pas choisis et � l'aide desquels il se f�t �lev� par une pente adoucie : il regarde avec regret et douleur le point o� il a commenc� de s'�garer. Ainsi, c'est � la publication de l' Essai historique que je dois marquer le premier pas qui me fourvoya du chemin de la paix. J'achevai la premi�re partie du grand travail que je m'�tais trac� ; j'en �crivis le dernier mot entre l'id�e de la mort (j'�tais retomb� malade) et un r�ve �vanoui : In somnis renit imago conjugis . Imprim� chez Baylie, l' Essai parut chez Deboffe en 1797. Cette date est celle d'une des transformations de ma vie. Il y a des moments o� notre destin�e, soit qu'elle c�de � la soci�t�, soit qu'elle ob�isse � la nature, soit qu'elle commence � nous faire ce que nous devons demeurer, se d�tourne soudain de sa ligne premi�re, telle qu'un fleuve qui change son cours par une subite inflexion.

L' Essai offre le compendium de mon existence, comme po�te, moraliste, publiciste et politique. Dire que j'esp�rais, autant du moins que je puis esp�rer, un grand succ�s de l'ouvrage, cela va tout de go : nous autres auteurs, petits prodiges d'une �re prodigieuse, nous avons la pr�tention d'entretenir des intelligences avec les races futures ; mais nous ignorons, que je crois, la demeure de la post�rit�, nous mettons mal son adresse. Quand nous nous engourdirons dans la tombe, la mort glacera si dur nos paroles, �crites ou chant�es, qu'elles ne se fondront pas comme les paroles gel�es de Rabelais.

L' Essai devait �tre une sorte d'encyclop�die historique. Le seul volume publi� est d�j� une assez grande investigation ; j'en avais la suite en manuscrit ; puis venaient, aupr�s des recherches et annotations de l'annaliste, les lais et virelais du po�te, les Natchez , etc. Je comprends � peine aujourd'hui comment j'ai pu me livrer � des �tudes aussi consid�rables, au milieu d'une vie active, errante et sujette � tant de revers. Mon opini�tret� � l'ouvrage explique cette f�condit� : dans ma jeunesse, j'ai souvent �crit douze et quinze heures sans quitter la table o� j'�tais assis, raturant et recomposant dix fois la m�me page. L'�ge ne m'a rien fait perdre de cette facult� d'application : aujourd'hui mes correspondances diplomatiques, qui n'interrompent point mes compositions litt�raires, sont enti�rement de ma main.

L' Essai fit du bruit dans l'�migration : il �tait en contradiction avec les sentiments de mes compagnons d'infortune ; mon ind�pendance dans mes diverses positions sociales a presque toujours bless� les hommes avec qui je marchais. J'ai tour � tour �t� le chef d'arm�es diff�rentes dont les soldats n'�taient pas de mon parti : j'ai men� les vieux royalistes � la conqu�te des libert�s publiques et surtout de la libert� de la presse, qu'ils d�testaient ; j'ai ralli� les lib�raux au nom de cette m�me libert� sous le drapeau des Bourbons qu'ils ont en horreur. Il arriva que l'opinion �migr�e s'attacha, par amour-propre, � ma personne : les Revues anglaises ayant parl� de moi avec �loge, la louange rejaillit sur tout le corps des fid�les .

J'avais adress� des exemplaires de l' Essai � Laharpe, Ginguen� et de Sales. Lemi�re, neveu du po�te du m�me nom et traducteur des po�sies de Gray, m'�crivit de Paris le 15 de juillet 1797, que mon Essai avait le plus grand succ�s. Il est certain que si l' Essai fut un moment connu il fut presque aussit�t oubli� : une ombre subite engloutit le premier rayon de ma gloire.

Etant devenu presque un personnage, la haute �migration me rechercha � Londres. Je fis mon chemin de rue en rue ; je quittai d'abord Holborn-Tottenham-Courtroad et m'avan�ai jusque sur la route d'Hampstead. L�, je stationnai quelques mois chez madame O'Larry, veuve irlandaise, m�re d'une tr�s jolie fille de quatorze ans et aimant tendrement les chats. Li�s par cette conformit� de passion, nous e�mes le malheur de perdre deux �l�gantes minettes, toutes blanches comme deux hermines, avec le bout de la queue noir.

Chez madame O'Larry venaient de vieilles voisines avec lesquelles j'�tais oblig� de prendre du th� � l'ancienne fa�on. Madame de Sta�l a peint cette sc�ne dans Corinne chez lady Edgermond : " Ma ch�re, croyez-vous que l'eau soit assez bouillante pour la jeter sur le th� ?

- Ma ch�re, je crois que ce serait trop t�t. "

Venait aussi � ces soir�es une grande belle jeune Irlandaise, Marie Neale, sous la garde d'un tuteur. Elle trouvait au fond de mon regard quelque blessure, car elle me disait : You carry your heart in a sling (vous portez votre coeur en �charpe). Je portais mon coeur je ne sais comment.

Madame O'Larry partit pour Dublin ; alors, m'�loignant derechef du canton de la colonie de la pauvre �migration de l'est, j'arrivai, de logement en logement, jusqu'au quartier de la riche �migration de l'ouest, parmi les �v�ques, les familles de cour et les colons de la Martinique.

Pelletier m'�tait revenu ; il s'�tait mari� � la vanvole [A la l�g�re, sans r�flexion.] ; toujours h�bleur, gaspillant son obligeance et fr�quentant l'argent de ses voisins plus que leur personne.

Je fis plusieurs connaissances nouvelles, surtout dans la soci�t� o� j'avais des rapports de famille : Christian de Lamoignon, bless� gri�vement d'une jambe � l'affaire de Quiberon, et aujourd'hui mon coll�gue � la Chambre des pairs, devint mon ami. Il me pr�senta � madame Lindsay, attach�e � Auguste de Lamoignon, son fr�re : le pr�sident Guillaume n'�tait pas emm�nag� de la sorte � Basville, entre Boileau, madame de S�vign� et Bourdaloue.

Madame Lindsay, Irlandaise d'origine, d'un esprit un peu sec, d'une humeur un peu cassante, �l�gante de taille, agr�able de figure, avait de la noblesse d'�me et de l'�l�vation de caract�re : les �migr�s de m�rite passaient la soir�e au foyer de la derni�re des Ninon. La vieille monarchie p�rissait avec tous ses abus et toutes ses gr�ces. On la d�terrera un jour, comme ces squelettes de reines, orn�s de colliers, de bracelets, de pendants d'oreilles qu'on exhume en Etrurie. Je rencontrai � ce rendez-vous M. Malou�t et madame du Belloy, femme digne d'attachement, le comte de Montlosier et le chevalier de Panat. Ce dernier avait une r�putation m�rit�e d'esprit, de malpropret� et de gourmandise : il appartenait � ce parterre d'hommes de go�t, assis autrefois les bras crois�s devant la soci�t� fran�aise ; oisifs dont la mission �tait de tout regarder et de tout juger, ils exer�aient les fonctions qu'exercent maintenant les journaux sans en avoir l'�pret�, mais aussi sans arriver � leur grande influence populaire.

Montlosier �tait rest� � cheval sur la renomm�e de sa fameuse phrase de la croix de bois , phrase un peu ratiss�e par moi, quand je l'ai reproduite, mais vraie au fond. En quittant la France, il se rendit � Coblentz : mal re�u des Princes, il eut une querelle, se battit la nuit au bord du Rhin et fut embroch�. Ne pouvant remuer et n'y voyant goutte, il demanda aux t�moins si la pointe de l'�p�e passait par derri�re : " De trois pouces " lui dirent ceux-ci qui t�t�rent. " Alors ce n'est rien ", r�pondit Montlosier : " Monsieur, retirez votre botte. "

Montlosier, accueilli de la sorte pour son royalisme passa en Angleterre et se r�fugia dans les lettres, grand h�pital des �migr�s o� j'avais une paillasse aupr�s de la sienne. Il obtint la r�daction du Courrier fran�ais . Outre son journal, il �crivait des ouvrages physico-politico-philosophiques : il prouvait dans l'une de ces oeuvres que le bleu �tait la couleur de la vie par la raison que les veines bleuissent apr�s la mort, la vie venant � la surface du corps pour s'�vaporer et retourner au ciel bleu : comme j'aime beaucoup le bleu, j'�tais tout charm�.

F�odalement lib�ral, aristocrate et d�mocrate, esprit bigarr�, fait de pi�ces et de morceaux, Montlosier accouche avec difficult� d'id�es disparates ; mais s'il parvient � les d�gager de leur d�livre, elles sont quelquefois belles, surtout �nergiques : anti-pr�tre comme noble, chr�tien par sophisme et comme amateur des vieux si�cles il e�t �t�, sous le paganisme, chaud partisan de l'ind�pendance en th�orie et de l'esclavage en pratique faisant jeter l'esclave aux mur�nes, au nom de la libert� du genre humain. Brise-raison, ergoteur, raide et hirsute, l'ancien d�put� de la noblesse de Riom se permet n�anmoins des condescendances au pouvoir ; il sait m�nager ses int�r�ts, mais il ne souffre pas qu'on s'en aper�oive, et met � l'abri ses faiblesses d'homme derri�re son honneur de gentilhomme. Je ne veux point dire du mal de mon Auvernat fumeux, avec ses romances du Mont-d'or et sa pol�mique de la Plaine ; j'ai du go�t pour sa personne h�t�roclite. Ses longs d�veloppements obscurs et tournoiements d'id�es, avec parenth�ses, bruits de gorge et oh ! oh ! chevrotants, m'ennuient (le t�n�breux, l'embrouille, le vaporeux, le p�nible me sont abominables) ; mais, d'un autre c�t�, je suis diverti par ce naturaliste de volcans, ce Pascal manqu�, cet orateur de montagnes qui p�rore � la tribune comme ses petits compatriotes chantent au haut d'une chemin�e ; j'aime ce gazetier de tourbi�res et de castels, ce lib�ral expliquant la Charte � travers une fen�tre gothique, ce seigneur p�tre quasi mari� � sa vach�re, semant lui-m�me son orge parmi la neige, dans son petit champ de cailloux : je lui saurai toujours gr� de m'avoir consacr� dans son chalet du Puy-de-D�me, une vieille roche noire, prise d'un cimeti�re des Gaulois par lui d�couvert.

L'abb� Delille, autre compatriote de Sidoine Apollinaire, du chancelier de L'Hospital, de La Fayette, de Thomas, de Chamfort chass� du continent par le d�bordement des victoires r�publicaines, �tait venu aussi s'�tablir � Londres. L'�migration le comptait avec orgueil dans ses rangs ; il chantait nos malheurs, raison de plus pour aimer sa muse. Il besognait beaucoup ; il le fallait bien, car madame Delille l'enfermait et ne le l�chait que quand il avait gagn� sa journ�e par un certain nombre de vers. Un jour, j'�tais all� chez lui ; il se fit attendre, puis il parut les joues fort rouges : on pr�tend que madame Delille le souffletait ; je n'en sais rien ; je dis seulement ce que j'ai vu.

Qui n'a entendu l'abb� Delille dire ses vers ? Il racontait tr�s bien ; sa figure, laide, chiffonn�e, anim�e par son imagination, allait � merveille � la nature coquette de son d�bit, au caract�re de son talent et � sa profession d'abb�. Le chef-d'oeuvre de l'abb� Delille est sa traduction des G�orgiques , aux morceaux de sentiment pr�s ; mais c'est comme si vous lisiez Racine traduit dans la langue de Louis XV.

La litt�rature du dix-huiti�me si�cle, � part quelques beaux g�nies qui la dominent, cette litt�rature, plac�e entre la litt�rature classique du dix-septi�me si�cle et la litt�rature romantique du dix-neuvi�me, sans manquer de naturel, manque de nature ; vou�e � des arrangements de mots, elle n'est ni assez originale comme �cole nouvelle ni assez pure comme �cole antique. L'abb� Delille �tait le po�te des ch�teaux modernes, de m�me que le troubadour �tait le po�te des vieux ch�teaux ; les vers de l'un, les ballades de l'autre, font sentir la diff�rence qui existait entre l'aristocratie dans la force de l'�ge et l'aristocratie dans la d�cr�pitude : l'abb� peint des lectures et des parties d'�checs dans les manoirs, o� les troubadours chantaient des croisades et des tournois.

Les personnages distingu�s de notre Eglise militante �taient alors en Angleterre : l'abb� Carron, dont je vous ai d�j� parl� en lui empruntant la vie de ma soeur Julie. l'�v�que de Saint-Pol-de-L�on, pr�lat s�v�re et born� qui contribuait � rendre M. le comte d'Artois de plus en plus �tranger � son si�cle ; l'archev�que d'Aix, calomni� peut-�tre � cause de ses succ�s dans le monde ; un autre �v�que savant et pieux, mais d'une telle avarice, que s'il avait eu le malheur de perdre son �me, il ne l'aurait jamais rachet�e. Presque tous les avares sont gens d'esprit : il faut que je sois bien b�te.

Parmi les Fran�aises de l'ouest, on nommait madame de Boignes, aimable, spirituelle, remplie de talents, extr�mement jolie et la plus jeune de toutes ; elle a depuis repr�sent� avec son p�re, le marquis d'Osmond, la cour de France en Angleterre, bien mieux que ma sauvagerie ne l'a fait. Elle �crit maintenant, et ses talents reproduiront � merveille ce qu'elle a vu.

Mesdames de Caumont, de Gontaut et du Cluzel habitaient aussi le quartier des f�licit�s exil�es, si toutefois je ne fais pas de confusion � l'�gard de madame de Caumont et de madame de Cluzel, que j'avais entrevues � Bruxelles.

Tr�s certainement, � cette �poque, madame la duchesse de Duras �tait � Londres : je ne devais la conna�tre que dix ans plus tard. Que de fois on passe dans la vie � c�t� de ce qui en ferait le charme, comme le navigateur franchit les eaux d'une terre aim�e du ciel, qu'il n'a manqu�e que d'un horizon et d'un jour de voile ! J'�cris ceci au bord de la Tamise, et demain une lettre ira dire,

par la poste, � madame de Duras, au bord de la Seine, que j'ai rencontr� son premier souvenir.

 

1 L11 Chapitre 3

Londres, d'avril � septembre 1822.

Fontanes. - Cl�ry.

De temps en temps, la R�volution nous envoyait des �migr�s d'une esp�ce et d'une opinion nouvelles ; il se formait diverses couches d'exil�s : la terre renferme des lits de sable ou d'argile, d�pos�s par les flots du d�luge. Un de ces flots m'apporta un homme dont je d�plore aujourd'hui la perte, un homme qui fut mon guide dans les lettres, et de qui l'amiti� a �t� un des honneurs comme une des consolations de ma vie.

On a vu, au livre IV de ces M�moires , que j'avais connu M. de Fontanes en 1789 : c'est � Berlin, l'ann�e derni�re, que j'appris la nouvelle de sa mort. Il �tait n� � Niort, d'une famille noble et protestante : son p�re avait eu le malheur de tuer en duel son beau-fr�re. Le jeune Fontanes, �lev� par un fr�re d'un grand m�rite, vint � Paris. Il vit mourir Voltaire, et ce grand repr�sentant du dix-huiti�me si�cle lui inspira ses premiers vers : ses essais po�tiques furent remarqu�s de Laharpe. Il entreprit quelques travaux pour le th��tre, et se lia avec une actrice charmante, mademoiselle Desgarcins. Log� aupr�s de l'Od�on, en errant autour de la Chartreuse, il en c�l�bra la solitude. Il avait rencontr� un ami destin� � devenir le mien, M. Joubert. La R�volution arriv�e, le po�te s'engagea dans un de ces partis stationnaires qui meurent toujours d�chir�s par le parti du progr�s qui les tire en avant, et le parti r�trograde qui les tire en arri�re. Les monarchiens attach�rent M. de Fontanes � la r�daction du Mod�rateur . Quand les jours devinrent mauvais, il se r�fugia � Lyon et s'y maria. Sa femme accoucha d'un fils : pendant le si�ge de la ville que les r�volutionnaires avaient nomm�e Commune affranchie , de m�me que Louis XI, en en bannissant les citoyens, avait appel� Arras Ville franchise , madame de Fontanes �tait oblig�e de changer de place le berceau de son nourrisson pour le mettre � l'abri des bombes. Retourn� � Paris apr�s le 9 thermidor, M. de Fontanes �tablit le M�morial avec M. de Laharpe et l'abb� de Vauxelles. Proscrit au 18 fructidor, l'Angleterre fut son port de salut.

M. de Fontanes a �t�, avec Ch�nier, le dernier �crivain de l'�cole classique de la branche a�n�e : sa prose et ses vers se ressemblent et ont un m�rite de m�me nature. Ses pens�es et ses images ont une m�lancolie ignor�e du si�cle de Louis XIV, qui connaissait seulement l'aust�re et sainte tristesse de l'�loquence religieuse. Cette m�lancolie se trouve m�l�e aux ouvrages du chantre du Jour des Morts , comme l'empreinte de l'�poque o� il a v�cu ; elle fixe la date de sa venue ; elle montre qu'il est n� depuis J.-J. Rousseau, tenant par son go�t � F�nelon. Si l'on r�duisait les �crits de M. de Fontanes � deux tr�s petits volumes, l'un de prose, l'autre de vers, ce serait le plus �l�gant monument fun�bre qu'on p�t �lever sur la tombe de l'�cole classique [Il vient d'�tre �lev� par la pi�t� filiale de madame Christine de Fontanes ; M. de Sainte-Beuve a orn� de son ing�nieuse notice le fronton du monument. (N.d.A. 1839)] .

Parmi les papiers que mon ami a laiss�s, se trouvent plusieurs chants du po�me de la Gr�ce sauv�e , des livres d'odes, des po�sies diverses, etc. Il n'e�t plus rien publi� lui-m�me : car ce critique si fin, si �clair�, si impartial lorsque les opinions politiques ne l'aveuglaient pas, avait une frayeur horrible de la critique. Il a �t� souverainement injuste envers madame de Sta�l. Un article envieux de Garat, sur la For�t de Navarre , pensa l'arr�ter net au d�but de sa carri�re po�tique. Fontanes, en paraissant, tua l'�cole affect�e de Dorat, mais il ne put r�tablir l'�cole classique qui touchait � son terme avec la langue de Racine.

Parmi les odes posthumes de M. de Fontanes, il en est une sur l' Anniversaire de sa naissance : elle a tout le charme du Jour des Morts , avec un sentiment plus p�n�trant et plus individuel. Je ne me souviens que de ces deux strophes :

La vieillesse d�j� vient avec ses souffrances ;

Que m'offre l'avenir ? De courtes esp�rances.

Que m'offre le pass� ? Des fautes, des regrets.

Tel est le sort de l'homme ; il s'instruit avec l'�ge :

Mais que sert d'�tre sage,

Quand le terme est si pr�s ?

Le pass�, le pr�sent, l'avenir, tout m'afflige :

La vie � son d�clin est pour moi sans prestige ;

Dans le miroir du temps elle perd ses appas.

Plaisirs ! allez chercher l'amour et la jeunesse ;

Laissez-moi ma tristesse,

Et ne l'insultez pas !

Si quelque chose au monde devait �tre antipathique � M. de Fontanes, c'�tait ma mani�re d'�crire. En moi commen�ait, avec l'�cole dite romantique, une r�volution dans la litt�rature fran�aise : toutefois, mon ami, au lieu de se r�volter contre ma barbarie, se passionna pour elle. Je voyais bien de l'�bahissement sur son visage quand je lui lisais des fragments des Natchez , d' Atala , de Ren� ; il ne pouvait ramener ces productions aux r�gles communes de la critique, mais il sentait qu'il entrait dans un monde nouveau ; il voyait une nature nouvelle ; il comprenait une langue qu'il ne parlait pas. Je re�us de lui d'excellents conseils ; je lui dois ce qu'il y a de correct dans mon style ; il m'apprit � respecter l'oreille ; il m'emp�cha de tomber dans l'extravagance d'invention et le rocailleux d'ex�cution de mes disciples.

Ce me fut un grand bonheur de le revoir � Londres, f�t� de l'�migration ; on lui demandait des chants de la Gr�ce sauv�e ; on se pressait pour l'entendre. Il se logea aupr�s de moi ; nous ne nous quittions plus. Nous assist�mes ensemble � une sc�ne digne de ces temps d'infortune : Cl�ry, derni�rement d�barqu�, nous lut ses M�moires manuscrits. Qu'on juge de l'�motion d'un auditoire d'exil�s, �coutant le valet de chambre de Louis XVI, raconter, t�moin oculaire, les souffrances et la mort du prisonnier du Temple ! Le Directoire, effray� des M�moires de Cl�ry, en publia une �dition interpol�e, dans laquelle il faisait parler l'auteur comme un laquais, et Louis XVI comme un portefaix : entre les turpitudes r�volutionnaires, celle-ci est peut-�tre une des plus sales.

Un paysan vend�en.

M. du Theil, charg� des affaires de M. le comte d'Artois � Londres, s'�tait h�t� de chercher Fontanes : celui-ci me pria de le conduire chez l'agent des Princes. Nous le trouv�mes environn� de tous ces d�fenseurs du tr�ne et de l'autel qui battaient les pav�s de Picadilly d'une foule d'espions et de chevaliers d'industrie �chapp�s de Paris sous divers noms et divers d�guisements, et d'une nu�e d'aventuriers belges, allemands, irlandais vendeurs de contre-r�volution. Dans un coin de cette foule �tait un homme de trente � trente-deux ans qu'on ne regardait point, et qui ne faisait lui-m�me attention qu'� une gravure de la mort du g�n�ral Wolf. Frapp� de son air, je m'enquis de sa personne : un de mes voisins me r�pondit : " Ce n'est rien ; c'est un paysan vend�en, porteur d'une lettre de ses chefs. "

Cet homme, qui n ' �tait rien , avait vu mourir Cathelineau, premier g�n�ral de la Vend�e et paysan comme lui ; Bonchamp, en qui revivait Bayard ; Lescure, arm� d'un cilice non � l'�preuve de la balle ; d'Elb�e, fusill� dans un fauteuil, ses blessures ne lui permettant pas d'embrasser la mort debout ; La Rochejaquelein, dont les patriotes ordonn�rent de v�rifier le cadavre, afin de rassurer la Convention au milieu de ses victoires. Cet homme, qui n ' �tait rien , avait assist� � deux cents prises et reprises de villes, villages et redoutes, � sept cents actions particuli�res et � dix-sept batailles rang�es ; il avait combattu trois cent mille hommes de troupes r�gl�es, six � sept cent mille r�quisitionnaires et gardes nationaux ; il avait aid� � enlever cinq cents pi�ces de canon et cent cinquante mille fusils ; il avait travers� les colonnes infernales, compagnies d'incendiaires command�es par des Conventionnels ; il s'�tait trouv� au milieu de l'oc�an de feu, qui, � trois reprises, roula ses vagues sur les bois de la Vend�e ; enfin, il avait vu p�rir trois cent mille Hercules de charrue, compagnons de ses travaux, et se changer en un d�sert de cendres cent lieues carr�es d'un pays fertile.

Les deux Frances se rencontr�rent sur ce sol nivel� par elles. Tout ce qui restait de sang et de souvenir dans la France des Croisades, lutta contre ce qu'il y avait de nouveau sang et d'esp�rances dans la France de la R�volution. Le vainqueur sentit la grandeur du vaincu. Thureau, g�n�ral des r�publicains, d�clarait que " les Vend�ens seraient plac�s dans l'histoire au premier rang des peuples soldats ". Un autre g�n�ral �crivait � Merlin de Thionville : " Des troupes qui ont battu de tels Fran�ais peuvent bien se flatter de battre tous les autres peuples. " Les l�gions de Probus, dans leur chanson, en disaient autant de nos p�res. Bonaparte appela les combats de la Vend�e " des combats de g�ants ".

Dans la cohue du parloir, j'�tais le seul � consid�rer avec admiration et respect le repr�sentant de ces anciens Jacques , qui, tout en brisant le joug de leurs seigneurs, repoussaient, sous Charles V, l'invasion �trang�re : il me semblait voir un enfant de ces communes du temps de Charles VII, lesquelles, avec la petite noblesse de province, reconquirent pied � pied, de sillon en sillon, le sol de la France. Il avait l'air indiff�rent du sauvage ; son regard �tait gris�tre et inflexible comme une verge de fer ; sa l�vre inf�rieure tremblait sur ses dents serr�es ; ses cheveux descendaient de sa t�te en serpents engourdis, mais pr�ts � se dresser ; ses bras, pendant � ses c�t�s, donnaient une secousse nerveuse � d'�normes poignets taillad�s de coups de sabre ; on l'aurait pris pour un scieur de long. Sa physionomie exprimait une nature populaire rustique, mise, par la puissance des moeurs, au service d'int�r�ts et d'id�es contraires � cette nature ; la fid�lit� native du vassal, la simple foi du chr�tien, s'y m�laient � la rude ind�pendance pl�b�ienne accoutum�e � s'estimer et � se faire justice. Le sentiment de sa libert� paraissait n'�tre en lui que la conscience de la force de sa main et de l'intr�pidit� de son coeur. Il ne parlait pas plus qu'un lion ; il se grattait comme un lion, b�illait comme un lion, se mettait sur le flanc comme un lion ennuy�, et r�vait apparemment de sang et de for�ts : son intelligence �tait du genre de celle de la mort.

Quels hommes dans tous les partis que les Fran�ais d'alors, et quelle race aujourd'hui nous sommes ! Mais les r�publicains avaient leur principe en eux, au milieu d'eux, tandis que le principe des royalistes �tait hors de France. Les Vend�ens d�putaient vers les exil�s ; les g�ants envoyaient demander des chefs aux pygm�es. L'agreste messager que je contemplais avait saisi la R�volution � la gorge, il avait cri� : " Entrez ; passez derri�re moi ; elle ne vous fera aucun mal ; elle ne bougera pas ; je la tiens. " Personne ne voulut passer : alors Jacques Bonhomme rel�cha la R�volution, et Charette brisa son �p�e.

Promenades avec Fontanes.

Tandis que je faisais ces r�flexions � propos de ce laboureur, comme j'en avais fait d'une autre sorte � la vue de Mirabeau et de Danton, Fontanes obtenait une audience particuli�re de celui qu'il appelait plaisamment le contr�leur-g�n�ral des finances : il en sortit fort satisfait, car M. du Theil avait promis d'encourager la publication de mes ouvrages, et Fontanes ne pensait qu'� moi. Il n'�tait pas possible d'�tre meilleur homme : timide en ce qui le regardait, il devenait tout courage pour l'amiti� ; il me le prouva lors de ma d�mission � l'occasion de la mort du duc d'Enghien. Dans la conversation, il �clatait en col�res litt�raires risibles. En politique, il d�raisonnait ; les crimes conventionnels lui avaient donn� l'horreur de la libert�. Il d�testait les journaux, la philosophaillerie, l'id�ologie, et il communiqua cette haine � Bonaparte quand il s'approcha du ma�tre de l'Europe.

Nous allions nous promener dans la campagne ; nous nous arr�tions sous quelques-uns de ces larges ormes r�pandus dans les prairies. Appuy� contre le tronc de ces ormes, mon ami me contait son ancien voyage en Angleterre avant la R�volution, et les vers qu'il adressait alors � deux jeunes ladies, devenues vieilles � l'ombre des tours de Westminster ; tours qu'il retrouvait debout comme il les avait laiss�es, durant qu'� leur base s'�taient ensevelies les illusions et les heures de sa jeunesse.

Nous d�nions souvent dans quelque taverne solitaire � Chelsea, sur la Tamise, en parlant de Milton et de Shakespeare : ils avaient vu ce que nous voyions ; ils s'�taient assis, comme nous, au bord de ce fleuve, pour nous fleuve �tranger, pour eux fleuve de la patrie. Nous rentrions de nuit � Londres, aux rayons d�faillants des �toiles, submerg�es l'une apr�s l'autre dans le brouillard de la ville. Nous regagnions notre demeure, guid�s par d'incertaines lueurs qui nous tra�aient � peine la route � travers la fum�e de charbon rougissante autour de chaque r�verb�re : ainsi s'�coule la vie du po�te.

Nous v�mes Londres en d�tail : ancien banni, je servais de cicerone aux nouveaux r�quisitionnaires de l'exil que la R�volution prenait, jeunes ou vieux : il n'y a point d'�ge l�gal pour le malheur. Au milieu d'une de ces excursions, nous f�mes surpris d'une pluie m�l�e de tonnerre et forc�s de nous r�fugier dans l'all�e d'une ch�tive maison dont la porte se trouvait ouverte par hasard. Nous y rencontr�mes le duc de Bourbon : je vis pour la premi�re fois, � ce Chantilly, un prince qui n'�tait pas encore le dernier des Cond�.

Le duc de Bourbon, Fontanes et moi �galement proscrits, cherchant en terre �trang�re, sous le toit du pauvre, un abri contre le m�me orage ! Fata viam invenient .

Fontanes fut rappel� en France. Il m'embrassa en faisant des voeux pour notre prochaine r�union. Arriv� en Allemagne, il m'�crivit la lettre suivante :

" 28 juillet 1798.

" Si vous avez senti quelques regrets � mon d�part de Londres, je vous jure que les miens n'ont pas �t� moins r�els. Vous �tes la seconde personne � qui, dans le cours de ma vie, j'aie trouv� une imagination et un coeur � ma fa�on. Je n'oublierai jamais les consolations que vous m'avez fait trouver dans l'exil et sur une terre �trang�re. Ma pens�e la plus ch�re et la plus constante depuis que je vous ai quitt�, se tourne sur les Natchez . Ce que vous m'en avez lu, et surtout dans les derniers jours est admirable, et ne sortira plus de ma m�moire. Mais le charme des id�es po�tiques que vous m'avez laiss�es a disparu un moment � mon arriv�e en Allemagne. Les plus affreuses nouvelles de France ont succ�d� � celles que je vous avais montr�es en vous quittant. J'ai �t� cinq ou six jours dans les plus cruelles perplexit�s. Je craignais m�me des pers�cutions contre ma famille. Mes terreurs sont aujourd'hui fort diminu�es. Le mal m�me n'a �t� que fort l�ger ; on menace plus qu'on ne frappe, et ce n'�tait pas � ceux de ma date qu'en voulaient les exterminateurs. Le dernier courrier m'a port� des assurances de paix et de bonne volont�. Je puis continuer ma route, et je vais me mettre en marche d�s les premiers jours du mois prochain. Mon s�jour sera fix� pr�s de la for�t de Saint-Germain, entre ma famille, la Gr�ce et mes livres, que ne puis-je dire aussi les Natchez !

L'orage inattendu qui vient d'avoir lieu � Paris est caus�, j'en suis trop s�r, par l'�tourderie des agents et des chefs que vous connaissez. J'en ai la preuve �vidente entre les mains. D'apr�s cette certitude, j'�cris Gr��t-Pulteney-street (rue o� demeurait M. du Theil), avec toute la politesse possible, mais aussi avec tous les m�nagements qu'exige la prudence. Je veux �viter toute correspondance au moins prochaine, et je laisse dans le plus grand doute sur le parti que je dois prendre et sur le s�jour que je veux choisir. Au reste, je parle encore de vous avec l'accent de l'amiti�, et je souhaite du fond du coeur que les esp�rances d'utilit� qu'on peut fonder sur moi r�chauffent les bonnes dispositions qu'on m'a t�moign�es � cet �gard, et qui sont si bien dues � votre personne et � vos grands talents. Travaillez, travaillez, mon cher ami, devenez illustre. Vous le pouvez : l'avenir est � vous. J'esp�re que la parole si souvent donn�e par le contr�leur-g�n�ral des finances est au moins acquitt�e en partie. Cette partie me console car je ne puis soutenir l'id�e qu'un bel ouvrage est arr�t� faute de quelques secours. Ecrivez-moi ; que nos coeurs communiquent, que nos muses soient toujours amies. Ne doutez pas que, lorsque je pourrai me promener librement dans ma patrie, je ne vous y pr�pare une ruche et des fleurs � c�t� des miennes. Mon attachement est inalt�rable. Je serai seul tant que je ne serai point aupr�s de vous. Parlez-moi de vos travaux. Je veux vous r�jouir en finissant : j'ai fait la moiti� d'un nouveau chant sur les bords de l'Elbe, et j'en suis plus content que de tout le reste.

Adieu, je vous embrasse tendrement, et suis votre ami, "

" Fontanes. "

Fontanes m'apprend qu'il faisait des vers en changeant d'exil. On ne peut jamais tout ravir au po�te ; il emporte avec lui sa lyre. Laissez au cygne ses ailes ; chaque soir, des fleuves inconnus r�p�teront les plaintes m�lodieuses qu'il e�t mieux aim� faire entendre � l'Eurotas.

L ' avenir est � vous ; Fontanes disait-il vrai ? Dois-je me f�liciter de sa pr�diction ? H�las ! cet avenir annonc� est d�j� pass� : en aurai-je un autre ? Cette premi�re et affectueuse lettre du premier ami que j'aie compt� dans ma vie, et qui depuis la date de cette lettre a march� vingt-trois ans � mes c�t�s, m'avertit douloureusement de mon isolement progressif. Fontanes n'est plus ; un chagrin profond, la mort tragique d'un fils, l'a jet� dans la tombe avant l'heure. Presque toutes les personnes dont j'ai parl� dans ces M�moires , ont disparu ; c'est un registre obituaire [Registre paroissial sur lequel l'on inscrivait les dates de d�c�s et de s�pulture des paroissiens.] que je tiens. Encore quelques ann�es, et moi, condamn� � cataloguer les morts, je ne laisserai personne pour inscrire mon nom au livre des absents.

Mais s'il faut que je reste seul, si nul �tre qui m'aima ne demeure apr�s moi pour me conduire � mon dernier asile moins qu'un autre j'ai besoin de guide : je me suis enquis du chemin, j'ai �tudi� les lieux o� je dois passer, j'ai voulu voir ce qui arrive au dernier moment. Souvent, au bord d'une fosse dans laquelle on descendait une bi�re avec des cordes, j'ai entendu le r�lement de ces cordes ; ensuite, j'ai ou� le bruit de la premi�re pellet�e de terre tombante sur la bi�re : � chaque nouvelle pellet�e, le bruit creux diminuait ; la terre, en comblant la s�pulture, faisait peu � peu monter le silence �ternel � la surface du cercueil.

Fontanes ! vous m'avez �crit : Que nos muses soient toujours amies ; vous ne m'avez pas �crit en vain.

 

1 L11 Chapitre 4

Londres, d'avril � septembre 1822.

Mort de ma m�re. - Retour � la religion.

Alloquar ? audiero nunquam tua verba loquentem ?

Nunquam ego te, vita frater amabilior,

Aspiciam posthac ? at, certe, semper amabo !

" Ne te parlerai-je plus ? jamais n'entendrai-je tes paroles ? Jamais, fr�re plus aimable que la vie,

ne te verrai-je ? Ah ! toujours je t'aimerai ! "

Je viens de quitter un ami, je vais quitter une m�re : il faut toujours r�p�ter les vers que Catulle adressait � son fr�re. Dans notre vall�e de larmes, ainsi qu'aux enfers, il est je ne sais quelle plainte �ternelle, qui fait le fond o� la note dominante des lamentations humaines ; on l'entend sans cesse, et elle continuerait quand toutes les douleurs cr��es viendraient � se taire.

Une lettre de Julie, que je re�us peu de temps apr�s celle de Fontanes, confirmait ma triste remarque sur mon isolement progressif : Fontanes m'invitait � travailler, � devenir illustre ; ma soeur m'engageait � renoncer � �crire : l'un me proposait la gloire, l'autre l'oubli. Vous avez vu dans l'histoire de madame de Farcy qu'elle �tait dans ce train d'id�es ; elle avait pris la litt�rature en haine parce qu'elle la regardait comme une des tentations de sa vie.

" Saint-Servan, 1er juillet 1798.

" Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des m�res ; je t'annonce � regret ce coup funeste. Quand tu cesseras d'�tre l'objet de nos sollicitudes, nous aurons cess� de vivre. Si tu savais combien de pleurs tes erreurs ont fait r�pandre � notre respectable m�re, combien elles paraissent d�plorables � tout ce qui pense et fait profession non seulement de pi�t�, mais de raison ; si tu le savais, peut-�tre cela contribuerait-il � t'ouvrir les yeux, � te faire renoncer � �crire ; et si le ciel, touch� de nos voeux, permettait notre r�union, tu trouverais au milieu de nous tout le bonheur qu'on peut go�ter sur la terre ; tu nous donnerais ce bonheur, car il n'en est point pour nous, tandis que tu nous manques et que nous avons lieu d'�tre inqui�tes de ton sort. "

Ah ! que n'ai-je suivi le conseil de ma soeur ! Pourquoi ai-je continu� d'�crire ? Mes �crits de moins dans mon si�cle, y aurait-il eu quelque chose de chang� aux �v�nements et � l'esprit de ce si�cle ?

Ainsi, j'avais perdu ma m�re ; ainsi, j'avais afflig� l'heure supr�me de sa vie ! Tandis qu'elle rendait le dernier soupir loin de son dernier fils, en priant pour lui, que faisais-je � Londres ? Je me promenais peut-�tre par une fra�che matin�e, au moment o� les sueurs de la mort couvraient le front maternel et n'avaient pas ma main pour les essuyer !

La tendresse filiale que je conservais pour madame de Chateaubriand �tait profonde. Mon enfance et ma jeunesse se liaient intimement au souvenir de ma m�re ; tout ce que je savais me venait d'elle. L'id�e d'avoir empoisonn� les vieux jours de la femme qui me porta dans ses entrailles, me d�sesp�ra : je jetai au feu avec horreur des exemplaires de l' Essai , comme l'instrument de mon crime ; s'il m'e�t �t� possible d'an�antir l'ouvrage, je l'aurais fait sans h�siter. Je ne me remis de ce trouble que lorsque la pens�e m'arriva d'expier mon premier ouvrage par un ouvrage religieux : telle fut l'origine du G�nie du Christianisme .

" Ma m�re, ai-je dit dans la premi�re pr�face de cet ouvrage, apr�s avoir �t� jet�e � soixante-douze ans dans des cachots, o� elle vit p�rir une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, o� ses malheurs l'avaient rel�gu�e. Le souvenir de mes �garements r�pandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes soeurs de me rappeler � cette religion dans laquelle j'avais �t� �lev�. Ma soeur me manda le dernier voeu de ma m�re. Quand la lettre me parvint au-del� des mers, ma soeur elle-m�me n'existait plus ; elle �tait morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interpr�te � la mort, m'ont frapp�. Je suis devenu chr�tien. Je n'ai point c�d�, j'en conviens, � de grandes lumi�res surnaturelles : ma conviction est sortie du coeur ; j'ai pleur� et j'ai cru. "

Je m'exag�rais ma faute ; l' Essai n'�tait pas un livre impie, mais un livre de doute et de douleur. A travers les t�n�bres de cet ouvrage, se glisse un rayon de la lumi�re chr�tienne qui brilla sur mon berceau. Il ne fallait pas un grand effort pour revenir du scepticisme de l' Essai � la certitude du G�nie du Christianisme . [ Voir dans les textes retranch�s, la Digression Philosophique[C M 1 572] .]

 

1 L11 Chapitre 5

Londres, d'avril � septembre 1822.

G�nie du Christianisme .

Lettre du chevalier de Panat.

Lorsqu'apr�s la triste nouvelle de la mort de madame de Chateaubriand, je me r�solus � changer subitement de voie, le titre de G�nie du Christianisme que je trouvai sur-le-champ m'inspira ; je me mis � l'ouvrage ; je travaillai avec l'ardeur d'un fils qui b�tit un mausol�e � sa m�re. Mes mat�riaux �taient d�grossis et rassembl�s de longue main par mes pr�c�dentes �tudes. Je connaissais les ouvrages des P�res mieux qu'on ne les conna�t de nos jours ; je les avais �tudi�s, m�me pour les combattre, et entr� dans cette route � mauvaise intention au lieu d'en �tre sorti vainqueur, j'en �tais sorti vaincu.

Quant � l'histoire proprement dite, je m'en �tais sp�cialement occup� en composant l' Essai sur les R�volutions . Les authentiques de Camden que je venais d'examiner, m'avaient rendu famili�res les moeurs et les institutions du moyen �ge. Enfin mon terrible manuscrit des Natchez , de deux mille trois cent quatre-vingt-treize pages in-folio, contenait tout ce dont le G�nie du Christianisme avait besoin en descriptions de la nature ; je pouvais prendre largement dans cette source, comme j'y avais d�j� pris pour l' Essai .

J'�crivis la premi�re partie du G�nie du Christianisme . MM. Dulau, qui s'�taient faits libraires du clerg� fran�ais �migr�, se charg�rent de la publication. Les premi�res feuilles du premier volume furent imprim�es.

L'ouvrage ainsi commenc� � Londres en 1799 ne fut achev� qu'� Paris, en 1802 : voyez les diff�rentes pr�faces du G�nie du Christianisme . Une esp�ce de fi�vre me d�vora pendant tout le temps de ma composition : on ne saura jamais ce que c'est que de porter � la fois dans son cerveau, dans son sang, dans son �me, Atala et Ren� , et de m�ler � l'enfantement douloureux de ces br�lants jumeaux le travail de conception des autres parties du G�nie du Christianisme . Le souvenir de Charlotte traversait et r�chauffait tout cela, et pour m'achever, le premier d�sir de gloire enflammait mon imagination exalt�e. Ce d�sir me venait de la tendresse filiale ; je voulais un grand bruit, afin qu'il mont�t jusqu'au s�jour de ma m�re, et que les anges lui portassent ma sainte expiation.

Comme une �tude m�ne � une autre, je ne pouvais m'occuper de mes scolies fran�aises, sans tenir note de la litt�rature et des hommes du pays au milieu duquel je vivais : je fus entra�n� dans ces autres recherches. Mes jours et mes nuits se passaient � lire, � �crire, � prendre d'un savant pr�tre, l'abb� Capelan, des le�ons d'h�breu, � consulter les biblioth�ques et les gens instruits, � r�der dans les campagnes avec mes opini�tres r�veries, � recevoir et � rendre des visites. S'il est des effets r�troactifs et symptomatiques des �v�nements futurs, j'aurais pu augurer le mouvement et le fracas de l'ouvrage qui devait me faire un nom, aux bouillonnements de mes esprits et aux palpitations de ma muse.

Quelques lectures de mes premi�res �bauches servirent � m'�clairer. Les lectures sont excellentes comme instruction, lorsqu'on ne prend pas pour argent comptant les flagorneries oblig�es. Pourvu qu'un auteur soit de bonne foi, il sentira vite, par l'impression instinctive des autres, les endroits faibles de son travail, et surtout si ce travail est trop long ou trop court, s'il garde, ne remplit pas, ou d�passe la juste mesure. Je retrouve une lettre du chevalier de Panat sur les lectures d'un ouvrage, alors si inconnu. La lettre est charmante : l'esprit positif et moqueur du sale chevalier ne paraissait pas susceptible de se frotter ainsi de po�sie. Je n'h�site pas � donner cette lettre, document de mon histoire bien qu'elle soit entach�e d'un bout � l'autre de mon �loge, comme si le malin auteur se f�t complu � verser son encrier sur son �p�tre :

" Ce lundi.

" Mon Dieu ! l'int�ressante lecture que j'ai due ce matin � votre extr�me complaisance ! Notre religion avait compt� parmi ses d�fenseurs de grands g�nies, d'illustres P�res de l'Eglise : ces athl�tes avaient mani� avec vigueur toutes les armes du raisonnement ; l'incr�dulit� �tait vaincue ; mais ce n'�tait pas assez : il fallait montrer encore tous les charmes de cette religion admirable ; il fallait montrer combien elle est appropri�e au coeur humain et les magnifiques tableaux qu'elle offre � l'imagination. Ce n'est plus un th�ologien dans l'�cole, c'est le grand peintre et l'homme sensible qui s'ouvrent un nouvel horizon. Votre ouvrage manquait et vous �tiez appel� � le faire. La nature vous a �minemment dou� des belles qualit�s qu'il exige : vous appartenez � un autre si�cle...

" Ah ! si les v�rit�s de sentiment sont les premi�res dans l'ordre de la nature, personne n'aura mieux prouv� que vous celles de notre religion. vous aurez confondu � la porte du temple les impies, et vous aurez introduit dans le sanctuaire les esprits d�licats et les coeurs sensibles. Vous me retracez ces philosophes anciens qui donnaient leurs le�ons la t�te couronn�e de fleurs et les mains remplies de doux parfums. C'est une bien faible image de votre esprit si doux, si pur et si antique.

" Je me f�licite chaque jour de l'heureuse circonstance qui m'a rapproch� de vous ; je ne puis plus oublier que c'est un bienfait de Fontanes ; je l'en aime davantage, et mon coeur ne s�parera jamais deux noms que la m�me gloire doit unir, si la Providence nous ouvre les portes de notre patrie.

" Chevalier de Panat. "

L'abb� Delille entendit aussi la lecture de quelques fragments du G�nie du Christianisme . Il parut surpris, et il me fit l'honneur, peu apr�s, de rimer la prose qui lui avait plu. Il naturalisa mes fleurs sauvages de l'Am�rique dans ses divers jardins fran�ais, et mit refroidir mon vin un peu chaud dans l'eau frigide de sa claire fontaine.

L'�dition inachev�e du G�nie du Christianisme , commenc�e � Londres, diff�rait un peu, dans l'ordre des mati�res, de l'�dition publi�e en France. La censure consulaire, qui devint bient�t imp�riale, se montrait fort chatouilleuse � l'endroit des rois : leur personne, leur honneur et leur vertu lui �taient chers d'avance. La police de Fouch� voyait d�j� descendre du ciel, avec la fiole sacr�e, le pigeon blanc, symbole de la candeur de Bonaparte et de l'innocence r�volutionnaire. Les sinc�res croyants des processions r�publicaines de Lyon me forc�rent de retrancher un chapitre intitul� les Rois ath�es , et d'en diss�miner �a et l� les paragraphes dans le corps de l'ouvrage.

 

1 L11 Chapitre 6

Londres, d'avril � septembre 1822.

Mon oncle M. de Bed�e : sa fille a�n�e.

Avant de continuer ces investigations litt�raires, il me les faut interrompre un moment pour prendre cong� de mon oncle de Bed�e : h�las ! c'est prendre cong� de la premi�re joie de ma vie : " freno non remorante dies , aucun frein n'arr�te les jours. " Voyez les vieux s�pulcres dans les vieilles cryptes : eux-m�mes, vaincus par l'�ge, caducs et sans m�moire, ayant perdu leurs �pitaphes, ils ont oubli� jusqu'aux noms de ceux qu'ils renferment.

J'avais �crit � mon oncle au sujet de la mort de ma m�re ; il me r�pondit par une longue lettre, dans laquelle on trouvait quelques mots touchants de regrets ; mais les trois quarts de sa double feuille in-folio �taient consacr�s � ma g�n�alogie. Il me recommandait surtout, quand je rentrerais en France, de rechercher les titres du quartier des Bed�e , confi�s � mon fr�re. Ainsi, pour ce v�n�rable �migr�, ni l'exil, ni la ruine, ni la destruction de ses proches, ni le sacrifice de Louis XVI, ne l'avertissaient de la R�volution ; rien n'avait pass�, rien n'�tait advenu ; il en �tait toujours aux Etats de Bretagne et � l'Assembl�e de la noblesse. Cette fixit� de l'id�e de l'homme est bien frappante au milieu et comme en pr�sence de l'alt�ration de son corps, de la fuite de ses ann�es, de la perte de ses parents et de ses amis.

Au retour de l'�migration, mon oncle de Bed�e s'est retir� � Dinan, o� il est mort, � six lieues de Monchoix, sans l'avoir revu. Ma cousine Caroline, l'a�n�e de mes trois cousines, existe encore. Elle est rest�e vieille fille, malgr� les sommations respectueuses de son ancienne jeunesse. Elle m'�crit des lettres sans orthographe, o� elle me tutoie m'appelle chevalier, et me parle de notre bon temps : in illo tempore . Elle �tait nantie de deux beaux yeux noirs et d'une jolie taille ; elle dansait comme la Camargo, et elle croit avoir souvenance que je lui portais en secret un farouche amour. Je lui r�ponds sur le m�me ton, mettant de c�t�, � son exemple, mes ans, mes honneurs et ma renomm�e : " Oui ch�re Caroline, ton chevalier, etc. " Il y a bien quelque six ou sept lustres que nous ne nous sommes rencontr�s : le ciel en soit lou� ! car, Dieu sait, si nous venions jamais � nous embrasser, quelle figure nous nous trouverions !

Douce, patriarcale, innocente, honorable amiti� de famille, votre si�cle est pass� ! on ne tient plus au sol par une multitude de fleurs, de rejetons et de racines ; on na�t et l'on meurt maintenant un � un. Les vivants sont press�s de jeter le d�funt � l'Eternit� et de se d�barrasser de son cadavre. Entre les amis, les uns vont attendre le cercueil � l'�glise, en grommelant d'�tre d�sheur�s et d�rang�s de leurs habitudes ; les autres poussent le d�vouement jusqu'� suivre le convoi au cimeti�re ; la fosse combl�e, tout souvenir est effac�. Vous ne reviendrez plus, jours de religion et de tendresse, o� le fils mourait dans la m�me maison, dans le m�me fauteuil, pr�s du m�me foyer o� �taient morts son p�re et son a�eul, entour�, comme ils l'avaient �t�, d'enfants et de petits-enfants en pleurs, sur qui descendait la derni�re b�n�diction paternelle !

Adieu, mon oncle ch�ri ! Adieu, famille maternelle qui disparaissez ainsi que l'autre partie de ma famille ! Adieu, ma cousine de jadis, qui m'aimez toujours comme vous m'aimiez lorsque nous �coutions ensemble la complainte de notre bonne tante de Boisteilleul sur l' Epervier , ou lorsque vous assistiez au rel�vement du voeu de ma nourrice, � l'abbaye de Nazareth ! Si vous me survivez agr�ez la part de reconnaissance et d'affection que je vous l�gue ici. Ne croyez pas au faux sourire �bauch� sur mes l�vres en parlant de vous : mes yeux, je vous assure, sont pleins de larmes.

 

1 L12 Livre douzi�me

1. Incidences. - Litt�rature anglaise. - D�p�rissement de l'ancienne �cole. - Historiens. - Po�tes. - Publicistes. - Shakespeare. - 2. Incidences. - Romans anciens. - Romans nouveaux. - Richardson. - Walter Scott. - 3. Incidences. - Po�sie nouvelle. - Beattie. - 4. Incidences. - Lord Byron. - 5. L'Angleterre, de Richmond � Greenwich. - Course avec Pelletier. - Bleinheim. - Stowe. - Hampton-Court. - Oxford. - Coll�ge d'Eton. - Moeurs priv�es ; moeurs politiques. - Fox. - Pitt. - Burke. - George III. - 6. Rentr�e des �migr�s en France. - Le ministre de Prusse me donne un faux passeport sous le nom de Lassagne, habitant de Neufch�tel en Suisse. - Mort de Lord Londonderry. - Fin de ma carri�re de soldat et de voyageur. - Je d�barque � Calais.

 

1 L12 Chapitre 1

Londres, d'avril � septembre 1822.

Revu en f�vrier 1845.

Incidences. - Litt�rature anglaise. - D�p�rissement de l'ancienne �cole. - Historiens. - Po�tes. - Publicistes. - Shakespeare.

Mes �tudes corr�latives au G�nie du Christianisme m'avaient de proche en proche (je vous l'ai dit) conduit � un examen plus approfondi de la litt�rature anglaise. Lorsqu'en 1792, je me r�fugiai en Angleterre, il me fallut r�former la plupart des jugements que j'avais puis�s dans les critiques. En ce qui touche les historiens, Hume �tait r�put� �crivain tory et r�trograde : on l'accusait, ainsi que Gibbon, d'avoir surcharg� la langue anglaise de gallicismes ; on lui pr�f�rait son continuateur Smollett. Philosophe pendant sa vie, devenu chr�tien � sa mort, Gibbon demeurait, en cette qualit�, atteint et convaincu de pauvre homme. On parlait encore de Robertson, parce qu'il �tait sec.

Pour ce qui regarde les po�tes, les elegant Extracts servaient d'exil � quelques pi�ces de Dryden ; on ne pardonnait point aux rimes de Pope, bien qu'on visit�t sa maison � Twickonham et que l'on coup�t des morceaux du saule pleureur plant� par lui, et d�p�ri comme sa renomm�e.

Blair passait pour un critique ennuyeux � la fran�aise : on le mettait bien au-dessous de Johnson. Quant au vieux Spectator , il �tait au grenier.

Les ouvrages politiques anglais ont peu d'int�r�t pour nous. Les trait�s �conomiques sont moins circonscrits ; les calculs sur la richesse des nations, sur l'emploi des capitaux, sur la balance du commerce, s'appliquent en partie aux soci�t�s europ�ennes.

Burke sortait de l'individualit� nationale politique : en se d�clarant contre la R�volution fran�aise, il entra�na son pays dans cette longue voie d'hostilit�s qui aboutit aux champs de Waterloo.

Toutefois, de grandes figures demeuraient. On retrouvait partout Milton et Shakespeare. Montmorency, Biron Sully, tour � tour ambassadeurs de France aupr�s d'Elisabeth et de Jacques Ier, entendirent-ils jamais parler d'un baladin, acteur dans ses propres farces et dans celles des autres ? Prononc�rent-ils jamais le nom, si barbare en fran�ais de Shakespeare ? Soup�onn�rent-ils qu'il y e�t l� une gloire devant laquelle leurs honneurs leurs pompes, leurs rangs, viendraient s'ab�mer ? H� bien ! le com�dien charg� du r�le du spectre dans Hamlet �tait le grand fant�me, l'ombre du moyen �ge qui se levait sur le monde, comme l'astre de la nuit, au moment o� le moyen �ge achevait de descendre parmi les morts : si�cles �normes que Dante ouvrit et que ferma Shakespeare.

Dans le Pr�cis historique de Whitelocke, contemporain du chantre du Paradis perdu on lit : " Un certain aveugle nomm� Milton, secr�taire du Parlement pour les d�p�ches latines. " Moli�re, l' histrion , jouait son Pourceaugnac , de m�me que Shakespeare, le bateleur, grima�ait son Falstaff .

Ces voyageurs voil�s, qui viennent de fois � autre s'asseoir � notre table, sont trait�s par nous en h�te vulgaires ; nous ignorons leur nature jusqu'au jour de leur disparition. En quittant la terre, ils se transfigurent et nous disent comme l'envoy� du ciel � Tobie : " Je suis l'un des sept qui sommes pr�sents devant le Seigneur. " Mais si elles sont m�connues des hommes � leur passage ces divinit�s ne se m�connaissent point entre elles. " Qu'� besoin mon Shakespeare, dit Milton, pour ses os v�n�r�s, de pierres entass�es par le travail d'un si�cle ? " Michel-Ange enviant le sort et le g�nie de Dante, s'�crie :

Pur fuss' io tal...

Per l'aspro esilio suo con sua virtute

Darei del mondo pi� felice stato.

Que n'ai-je �t� tel que lui ! Pour son dur exil avec sa vertu, je donnerais toutes les f�licit�s de la terre ! "

Le Tasse c�l�bre Camo�ns encore presque ignor� et lui sert de renomm�e . Est-il rien de plus admirable que cette soci�t� d'illustres �gaux se r�v�lant les uns aux autres par des signes, se saluant et s'entretenant ensemble dans une langue d'eux seuls comprise ?

Shakespeare �tait-il boiteux comme lord Byron, Walter Scott et les Pri�res, filles de Jupiter ? S'il l'�tait en effet, le Boy de Stratford, loin d'�tre honteux de son infirmit�, ainsi que Childe-Harold, ne craint pas de la rappeler � l'une de ses ma�tresses :

... lame by fortune's dearest spite.

" Boiteux par la moquerie la plus ch�re de la fortune. "

Shakespeare aurait eu beaucoup d'amours, si l'on en comptait une par sonnet. Le cr�ateur de Desd�mone et de Juliette vieillissait sans cesser d'�tre amoureux. La femme inconnue � laquelle il s'adresse en vers charmants �tait-elle fi�re et heureuse d'�tre l'objet des sonnets de Shakespeare ? on peut en douter : la gloire est pour un vieil homme ce que sont les diamants pour une vieille femme ; ils la parent, et ne peuvent l'embellir.

" Ne pleurez pas longtemps pour moi quand je serai mort ", dit le tragique anglais � sa ma�tresse. " Si vous lisez ces mots, ne vous rappelez pas la main qui les a trac�s ; je vous aime tant que je veux �tre oubli� dans vos doux souvenirs, si en pensant � moi vous pouviez �tre malheureuse. Oh ! si vous jetez un regard sur ces lignes, quand peut-�tre je ne serai plus qu'une masse d'argile ne redites pas m�me mon pauvre nom, et laissez votre amour se faner avec ma vie. "

Shakespeare aimait, mais il ne croyait pas plus � l'amour qu'il ne croyait � autre chose : une femme pour lui �tait un oiseau, une brise, une fleur, chose qui charme et passe. Par l'insouciance ou l'ignorance de sa renomm�e, par son �tat, qui le jetait � l'�cart de la soci�t�, en dehors des conditions o� il ne pouvait atteindre, il semblait avoir pris la vie comme une heure l�g�re et d�soccup�e, comme un loisir rapide et doux.

Shakespeare, dans sa jeunesse, rencontra de vieux moines chass�s de leur clo�tre, lesquels avaient vu Henri VIII, ses r�formes, ses destructions de monast�res, ses fous , ses �pouses, ses ma�tresses, ses bourreaux. Lorsque le po�te quitta la vie, Charles Ier comptait seize ans.

Ainsi, d'une main Shakespeare avait pu toucher les t�tes blanchies que mena�a le glaive de l'avant-dernier des Tudors, de l'autre, la t�te brune du second des Stuarts, que la hache des parlementaires devait abattre. Appuy� sur ces fronts tragiques, le grand tragique s'enfon�a dans la tombe ; il remplit l'intervalle des jours o� il v�cut, de ses spectres, de ses rois aveugles, de ses ambitieux punis, de ses femmes infortun�es, afin de joindre, par des fictions analogues, les r�alit�s du pass� aux r�alit�s de l'avenir.

Shakespeare est au nombre des cinq ou six �crivains qui ont suffi aux besoins et � l'aliment de la pens�e ; ces g�nies-m�res semblent avoir enfant� et allait� tous les autres. Hom�re a f�cond� l'antiquit� : Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile, sont ses fils. Dante a engendr� l'Italie moderne, depuis P�trarque jusqu'au Tasse. Rabelais a cr�� les lettres fran�aises ; Montaigne, La Fontaine, Moli�re, viennent de sa descendance. L'Angleterre est toute Shakespeare, et, jusque dans ces derniers temps, il a pr�t� sa langue � Byron, son dialogue � Walter Scott.

On renie souvent ces ma�tres supr�mes ; on se r�volte contre eux ; on compte leurs d�fauts ; on les accuse d'ennui, de longueur, de bizarrerie, de mauvais go�t, en les volant et en se parant de leurs d�pouilles ; mais on se d�bat en vain sous leur joug. Tout se teint de leurs couleurs ; partout s'impriment leurs traces ; ils inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire g�n�ral des peuples ; leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages fictifs se changent en personnages r�els, lesquels ont hoirs et lign�e. Ils ouvrent des horizons d'o� jaillissent des faisceaux de lumi�re, ils s�ment des id�es, germes de mille autres ; ils fournissent des imaginations, des sujets, des styles � tous les arts : leurs oeuvres sont les mines ou les entrailles de l'esprit humain.

De tels g�nies occupent le premier rang ; leur immensit�, leur vari�t�, leur f�condit�, leur originalit�, les font reconna�tre tout d'abord pour lois, exemplaires, moules, types des diverses intelligences, comme il y a quatre o� cinq races d'hommes sorties d'une seule souche, dont les autres ne sont que des rameaux. Donnons-nous garde d'insulter aux d�sordres dans lesquels tombent quelquefois ces �tres puissants ; n'imitons pas Cham le maudit ; ne rions pas si nous rencontrons, nu et endormi, � l'ombre de l'arche �chou�e sur les montagnes d'Arm�nie l'unique et solitaire nautonier de l'ab�me. Respectons ce navigateur diluvien qui recommen�a la cr�ation apr�s l'�puisement des cataractes du ciel : pieux enfants, b�nis de notre p�re, couvrons-le pudiquement de notre manteau.

Shakespeare, de son vivant, n'a jamais pens� � vivre apr�s sa vie : que lui importe aujourd'hui mon cantique d'admiration ? En admettant toutes les suppositions, en raisonnant d'apr�s les v�rit�s ou les erreurs dont l'esprit humain est p�n�tr� ou imbu, que fait � Shakespeare une renomm�e dont le bruit ne peut monter jusqu'� lui ? Chr�tien ? au milieu des f�licit�s �ternelles, s'occupe-t-il du n�ant du monde ? D�iste ? d�gag� des ombres de la mati�re, perdu dans les splendeurs de Dieu, abaisse-t-il un regard sur le grain de sable o� il a pass� ? Ath�e ? il dort de ce sommeil sans souffle et sans r�veil, qu'on appelle la mort. Rien donc de plus vain que la gloire au-del� du tombeau, � moins qu'elle n'ait fait vivre l'amiti�, qu'elle n'ait �t� utile � la vertu, secourable au malheur, et qu'il ne nous soit donn� de jouir dans le ciel d'une id�e consolante, g�n�reuse, lib�ratrice, laiss�e par nous sur la terre.

 

1 L12 Chapitre 2

Londres, d'avril � septembre 1822.

Incidences. - Romans anciens. - Romans nouveaux. - Richardson. - Walter Scott.

Les romans, � la fin du dernier si�cle, avaient �t� compris dans la proscription g�n�rale. Richardson dormait oubli� ; ses compatriotes trouvaient dans son style des traces de la soci�t� inf�rieure au sein de laquelle il avait v�cu. Fielding se soutenait ; Sterne, entrepreneur d'originalit�, �tait pass�. On lisait encore le Vicaire de Wakefield .

Si Richardson n'a pas de style (ce dont nous ne sommes pas juges, nous autres �trangers), il ne vivra pas, parce que l'on ne vit que par le style. En vain on se r�volte contre cette v�rit� : l'ouvrage le mieux compos�, orn� de portraits d'une bonne ressemblance, rempli de mille autres perfections, est mort-n� si le style manque. Le style, et il y en a de mille sortes, ne s'apprend pas ; c'est le don du ciel, c'est le talent. Mais si Richardson n'a �t� abandonn� que pour certaines locutions bourgeoises, insupportables � une soci�t� �l�gante, il pourra rena�tre ; la r�volution qui s'op�re, en abaissant l'aristocratie et en �levant les classes moyennes, rendra moins sensibles ou fera dispara�tre les traces des habitudes de m�nage et d'un langage inf�rieur.

De Clarisse et de Tom Jones sont sorties les deux principales branches de la famille des romans modernes anglais, les romans � tableaux de famille et drames domestiques, les romans � aventures et � peinture de la soci�t� g�n�rale. Apr�s Richardson, les moeurs de l' ouest de la ville, firent une irruption dans le domaine des fictions : les romans se remplirent de ch�teaux, de lords et de ladies, de sc�nes aux eaux, d'aventures aux courses de chevaux, au bal, � l'Op�ra, au Ranelagh, avec un chit-chat , un caquetage qui ne finissait plus. La sc�ne ne tarda pas � se transporter en Italie ; les amants travers�rent les Alpes avec des p�rils effroyables et des douleurs d'�me � attendrir les lions : le lion r�pandit des pleurs ! un jargon de bonne compagnie fut adopt�.

Dans ces milliers de romans, qui ont inond� l'Angleterre depuis un demi-si�cle, deux ont gard� leur place : Calek williams et le Moine . Je ne vis point Godwin pendant ma retraite � Londres ; mais je rencontrai deux fois Lewis. C'�tait un jeune membre des Communes fort agr�able, et qui avait l'air et les mani�res d'un Fran�ais. Les ouvrages d'Anne Radcliffe font une esp�ce � part. Ceux de mistress Barbauld, de miss Edgeworth de miss Burnet, etc., ont, dit-on, des chances de vivre. " Il y devrait dit Montaigne, avoir coertion des lois contre les escrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fain�ants. On bannirait des mains de notre peuple et moy et cent autres. L'escrivaillerie semble �tre quelque symptosme d'un si�cle desbord�. "

Mais ces �coles diverses de romanciers s�dentaires, de romanciers voyageurs en diligence ou en cal�che, de romanciers de lacs et de montagnes, de ruines et de fant�mes, de romanciers de villes et de salons, sont venues se perdre dans la nouvelle �cole de Walter Scott, de m�me que la po�sie s'est pr�cipit�e sur les pas de lord Byron.

L'illustre peintre de l'Ecosse d�buta dans la carri�re des lettres, lors de mon exil � Londres, par la traduction du Berlichingen de Goethe. Il continua � se faire conna�tre par la po�sie, et la pente de son g�nie le conduisit enfin au roman. Il me semble avoir cr�� un genre faux ; il a perverti le roman et l'histoire ; le romancier s'est mis � faire des romans historiques, et l'historien des histoires romanesques. Si, dans Walter Scott, je suis oblig� de passer quelquefois des conversations interminables, c'est ma faute, sans doute ; mais un des grands m�rites de Walter Scott, � mes yeux, c'est de pouvoir �tre mis entre les mains de tout le monde. Il faut de plus grands efforts de talent pour int�resser en restant dans l'ordre, que pour plaire en passant toute mesure ; il est moins facile de r�gler le coeur que de le troubler.

Burke retint la politique de l'Angleterre dans le pass�. Walter Scott refoula les Anglais jusqu'au moyen �ge : tout ce qu'on �crivit, fabriqua, b�tit, fut gothique : livres, meubles, maisons, �glises, ch�teaux. Mais les lairds de la Grande-Charte sont aujourd'hui des fashionables de Bond-Street, race frivole qui campe dans les manoirs antiques, en attendant l'arriv�e des g�n�rations nouvelles qui s'appr�tent � les en chasser.

 

1 L12 Chapitre 3

Londres, d'avril � septembre 1822.

Incidences. - Po�sie nouvelle. - Beattie.

En m�me temps que le roman passait � l'�tat romantique , la po�sie subissait une transformation semblable. Cowper abandonna l'�cole fran�aise pour faire revivre l'�cole nationale ; Burns, en Ecosse, commen�a la m�me r�volution. Apr�s eux vinrent les restaurateurs des ballades. Plusieurs de ces po�tes de 1792 � 1800 appartenaient � ce qu'on appelait Lake school (nom qui est rest�), parce que les romanciers demeuraient aux bords des lacs du Cumberland et du Westmoreland, et qu'ils les chantaient quelquefois.

Thomas Moore, Campbell, Rogers, Crabbe, Wordsworth, Southey, Hunt, Knowles, lord Holland, Canning, Croker, vivent encore pour l'honneur des lettres anglaises ; mais il faut �tre n� Anglais pour appr�cier tout le m�rite d'un genre intime de composition qui se fait particuli�rement sentir aux hommes du sol.

Nul, dans une litt�rature vivante, n'est juge comp�tent que des ouvrages �crits dans sa propre langue. En vain vous croyez poss�der � fond un idiome �tranger, le lait de la nourrice vous manque, ainsi que les premi�res paroles qu'elle vous apprit � son sein et dans vos langes ; certains accents ne sont que de la patrie. Les Anglais et les Allemands ont, de nos gens de lettres, les notions les plus baroques : ils adorent ce que nous m�prisons, ils m�prisent ce que nous adorons ; ils n'entendent ni Racine, ni La Fontaine, ni m�me compl�tement Moli�re. C'est � rire de savoir quels sont nos grands �crivains � Londres, � Vienne, � Berlin, � P�tersbourg, � Munich, � Leipzick, � Goettingue, � Cologne, de savoir ce qu'on y lit avec fureur et ce qu'on n'y lit pas.

Quand le m�rite d'un auteur consiste sp�cialement dans la diction, un �tranger ne comprendra jamais bien ce m�rite. Plus le talent est intime, individuel, national, plus ses myst�res �chappent � l'esprit qui n'est pas, pour ainsi dire, compatriote de ce talent. Nous admirons sur parole les Grecs et les Romains ; notre admiration nous vient de tradition, et les Grecs et les Romains ne sont pas l� pour se moquer de nos jugements de Barbares. Qui de nous se fait une id�e de l'harmonie de la prose de D�mosth�ne et de Cic�ron, de la cadence des vers d'Alc�e et d'Horace, telles qu'elles �taient saisies par une oreille grecque et latine ? on soutient que les beaut�s r�elles sont de tous les temps, de tous les pays : oui, les beaut�s de sentiment et de pens�e ; non, les beaut�s de style. Le style n'est pas, comme la pens�e, cosmopolite : il a une terre natale, un ciel, un soleil � lui.

Burns, Mason, Cowper moururent pendant mon �migration � Londres, avant 1800 et en 1800 ; ils finissaient le si�cle ; je le commen�ais. Darwin et Beattie moururent deux ans apr�s mon retour de l'exil.

Beattie avait annonc� l'�re nouvelle de la lyre. Le Minstrel , ou le Progr�s du g�nie , est la peinture des premiers effets de la muse sur un jeune barde, lequel ignore encore le souffle dont il est tourment�. Tant�t le po�te futur va s'asseoir au bord de la mer pendant une temp�te ; tant�t il quitte les jeux du village pour �couter � l'�cart, dans le lointain, le son des musettes.

Beattie a parcouru la s�rie enti�re des r�veries et des id�es m�lancoliques, dont cent autres po�tes se sont crus les discoverers . Beattie se proposait de continuer son po�me ; en effet, il en a �crit le second chant : Edwin entend un soir une voix grave s'�levant du fond d'une vall�e ; c'est celle d'un solitaire qui, apr�s avoir connu les illusions du monde, s'est enseveli dans cette retraite pour y recueillir son �me et chanter les merveilles du Cr�ateur. Cet ermite instruit le jeune minstrel et lui r�v�le le secret de son g�nie. L'id�e �tait heureuse ; l'ex�cution n'a pas r�pondu au bonheur de l'id�e. Beattie �tait destin� � verser des larmes ; la mort de son fils brisa son coeur paternel : comme Ossian apr�s la perte de son oscar, il suspendit sa harpe aux branches d'un ch�ne. Peut-�tre le fils de Beattie �tait-il ce jeune minstrel qu'un p�re avait chant� et dont il ne voyait plus les pas sur la montagne.

 

1 L12 Chapitre 4

Londres, d'avril � septembre 1822.

Incidences. Lord Byron.

On retrouve dans les vers de lord Byron des imitations frappantes du Minstrel : � l'�poque de mon exil en Angleterre, lord Byron habitait l'�cole de Harrow, dans un village � dix milles de Londres. Il �tait enfant, j'�tais jeune et aussi inconnu que lui ; il avait �t� �lev� sur les bruy�res de l'Ecosse, au bord de la mer, comme moi dans les landes de la Bretagne, au bord de la mer ; il aima d'abord la Bible et Ossian, comme je les aimai ; il chanta dans Newstead-Abbey les souvenirs de l'enfance, comme je les chantai dans le ch�teau de Combourg.

" Lorsque j'explorais, jeune montagnard, la noire bruy�re et gravissais ta cime pench�e, � Morven couronn� de neige, pour m'�bahir au torrent qui tonnait au-dessous de moi, ou aux vapeurs de la temp�te qui s'amoncelaient � mes pieds... "

Dans mes courses aux environs de Londres, lorsque j'�tais si malheureux, vingt fois j'ai travers� le village de Harrow, sans savoir quel g�nie il renfermait. Je me suis assis dans le cimeti�re, au pied de l'orme sous lequel, en 1807, lord Byron �crivait ces vers, au moment o� je revenais de la Palestine :

Spot of my youth ! whose hoary branches sigh,

Swept by the breeze that funs thy cloudless sky ; etc.

" Lieu de ma jeunesse, o� soupirent les branches chenues, effleur�es par la brise qui rafra�chit ton ciel sans nuage ! Lieu o� je vague aujourd'hui seul, moi qui souvent ai foul�, avec ceux que j'aimais, ton gazon mol et vert ; quand la destin�e glacera ce sein qu'une fi�vre d�vore ; quand elle aura calm� les soucis et les passions ; ...ici o� il palpita, ici mon coeur pourra reposer. Puiss�-je m'endormir o� s'�veill�rent mes esp�rances... m�l� � la terre o� coururent mes pas... pleur� de ceux qui furent en soci�t� avec mes jeunes ann�es, oubli� du reste du monde ! "

Et moi je dirai : Salut, antique ormeau, au pied duquel Byron enfant s'abandonnait aux caprices de son �ge alors que je r�vais Ren� sous ton ombre, sous cette m�me ombre o� plus tard le po�te vint � son tour r�ver Childe-Harold ! Byron demandait au cimeti�re, t�moin des premiers jeux de sa vie, une tombe ignor�e : inutile pri�re que n'exaucera point la gloire. Cependant Byron n'est plus ce qu'il a �t� ; je l'avais trouv� de toutes parts vivant � Venise : au bout de quelques ann�es, dans cette m�me ville o� je trouvais son nom partout, je l'ai retrouv� effac� et inconnu partout. Les �chos du Lido ne le r�p�tent plus, et si vous le demandez � des V�nitiens, ils ne savent plus de qui vous parlez. Lord Byron est enti�rement mort pour eux ; ils n'entendent plus les hennissements de son cheval : il en est de m�me � Londres, o� sa m�moire p�rit. Voil� ce que nous devenons.

Si j'ai pass� � Harrow sans savoir que lord Byron enfant y respirait, des Anglais ont pass� � Combourg sans se douter qu'un petit vagabond, �lev� dans ces bois laisserait quelque trace. Le voyageur Arthur Young, traversant Combourg, �crivait :

" Jusqu'� Combourg (de Pontorson) le pays a un aspect sauvage ; l'agriculture n'y est pas plus avanc�e, que chez les Hurons, ce qui para�t incroyable dans un pays enclos ; le peuple y est presque aussi sauvage que le pays, et la ville de Combourg, une des places les plus sales et les plus rudes que l'on puisse voir : des maisons de terre sans vitres, et un pav� si rompu qu'il arr�te les passagers, mais aucune aisance. - Cependant il s'y trouve un ch�teau, et il est m�me habit�. Qui est ce M. de Chateaubriand, propri�taire de cette habitation, qui a des nerfs assez forts pour r�sider au milieu de tant d'ordures et de pauvret� ? Au-dessous de cet amas hideux de mis�re est un beau lac environn� d'enclos bien bois�s. "

Ce M. de Chateaubriand �tait mon p�re ; la retraite qui paraissait si hideuse � l'agronome de mauvaise humeur, n'en �tait pas moins une noble et belle demeure, quoique sombre et grave. Quant � moi, faible plant de lierre commen�ant � grimper au pied de ces tours sauvages, M. Young e�t-il pu m'apercevoir, lui qui n'�tait occup� que de la revue de nos moissons ?

Qu'il me soit permis d'ajouter � ces pages, �crites en Angleterre en 1822, ces autres pages �crites en 1834 et 1840 : elles ach�veront le morceau de lord Byron ; ce morceau se trouvera surtout compl�t�, quand on aura lu ce que je redirai du grand po�te en passant � Venise.

Il y aura peut-�tre quelque int�r�t � remarquer dans l'avenir la rencontre des deux chefs de la nouvelle �cole fran�aise et anglaise, ayant un m�me fonds d'id�es, des destin�es, sinon des moeurs � peu pr�s pareilles : l'un pair d'Angleterre, l'autre pair de France, tous deux voyageurs dans l'orient, assez souvent l'un pr�s de l'autre, et ne se voyant jamais : seulement la vie du po�te anglais a �t� m�l�e � de moins grands �v�nements que la mienne.

Lord Byron est all� visiter apr�s moi les ruines de la Gr�ce : dans Childe-Harold , il semble embellir de ses propres couleurs les descriptions de l' Itin�raire . Au commencement de mon p�lerinage, je reproduis l'adieu du sire de Joinville � son ch�teau ; Byron dit un �gal adieu � sa demeure gothique.

Dans les Martyrs , Eudore part de la Mess�nie pour se rendre � Rome : " Notre navigation fut longue, dit-il, ...nous v�mes tous ces promontoires marqu�s par des temples ou des tombeaux... Mes jeunes compagnons n'avaient entendu parler que des m�tamorphoses de Jupiter, et ils ne comprirent rien aux d�bris qu'ils avaient sous les yeux ; moi, je m'�tais d�j� assis, avec le proph�te, sur les ruines des villes d�sol�es, et Babylone m'enseignait Corinthe. "

Le po�te anglais est comme le prosateur fran�ais, derri�re la lettre de Sulpicius � Cic�ron. - Une rencontre si parfaite m'est singuli�rement glorieuse, puisque j'ai devanc� le chantre immortel au rivage o� nous avons eu les m�mes souvenirs, et o� nous avons comm�mor� les m�mes ruines.

J'ai encore l'honneur d'�tre en rapport avec lord Byron dans la description de Rome : les Martyrs et ma Lettre sur la campagne romaine ont l'inappr�ciable avantage, pour moi, d'avoir devin� les inspirations d'un beau g�nie.

Les premiers traducteurs, commentateurs et admirateurs de lord Byron se sont bien gard�s de faire remarquer que quelques pages de mes ouvrages avaient pu rester un moment dans les souvenirs du peintre de Childe-Harold ; ils auraient cru ravir quelque chose � son g�nie. Maintenant que l'enthousiasme s'est un peu calm� on me refuse moins cet honneur. Notre immortel chansonnier, dans le dernier volume de ses Chansons , a dit : " Dans un des couplets qui pr�c�dent celui-ci, je parle des lyres que la France doit � M. de Chateaubriand. Je ne crains pas que ce vers soit d�menti par la nouvelle �cole po�tique, qui, n�e sous les ailes de l'aigle, s'est avec raison, glorifi�e souvent d'une telle origine. L'influence de l'auteur du G�nie du Christianisme s'est fait ressentir �galement � l'�tranger, et il y aurait peut-�tre justice � reconna�tre que le chantre de Childe-Harold est de la famille de Ren�. "

Dans un excellent article sur lord Byron, M. Villemain a renouvel� la remarque de M. de B�ranger : " Quelques pages incomparables de Ren� , dit-il, avaient, il est vrai, �puis� ce caract�re po�tique. Je ne sais si Byron les imitait ou les renouvelait de g�nie. "

Ce que je viens de dire sur les affinit�s d'imagination et de destin�e entre le chroniqueur de Ren� et le chantre de Childe-Harold n'�te pas un seul cheveu � la t�te du barde immortel. Que peut � la muse de la Dee , portant une lyre et des ailes, ma muse p�destre et sans luth ? Lord Byron vivra, soit qu'enfant de son si�cle comme moi, il en ait exprim�, comme moi et comme Goethe avant nous la passion et le malheur ; soit que mes p�riples et le falot de ma barque gauloise aient montr� la route au vaisseau d'Albion sur des mers inexplor�es.

D'ailleurs, deux esprits d'une nature analogue peuvent tr�s bien avoir des conceptions pareilles, sans qu'on puisse leur reprocher d'avoir march� servilement dans les m�mes voies. Il est permis de profiter des id�es et des images exprim�es dans une langue �trang�re, pour en enrichir la sienne : cela s'est vu dans tous les si�cles et dans tous les temps. Je reconnais tout d'abord que, dans ma premi�re jeunesse, Ossian, Werther, les R�veries du promeneur solitaire, les Etudes de la nature , ont pu s'apparenter � mes id�es ; mais je n'ai rien cach�, rien dissimul� du plaisir que me causaient des ouvrages o� je me d�lectais.

S'il �tait vrai que Ren� entr�t pour quelque chose dans le fond du personnage unique mis en sc�ne sous des noms divers dans Childe-Harold, Conrad, Lara, Manfred , le Giaour ; si, par hasard, lord Byron m'avait fait vivre de sa vie, il aurait donc eu la faiblesse de ne jamais me nommer ? J'�tais donc un de ces p�res qu'on renie quand on est arriv� au pouvoir ? Lord Byron peut-il m'avoir compl�tement ignor�, lui qui cite presque tous les auteurs fran�ais ses contemporains ? N'a-t-il jamais entendu parler de moi, quand les journaux anglais, comme les journaux fran�ais, ont retenti vingt ans aupr�s de lui de la controverse sur mes ouvrages, lorsque le New-Times a fait un parall�le de l'auteur du G�nie du Christianisme et de l'auteur de Childe-Harold ?

Point d'intelligence, si favoris�e qu'elle soit, qui n'ait ses susceptibilit�s, ses d�fiances : on veut garder le sceptre, on craint de le partager, on s'irrite des comparaisons. Ainsi, un autre talent sup�rieur a �vit� mon nom dans un ouvrage sur la Litt�rature . Gr�ce � Dieu, m'estimant � ma juste valeur, je n'ai jamais pr�tendu � l'empire ; comme je ne crois qu'� la v�rit� religieuse dont la libert� est une forme, je n'ai pas plus de foi en moi qu'en toute autre chose ici-bas. Mais je n'ai jamais senti le besoin de me taire quand j'ai admir� ; c'est pourquoi je proclame mon enthousiasme pour madame de Sta�l et pour lord Byron. Quoi de plus doux que l'admiration ? c'est de l'amour dans le ciel, de la tendresse �lev�e jusqu'au culte. On se sent p�n�tr� de reconnaissance pour la divinit� qui �tend les bases de nos facult�s, qui ouvre de nouvelles vues � notre �me, qui nous donne un bonheur si grand, si pur, sans aucun m�lange de crainte ou d'envie.

Au surplus, la petite chicane que je fais dans ces M�moires au plus grand po�te que l'Angleterre ait eu depuis Milton, ne prouve qu'une chose : le haut prix que j'aurais attach� au souvenir de sa muse.

Lord Byron a ouvert une d�plorable �cole : je pr�sume qu'il a �t� aussi d�sol� des Childe-Harold auxquels il a donn� naissance, que je le suis des Ren� qui r�vent autour de moi.

La vie de lord Byron est l'objet de beaucoup d'investigations et de calomnies : les jeunes gens ont pris au s�rieux des paroles magiques ; les femmes se sont senties dispos�es � se laisser s�duire, avec frayeur, par ce monstre, � consoler ce Satan solitaire et malheureux. Qui sait ? il n'avait peut-�tre pas trouv� la femme qu'il cherchait, une femme assez belle, un coeur aussi vaste que le sien. Byron d'apr�s l'opinion fantasmagorique, est l'ancien serpent s�ducteur et corrupteur, parce qu'il voit la corruption de l'esp�ce humaine ; c'est un g�nie fatal et souffrant plac� entre les myst�res de la mati�re et de l'intelligence, qui ne voit point de mot � l'�nigme de l'univers, qui regarde la vie comme une affreuse ironie sans cause comme un sourire pervers du MAL ; c'est le fils du d�sespoir, qui m�prise et renie, qui, portant en soi-m�me une incurable plaie, se venge en menant � la douleur par la volupt� tout ce qui l'approche ; c'est un homme qui n'a point pass� par l'�ge de l'innocence, qui n'a jamais eu l'avantage d'�tre rejet� et maudit de Dieu ; un homme qui, sorti r�prouv� du sein de la nature, est le damn� du n�ant.

Tel est le Byron des imaginations �chauff�es : ce n'est point, ce me semble, celui de la v�rit�.

Deux hommes diff�rents, comme dans la plupart des hommes, sont unis dans lord Byron : l'homme de la nature et l'homme du syst�me . Le po�te, s'apercevant du r�le que le public lui faisait jouer, l'a accept� et s'est mis � maudire le monde qu'il n'avait pris d'abord qu'en r�verie : cette marche est sensible dans l'ordre chronologique de ses ouvrages.

Quant � son g�nie, loin d'avoir l'�tendue qu'on lui attribue, il est assez resserr� ; sa pens�e po�tique n'est qu'un g�missement, une plainte, une impr�cation ; en cette qualit�, elle est admirable : il ne faut pas demander � la lyre ce qu'elle pense, mais ce qu'elle chante.

Quant � son esprit, il est sarcastique et vari�, mais d'une nature qui agite et d'une influence funeste : l'�crivain avait bien lu Voltaire, et il l'imite.

Lord Byron, dou� de tous les avantages, avait peu de chose � reprocher � sa naissance ; l'accident m�me qui le rendait malheureux et qui rattachait ses sup�riorit�s � l'infirmit� humaine, n'aurait pas d� le tourmenter, puisqu'il ne l'emp�chait pas d'�tre aim�. Le chantre immortel connut par lui-m�me combien est vraie la maxime de Z�non : " La voix est la fleur de la beaut�. "

Une chose d�plorable, c'est la rapidit� avec laquelle les renomm�es fuient aujourd'hui. Au bout de quelques ann�es, que dis-je ? de quelques mois, l'engouement dispara�t ; le d�nigrement lui succ�de. On voit d�j� p�lir la gloire de lord Byron ; son g�nie est mieux compris de nous ; il aura plus longtemps des autels en France qu'en Angleterre. Comme Childe-Harold excelle principalement � peindre les sentiments particuliers de l'individu, les Anglais, qui pr�f�rent les sentiments communs � tous, finiront par m�conna�tre le po�te dont le cri est si profond et si triste. Qu'ils y prennent garde : s'ils brisent l'image de l'homme qui les a fait revivre, que leur restera-t-il ?

Lorsque j'�crivis, pendant mon s�jour � Londres, en 1822, mes sentiments sur lord Byron, il n'avait plus que deux ans � vivre sur la terre : il est mort en 1824, � l'heure o� les d�senchantements et les d�go�ts allaient commencer pour lui. Je l'ai pr�c�d� dans la vie ; il m'a pr�c�d� dans la mort ; il a �t� appel� avant son tour ; mon num�ro primait le sien, et pourtant le sien est sorti le premier. Childe-Harold aurait d� rester : le monde me pouvait perdre sans s'apercevoir de ma disparition. J'ai rencontr�, en continuant ma route, madame Guiccioli � Rome, lady Byron � Paris. La faiblesse et la vertu me sont ainsi apparues : la premi�re avait peut-�tre trop de r�alit�s, la seconde pas assez de songes.

 

1 L12 Chapitre 5

Londres, d'avril � septembre 1822.

L'Angleterre, de Richmond � Greenwich. - Course avec Pelletier. - Bleinheim. - Stowe Hampton-Court. - Oxford. - Coll�ge d'Eton. - Moeurs priv�es ; moeurs politiques. - Fox. - Pitt. - Burke. - Georges III.

Maintenant, apr�s vous avoir parl� des �crivains anglais � l'�poque o� l'Angleterre me servait d'asile, il ne me reste qu'� vous dire quelque chose de l'Angleterre elle-m�me � cette �poque, de son aspect, de ses sites, de ses ch�teaux, de ses moeurs priv�es et politiques.

Toute l'Angleterre peut �tre vue dans l'espace de quatre lieues, depuis Richmond, au-dessus de Londres jusqu'� Greenwich et au-dessous.

Au-dessous de Londres, c'est l'Angleterre industrielle et commer�ante avec ses docks, ses magasins, ses douanes, ses arsenaux, ses brasseries, ses manufactures, ses fonderies, ses navires ; ceux-ci, � chaque mar�e, remontent la Tamise en trois divisions, les plus petits d'abord, les moyens ensuite, enfin, les grands vaisseaux qui rasent de leurs voiles les colonnes de l'h�pital des vieux marins et les fen�tres de la taverne o� festoyent les �trangers.

Au-dessus de Londres, c'est l'Angleterre agricole et pastorale avec ses prairies, ses troupeaux, ses maisons de campagne, ses parcs, dont l'eau de la Tamise, refoul�e par le flux, baigne deux fois le jour les arbustes et les gazons. Au milieu de ces deux points oppos�s, Richmond et Greenwich, Londres confond toutes les choses de cette double Angleterre : � l'ouest l'aristocratie, � l'est la d�mocratie, la Tour de Londres et Westminster, bornes entre lesquelles l'histoire enti�re de la Grande-Bretagne se vient placer.

Je passai une partie de l'�t� de 1799 � Richmond avec Christian de Lamoignon, m'occupant du G�nie du Christianisme . Je faisais des nag�es en bateau sur la Tamise, ou des courses dans le parc de Richmond. J'aurais bien voulu que le Richmond-l�s-Londres, f�t le Richmond du trait� Honor Richemundiae , car alors je me serais retrouv� dans ma patrie, et voici comment. Guillaume-le-B�tard fit pr�sent � Alain, duc de Bretagne, son gendre, de quatre cent quarante-deux terres seigneuriales en Angleterre, qui form�rent depuis le comt� de Richmond [Voir le Domesday book ] : les ducs de Bretagne, successeurs d'Alain inf�od�rent ces domaines � des chevaliers bretons, cadets des familles de Rohan, de Tint�niac, de Chateaubriand, de Goyon, de Montboucher. Mais, malgr� ma bonne volont�, il me faut chercher dans le Yorkshire le comt� de Richmond �rig� en duch� sous Charles II pour un b�tard : le Richmond sur la Tamise est l'ancien Sheen d'Edouard III.

L� expira, en 1377, Edouard III, ce fameux roi vol� par sa ma�tresse Alix Pearce, qui n'�tait plus Alix ou Catherine de Salisbury des premiers jours de la vie du vainqueur de Cr�cy : n'aimez qu'� l'�ge o� vous pouvez �tre aim�. Henri VIII et Elisabeth moururent aussi � Richmond : o� ne meurt-on pas ? Henri VIII se plaisait � cette r�sidence. Les historiens anglais sont fort embarrass�s de cet abominable homme ; d'un c�t�, ils ne peuvent dissimuler sa tyrannie et la servitude du Parlement ; de l'autre, s'ils disaient trop anath�me au chef de la R�formation, ils se condamneraient en le condamnant :

Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est inf�me.

On montre dans le parc de Richmond le tertre qui servait d'observatoire � Henri VIII pour �pier la nouvelle du supplice d'Anne Boleyn. Henri tressaillit d'aise au signal parti de la Tour de Londres. Quelle volupt� ! le fer avait tranch� le col d�licat, ensanglant� les beaux cheveux auxquels le po�te-roi avait attach� ses fatales caresses.

Dans le parc abandonn� de Richmond, je n'attendais aucun signal homicide, je n'aurais pas m�me souhait� le plus petit mal � qui m'aurait trahi. Je me promenais avec quelques daims paisibles : accoutum�s � courir devant une meute, ils s'arr�taient lorsqu'ils �taient fatigu�s ; on les rapportait, fort gais et tout amus�s de ce jeu, dans un tombereau rempli de paille. J'allais voir � Kew les kanguroos, ridicules b�tes, tout juste l'inverse de la girafe : ces innocents quadrup�des-sauterelles peuplaient mieux l'Australie que les prostitu�es du vieux duc de Queensbury ne peuplaient les ruelles de Richmond. La Tamise bordait le gazon d'un cottage � demi cach� sous un c�dre du Liban, et parmi des saules pleureurs : un couple nouvellement mari� �tait venu passer la lune de miel dans ce paradis.

Voici qu'un soir, lorsque je marchais tout doux sur les pelouses de Twickenham, appara�t Pelletier, tenant son mouchoir sur sa bouche : " Quel sempiternel tonnerre de brouillard ! " s'�cria-t-il aussit�t qu'il fut � la port�e de la voix. " Comment, diable pouvez-vous rester l� ? j'ai fait ma liste : Stowe, Bleinheim, Hampton-Court, Oxford ; avec votre fa�on songearde, vous seriez chez John Bull in vitam aeternam , que vous ne verriez rien. "

Je demandai gr�ce inutilement, il fallut partir. Dans la cal�che, Pelletier m'�num�ra ses esp�rances ; il en avait des relais ; une crev�e sous lui, il en enfourchait une autre et en avant, jambe de ci, jambe de c�, jusqu'au bout de la journ�e. Une de ses esp�rances, la plus robuste, le conduisit dans la suite � Bonaparte qu'il prit au collet : Napol�on eut la simplicit� de boxer avec lui. Pelletier avait pour second James Makintosh ; condamn� devant les tribunaux, il fit une nouvelle fortune (qu'il mangea incontinent) en vendant les pi�ces de son proc�s.

Bleinheim me fut d�sagr�able : je souffrais d'autant plus d'un ancien revers de ma patrie, que j'avais eu � supporter l'insulte d'un r�cent affront : un bateau en amont de la Tamise m'aper�ut sur la rive ; les rameurs avisant un Fran�ais pouss�rent des huzzas ; on venait de recevoir la nouvelle du combat naval d'Aboukir : ces succ�s de l'�tranger, qui pouvaient m'ouvrir les portes de la France, m'�taient odieux. Nelson, que j'avais rencontr� plusieurs fois dans Hyde-Park, encha�na ses victoires � Naples dans le ch�le de lady Hamilton, tandis que les lazzaroni jouaient � la boule avec des t�tes. L'amiral mourut glorieusement � Trafalgar, et sa ma�tresse mis�rablement � Calais, ayant perdu beaut�, jeunesse et fortune. Et moi qu'outragea sur la Tamise le triomphe d'Aboukir, j'ai vu les palmiers de la Libye border la mer calme et d�serte qui fut rougie du sang de mes compatriotes.

Le parc de Stowe est c�l�bre par ses fabriques : j'aime mieux ses ombrages. Le cic�rone du lieu nous montra, dans une ravine noire, la copie d'un temple dont je devais admirer le mod�le dans la brillante vall�e du C�phise. De beaux tableaux de l'�cole italienne s'attristaient au fond de quelques chambres inhabit�es, dont les volets �taient ferm�s : pauvre Rapha�l, prisonnier dans un ch�teau des vieux Bretons, loin du ciel de la Farn�sine !

Hampton-Court conservait la collection des portraits des ma�tresses de Charles II : voil� comme ce prince avait pris les choses en sortant d'une r�volution qui fit tomber la t�te de son p�re et qui devait chasser sa race.

Nous v�mes � Slough, Herschell avec sa savante soeur et son grand t�lescope de quarante pieds ; il cherchait de nouvelles plan�tes : cela faisait rire Pelletier qui s'en tenait aux sept vieilles.

Nous nous arr�t�mes deux jours � oxford. Je me plus dans cette r�publique d'Alfred-le-Grand ; elle repr�sentait les libert�s privil�gi�es et les moeurs des institutions lettr�es du moyen �ge. Nous ravaud�mes les vingt-cinq coll�ges, les biblioth�ques, les tableaux, le mus�um, le jardin des plantes. Je feuilletai avec un plaisir extr�me parmi les manuscrits du coll�ge de Worcester, une vie du Prince Noir, �crite en vers fran�ais par le h�raut d'armes de ce prince.

Oxford, sans leur ressembler, rappelait � ma m�moire les modestes coll�ges de Dol, de Rennes et de Dinan. J'avais traduit l'�l�gie de Gray sur le Cimeti�re de campagne :

The curfew tolls the knell of parting day.

Imitation de ce vers de Dante :

Squilla di lontano Che paja'l giorno pianger che si muore.

Pelletier s'�tait empress� de publier � son de trompe, dans son journal, ma traduction. A la vue d'Oxford, je me souvins de l'ode du m�me po�te sur une vue lointaine du coll�ge d ' Eton .

" Heureuses collines, charmants bocages, champs aim�s en vain, o� jadis mon enfance insouciante errait �trang�re � la peine ! je sens les brises qui viennent de vous : elles semblent caresser mon �me abattue, et, parfum�es de joie et de jeunesse, me souffler un second printemps.

" Dis, paternelle Tamise..., dis quelle g�n�ration volage l'emporte aujourd'hui � pr�cipiter la course du cerceau roulant, ou � lancer la balle fugitive. H�las ! sans souci de leur destin�e, fol�trent les petites victimes ! Elles n'ont ni pr�vision des maux � venir, ni soin d'outre-journ�e. "

Qui n'a �prouv� les sentiments et les regrets exprim�s ici avec toute la douceur de la muse ? qui ne s'est attendri au souvenir des jeux, des �tudes, des amours de ses premi�res ann�es ? Mais peut-on leur rendre la vie ? Les plaisirs de la jeunesse reproduits par la m�moire sont des ruines vues au flambeau.

Vie priv�e des Anglais.

S�par�s du continent par une longue guerre, les Anglais conservaient, � la fin du dernier si�cle, leurs moeurs et leur caract�re national. Il n'y avait encore qu'un peuple au nom duquel s'exer�ait la souverainet� par un gouvernement aristocratique ; on ne connaissait que deux grandes classes amies et li�es d'un commun int�r�t, les patrons et les clients. Cette classe jalouse, appel�e bourgeoisie en France, qui commence � na�tre en Angleterre, n'existait pas : rien ne s'interposait entre les riches propri�taires et les hommes occup�s de leur industrie. Tout n'�tait pas encore machine dans les professions manufacturi�res, folie dans les rangs privil�gi�s. Sur ces m�mes trottoirs o� l'on voit maintenant se promener des figures sales et des hommes en redingote, passaient de petites filles en mantelet blanc, chapeau de paille nou� sous le menton avec un ruban corbeille au bras, dans laquelle �taient des fruits ou un livre ; toutes tenant les yeux baiss�s, toutes rougissant lorsqu'on les regardait. " L'Angleterre, dit Shakespeare, est un nid de cygnes au milieu des eaux. " Les redingotes sans habit �taient si peu d'usage � Londres, en 1793, qu'une femme, qui pleurait � chaudes larmes la mort de Louis XVI, me disait : " Mais, cher monsieur est-il vrai que le pauvre Roi �tait v�tu d'une redingote, quand on lui coupa la t�te ? "

Les gentlemen-farmers n'avaient point encore vendu leur patrimoine pour habiter Londres ; ils formaient encore dans la chambre des Communes cette fraction ind�pendante qui, se portant de l'opposition au minist�re, maintenait les id�es de libert�, d'ordre et de propri�t�. Ils chassaient le renard ou le faisan en automne, mangeaient l'oie grasse � No�l, criaient vivat au roastbeef , se plaignaient du pr�sent, vantaient le pass�, maudissaient Pitt et la guerre, laquelle augmentait le prix du vin de Porto, et se couchaient ivres pour recommencer le lendemain la m�me vie. Ils se tenaient assur�s que la gloire de la Grande-Bretagne ne p�rirait point, tant qu'on chanterait God save the King , que les bourgs-pourris seraient maintenus, que les lois sur la chasse resteraient en vigueur, et que l'on vendrait furtivement au march� les li�vres et les perdrix sous le nom de lions et d' autruches .

Le clerg� anglican �tait savant, hospitalier et g�n�reux ; il avait re�u le clerg� fran�ais avec une charit� toute chr�tienne. L'universit� d'oxford fit imprimer � ses frais et distribuer gratis aux cur�s un Nouveau-Testament, selon la le�on romaine, avec ces mots : A l ' usage du clerg� catholique exil� pour la Religion . Quant � la haute soci�t� anglaise, ch�tif exil�, je n'en apercevais que les dehors. Lors des r�ceptions � la cour ou chez la princesse de Galles, passaient des ladies assises de c�t� dans des chaises � porteurs ; leurs grands paniers sortaient par la porte de la chaise comme des devants d'autel. Elles ressemblaient elles-m�mes, sur ces autels de leur ceinture, � des madones ou � des pagodes. Ces belles dames �taient les filles dont le duc de Guiche et le duc de Lauzun avaient ador� les m�res ; ces filles sont, en 1822, les m�res et grand-m�res des petites filles qui dansent chez moi aujourd'hui en robes courtes, au son du galoubet de Collinet, rapides g�n�rations de fleurs.

Moeurs politiques.

L'Angleterre de 1688 �tait, vers la fin du si�cle dernier, � l'apog�e de sa gloire. Pauvre �migr� � Londres, de 1792 � 1800 j'ai entendu parler les Pitt, les Fox, les Sheridan, les Wilberforce, les Grenville, les Whitebread, les Lauderdale, les Erskine ; magnifique ambassadeur � Londres aujourd'hui, en 1822, je ne saurais dire � quel point je suis frapp�, lorsque, au lieu des grands orateurs que j'avais admir�s autrefois, je vois se lever ceux qui �taient leurs seconds � la date de mon premier voyage, les �coliers � la place des ma�tres. Les id�es g�n�rales ont p�n�tr� dans cette soci�t� particuli�re. Mais l'aristocratie �clair�e, plac�e � la t�te de ce pays depuis cent quarante ans, aura montr� au monde une des plus belles et des plus grandes soci�t�s qui aient fait honneur � l'esp�ce humaine depuis le patriciat romain. Peut-�tre, quelque vieille famille, dans le fond d'un comt�, reconna�tra la soci�t� que je viens de peindre, et regrettera le temps dont je d�plore ici la perte.

En 1792, M. Burke se s�para de M. Fox. Il s'agissait de la R�volution fran�aise que M. Burke attaquait et que M. Fox d�fendait. Jamais les deux orateurs, qui jusqu'alors avaient �t� amis, ne d�ploy�rent autant d'�loquence. Toute la Chambre fut �mue, et des larmes remplissaient les yeux de M. Fox, quand M. Burke termina sa r�plique par ces paroles : " Le tr�s honorable gentleman, dans le discours qu'il a fait, m'a trait� � chaque phrase avec une duret� peu commune ; il a censur� ma vie enti�re, ma conduite et mes opinions. Nonobstant cette grande et s�rieuse attaque, non m�rit�e de ma part, je ne serai pas �pouvant� ; je ne crains pas de d�clarer mes sentiments dans cette Chambre, ou partout ailleurs. Je dirai au monde entier que la Constitution est en p�ril. C'est certainement une chose indiscr�te en tout temps, et beaucoup plus indiscr�te encore � cet �ge de ma vie, que de provoquer des ennemis, ou de donner � mes amis des raisons de m'abandonner. Cependant, si cela doit arriver pour mon adh�rence � la Constitution britannique, je risquerai tout, et comme le devoir public et la prudence publique me l'ordonnent, dans mes derni�res paroles je m'�crierai : Fuyez la Constitution fran�aise ! - Fly from the french Constitution . "

M. Fox ayant dit qu'il ne s'agissait pas de perdre des amis , M. Burke s'�cria :

" Oui, il s'agit de perdre des amis ! Je connais le r�sultat de ma conduite ; j'ai fait mon devoir au prix de mon ami, notre amiti� est finie : have done my duty at the price of my friend ; our friendship is at an end . J'avertis les tr�s honorables gentlemen, qui sont les deux grands rivaux dans cette chambre, qu'ils doivent � l'avenir (soit qu'ils se meuvent dans l'h�misph�re politique comme deux grands m�t�ores, soit qu'ils marchent ensemble comme deux fr�res), je les avertis qu'ils doivent pr�server et ch�rir la Constitution britannique, qu'ils doivent se mettre en garde contre les innovations et se sauver du danger de ces nouvelles th�ories. - From the danger of these new theories . " M�morable �poque du monde !

M. Burke, que je connus vers la fin de sa vie accabl� de la mort de son fils unique, avait fond� une �cole consacr�e aux enfants des pauvres �migr�s. J'allai voir ce qu'il appelait sa p�pini�re, his nursery . Il s'amusait de la vivacit� de la race �trang�re qui croissait sous la paternit� de son g�nie. En regardant sauter les insouciants exil�s, il me disait : " Nos petits gar�ons ne feraient pas cela : our boys could not do that ", et ses yeux se mouillaient de larmes : il pensait � son fils parti pour un plus long exil.

Pitt, Fox, Burke ne sont plus, et la Constitution anglaise a subi l'influence des nouvelles th�ories . Il faut avoir vu la gravit� des d�bats parlementaires � cette �poque, il faut avoir entendu ces orateurs dont la voix proph�tique semblait annoncer une r�volution prochaine, pour se faire une id�e de la sc�ne que je rappelle. La libert�, contenue dans les limites de l'ordre, semblait se d�battre � Westminster sous l'influence de la libert� anarchique, qui parlait � la tribune encore sanglante de la Convention.

M. Pitt, grand et maigre, avait un air triste et moqueur. Sa parole �tait froide, son intonation monotone, son geste insensible ; toutefois, la lucidit� et la fluidit� de ses pens�es, la logique de ses raisonnements, subitement illumin�s d'�clairs d'�loquence, faisaient de son talent quelque chose hors de ligne.

J'apercevais assez souvent M. Pitt, lorsque de son h�tel, � travers le parc Saint-James, il allait � pied chez le roi. De son c�t�, George III arrivait de Windsor, apr�s avoir bu de la bi�re dans un pot d'�tain avec les fermiers du voisinage ; il franchissait les vilaines cours de son vilain ch�telet, dans une voiture grise que suivaient quelques gardes � cheval ; c'�tait l� le ma�tre des rois de l'Europe, comme cinq ou six marchands de la Cit� sont les ma�tres de l'Inde. M. Pitt, en habit noir, �p�e � poign�e d'acier au c�t�, chapeau sous le bras, montait, enjambant deux ou trois marches � la fois. Il ne trouvait sur son passage que trois ou quatre �migr�s d�soeuvr�s : laissant tomber sur nous un regard d�daigneux, il passait, le nez au vent, la figure p�le.

Ce grand financier n'avait aucun ordre chez lui ; point d'heures r�gl�es pour ses repas ou son sommeil. Cribl� de dettes, il ne payait rien, et ne se pouvait r�soudre � faire l'addition d'un m�moire. Un valet de chambre conduisait sa maison. Mal v�tu, sans plaisir, sans passions, avide seulement de pouvoir, il m�prisait les honneurs, et ne voulait �tre que William Pitt .

Lord Liverpool, au mois de juin dernier 1822, me mena d�ner � sa campagne : en traversant la bruy�re de Pulteney il me montra la petite maison o� mourut pauvre le fils de lord Chatam, l'homme d'Etat qui avait mis l'Europe � sa solde et distribu� de ses propres mains tous les milliards de la terre.

George III surv�cut � M. Pitt, mais il avait perdu la raison et la vue. Chaque session, � l'ouverture du Parlement, les ministres lisaient aux chambres silencieuses et attendries le bulletin de la sant� du roi. Un jour, j'�tais all� visiter Windsor : j'obtins pour quelques schellings de l'obligeance d'un concierge qu'il me cach�t de mani�re � voir le roi. Le monarque, en cheveux blancs et aveugle, parut, errant comme le roi Lear, dans ses palais et t�tonnant avec ses mains les murs des salles. Il s'assit devant un piano dont il connaissait la place, et joua quelques morceaux d'une sonate de Haendel : c'�tait une belle fin de la vielle Angleterre. Old England !

 

1 L12 Chapitre 6

Londres, d'avril � septembre 1822.

Rentr�e des �migr�s en France. - Le ministre de Prusse me donne un faux passeport sous le nom de Lassagne, habitant de Neufch�tel en Suisse. - Mort de Lord Londonderry. - Fin de ma carri�re de soldat et de voyageur. - Je d�barque � Calais.

Je commen�ais � tourner les yeux vers ma terre natale. Une grande R�volution s'�tait op�r�e. Bonaparte, devenu premier Consul, r�tablissait l'ordre par le despotisme ; beaucoup d'exil�s rentraient ; la haute �migration, surtout, s'empressait d'aller recueillir les d�bris de sa fortune : la fid�lit� p�rissait par la t�te, tandis que son coeur battait encore dans la poitrine de quelques gentilshommes de province � demi nus. Madame Lindsay �tait partie ; elle �crivait � MM. de Lamoignon de revenir ; elle invitait aussi madame d'Aguesseau, soeur de MM. de Lamoignon, � passer le d�troit. Fontanes m'appelait, pour achever � Paris, l'impression du G�nie du Christianisme . Tout en me souvenant de mon pays, je ne me sentais aucun d�sir de le revoir ; des dieux plus puissants que les lares paternels me retenaient ; je n'avais plus en France de biens et d'asile ; la patrie �tait devenue pour moi un sein de pierre, une mamelle sans lait : je n'y trouverais ni ma m�re, ni mon fr�re, ni ma soeur Julie. Lucile existait encore, mais elle avait �pous� M. de Caud, et ne portait plus mon nom ; ma jeune veuve ne me connaissait que par une union de quelques mois, par le malheur et une absence de huit ann�es.

Livr� � moi seul, je ne sais si j'aurais eu la force de partir ; mais je voyais ma petite soci�t� se dissoudre ; madame d'Aguesseau me proposait de me mener � Paris. Je me laissai aller. Le ministre de Prusse me procura un passeport, sous le nom de Lassagne, habitant de Neufch�tel. MM. Dulau interrompirent le tirage du G�nie du Christianisme , et m'en donn�rent les feuilles compos�es. Je d�tachai des Natchez les esquisses d' Atala et de Ren� ; j'enfermai le reste du manuscrit dans une malle dont je confiai le d�p�t � mes h�tes, � Londres, et je me mis en route pour Douvres avec madame d'Aguesseau : madame Lindsay nous attendait � Calais.

Ainsi j'abandonnai l'Angleterre en 1800 ; mon coeur �tait autrement occup� qu'il ne l'est � l'�poque o� j'�cris ceci, en 1822. Je ne ramenais de la terre d'exil que des regrets et des songes ; aujourd'hui, ma t�te est remplie de sc�nes d'ambition, de politique, de grandeurs et de cours si mess�antes � ma nature. Que d'�v�nements sont entass�s dans ma pr�sente existence ! Passez, hommes passez ; viendra mon tour. Je n'ai d�roul� � vos yeux qu'un tiers de mes jours ; si les souffrances que j'ai endur�es ont pes� sur mes s�r�nit�s printani�res, maintenant, entrant dans un �ge plus f�cond, le germe de Ren� va se d�velopper et des amertumes d'une autre sorte se m�leront � mon r�cit ! Que n'aurai-je point � dire en parlant de ma patrie, de ses r�volutions dont j'ai d�j� montr� le premier plan ; de cet Empire et de l'homme gigantesque que j'ai vu tomber ; de cette Restauration � laquelle j'ai pris tant de part, aujourd'hui glorieuse en 1822, mais que je ne puis n�anmoins entrevoir qu'� travers je ne sais quel nuage fun�bre ?

Je termine ce douzi�me livre, qui atteint au printemps de 1800. Arriv� au bout de ma premi�re carri�re, s'ouvre devant moi la carri�re de l ' �crivain ; d'homme priv�, je vais devenir homme public ; je sors de l'asile virginal et silencieux de la solitude pour entrer dans le carrefour souill� et bruyant du monde ; le grand jour va �clairer ma vie r�veuse, la lumi�re p�n�trer dans le royaume des ombres. Je jette un regard attendri sur ces livres qui renferment mes heures imm�mor�es ; il me semble dire un dernier adieu � la maison paternelle ; je quitte les pens�es et les chim�res de ma jeunesse comme des soeurs, comme des amantes que je laisse au foyer de la famille et que je ne reverrai plus.

Nous m�mes quatre heures � passer de Douvres � Calais. Je me glissai dans ma patrie � l'abri d'un nom �tranger : cach� doublement dans l'obscurit� du Suisse Lassagne et dans la mienne, j'abordai la France avec le si�cle.

 

2 Deuxi�me partie

 

2 L13 Livre treizi�me

1. S�jour � Dieppe. - Deux soci�t�s. - 2. O� en sont mes M�moires . - 3. Ann�e 1800. - Vue de la France. - J'arrive � Paris. - 4. Ann�e 1800. - Ma vie � Paris. - 5. Changement de la soci�t�. - 6. Ann�e de ma vie, 1801. - Le Mercure . - Atala . - 7. Ann�e de ma vie, 1801. - Madame de Beaumont : sa soci�t�. - 8. Ann�e de ma vie, 1801. - Et� � Savigny. - 9. Ann�e de ma vie, 1802. - Talma. - 10. Ann�es de ma vie, 1802 et 1803. - G�nie du Christianisme . - Chute annonc�e. - Cause du succ�s final. - 11. G�nie du Christianisme , suite. - D�fauts de l'ouvrage.

 

2 L13 Chapitre 1

Dieppe, 1836.

Revu en d�cembre 1846.

S�jour � Dieppe. - Deux soci�t�s.

Vous savez que j'ai maintes fois chang� de lieu en �crivant ces M�moires ; que j'ai souvent peint ces lieux, parl� des sentiments qu'ils m'inspiraient et retrac� mes souvenirs, m�lant ainsi l'histoire de mes pensers et de mes foyers errants � l'histoire de ma vie.

Vous voyez o� j'habite maintenant. En me promenant ce matin sur les falaises, derri�re le ch�teau de Dieppe, j'ai aper�u la poterne qui communique � ces falaises au moyen d'un pont jet� sur un foss� : madame de Longueville avait �chapp� par l� � la reine Anne d'Autriche ; embarqu�e furtivement au Havre, mise � terre � Rotterdam, elle se rendit � Stenay, aupr�s du mar�chal de Turenne. Les lauriers du grand capitaine n'�taient plus innocents, et la moqueuse exil�e ne traitait pas trop bien le coupable.

Madame de Longueville, qui relevait de l'h�tel de Rambouillet, du tr�ne de Versailles et de la municipalit� de Paris, se prit de passion pour l'auteur des Maximes et lui fut fid�le autant qu'elle le pouvait. Celui-ci vit moins de ses pens�es que de l'amiti� de madame de La Fayette et de madame de S�vign�, des vers de La Fontaine et de l'amour de madame de Longueville : voil� ce que c'est que les attachements illustres.

La princesse de Cond�, pr�s d'expirer, dit � madame de Brienne : " Ma ch�re amie, mandez � cette pauvre mis�rable qui est � Stenay, l'�tat o� vous me voyez, et qu'elle apprenne � mourir. " Belles paroles ; mais la princesse oubliait qu'elle-m�me avait �t� aim�e de Henri IV, qu'emmen�e � Bruxelles par son mari, elle avait voulu rejoindre le B�arnais, s ' �chapper la nuit par une fen�tre, et faire ensuite trente ou quarante lieues � cheval ; elle �tait alors une pauvre mis�rable de dix-sept ans.

Descendu de la falaise, je me suis trouv� sur le grand chemin de Paris ; il monte rapidement au sortir de Dieppe. A droite, sur la ligne ascendante d'une berge, s'�l�ve le mur d'un cimeti�re ; le long de ce mur est �tabli un rouet de corderie. Deux cordiers, marchant parall�lement � reculons et se balan�ant d'une jambe sur l'autre, chantaient ensemble � demi-voix. J'ai pr�t� l'oreille ; ils en �taient � ce couplet du Vieux caporal : beau mensonge po�tique, qui nous a conduits o� nous sommes :

Qui l�-as sanglote et regarde ?

Eh ! c'est la veuve du tambour, etc., etc.

Ces hommes pronon�aient le refrain : Conscrits au pas ; ne pleurer, pas... Marchez au pas, au pas , d'un ton si m�le et si path�tique que les larmes me sont venues aux yeux. En marquant eux-m�mes le pas et en d�vidant leur chanvre ils avaient l'air de filer le dernier moment du vieux caporal : je ne saurais dire ce qu'il y avait dans cette gloire particuli�re � B�ranger, solitairement r�v�l�e par deux matelots qui chantaient � la vue de la mer la mort d'un soldat.

La falaise m'a rappel� une grandeur monarchique, le chemin une c�l�brit� pl�b�ienne : j'ai compar� en pens�e les hommes aux deux extr�mit�s de la soci�t� ; je me suis demand� � laquelle de ces �poques j'aurais pr�f�r� d'appartenir. Quand le pr�sent aura disparu comme le pass�, laquelle de ces deux renomm�es attirera le plus les regards de la post�rit� ?

Et n�anmoins, si les faits �taient tout, si la valeur des noms ne contrepesait dans l'histoire la valeur des �v�nements, quelle diff�rence entre mon temps et le temps qui s'�coula depuis la mort de Henri IV jusqu'� celle de Mazarin ! Qu'est-ce que les troubles de 1648 compar�s � cette R�volution, laquelle a d�vor� l'ancien monde, dont elle mourra peut-�tre, en ne laissant apr�s elle ni vieille, ni nouvelle soci�t� ? N'avais-je pas � peindre dans mes M�moires des tableaux d'une importance incomparablement au-dessus des sc�nes racont�es par le duc de La Rochefoucauld ? A Dieppe m�me, qu'est-ce que la nonchalante et voluptueuse idole de Paris s�duit et rebelle, aupr�s de madame la duchesse de Berry ? Les coups de canon qui annon�aient � la mer la pr�sence de la veuve royale, n'�clatent plus ; la flatterie de poudre et de fum�e n'a laiss� sur le rivage que le g�missement des flots.

Les deux filles des Bourbons, Anne-Genevi�ve et Marie-Caroline, se sont retir�es ; les deux matelots de la chanson du po�te pl�b�ien s'ab�meront. Dieppe est vide de moi-m�me : c'�tait un autre moi , un moi de mes premiers jours finis, qui jadis habita ces lieux, et ce moi a succomb�, car nos jours meurent avant nous. Ici vous m'avez vu sous-lieutenant au r�giment de Navarre, exercer des recrues sur les galets ; vous m'y avez revu exil� sous Bonaparte ; vous m'y rencontrerez de nouveau lorsque les journ�es de juillet m'y surprendront. M'y voici encore ; j'y reprends la plume pour continuer mes Confessions.

Afin de nous reconna�tre, il est utile de jeter un coup d'oeil sur l'�tat de mes M�moires .

 

2 L13 Chapitre 2

O� en sont mes M�moires .

Il m'est arriv� ce qui arrive � tout entrepreneur qui travaille sur une grande �chelle : j'ai, en premier lieu �lev� les pavillons des extr�mit�s, puis, d�pla�ant et repla�ant �� et l� mes �chafauds, j'ai mont� la pierre et le ciment des constructions interm�diaires. On employait plusieurs si�cles � l'ach�vement des cath�drales gothiques. Si le ciel m'accorde de vivre, le monument sera fini par mes diverses ann�es ; l'architecte toujours le m�me, aura seulement chang� d'�ge. Du reste, c'est un supplice de conserver intact son �tre intellectuel, emprisonn� dans une enveloppe mat�rielle us�e. Saint Augustin, sentant son argile tomber, disait � Dieu : " Servez de tabernacle � mon �me " ; et il disait aux hommes : " Quand vous m'aurez connu dans ce livre, priez pour moi. "

Il faut compter trente-six ans entre les choses qui commencent mes M�moires et celles qui m'occupent. Comment renouer avec quelque ardeur la narration d'un sujet rempli jadis pour moi de passion et de feu, quand ce ne sont plus des vivants avec qui je vais m'entretenir, quand il s'agit de r�veiller des effigies glac�es au fond de l'Eternit�, de descendre dans un caveau fun�bre pour y jouer � la vie ? Ne suis-je pas moi-m�me quasi-mort ? Mes opinions ne sont-elles pas chang�es ? Vois-je les objets du m�me point de vue ? Ces �v�nements personnels dont j'�tais si troubl�, les �v�nements g�n�raux et prodigieux qui les ont accompagn�s ou suivis, n'en ont-ils pas diminu� l'importance aux yeux du monde, ainsi qu'� mes propres yeux ? Quiconque prolonge sa carri�re sent se refroidir ses heures ; il ne retrouve plus le lendemain l'int�r�t qu'il portait � la veille. Lorsque je fouille dans mes pens�es, il y a des noms, et jusqu'� des personnages, qui �chappent � ma m�moire, et cependant ils avaient peut-�tre fait palpiter mon coeur : vanit� de l'homme oubliant et oubli� ! Il ne suffit pas de dire aux songes, aux amours : " Renaissez ! " pour qu'ils renaissent ; on ne se peut ouvrir la r�gion des ombres qu'avec le rameau d'or, et il faut une jeune main pour le cueillir.

 

2 L13 Chapitre 3

Dieppe, 1836.

Ann�e 1800. - Vue de la France. - J'arrive � Paris.

Aucuns venants des Lares patries . (Rabelais.)

Depuis huit ans enferm� dans la Grande-Bretagne, je n'avais vu que le monde anglais, si diff�rent, surtout alors, du reste du monde europ�en. A mesure que le packet-boat de Douvres approchait de Calais, au printemps de 1800, mes regards me devan�aient au rivage. J'�tais frapp� de l'air pauvre du pays : � peine quelques m�ts se montraient dans le port ; une population en carmagnole et en bonnet de coton s'avan�ait au devant de nous le long de la jet�e : les vainqueurs du continent me furent annonc�s par un bruit de sabots. Quand nous accost�mes le m�le, les gendarmes et les douaniers saut�rent sur le pont, visit�rent nos bagages et nos passeports : en France, un homme est toujours suspect, et la premi�re chose que l'on aper�oit dans nos affaires, comme dans nos plaisirs, est un chapeau � trois cornes ou une ba�onnette.

Madame Lindsay nous attendait � l'auberge : le lendemain nous part�mes avec elle pour Paris, madame d'Aguesseau, une jeune personne sa parente, et moi. Sur la route, on n'apercevait presque point d'hommes ; des femmes noircies et h�l�es, les pieds nus, la t�te d�couverte ou entour�e d'un mouchoir, labouraient les champs : on les e�t prises pour des esclaves. J'aurais d� plut�t �tre frapp� de l'ind�pendance et de la virilit� de cette terre o� les femmes maniaient le hoyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet. On e�t dit que le feu avait pass� dans les villages ; ils �taient mis�rables et � moiti� d�molis : partout de la boue ou de la poussi�re, du fumier et des d�combres.

A droite et � gauche du chemin, se montraient des ch�teaux abattus ; de leurs futaies ras�es, il ne restait que quelques troncs �quarris, sur lesquels jouaient des enfants. On voyait des murs d'enclos �br�ch�s, des �glises abandonn�es, dont les morts avaient �t� chass�s, des clochers sans cloches, des cimeti�res sans croix, des saints sans t�te et lapid�s dans leurs niches. Sur les murailles �taient barbouill�es ces inscriptions r�publicaines d�j� vieillies : Libert�, Egalit�, Fraternit� ou la Mort. Quelquefois on avait essay� d'effacer le mot Mort, mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche de chaux. Cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre, recommen�ait un monde, comme ces peuples sortant de la nuit de la barbarie et de la destruction du moyen �ge.

En approchant de la capitale, entre Ecouen et Paris les ormeaux n'avaient point �t� abattus ; je fus frapp� de ces belles avenues itin�raires, inconnues au sol anglais.

La France m'�tait aussi nouvelle que me l'avaient �t� autrefois les for�ts de l'Am�rique. Saint-Denis �tait d�couvert, les fen�tres en �taient bris�es ; la pluie p�n�trait dans ses nefs verdies, et il n'avait plus de tombeaux : j'y ai vu, depuis, les os de Louis XVI, les Cosaques, le cercueil du duc de Berry et le catafalque de Louis XVIII.

Auguste de Lamoignon vint au devant de madame Lindsay : son �l�gant �quipage contrastait avec les lourdes charrettes, les diligences sales, d�labr�es, tra�n�es par des haridelles attel�es de cordes que j'avais rencontr�es depuis Calais. Madame Lindsay demeurait aux Thernes. On me mit � terre, sur le chemin de la R�volte, et je gagnai, � travers champs, la maison de mon h�tesse. Je demeurai vingt-quatre heures chez elle ; j'y rencontrai un grand et gros monsieur Lasalle qui lui servait � arranger des affaires d'�migr�s. Elle fit pr�venir M. de Fontanes de mon arriv�e ; au bout de quarante-huit heures, il me vint chercher au fond d'une petite chambre que madame Lindsay m'avait lou�e dans une auberge, presque � sa porte.

C'�tait un dimanche : vers trois heures de l'apr�s-midi, nous entr�mes � pied dans Paris par la barri�re de l'Etoile. Nous n'avons pas une id�e aujourd'hui de l'impression que les exc�s de la R�volution avaient faite sur les esprits en Europe, et principalement parmi les hommes absents de la France pendant la Terreur ; il me semblait, � la lettre que j'allais descendre aux enfers. J'avais �t� t�moin, il est vrai, des commencements de la R�volution ; mais les grands crimes n'�taient pas alors accomplis, et j'�tais rest� sous le joug des faits subs�quents, tels qu'on les racontait au milieu de la soci�t� paisible et r�guli�re de l'Angleterre.

M'avan�ant sous mon faux nom, et persuad� que je compromettais mon ami Fontanes, j'ou�s, � mon grand �tonnement, en entrant dans les Champs-Elys�es, des sons de violon, de cor, de clarinette et de tambour. J'aper�us des bastringues o� dansaient des hommes et des femmes ; plus loin, le palais des Tuileries m'apparut dans l'enfoncement de ses deux grands massifs de marronniers. Quant � la place Louis XV, elle �tait nue ; elle avait le d�labrement, l'air m�lancolique et abandonn� d'un vieil amphith��tre. On y passait vite ; j'�tais tout surpris de ne pas entendre des plaintes ; je craignais de mettre le pied dans un sang dont il ne restait aucune trace ; mes yeux ne se pouvaient d�tacher de l'endroit du ciel o� s'�tait �lev� l'instrument de mort ; je croyais voir en chemise, li�s aupr�s de la machine sanglante, mon fr�re et ma belle-soeur : l� �tait tomb�e la t�te de Louis XVI. Malgr� les joies de la rue, les tours des �glises �taient muettes ; il me semblait �tre rentr� le jour de l'immense douleur, le jour du Vendredi-Saint.

M. de Fontanes demeurait dans la rue Saint-Honor� aux environs de Saint-Roch. Il me mena chez lui, me pr�senta � sa femme, et me conduisit ensuite chez son ami, M. Joubert, o� je trouvai un abri provisoire : je fus re�u comme un voyageur dont on avait entendu parler.

Le lendemain, j'allai � la police, sous le nom de Lassagne, d�poser mon passeport �tranger et recevoir en �change, pour rester � Paris, une permission qui fut renouvel�e de mois en mois. Au bout de quelques jours je louai un entresol rue de Lille, du c�t� de la rue des Saints-P�res.

J'avais apport� le G�nie du Christianisme et les premi�res feuilles de cet ouvrage, imprim�es � Londres. On m'adressa � M. Migneret, digne homme, qui consentit � se charger de recommencer l'impression interrompue et � me donner d'avance quelque chose pour vivre. Pas une �me ne connaissait mon Essai sur les R�volutions , malgr� ce que m'en avaient mand� M. Lemi�re et M. de Say. Je d�terrai le vieux philosophe Delisle de Sales, qui venait de publier son M�moire en faveur de Dieu , et je me rendis chez Ginguen�. Celui-ci �tait log� rue de Grenelle-Saint-Germain, pr�s de l'h�tel du Bon La Fontaine. On lisait encore sur la loge de son concierge : Ici on s ' honore du titre de citoyen, et on se tutoie. Ferme la porte, s ' il vous pla�t . Je montai : M. Ginguen�, qui me reconnut � peine, me parla du haut de la grandeur de tout ce qu'il �tait et avait �t�. Je me retirai humblement, et n'essayai pas de renouer des liaisons si disproportionn�es.

Je nourrissais toujours au fond du coeur les regrets et les souvenirs de l'Angleterre ; j'avais v�cu si longtemps dans ce pays que j'en avais pris les habitudes : je ne pouvais me faire � la salet� de nos maisons, de nos escaliers, de nos tables, � notre malpropret�, � notre bruit, � notre familiarit�, � l'indiscr�tion de notre bavardage : j'�tais Anglais de mani�re, de go�ts et, jusqu'� un certain point, de pens�es ; car si, comme on le pr�tend, lord Byron s'est inspir� quelquefois de Ren� dans son Childe-Harold , il est vrai de dire aussi que huit ann�es de r�sidence dans la Grande-Bretagne, pr�c�d�es d'un voyage en Am�rique, qu'une longue habitude de parler, d'�crire et m�me de penser en anglais, avaient n�cessairement influ� sur le tour et l'expression de mes id�es. Mais peu � peu je go�tai la sociabilit� qui nous distingue, ce commerce charmant, facile et rapide des intelligences, cette absence de toute morgue et de tout pr�jug�, cette inattention � la fortune et aux noms, ce nivellement naturel de tous les rangs, cette �galit� des esprits qui rend la soci�t� fran�aise incomparable et qui rach�te nos d�fauts : apr�s quelques mois d'�tablissement au milieu de nous, on sent qu'on ne peut plus vivre qu'� Paris.

 

2 L13 Chapitre 4

Paris, 1837.

Ann�e 1800. - Ma vie � Paris.

Je m'enfermai au fond de mon entresol, et je me livrai tout entier au travail. Dans les intervalles de repos, j'allais faire de divers c�t�s des reconnaissances. Au milieu du Palais-Royal, le Cirque avait �t� combl� ; Camille Desmoulins ne p�rorait plus en plein vent ; on ne voyait plus circuler des troupes de prostitu�es, compagnes virginales de la d�esse Raison, et marchant sous la conduite de David, costumier et corybante. Au d�bouch� de chaque all�e, dans les galeries, on rencontrait des hommes qui criaient des curiosit�s, ombres chinoises, vues d ' optique, cabinets de physique, b�tes �tranges ; malgr� tant de t�tes coup�es, il restait encore des oisifs. Du fond des caves du Palais-Marchand sortaient des �clats de musique, accompagn�s du bourdon des grosses caisses : c'�tait peut-�tre l� qu'habitaient ces g�ants que je cherchais et que devaient avoir n�cessairement produits des �v�nements immenses. Je descendais ; un bal souterrain s'agitait au milieu de spectateurs assis et buvant de la bi�re. Un petit bossu, plant� sur une table, jouait du violon et chantait un hymne � Bonaparte, qui se terminait par ces vers :

Par ses vertus, par ses attraits,

Il m�ritait d'�tre leur p�re !

On lui donnait un sou apr�s la ritournelle. Tel est le fond de cette soci�t� humaine qui porta Alexandre et qui portait Napol�on.

Je visitais les lieux o� j'avais promen� les r�veries de mes premi�res ann�es. Dans mes couvents d'autrefois, les clubistes avaient �t� chass�s apr�s les moines. En errant derri�re le Luxembourg, je fus conduit � la Chartreuse ; on achevait de la d�molir.

La place des Victoires et celle de Vend�me pleuraient les effigies absentes du grand Roi ; la communaut� des Capucines �tait saccag�e : le clo�tre int�rieur servait de retraite � la fantasmagorie de Robertson. Aux Cordeliers, je demandai en vain la nef gothique o� j'avais aper�u Marat et Danton dans leur primeur. Sur le quai des Th�atins, l'�glise de ces religieux �tait devenue un caf� et une salle de danseurs de corde. A la porte, une enluminure repr�sentait des funambules, et on lisait en grosses lettres : Spectacle gratis. Je m'enfournai avec la foule dans cet antre perfide : je ne fus pas plut�t assis � ma place, que des gar�ons entr�rent serviette � la main et criant comme des enrag�s : " Consommez, messieurs ! consommez ! " Je ne me le fis pas dire deux fois, et je m'�vadai piteusement aux ris moqueurs de l'assembl�e, parce que je n'avais pas de quoi consommer .

 

2 L13 Chapitre 5

Changement de la soci�t�.

La R�volution s'est divis�e en trois parties qui n'ont rien de commun entre elles : la R�publique, l'Empire et la Restauration ; ces trois mondes divers, tous trois aussi compl�tement finis les uns que les autres semblent s�par�s par des si�cles. Chacun de ces trois mondes a eu un principe fixe : le principe de la R�publique �tait l'�galit�, celui de l'Empire la force, celui de la Restauration la libert�. L'�poque r�publicaine est la plus originale et la plus profond�ment grav�e, parce qu'elle a �t� unique dans l'histoire : jamais on n'avait vu, jamais on ne reverra l'ordre physique produit par le d�sordre moral, l'unit� sortie du gouvernement de la multitude, l'�chafaud substitu� � la loi et ob�i au nom de l'humanit�.

J'assistai, en 1801 � la seconde transformation sociale. Le p�le-m�le �tait bizarre : par un travestissement convenu, une foule de gens devenaient des personnages qu'ils n'�taient pas : chacun portait son nom de guerre ou d'emprunt suspendu � son cou, comme les V�nitiens, au carnaval, portent � la main un petit masque pour avertir qu'ils sont masqu�s. L'un �tait r�put� Italien ou Espagnol, l'autre Prussien ou Hollandais : j'�tais Suisse. La m�re passait pour �tre la tante de son fils, le p�re pour l'oncle de sa fille ; le propri�taire d'une terre n'en �tait que le r�gisseur. Ce mouvement me rappelait, dans un sens contraire, le mouvement de 1789, lorsque les moines et les religieux sortirent de leur clo�tre et que l'ancienne soci�t� fut envahie par la nouvelle : celle-ci, apr�s avoir remplac� celle-l�, �tait remplac�e � son tour.

Cependant le monde ordonn� commen�ait � rena�tre ; on quittait les caf�s et la rue pour rentrer dans sa maison ; on recueillait les restes de sa famille ; on recomposait son h�ritage en en rassemblant les d�bris, comme, apr�s une bataille, on bat le rappel et on fait le compte de ce que l'on a perdu. Ce qui demeurait d'�glises enti�res se rouvrait : j'eus le bonheur de sonner la trompette � la porte du temple. On distinguait les vieilles g�n�rations r�publicaines qui se retiraient, des g�n�rations imp�riales qui s'avan�aient. Des g�n�raux de la r�quisition, pauvres, au langage rude, � la mine s�v�re, et qui, de toutes leurs campagnes, n'avaient remport� que des blessures et des habits en lambeaux, croisaient les officiers brillants de dorure de l'arm�e consulaire. L'�migr� rentr� causait tranquillement avec les assassins de quelques-uns de ses proches. Tous les portiers, grands partisans de feu M. de Robespierre, regrettaient les spectacles de la place Louis XV, o� l'on coupait la t�te � des femmes qui , me disait mon propre concierge de la rue de Lille, avaient le cou blanc comme de la chair de poulet . Les septembriseurs, ayant chang� de nom et de quartier, s'�taient faits marchands de pommes cuites au coin des bornes ; mais ils �taient souvent oblig�s de d�guerpir, parce que le peuple, qui les reconnaissait, renversait leur �choppe et les voulait assommer. Les r�volutionnaires enrichis commen�aient � s'emm�nager dans les grands h�tels vendus du faubourg Saint-Germain. En train de devenir barons et comtes, les Jacobins ne parlaient que des horreurs de 1793, de la n�cessit� de ch�tier les prol�taires et de r�primer les exc�s de la populace. Bonaparte, pla�ant les Brutus et les Sc�vola � sa police, se pr�parait � les barioler de rubans, � les salir de titres, � les forcer de trahir leurs opinions et de d�shonorer leurs crimes. Entre tout cela poussait une g�n�ration vigoureuse sem�e dans le sang, et s'�levant pour ne plus r�pandre que celui de l'�tranger : de jour en jour s'accomplissait la m�tamorphose des r�publicains en imp�rialistes et de la tyrannie de tous dans le despotisme d'un seul.

 

2 L13 Chapitre 6

Paris, 1837.

Revu en d�cembre 1846.

Ann�e de ma vie, 1801. - Le Mercure . - Atala .

Tout en m'occupant � retrancher, augmenter, changer les feuilles du G�nie du Christianisme , la n�cessit� me for�ait de suivre quelques autres travaux.

M. de Fontanes r�digeait alors le Mercure de France : il me proposa d'�crire dans ce journal. Ces combats n'�taient pas sans quelque p�ril : on ne pouvait arriver � la politique que par la litt�rature, et la police de Bonaparte entendait � demi-mot. Une circonstance singuli�re, en m'emp�chant de dormir, allongeait mes heures et me donnait plus de temps. J'avais achet� deux tourterelles ; elles roucoulaient beaucoup : en vain je les enfermais la nuit dans ma petite malle de voyageur ; elles n'en roucoulaient que mieux. Dans un des moments d'insomnie qu'elles me causaient, je m'avisai d'�crire pour le Mercure une lettre � madame de Sta�l. Cette boutade me fit tout � coup sortir de l'ombre ; ce que n'avaient pu faire mes deux gros volumes sur les R�volutions , quelques pages d'un journal le firent. Ma t�te se montrait un peu au-dessus de l'obscurit�.

Ce premier succ�s semblait annoncer celui qui l'allait suivre. Je m'occupais � revoir les �preuves d' Atala (�pisode renferm�, ainsi que Ren� , dans le G�nie du Christianisme ) lorsque je m'aper�us que des feuilles me manquaient. La peur me prit : je crus qu'on avait d�rob� mon roman, ce qui assur�ment �tait une crainte bien peu fond�e, car personne ne pensait que je valusse la peine d'�tre vol�. Quoi qu'il en soit, je me d�terminai � publier Atala � part, et j'annon�ai ma r�solution dans une lettre adress�e au Journal des D�bats et au Publiciste .

Avant de risquer l'ouvrage au grand jour, je le montrai � M. de Fontanes : il en avait d�j� lu des fragments en manuscrit � Londres. Quand il fut arriv� au discours du p�re Aubry, au bord du lit de mort d' Atala , il me dit brusquement d'une voix rude : " Ce n'est pas cela ; c'est mauvais ; refaites cela ! " Je me retirai d�sol� ; je ne me sentais pas capable de mieux faire. Je voulais jeter le tout au feu ; je passai depuis huit heures jusqu'� onze heures du soir dans mon entresol, assis devant ma table, le front appuy� sur le dos de mes mains �tendues et ouvertes sur mon papier. J'en voulais � Fontanes ; je m'en voulais ; je n'essayais pas m�me d'�crire, tant je d�sesp�rais de moi. Vers minuit, la voix de mes tourterelles m'arriva, adoucie par l'�loignement et rendue plus plaintive par la prison o� je les tenais renferm�es : l'inspiration me revint ; je tra�ai de suite le discours du missionnaire, sans une seule interligne, sans en rayer un seul mot, tel qu'il est rest� et tel qu'il existe aujourd'hui. Le coeur palpitant, je le portai le matin � Fontanes, qui s'�cria : " C'est cela ! c'est cela ! je vous l'avais bien dit, que vous feriez mieux ! "

C'est de la publication d' Atala que date le bruit que j'ai fait dans ce monde : je cessai de vivre de moi-m�me et ma carri�re publique commen�a. Apr�s tant de succ�s militaires un succ�s litt�raire paraissait un prodige ; on en �tait affam�. L'�tranget� de l'ouvrage ajoutait � la surprise de la foule. Atala tombant au milieu de la litt�rature de l'Empire, de cette �cole classique, vieille rajeunie dont la seule vue inspirait l'ennui, �tait une sorte de production d'un genre inconnu. On ne savait si l'on devait la classer parmi les monstruosit�s ou parmi les beaut�s ; �tait-elle Gorgone ou V�nus ? Les acad�miciens assembl�s dissert�rent doctement sur son sexe et sur sa nature, de m�me qu'ils firent des rapports sur le G�nie du Christianisme . Le vieux si�cle la repoussa, le nouveau l'accueillit.

Atala devint si populaire qu'elle alla grossir, avec la Brinvilliers, la collection de Curtius . Les auberges de rouliers �taient orn�es de gravures rouges, vertes et bleues, repr�sentant Chactas, le p�re Aubry et la fille de Simaghan. Dans des bo�tes de bois, sur les quais, on montrait mes personnages en cire comme on montre des images de Vierge et de saints � la foire. Je vis sur un th��tre du boulevard ma sauvagesse coiff�e de plumes de coq, qui parlait de l ' �me de la solitude � un sauvage de son esp�ce, de mani�re � me faire suer de confusion. On repr�sentait aux Vari�t�s une pi�ce dans laquelle une jeune fille et un jeune gar�on, sortant de leur pension s'en allaient par le coche se marier dans leur petite ville ; comme en d�barquant ils ne parlaient, d'un air �gar� que crocodiles, cigognes et for�ts, leurs parents croyaient qu'ils �taient devenus fous. Parodies, caricatures, moqueries m'accablaient. L'abb� Morellet, pour me confondre, fit asseoir sa servante sur ses genoux et ne put tenir les pieds de la jeune vierge dans ses mains, comme Chactas tenait les pieds d' Atala pendant l'orage : si le Chactas de la rue d'Anjou s'�tait fait peindre ainsi, je lui aurais pardonn� sa critique.

Tout ce train servait � augmenter le fracas de mon apparition. Je devins � la mode. La t�te me tourna : j'ignorais les jouissances de l'amour-propre, et j'en fus enivr�. J'aimai la gloire comme une femme, comme un premier amour. Cependant, poltron que j'�tais, mon effroi �galait ma passion : conscrit, j'allais mal au feu. Ma sauvagerie naturelle, le doute que j'ai toujours eu de mon talent, me rendaient humble au milieu de mes triomphes. Je me d�robais � mon �clat ; je me promenais � l'�cart, cherchant � �teindre l'aur�ole dont ma t�te �tait couronn�e. Le soir, mon chapeau rabattu sur mes yeux de peur qu'on ne reconn�t le grand homme, j'allais � l'estaminet lire � la d�rob�e mon �loge dans quelque petit journal inconnu. T�te � t�te avec ma renomm�e, j'�tendais mes courses jusqu'� la pompe � feu de Chaillot, sur ce m�me chemin o� j'avais tant souffert en allant � la cour ; je n'�tais pas plus � mon aise avec mes nouveaux honneurs. Quand ma sup�riorit� d�nait � trente sous au pays latin, elle avalait de travers, g�n�e par les regards dont elle se croyait l'objet. Je me contemplais, je me disais : " C'est pourtant toi, cr�ature extraordinaire, qui manges comme un autre homme ! " Il y avait aux Champs-Elys�es un caf� que j'affectionnais � cause de quelques rossignols suspendus en cage au pourtour int�rieur de la salle ; madame Rousseau, la ma�tresse du lieu, me connaissait de vue sans savoir qui j'�tais. On m'apportait vers dix heures du soir une tasse de caf�, et je cherchais Atala dans les Petites-Affiches , � la voix de mes cinq ou six Philom�les. H�las ! je vis bient�t mourir la pauvre madame Rousseau ; notre soci�t� des rossignols et de l'Indienne qui chantait : Douce habitude d ' aimer, si n�cessaire � la vie ! ne dura qu'un moment.

Si le succ�s ne pouvait prolonger en moi ce stupide engouement de ma vanit�, ni pervertir ma raison, il avait des dangers d'une autre sorte ; ces dangers s'accrurent � l'apparition du G�nie du Christianisme , et � ma d�mission pour la mort du duc d'Enghien. Alors vinrent se presser autour de moi, avec les jeunes femmes qui pleurent aux romans, la foule des chr�tiennes, et ces autres nobles enthousiastes dont une action d'honneur fait palpiter le sein. Les �ph�bes de treize et quatorze ans �taient les plus p�rilleuses ; car ne sachant ni ce qu'elles veulent, ni ce qu'elles vous veulent, elles m�lent avec s�duction votre image � un monde de fables, de rubans et de fleurs. J.-J. Rousseau parle des d�clarations qu'il re�ut � la publication de la Nouvelle H�lo�se et des conqu�tes qui lui �taient offertes : je ne sais si l'on m'aurait ainsi livr� des empires, mais je sais que j'�tais enseveli sous un amas de billets parfum�s ; si ces billets n'�taient aujourd'hui des billets de grand-m�res, je serais embarrass� de raconter avec une modestie convenable comment on se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe suscrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant la t�te, sous le voile tombant d'une longue chevelure. Si je n'ai pas �t� g�t�, il faut que ma nature soit bonne.

Politesse r�elle ou curieuse faiblesse, je me laissais quelquefois aller jusqu'� me croire oblig� de remercier chez elles les dames inconnues qui m'envoyaient leurs noms avec leurs flatteries : un jour, � un quatri�me �tage, je trouvai une cr�ature ravissante sous l'aile de sa m�re, et chez qui je n'ai pas remis le pied. Une Polonaise m'attendait dans des salons de soie ; m�lange de l'odalisque et de la Valkyrie, elle avait l'air d'un perce-neige � blanches fleurs, ou d'une de ces �l�gantes bruy�res qui remplacent les autres filles de Flore, lorsque la saison de celles-ci n'est pas encore venue ou qu'elle est pass�e : ce choeur f�minin, vari� d'�ge et de beaut�, �tait mon ancienne sylphide r�alis�e. Le double effet sur ma vanit� et mes sentiments pouvait �tre d'autant plus redoutable que jusqu'alors, except� un attachement s�rieux, je n'avais �t� ni recherch�, ni distingu� de la foule. Toutefois je le dois dire : m'e�t-il �t� facile d'abuser d'une illusion passag�re, l'id�e d'une volupt� advenue par les voies chastes de la Religion r�voltait ma sinc�rit� : �tre aim� � travers le G�nie du Christianisme , aim� pour l' Extr�me-Onction , pour la F�te des morts ! Je n'aurais jamais �t� ce honteux tartuffe.

J'ai connu un m�decin proven�al, le docteur Vigaroux ; arriv� � l'�ge o� chaque plaisir retranche un jour, " il n'avait point, disait-il, de regret du temps ainsi perdu ; sans s'embarrasser s'il donnait le bonheur qu'il recevait, il allait � la mort dont il esp�rait faire sa derni�re d�lice ". Je fus cependant t�moin de ses pauvres larmes lorsqu'il expira ; il ne put me d�rober son affliction ; il �tait trop tard : ses cheveux blancs ne descendaient pas assez bas pour cacher et essuyer ses pleurs. Il n'y a de v�ritablement malheureux en quittant la terre que l'incr�dule : pour l'homme sans foi, l'existence a cela d'affreux qu'elle fait sentir le n�ant ; si l'on n'�tait point n�, on n'�prouverait pas l'horreur de ne plus �tre : la vie de l'ath�e est un effrayant �clair qui ne sert qu'� d�couvrir un ab�me.

Dieu de grandeur et de mis�ricorde ! vous ne nous avez point jet�s sur la terre pour des chagrins peu dignes et pour un mis�rable bonheur ! Notre d�senchantement in�vitable nous avertit que nos destin�es sont plus sublimes. Quelles qu'aient �t� nos erreurs, si nous avons conserv� une �me s�rieuse et pens� � vous au milieu de nos faiblesses, nous serons transport�s, quand votre bont� nous d�livrera, dans cette r�gion o� les attachements sont �ternels !

 

2 L13 Chapitre 7

Paris, 1837.

Ann�e de ma vie, 1801. - Madame de Beaumont : sa soci�t�.

Je ne tardai pas � recevoir le ch�timent de ma vanit� d'auteur, la plus d�testable de toutes, si elle n'en �tait la plus b�te : j'avais cru pouvoir savourer in petto la satisfaction d'�tre un sublime g�nie, non en portant, comme aujourd'hui, une barbe et un habit extraordinaires, mais en restant accoutr� de la m�me fa�on que les honn�tes gens, distingu� seulement par ma sup�riorit� : inutile espoir ! mon orgueil devait �tre puni ; la correction me vint des personnages politiques que je fus oblig� de conna�tre : la c�l�brit� est un b�n�fice � charge d'�mes.

M. de Fontanes �tait li� avec madame Bacciocchi ; il me pr�senta � la soeur de Bonaparte, et bient�t au fr�re du premier consul, Lucien. Celui-ci avait une maison de campagne pr�s de Senlis (le Plessis), o� j'�tais contraint d'aller d�ner ; ce ch�teau avait appartenu au cardinal de Bernis. Lucien avait dans son jardin le tombeau de sa premi�re femme, une dame moiti� allemande et moiti� espagnole, et le souvenir du po�te cardinal. La nymphe nourrici�re d'un ruisseau creus� � la b�che, �tait une mule qui tirait de l'eau d'un puits : c'�tait l� le commencement de tous les fleuves que Bonaparte devait faire couler dans son empire. On travaillait � ma radiation ; on me nommait d�j� et je me nommais moi-m�me tout haut Chateaubriand , oubliant qu'il me fallait appeler Lassagne . Des �migr�s m'arriv�rent, entre autres MM. de Bonald et Ch�nedoll�. Christian de Lamoignon, mon camarade d'exil � Londres, me conduisit chez madame R�camier : le rideau se baissa subitement entre elle et moi.

La personne qui tint le plus de place dans mon existence, � mon retour de l'�migration, fut madame la comtesse de Beaumont. Elle demeurait une partie de l'ann�e au ch�teau de Passy, pr�s Villeneuve-sur-Yonne que M. Joubert habitait pendant l'�t�. Madame de Beaumont revint � Paris et d�sira me conna�tre.

Pour faire de ma vie une longue cha�ne de regrets, la Providence voulut que la premi�re personne dont je fus accueilli avec bienveillance au d�but de ma carri�re publique, f�t aussi la premi�re � dispara�tre. Madame de Beaumont ouvre la marche fun�bre de ces femmes qui ont pass� devant moi. Mes souvenirs les plus �loign�s reposent sur des cendres, et ils ont continu� de tomber de cercueil en cercueil ; comme le Pandit indien, je r�cite les pri�res des morts, jusqu'� ce que les fleurs de mon chapelet soient fan�es.

Madame de Beaumont �tait fille d'Armand Marc de Saint-Herem, comte de Montmorin, ambassadeur de France � Madrid, commandant en Bretagne, membre de l'assembl�e des Notables en 1787, et charg� du portefeuille des affaires �trang�res sous Louis XVI, dont il �tait fort aim� : il p�rit sur l'�chafaud, o� le suivit une partie de sa famille.

Madame de Beaumont, plut�t mal que bien de figure est fort ressemblante dans un portrait fait par madame Lebrun. Son visage �tait amaigri et p�le ; ses yeux, coup�s en amande, auraient peut-�tre jet� trop d'�clat, si une suavit� extraordinaire n'e�t �teint � demi ses regards en les faisant briller languissamment, comme un rayon de lumi�re s'adoucit en traversant le cristal de l'eau. Son caract�re avait une sorte de raideur et d'impatience qui. tenait � la force de ses sentiments et au mal int�rieur qu'elle �prouvait. Ame �lev�e, courage grand, elle �tait n�e pour le monde d'o� son esprit s'�tait retir� par choix et malheur ; mais quand une voix amie appelait au dehors cette intelligence solitaire, elle venait et vous disait quelques paroles du ciel. L'extr�me faiblesse de madame de Beaumont rendait son expression lente, et cette lenteur touchait ; je n'ai connu cette femme afflig�e qu'au moment de sa fuite ; elle �tait d�j� frapp�e de mort, et je me consacrai � ses douleurs. J'avais pris un logement rue Saint-Honor�, � l'h�tel d'Etampes, pr�s de la rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Beaumont occupait dans cette derni�re rue un appartement ayant vue sur les jardins du minist�re de la Justice. Je me rendais chaque soir chez elle, avec ses amis et les miens, M. Joubert, M. de Fontanes, M. de Bonald, M. Mol�, M. Pasquier, M. Ch�nedoll�, hommes qui ont occup� une place dans les lettres et dans les affaires.

Plein de manies et d'originalit�, M. Joubert manquera �ternellement � ceux qui l'ont connu. Il avait une prise extraordinaire sur l'esprit et sur le coeur, et quand une fois il s'�tait empar� de vous, son image �tait l� comme un fait, comme une pens�e fixe, comme une obsession qu'on ne pouvait plus chasser. Sa grande pr�tention �tait au calme et personne n'�tait aussi troubl� que lui : il se surveillait pour arr�ter ces �motions de l'�me qu'il croyait nuisibles � sa sant�, et toujours ses amis venaient d�ranger les pr�cautions qu'il avait prises pour se bien porter, car il ne se pouvait emp�cher d'�tre �mu de leur tristesse ou de leur joie : c'�tait un �go�ste qui ne s'occupait que des autres. Afin de retrouver des forces, il se croyait souvent oblig� de fermer les yeux et de ne point parler pendant des heures enti�res. Dieu sait quel bruit et quel mouvement se passaient int�rieurement chez lui, pendant ce silence et ce repos qu'il s'ordonnait. M. Joubert changeait � chaque moment de di�te et de r�gime, vivant un jour de lait, un autre jour de viande hach�e, se faisant cahoter au grand trot sur les chemins les plus rudes, ou tra�ner au petit pas dans les all�es les plus unies. Quand il lisait, il d�chirait de ses livres les feuilles qui lui d�plaisaient ayant, de la sorte, une biblioth�que � son usage, compos�e d'ouvrages �vid�s, renferm�s dans des couvertures trop larges.

Profond m�taphysicien, sa philosophie, par une �laboration qui lui �tait propre, devenait peinture ou po�sie ; Platon � coeur de La Fontaine, il s'�tait fait l'id�e d'une perfection qui l'emp�chait de rien achever. Dans des manuscrits trouv�s apr�s sa mort, il dit : " Je suis comme une harpe �olienne, qui rend quelques beaux sons et qui n'ex�cute aucun air. " Madame Victorine de Chastenay pr�tendait qu ' il avait l ' air d ' une �me qui avait rencontr� par hasard un corps, et qui s ' en tirait comme elle pouvait : d�finition charmante et vraie.

Nous riions des ennemis de M. de Fontanes, qui le voulaient faire passer pour un politique profond et dissimul� : c'�tait tout simplement un po�te irascible, franc jusqu'� la col�re, un esprit que la contrari�t� poussait � bout, et qui ne pouvait pas plus cacher son opinion qu'il ne pouvait prendre celle d'autrui. Les principes litt�raires de son ami Joubert n'�taient pas les siens : celui-ci trouvait quelque chose de bon partout et dans tout �crivain ; Fontanes, au contraire, avait horreur de telle ou telle doctrine, et ne pouvait entendre prononcer le nom de certains auteurs. Il �tait ennemi jur� des principes de la composition moderne : transporter sous les yeux du lecteur l'action mat�rielle, le crime besognant ou le gibet avec sa corde, lui paraissait des �normit�s ; il pr�tendait qu'on ne devait jamais apercevoir l'objet que dans un milieu po�tique, comme sous un globe de cristal. La douleur s'�puisant machinalement par les yeux ne lui semblait qu'une sensation du Cirque ou de la Gr�ve ; il ne comprenait le sentiment tragique qu'ennobli par l'admiration, et chang�, au moyen de l'art, en une piti� charmante. Je lui citais des vases grecs : dans les arabesques de ces vases, on voit le corps d'Hector tra�n� au char d'Achille, tandis qu'une petite figure, qui vole en l'air repr�sente l'ombre de Patrocle, consol�e par la vengeance du fils de Th�tis. " Eh bien ! Joubert, s'�cria Fontanes, que dites-vous de cette m�tamorphose de la nue ? comme ces Grecs repr�sentaient l'�me ! " Joubert se crut attaqu�, et il mit Fontanes en contradiction avec lui-m�me, en lui reprochant son indulgence pour moi.

Ces d�bats, souvent tr�s comiques, �taient � ne point finir : un soir, � onze heures et demie, quand je demeurais place Louis XV, dans l'attique de l'h�tel de madame de Coislin, Fontanes remonta mes quatre-vingt-quatre marches pour venir furieux, en frappant du bout de sa canne, achever un argument qu'il avait laiss� interrompu : il s'agissait de Picard, qu'il mettait, dans ce moment-l� fort au-dessus de Moli�re ; il se serait donn� de garde d'�crire un seul mot de ce qu'il disait : Fontanes parlant et Fontanes la plume � la main, �taient deux hommes.

C'est M. de Fontanes, j'aime � le redire, qui encouragea mes premiers essais ; c'est lui qui annon�a le G�nie du Christianisme ; c'est sa muse qui, pleine d'un d�vouement �tonn�, dirigea la mienne dans les voies nouvelles o� elle s'�tait pr�cipit�e ; il m'apprit � dissimuler la difformit� des objets par la mani�re de les �clairer ; � mettre, autant qu'il �tait en moi, la langue classique dans la bouche de mes personnages romantiques. Il avait jadis des hommes conservateurs du go�t, comme ces dragons qui gardaient les pommes d'or du jardin des Hesp�rides ; ils ne laissaient entrer la jeunesse que quand elle pouvait toucher au fruit sans le g�ter.

Les �crits de mon ami vous entra�nent par un cours heureux ; l'esprit �prouve un bien-�tre et se trouve dans une situation harmonieuse o� tout charme et rien ne blesse. M. de Fontanes revoyait sans cesse ses ouvrages ; nul, plus que ce ma�tre des vieux jours, n'�tait convaincu de l'excellence de la maxime : " H�te-toi lentement. " Que dirait-il donc, aujourd'hui qu'au moral comme au physique, on s'�vertue � supprimer le chemin et que l'on croit ne pouvoir jamais aller assez vite ? M. de Fontanes pr�f�rait voyager au gr� d'une d�licieuse mesure. Vous avez vu ce que j'ai dit de lui quand je le retrouvai � Londres ; les regrets que j'exprimais alors, il me faut les r�p�ter ici : la vie nous oblige sans cesse � pleurer par anticipation ou par souvenir.

M. de Bonald avait l'esprit d�li� ; on prenait son ing�niosit� pour du g�nie ; il avait r�v� sa politique m�taphysique � l'arm�e de Cond�, dans la For�t-Noire, de m�me que ces professeurs d'I�na et de Goettingue qui march�rent depuis � la t�te de leurs �coliers et se firent tuer pour la libert� de l'Allemagne. Novateur, quoiqu'il e�t �t� mousquetaire sous Louis XVI, il regardait les anciens comme des enfants en politique et en litt�rature ; et il pr�tendait, en employant le premier la fatuit� du langage actuel, que le grand-ma�tre de l'Universit� n'�tait pas encore assez avanc� pour entendre cela .

Ch�nedoll�, avec du savoir et du talent, non pas naturel, mais appris, �tait si triste qu'il se surnommait le Corbeau : il allait � la maraude dans mes ouvrages. Nous avions fait un trait� : je lui avais abandonn� mes ciels, mes vapeurs, mes nu�es ; mais il �tait convenu qu'il me laisserait mes brises, mes vagues et mes for�ts.

Je ne parle maintenant que de mes amis litt�raires ; quant � mes amis politiques, je ne sais si je vous en entretiendrai : des principes et des discours ont creus� entre nous des ab�mes !

Madame Hocquart et madame de Vintimille venaient � la r�union de la rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Vintimille, femme d'autrefois, comme il en reste peu fr�quentait le monde et nous rapportait ce qui s'y passait : je lui demandais si l'on b�tissait encore des villes . La peinture des petits scandales qu'�bauchait une piquante raillerie, sans �tre offensante, nous faisait mieux sentir le prix de notre s�ret�. Madame de Vintimille avait �t� chant�e avec sa soeur par M. de Laharpe. Son langage �tait circonspect, son caract�re contenu, son esprit acquis : elle avait v�cu avec mesdames de Chevreuse, de Longueville, de La Valli�re, de Maintenon, avec madame Geoffrin et madame du Deffant. Elle se m�lait bien � une soci�t� dont l'agr�ment tenait � la vari�t� des esprits et � la combinaison de leurs diff�rentes valeurs.

Madame Hocquart fut fort aim�e du fr�re de madame de Beaumont, lequel s'occupa de la dame de ses pens�es jusque sur l'�chafaud, comme Aubiac allait � la potence en baisant un manchon de velours ras bleu qui lui restait des bienfaits de Marguerite de Valois. Nulle part d�sormais ne se rassembleront sous un m�me toit tant de personnes distingu�es appartenant � des rangs divers et � diverses destin�es, pouvant causer des choses les plus communes comme des choses les plus �lev�es : simplicit� de discours qui ne venait pas d'indigence, mais de choix. C'est peut-�tre la derni�re soci�t� o� l'esprit fran�ais de l'ancien temps ait paru. Chez les Fran�ais nouveaux on ne trouvera plus cette urbanit�, fruit de l'�ducation et transform�e par un long usage en aptitude du caract�re. Qu'est-il arriv� � cette soci�t� ? Faites donc des projets, rassemblez des amis, afin de vous pr�parer un deuil �ternel ! Madame de Beaumont n'est plus, Joubert n'est plus, Ch�nedoll� n'est plus, madame de Vintimille n'est plus. Autrefois, pendant les vendanges, je visitais � Villeneuve M. Joubert ; je me promenais avec lui sur les coteaux de l'Yonne ; il cueillait des oronges dans les taillis et moi des veilleuses dans les pr�s. Nous causions de toutes choses et particuli�rement de notre amie madame de Beaumont, absente pour jamais : nous rappelions le souvenir de nos anciennes esp�rances. Le soir nous rentrions dans Villeneuve, ville environn�e de murailles d�cr�pites du temps de Philippe-Auguste, et de tours � demi ras�es au-dessus desquelles s'�levait la fum�e de l'�tre des vendangeurs. Joubert me montrait de loin sur la colline un sentier sablonneux au milieu des bois et qu'il prenait lorsqu'il allait voir sa voisine, cach�e au ch�teau de Passy pendant la Terreur.

Depuis la mort de mon cher h�te, j'ai travers� quatre ou cinq fois le Senonais. Je voyais du grand chemin les coteaux : Joubert ne s'y promenait plus ; je reconnaissais les arbres, les champs, les vignes, les petits tas de pierres o� nous avions accoutum� de nous reposer. En passant dans Villeneuve, je jetais un regard sur la rue d�serte et sur la maison ferm�e de mon ami. La derni�re fois que cela m'arriva, j'allais en ambassade � Rome : ah ! s'il e�t �t� � ses foyers, je l'aurais emmen� � la tombe de madame de Beaumont ! Il a plu � Dieu d'ouvrir � M. Joubert une Rome c�leste, mieux appropri�e encore � son �me platonique, devenue chr�tienne. Je ne le rencontrerai plus ici-bas : Je m ' en irai vers lui ; il ne reviendra pas vers moi . (Psalm.)

 

2 L13 Chapitre 8

Paris, 1837.

Ann�e de ma vie 1801. - Et� � Savigny.

Le succ�s d' Atala m'ayant d�termin� � recommencer le G�nie du Christianisme , dont il y avait d�j� deux volumes imprim�s, madame de Beaumont me proposa de me donner une chambre � la campagne, dans une maison qu'elle venait de louer � Savigny. Je passai six mois dans sa retraite, avec M. Joubert et nos autres amis.

La maison �tait situ�e � l'entr�e du village, du c�t� de Paris, pr�s d'un vieux grand chemin qu'on appelle dans le pays le Chemin de Henri IV ; elle �tait adoss�e � un coteau de vignes et avait en face le parc de Savigny, termin� par un rideau de bois et travers� par la petite rivi�re de l'orge. Sur la gauche s'�tendait la plaine de Viry jusqu'aux fontaines de Juvisy. Tout autour de ce pays, on trouve des vall�es, o� nous allions le soir � la d�couverte de quelques promenades nouvelles.

Le matin, nous d�jeunions ensemble ; apr�s le d�jeuner, je me retirais � mon travail ; madame de Beaumont avait la bont� de copier les citations que je lui indiquais. Cette noble femme m'a offert un asile lorsque je n'en avais pas : sans la paix qu'elle m'a donn�e je n'aurais peut-�tre jamais fini un ouvrage que je n'avais pu achever pendant mes malheurs.

Je me rappellerai �ternellement quelques soir�es pass�es dans cet abri de l'amiti� : nous nous r�unissions au retour de la promenade, aupr�s d'un bassin d'eau vive plac� au milieu d'un gazon dans le potager : madame Joubert, madame de Beaumont et moi, nous nous asseyions sur un banc ; le fils de madame Joubert se roulait � nos pieds sur la pelouse : cet enfant a d�j� disparu. M. Joubert se promenait � l'�cart dans une all�e sabl�e ; deux chiens de garde et une chatte se jouaient autour de nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. Quel bonheur pour un homme nouvellement d�barqu� de l'exil, apr�s avoir pass� huit ans dans un abandon profond, except� quelques jours promptement �coul�s ! C'�tait ordinairement dans ces soir�es que mes amis me faisaient parler de mes voyages ; je n'ai jamais si bien peint qu'alors les d�serts du Nouveau-Monde. La nuit, quand les fen�tres de notre salon champ�tre �taient ouvertes, madame de Beaumont remarquait diverses constellations, en me disant que je me rappellerais un jour qu'elle m'avait appris � les conna�tre : depuis que je l'ai perdue, non loin de son tombeau, � Rome, j'ai plusieurs fois, du milieu de la campagne cherch� au firmament les �toiles qu'elles m'avaient nomm�es ; je les ai aper�ues brillant au-dessus des montagnes de la Sabine ; le rayon prolong� de ces astres venait frapper la surface du Tibre. Le lieu o� je les ai vus sur les bois de Savigny, et les lieux o� je les revoyais la mobilit� de mes destin�es, ce signe qu'une femme m'avait laiss� dans le ciel pour me souvenir d'elle, tout cela brisait mon coeur. Par quel miracle l'homme consent-il � faire ce qu'il fait sur cette terre, lui qui doit mourir ?

Un soir, nous v�mes dans notre retraite quelqu'un entrer � la d�rob�e par une fen�tre et sortir par une autre : c'�tait M. Laborie ; il se sauvait des serres de Bonaparte. Peu apr�s apparut une de ces �mes en peine qui sont une esp�ce diff�rente des autres �mes, et qui m�lent, en passant, leur malheur inconnu aux vulgaires souffrances de l'esp�ce humaine : c'�tait Lucile, ma soeur.

Apr�s mon arriv�e en France, j'avais �crit � ma famille pour l'informer de mon retour. Madame la comtesse de Marigny, ma soeur a�n�e, me chercha la premi�re, se trompa de rue et rencontra cinq messieurs Lassagne, dont le dernier monta du fond d'une trappe de savetier pour r�pondre � son nom. Madame de Chateaubriand vint � son tour : elle �tait charmante et remplie de toutes les qualit�s propres � me donner le bonheur que j'ai trouv� aupr�s d'elle, depuis que nous sommes r�unis. Madame la comtesse de Caud, Lucile, se pr�senta ensuite. M. Joubert et madame de Beaumont se prirent d'un attachement passionn� et d'une tendre piti� pour elle. Alors commen�a entre eux une correspondance qui n'a fini qu'� la mort des deux femmes qui s'�taient pench�es l'une vers l'autre, comme deux fleurs de m�me nature pr�tes � se faner. Madame Lucile s'�tant arr�t�e � Versailles, le 30 septembre 1802, je re�us d'elle ce billet : " Je t'�cris pour te prier de remercier de ma part madame de Beaumont de l'invitation qu'elle me fait d'aller � Savigny. Je compte avoir ce plaisir � peu pr�s dans quinze jours, � moins que du c�t� de madame de Beaumont, il ne se trouve quelque emp�chement. " Madame de Caud vint � Savigny comme elle l'avait annonc�.

Je vous ai racont� que, dans sa jeunesse, ma soeur, chanoinesse du chapitre de l'Argenti�re et destin�e � celui de Remiremont, avait eu pour M. de Malfil�tre, conseiller au parlement de Bretagne, un attachement qui, renferm� dans son sein, avait augment� sa m�lancolie naturelle. Pendant la R�volution, elle �pousa M. le comte de Caud et le perdit apr�s quinze mois de mariage. La mort de madame la comtesse de Farcy, soeur qu'elle aimait tendrement, accrut la tristesse de madame de Caud. Elle s'attacha ensuite � madame de Chateaubriand, ma femme ; elle prit sur elle un empire qui devint p�nible, car Lucile �tait violente, imp�rieuse, d�raisonnable, et madame de Chateaubriand, soumise � ses caprices, se cachait d'elle pour lui rendre les services qu'une amie plus riche rend � une amie susceptible et moins heureuse.

Le g�nie de Lucile et son caract�re profond �taient arriv�s presque � la folie de J.-J. Rousseau ; elle se croyait en butte � des ennemis secrets : elle donnait � madame de Beaumont, � M. Joubert, � moi, de fausses adresses pour lui �crire ; elle examinait les cachets, cherchait � d�couvrir s'ils n'avaient point �t� rompus ; elle errait de domicile en domicile, ne pouvait rester ni chez mes soeurs ni avec ma femme ; elle les avait prises en antipathie, et madame de Chateaubriand, apr�s lui avoir �t� d�vou�e au del� de tout ce qu'on peut imaginer, avait fini par �tre accabl�e du fardeau d'un attachement si cruel.

Une autre fatalit� avait frapp� Lucile : M. de Ch�nedoll�, habitant aupr�s de Vire, l'�tait all� voir � Foug�res ; bient�t, il fut question d'un mariage qui manqua. Tout �chappait � la fois � ma soeur, et retomb�e sur elle-m�me elle n'avait pas la force de se porter. Ce spectre plaintif s'assit un moment sur une pierre, dans la solitude riante de Savigny : tant de coeurs l'y avaient re�ue avec joie ! ils l'auraient rendue avec tant de bonheur � une douce r�alit� d'existence ! Mais le coeur de Lucile ne pouvait battre que dans un air fait expr�s pour elle et qui n'avait point �t� respir�. Elle d�vorait avec rapidit� les jours du monde � part dans lequel le ciel l'avait plac�e. Pourquoi Dieu avait-il cr�� un �tre uniquement pour souffrir ? Quel rapport myst�rieux y a-t-il donc entre une nature p�lissante et un principe �ternel ?

Ma soeur n'�tait point chang�e ; elle avait pris seulement l'expression fixe de ses maux : sa t�te �tait un peu baiss�e comme une t�te sur laquelle les heures ont pes� Elle me rappelait mes parents ; ces premiers souvenirs de famille �voqu�s de la tombe, m'entouraient comme des larves accourues pour se r�chauffer la nuit � la flamme mourante d'un b�cher fun�bre. En la contemplant, je croyais apercevoir dans Lucile toute mon enfance, qui me regardait derri�re ses yeux un peu �gar�s.

La vision de douleur s'�vanouit : cette femme, grev�e de la vie, semblait �tre venue chercher l'autre femme abattue qu'elle devait emporter.

 

2 L13 Chapitre 9

Paris, 1837.

Ann�e de ma vie, 1802. - Talma.

L'�t� passa : selon la coutume, je m'�tais promis de le recommencer l'ann�e suivante ; mais l'aiguille ne revient point � l'heure qu'on voudrait ramener. Pendant l'hiver � Paris, je fis quelques nouvelles connaissances. M. Jullien, homme riche, obligeant, et convive joyeux, quoique d'une famille o� l'on se tuait, avait une loge aux Fran�ais ; il la pr�tait � madame de Beaumont ; j'allai quatre ou cinq fois au spectacle avec M. de Fontanes et M. Joubert. A mon entr�e dans le monde, l'ancienne com�die �tait dans toute sa gloire ; je la retrouvai dans sa compl�te d�composition ; la trag�die se soutenait encore, gr�ce � mademoiselle Duchesnois et surtout � Talma, arriv� � la plus grande hauteur du talent dramatique. Je l'avais vu � son d�but ; il �tait moins beau et, pour ainsi dire, moins jeune qu'� l'�ge o� je le revoyais : il avait pris la distinction, la noblesse et la gravit� des ann�es.

Le portrait que madame de Sta�l a fait de Talma dans son ouvrage sur l'Allemagne, n'est qu'� moiti� vrai : le brillant �crivain apercevait le grand acteur avec une imagination de femme, et lui donna ce qui lui manquait.

Il ne fallait pas � Talma le monde interm�diaire : il ne savait pas le gentilhomme ; il ne connaissait pas notre ancienne soci�t� ; il ne s'�tait pas assis � la table des ch�telaines, dans la tour gothique au fond des bois ; il ignorait la flexibilit�, la vari�t� de ton, la galanterie, l'allure l�g�re des moeurs, la na�vet�, la tendresse, l'h�ro�sme d'honneur, les d�vouements chr�tiens de la chevalerie : il n'�tait pas Tancr�de, Coucy, ou, du moins, il les transformait en h�ros d'un moyen �ge de sa cr�ation : Othello �tait au fond de Vend�me.

Qu'�tait-il donc, Talma ? Lui, son si�cle et le temps antique. Il avait les passions profondes et concentr�es de l'amour et de la patrie ; elles sortaient de son sein par explosion. Il avait l'inspiration funeste, le d�rangement de g�nie de la R�volution � travers laquelle il avait pass�. Les terribles spectacles dont il fut environn� se r�p�taient dans son talent avec les accents lamentables et lointains des choeurs de Sophocle et d'Euripide. Sa gr�ce qui n'�tait point la gr�ce convenue, vous saisissait comme le malheur. La noire ambition, le remords, la jalousie, la m�lancolie de l'�me, la douleur physique, la folie par les dieux et l'adversit�, le deuil humain : voil� ce qu'il savait. Sa seule entr�e en sc�ne, le seul son de sa voix �taient puissamment tragiques. La souffrance et la pens�e se m�laient sur son front, respiraient dans son immobilit�, ses poses, ses gestes, ses pas. Grec , il arrivait, pantelant et fun�bre, des ruines d'Argos, immortel Oreste, tourment� qu'il �tait depuis trois mille ans par les Eum�nides ; Fran�ais , il venait des solitudes de Saint-Denis, o� les Parques de 1793 avaient coup� le fil de la vie tombale des rois. Tout entier triste, attendant quelque chose d'inconnu, mais d'arr�t� dans l'injuste ciel, il marchait, for�at de la destin�e, inexorablement encha�n� entre la fatalit� et la terreur.

Le temps jette une obscurit� in�vitable sur les chefs-d'oeuvre dramatiques vieillissants ; son ombre port�e change en Rembrandt les Rapha�l les plus purs ; sans Talma une partie des merveilles de Corneille et de Racine serait demeur�e inconnue. Le talent dramatique est un flambeau ; il communique le feu � d'autres flambeaux � demi-�teints, et fait revivre des g�nies qui vous ravissent par leur splendeur renouvel�e.

On doit � Talma la perfection de la tenue de l'acteur. Mais la v�rit� du th��tre et le rigorisme du v�tement sont-ils aussi n�cessaires � l'art qu'on le suppose ? Les personnages de Racine n'empruntent rien de la coupe de l'habit : dans les tableaux des premiers peintres, les fonds sont n�glig�s et les costumes inexacts. Les Fureurs d'Oreste ou la Proph�tie de Joad, lues dans un salon par Talma en frac, faisaient autant d'effet que d�clam�es sur la sc�ne par Talma en manteau grec ou en robe juive. Iphig�nie �tait accoutr�e comme madame de S�vign�, lorsque Boileau adressait ces beaux vers � son ami :

Jamais Iphig�nie en Aulide immol�e

N'a co�t� tant de pleurs � la Gr�ce assembl�e,

Que, dans l'heureux spectacle � nos yeux �tal�

En a fait sous son nom verser la Champmesl�.

Cette correction dans la repr�sentation de l'objet inanim� est l'esprit des arts de notre temps : elle annonce la d�cadence de la haute po�sie et du vrai drame ; on se contente des petites beaut�s, quand on est impuissant aux grandes ; on imite, � tromper l'oeil, des fauteuils et du velours, quand on ne peut plus peindre la physionomie de l'homme assis sur ce velours et dans ces fauteuils. Cependant, une fois descendu � cette v�rit� de la forme mat�rielle, on se trouve forc� de la reproduire ; car le public, mat�rialis� lui-m�me, l'exige.

 

2 L13 Chapitre 10

Ann�es de ma vie, 1802 et 1803. - G�nie du Christianisme . - Chute annonc�e. - Cause du succ�s final.

Cependant j'achevais le G�nie du Christianisme : Lucien en d�sira voir quelques �preuves ; je les lui communiquai ; il mit aux marges des notes assez communes.

Quoique le succ�s de mon grand livre f�t aussi �clatant que celui de la petite Atala , il fut n�anmoins plus contest� : c'�tait un ouvrage grave o� je ne combattais plus les principes de l'ancienne litt�rature et de la philosophie par un roman, mais o� je les attaquais par des raisonnements et des faits. L'empire voltairien poussa un cri et courut aux armes. Madame de Sta�l se m�prit sur l'avenir de mes �tudes religieuses : on lui apporta l'ouvrage sans �tre coup� ; elle passa ses doigts entre les feuillets, tomba sur le chapitre la Virginit� , et elle dit � M. Adrien de Montmorency, qui se trouvait avec elle : " Ah ! mon Dieu ! notre pauvre Chateaubriand ! Cela va tomber � plat ! " L'abb� de Boullogne ayant entre les mains quelques parties de mon travail, avant la mise sous presse, r�pondit � un libraire qui le consultait : " Si vous voulez vous ruiner, imprimez cela. " Et l'abb� de Boullogne a fait depuis un trop magnifique �loge de mon livre.

Tout paraissait en effet annoncer ma chute : quelle esp�rance pouvais-je avoir, moi sans nom et sans pr�neurs, de d�truire l'influence de Voltaire, dominante depuis plus d'un demi-si�cle, de Voltaire qui avait �lev� l'�norme �difice achev� par les encyclop�distes et consolid� par tous les hommes c�l�bres en Europe ? Quoi ! les Diderot, les d'Alembert, les Duclos, les Dupuis, les Helv�tius, les Condorcet �taient des esprits sans autorit� ? Quoi ! le monde devait retourner � la L�gende dor�e, renoncer � son admiration acquise � des chefs-d'oeuvre de science et de raison ? Pouvais-je jamais gagner une cause que n'avaient pu sauver Rome arm�e de ses foudres, le clerg� de sa puissance ; une cause en vain d�fendue par l'archev�que de Paris Christophe de Beaumont, appuy� des arr�ts du parlement, de la force arm�e et du nom du Roi ? N'�tait-il pas aussi ridicule que t�m�raire � un homme obscur, de s'opposer � un mouvement philosophique tellement irr�sistible qu'il avait produit la R�volution ? Il �tait curieux de voir un pygm�e raidir ses petits bras pour �touffer les progr�s du si�cle, arr�ter la civilisation et faire r�trograder le genre humain ! Gr�ce � Dieu, il suffirait d'un mot pour pulv�riser l'insens� : aussi M. Ginguen�, en maltraitant le G�nie du Christianisme dans la D�cade , d�clarait que la critique venait trop tard, puisque mon rab�chage �tait d�j� oubli�. Il disait cela cinq ou six mois apr�s la publication d'un ouvrage que l'attaque de l'Acad�mie fran�aise enti�re, � l'occasion des prix d�cennaux, n'a pu faire mourir.

Ce fut au milieu des d�bris de nos temples que je publiai le G�nie du Christianisme . Les fid�les se crurent sauv�s : on avait alors un besoin de foi, une avidit� de consolations religieuses, qui venaient de la privation de ces consolations depuis longues ann�es. Que de forces surnaturelles � demander pour tant d'adversit�s subies ! Combien de familles mutil�es avaient � chercher aupr�s du P�re des hommes les enfants qu'elles avaient perdus ! Combien de coeurs bris�s, combien d'�mes devenues solitaires, appelaient une main divine pour les gu�rir ! On se pr�cipitait dans la maison de Dieu, comme on entre dans la maison du m�decin le jour d'une contagion. Les victimes de nos troubles (et que de sortes de victimes !) se sauvaient � l'autel ; naufrag�s s'attachant au rocher sur lequel elles cherchent leur salut.

Bonaparte, d�sirant alors fonder sa puissance sur la premi�re base de la soci�t�, venait de faire des arrangements avec la cour de Rome : il ne mit d'abord aucun obstacle � la publication d'un ouvrage utile � la popularit� de ses desseins ; il avait � lutter contre les hommes qui l'entouraient et contre des ennemis d�clar�s du culte ; il fut donc heureux d'�tre d�fendu au dehors par l'opinion que le G�nie du Christianisme appelait. Plus tard, il se repentit de sa m�prise : les id�es monarchiques r�guli�res �taient arriv�es avec les id�es religieuses.

Un �pisode du G�nie du Christianisme , qui fit moins de bruit alors qu' Atala , a d�termin� un des caract�res de la litt�rature moderne ; mais, au surplus, si Ren� n'existait pas, je ne l'�crirais plus ; s'il m'�tait possible de le d�truire, je le d�truirais. Une famille de Ren� po�tes et de Ren� prosateurs a pullul� : on n'a plus entendu que des phrases lamentables et d�cousues ; il n'a plus �t� question que de vents et d'orages, que de maux inconnus livr�s aux nuages et � la nuit. Il n'y a pas de grimaud sortant du coll�ge qui n'ait r�v� �tre le plus malheureux des hommes ; de bambin qui � seize ans n'ait �puis� la vie, qui ne se soit cru tourment� par son g�nie ; qui, dans l'ab�me de ses pens�es, ne se soit livr� au vague de ses passions ; qui n'ait frapp� son front p�le et �chevel�, et n'ait �tonn� les hommes stup�faits d'un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus.

Dans Ren�, j'avais expos� une infirmit� de mon si�cle ; mais c'�tait une autre folie aux romanciers d'avoir voulu rendre universelles des afflictions en dehors de tout. Les sentiments g�n�raux qui composent le fond de l'humanit�, la tendresse paternelle et maternelle, la pi�t� filiale, l'amiti� l'amour, sont in�puisables ; mais les mani�res particuli�res de sentir, les individualit�s d'esprit et de caract�re ne peuvent s'�tendre et se multiplier que dans de grands et nombreux tableaux. Les petits coins non d�couverts du coeur de l'homme sont un champ �troit ; il ne reste rien � recueillir dans ce champ apr�s la main qui l'a moissonn� la premi�re. Une maladie de l'�me n'est pas un �tat permanent et naturel : on ne peut la reproduire, en faire une litt�rature, en tirer parti comme d'une passion g�n�rale incessamment modifi�e au gr� des artistes qui la manient et en changent la forme.

Quoi qu'il en soit, la litt�rature se teignit des couleurs de mes tableaux religieux, comme les affaires ont gard� la phras�ologie de mes �crits sur la cit� ; la Monarchie selon la Charte , a �t� le rudiment de notre gouvernement repr�sentatif, et mon article du Conservateur , sur les int�r�ts moraux et les int�r�ts mat�riels a laiss� ces deux d�signations � la politique.

Des �crivains me firent l'honneur d'imiter Atala et Ren� , de m�me que la chaire emprunta mes r�cits des Missions et des bienfaits du christianisme. Les passages dans lesquels je d�montre qu'en chassant les divinit�s pa�ennes des bois, notre culte �largi a rendu la nature � sa solitude, les paragraphes o� je traite de l'influence de notre religion dans notre mani�re de voir et de peindre, o� j'examine les changements op�r�s dans la po�sie et l'�loquence ; les chapitres que je consacre � des recherches sur les sentiments �trangers introduits dans les caract�res dramatiques de l'antiquit�, renferment le germe de la critique nouvelle. Les personnages de Racine, comme je l'ai dit, sont et ne sont point des personnages grecs, ce sont des personnages chr�tiens : c'est ce qu'on n'avait point du tout compris.

Si l'effet du G�nie du Christianisme n'e�t �t� qu'une r�action contre des doctrines auxquelles on attribuait les malheurs r�volutionnaires, cet effet aurait cess� avec la cause disparue ; il ne se serait pas prolong� jusqu'au moment o� j'�cris. Mais l'action du G�nie du Christianisme sur les opinions ne se borna pas � une r�surrection momentan�e d'une religion qu'on pr�tendait au tombeau : une m�tamorphose plus durable s'op�ra. S'il y avait dans l'ouvrage innovation de style, il y avait aussi changement de doctrine ; le fond �tait alt�r� comme la forme ; l'ath�isme et le mat�rialisme ne furent plus la base de la croyance ou de l'incroyance des jeunes esprits ; l'id�e de Dieu et de l'immortalit� de l'�me reprit son empire : d�s lors alt�ration dans la cha�ne des id�es qui se lient les unes aux autres. On ne fut plus clou� dans sa place par un pr�jug� antireligieux ; on ne se crut plus oblig� de rester momie du n�ant, entour�e de bandelettes philosophiques ; on se permit d'examiner tout syst�me, si absurde qu'on le trouv�t, f�t-il m�me chr�tien .

Outre les fid�les qui revenaient � la voix de leur Pasteur, il se forma, par ce droit de libre examen, d'autres fid�les a priori . Posez Dieu pour principe, et le Verbe va suivre : le Fils na�t forc�ment du P�re. Les diverses combinaisons abstraites ne font que substituer aux myst�res chr�tiens des myst�res encore plus incompr�hensibles : le panth�isme, qui, d'ailleurs, est de trois ou quatre esp�ces, et qu'il est de mode aujourd'hui d'attribuer aux intelligences �clair�es, est la plus absurde des r�veries de l'orient, remise en lumi�re par Spinoza : il suffit de lire � ce sujet l'article du sceptique Bayle sur ce juif d'Amsterdam. Le ton tranchant dont quelques-uns parlent de tout cela r�volterait s'il ne tenait au d�faut d'�tudes : on se paye de mots que l'on n'entend pas, et l'on se figure �tre des g�nies transcendants. Que l'on se persuade bien que les Abailard, les saint Bernard, les saint Thomas d'Aquin ont port� dans la m�taphysique une sup�riorit� de lumi�res dont nous n'approchons pas ; que les syst�mes saint-simonien, phalanst�rien, fouri�riste, humanitaire, ont �t� trouv�s et pratiqu�s par les diverses h�r�sies ; que ce que l'on nous donne pour des progr�s et des d�couvertes, sont des vieilleries qui tra�nent depuis quinze cents ans dans les �coles de la Gr�ce et dans les coll�ges du moyen �ge. Le mal est que les premiers sectaires ne purent parvenir � fonder leur r�publique n�o-platonicienne, lorsque Gallien permit � Plotin d'en faire l'essai dans la Campanie : plus tard, on eut le tr�s grand tort de br�ler les sectaires, quand ils voulurent �tablir la communaut� des biens, d�clarer la prostitution sainte, en avan�ant qu'une femme ne peut, sans p�cher, refuser un homme qui lui demande une union passag�re au nom de J�sus-Christ : il ne fallait, disaient-ils, pour arriver � cette union, qu'an�antir son �me, et la mettre un moment en d�p�t dans le sein de Dieu.

Le heurt que le G�nie du Christianisme donna aux esprits, fit sortir le dix-huiti�me si�cle de l'orni�re, et le jeta pour jamais hors de sa voie : on recommen�a, ou plut�t on commen�a � �tudier les sources du christianisme : en relisant les P�res (en supposant qu'on les e�t jamais lus) on fut frapp� de rencontrer tant de faits curieux, tant de science philosophique, tant de beaut�s de style dans tous les genres, tant d'id�es, qui, par une gradation plus ou moins sensible, faisaient le passage de la soci�t� antique � la soci�t� moderne : �re unique et m�morable de l'humanit�, o� le ciel communique avec la terre au travers d'�mes plac�es dans des hommes de g�nie.

Aupr�s du monde croulant du paganisme, s'�leva autrefois, comme en dehors de la soci�t�, un autre monde, spectateur de ces grands spectacles, pauvre, � l'�cart, solitaire, ne se m�lant des affaires de la vie que quand on avait besoin de ses le�ons ou de ses secours. C'�tait une chose merveilleuse de voir ces premiers �v�ques, presque tous honor�s du nom de saints et de martyrs, ces simples pr�tres veillant aux reliques et aux cimeti�res, ces religieux et ces ermites dans leurs couvents ou dans leurs grottes, faisant des r�glements de paix, de morale, de charit�, quand tout �tait guerre, corruption, barbarie ; allant des tyrans de Rome aux chefs des Tartares et des Goths, afin de pr�venir l'injustice des uns et la cruaut� des autres, arr�tant des arm�es avec une croix de bois et une parole pacifique ; les plus faibles des hommes, et prot�geant le monde contre Attila ; plac�s entre deux univers pour en �tre le lien, pour consoler les derniers moments d'une soci�t� expirante, et soutenir les premiers pas d'une soci�t� au berceau.

 

2 L13 Chapitre 11

G�nie du Christianisme , suite. - D�faut de l'ouvrage.

Il �tait impossible que les v�rit�s d�velopp�es dans le G�nie du Christianisme ne contribuassent pas au changement des id�es. C'est encore � cet ouvrage que se rattache le go�t actuel pour les �difices du moyen �ge : c'est moi qui ai rappel� le jeune si�cle � l'admiration des vieux temples. Si l'on a abus� de mon opinion ; s'il n'est pas vrai que nos cath�drales aient approch� de la beaut� du Parth�non ; s'il est faux que ces �glises nous apprennent dans leurs documents de pierre des faits ignor�s, s'il est insens� de soutenir que ces m�moires de granit nous r�v�lent des choses �chapp�es aux savants B�n�dictins ; si � force d'entendre rab�cher du gothique on en meurt d'ennui, ce n'est pas ma faute. Du reste, sous le rapport des arts, je sais ce qui manque au G�nie du Christianisme ; cette partie de ma composition est d�fectueuse, parce qu'en 1800, je ne connaissais pas les arts : je n'avais vu ni l'Italie, ni la Gr�ce, ni l'Egypte. De m�me, je n'ai pas tir� un parti suffisant des vies des saints et des l�gendes ; elles m'offraient pourtant des histoires merveilleuses : en y choisissant avec go�t, on y pouvait faire une moisson abondante. Ce champ des richesses de l'imagination du moyen �ge surpasse en f�condit� les M�tamorphoses d'Ovide et les fables mil�siennes. Il y a, de plus dans mon ouvrage des jugements �triqu�s ou faux, tels que celui que je porte sur Dante, auquel j'ai rendu depuis un �clatant hommage.

Sous le rapport s�rieux, j'ai compl�t� le G�nie du Christianisme dans mes Etudes historiques , un de mes �crits dont on a le moins parl� et qu'on a le plus vol�.

Le succ�s d' Atala m'avait enchant�, parce que mon �me �tait encore neuve ; celui du G�nie du Christianisme me fut p�nible : je fus oblig� de sacrifier mon temps � des correspondances au moins inutiles et � des politesses �trang�res. Une admiration pr�tendue ne me d�dommageait point des d�go�ts qui attendent un homme dont la foule a retenu le nom. Quel bien peut remplacer la paix que vous avez perdue en introduisant le public dans votre intimit� ? Joignez � cela les inqui�tudes dont les muses se plaisent � affliger ceux qui s'attachent � leur culte, les embarras d'un caract�re facile, l'inaptitude � la fortune, la perte des loisirs, une humeur in�gale, des affections plus vives, des tristesses sans raison, des joies sans cause : qui voudrait, s'il en �tait le ma�tre, acheter � de pareilles conditions les avantages incertains d'une r�putation qu'on n'est pas s�r d'obtenir, qui vous sera contest�e pendant votre vie, que la post�rit� ne confirmera pas, et � laquelle votre mort vous rendra � jamais �tranger ?

La controverse litt�raire sur les nouveaut�s du style qu'avait excit�e Atala , se renouvela � la publication du G�nie du Christianisme .

Un trait caract�ristique de l'�cole imp�riale, et m�me de l'�cole r�publicaine, est � observer : tandis que la soci�t� avan�ait en mal ou en bien, la litt�rature demeurait stationnaire ; �trang�re au changement des id�es, elle n'appartenait pas � son temps. Dans la com�die, les seigneurs de village, les Colin, les Babet ou les intrigues de ces salons que l'on ne connaissait plus, se jouaient (comme je l'ai d�j� fait remarquer) devant des hommes grossiers et sanguinaires, destructeurs des moeurs dont on leur offrait le tableau ; dans la trag�die, un parterre pl�b�ien s'occupait des familles des nobles et des rois.

Deux choses arr�taient la litt�rature � la date du dix-huiti�me si�cle : l'impi�t� qu'elle tenait de Voltaire et de la R�volution, le despotisme dont la frappait Bonaparte. Le chef de l'Etat trouvait du profit dans ces lettres subordonn�es qu'il avait mises � la caserne, qui lui pr�sentaient les armes qui sortaient lorsqu'on criait : " Hors la garde ! " qui marchaient en rang et qui manoeuvraient comme des soldats. Toute ind�pendance semblait r�bellion � son pouvoir ; il ne voulait pas plus d'�meute de mots et d'id�es qu'il ne souffrait d'insurrection. Il suspendit l' Habeas corpus pour la pens�e comme pour la libert� individuelle. Reconnaissons aussi que le public, fatigu� d'anarchie, reprenait volontiers le joug des r�gles.

La litt�rature qui exprime l'�re nouvelle, n'a r�gn� que quarante ou cinquante ans apr�s le temps dont elle �tait l'idiome. Pendant ce demi-si�cle elle n'�tait employ�e que par l'opposition. C'est madame de Sta�l, c'est Benjamin Constant, c'est Lemercier, c'est Bonald, c'est moi enfin, qui les premiers avons parl� cette langue. Le changement de litt�rature dont le dix-neuvi�me si�cle se vante, lut est arriv� de l'�migration et de l'exil ; ce fut M. de Fontanes qui couva ces oiseaux d'une autre esp�ce que lui, parce que, remontant au dix-septi�me si�cle, il avait pris la puissance de ce temps f�cond et perdu la st�rilit� du dix-huiti�me. Une partie de l'esprit humain, celle qui traite de mati�res transcendantes, s'avan�a seule d'un pas �gal avec la civilisation ; malheureusement la gloire du savoir ne fut pas sans tache : les La Place, les Lagrange, les Cuvier, les Monge, les Chaptal, les Berthollet, tous ces prodiges, jadis fiers d�mocrates devinrent les plus obs�quieux serviteurs de Napol�on. Il faut le dire � l'honneur des lettres : la litt�rature nouvelle fut libre, la science servile ; le caract�re ne r�pondit point au g�nie, et ceux dont la pens�e �tait mont�e au plus haut du ciel, ne purent �lever leur �me au-dessus des pieds de Bonaparte : ils pr�tendaient n'avoir pas besoin de Dieu c'est pourquoi ils avaient besoin d'un tyran.

Le classique napol�onien �tait le g�nie du dix-neuvi�me si�cle affubl� de la perruque de Louis XIV, ou fris� comme au temps de Louis XV. Bonaparte avait voulu que les hommes de la R�volution ne parussent � sa cour qu'en habit habill�, l'�p�e au c�t�. On ne voyait pas la France du moment ; ce n'�tait pas de l'ordre, c'�tait de la discipline. Aussi, rien n'�tait plus ennuyeux que cette p�le r�surrection de la litt�rature d'autrefois. Ce calque froid, cet anachronisme improductif disparut quand la litt�rature nouvelle fit irruption avec fracas par le G�nie du Christianisme . La mort du duc d'Enghien eut pour moi l'avantage, en me jetant � l'�cart, de me laisser suivre dans la solitude mon inspiration particuli�re et de m'emp�cher de m'enr�gimenter dans l'infanterie r�guli�re du vieux Pinde : je dus � ma libert� morale ma libert� intellectuelle.

Au dernier chapitre du G�nie du Christianisme , j'examine ce que serait devenu le monde si la foi n'e�t pas �t� pr�ch�e au moment de l'invasion des Barbares ; dans un autre paragraphe, je mentionne un important travail � entreprendre sur les changements que le christianisme apporta dans les lois apr�s la conversion de Constantin.

En supposant que l'opinion religieuse exist�t telle qu'elle est � l'heure o� j'�cris maintenant, le G�nie du Christianisme �tant encore � faire, je le composerais tout diff�remment qu'il est : au lieu de rappeler les bienfaits et les institutions de notre religion au pass�, je ferais voir que le christianisme est la pens�e de l'avenir et de la libert� humaine ; que cette pens�e r�demptrice et messie est le seul fondement de l'�galit� sociale ; qu'elle seule la peut �tablir, parce qu'elle place aupr�s de cette �galit� la n�cessit� du devoir correctif et r�gulateur de l'instinct d�mocratique. La l�galit� ne suffit pas pour contenir, parce qu'elle n'est pas permanente ; elle tire sa force de la loi ; or la loi est l'ouvrage des hommes qui passent et varient. Une loi n'est pas toujours obligatoire ; elle peut toujours �tre chang�e par une autre loi : contrairement � cela, la morale est permanente ; elle a sa force en elle m�me, parce qu'elle vient de l'ordre immuable ; elle seule peut donc donner la dur�e.

Je ferais voir que partout o� le christianisme a domin�, il a chang� l'id�e, il a rectifi� les notions du juste et de l'injuste, substitu� l'affirmation au doute, embrass� l'humanit� enti�re dans ses doctrines et ses pr�ceptes. Je t�cherais de deviner la distance o� nous sommes encore de l'accomplissement total de l'Evangile, en supputant le nombre des maux d�truits et des am�liorations op�r�es dans les dix-huit si�cles �coul�s de ce c�t�-ci de la Croix. Le christianisme agit avec lenteur parce qu'il agit partout ; il ne s'attache pas � la r�forme d'une soci�t� particuli�re, il travaille sur la soci�t� g�n�rale ; sa philanthropie s'�tend � tous les fils d'Adam : c'est ce qu'il exprime avec une merveilleuse simplicit� dans ses oraisons les plus communes, dans ses voeux quotidiens, lorsqu'il dit � la foule dans le temple : " Prions pour tout ce qui souffre sur la terre. " Quelle religion a parl� de la sorte ! Le Verbe ne s'est point fait chair dans l'homme de plaisir, il s'est incarn� � l'homme de douleur, dans le but de l'affranchissement de tous, d'une fraternit� universelle et d'une salvation immense.

Quand le G�nie du Christianisme n'aurait donn� naissance qu'� de telles investigations, je me f�liciterais de l'avoir publi� : reste � savoir si, � l'�poque de l'apparition de ce livre, un autre G�nie du Christianisme , �lev� sur le nouveau plan dont j'indique � peine le trac�, aurait obtenu le m�me succ�s. En 1803, lorsqu'on n'accordait rien � l'ancienne religion, qu'elle �tait l'objet du d�dain, que l'on ne savait pas le premier mot de la question, aurait-on �t� bien venu � parler de la libert� future descendant du Calvaire, quand on �tait encore meurtri des exc�s de la libert� des passions ? Bonaparte e�t-il souffert un pareil ouvrage ? Il �tait peut-�tre utile d'exciter les regrets, d'int�resser l'imagination � une cause si m�connue, d'attirer les regards sur l'objet m�pris�, de le rendre aimable avant de montrer comment il �tait s�rieux, puissant et salutaire.

Maintenant, dans la supposition que mon nom laisse quelque trace, je le devrai au G�nie du Christianisme : sans illusion sur la valeur intrins�que de l'ouvrage je lui reconnais une valeur accidentelle ; il est venu juste et � son moment. Par cette raison, il m'a fait prendre place � l'une de ces �poques historiques qui, m�lant un individu aux choses, contraignent � se souvenir de lui. Si l'influence de mon travail ne se borne pas au changement que, depuis quarante ann�es, il a produit parmi les g�n�rations vivantes ; s'il servait encore � ranimer chez les tard-venus une �tincelle des v�rit�s civilisatrices de la terre ; si le l�ger sympt�me de vie que l'on croit apercevoir se soutenait dans les g�n�rations � venir, je m'en irais plein d'esp�rance dans la mis�ricorde divine. Chr�tien r�concili�, ne m'oublie pas dans tes pri�res, quand je serai parti ; mes fautes m'arr�teront peut-�tre � ces portes o� ma charit� avait cri� pour toi : " Ouvrez-vous, portes �ternelles ! Elevamini, portae aeternales ! "

 

2 L14 Livre quatorzi�me

1. Ann�es de ma vie, 1802 et 1803. - Ch�teaux. - Madame de Custine. - M. de Saint-Martin. - Madame d'Houdetot et Saint-Lambert. - 2. Voyage dans le midi de la France (1802). - 3. Ann�es de ma vie, 1802 et 1803. - M. de Laharpe : sa mort. - 4. Ann�es de ma vie, 1802 et 1803. - Entrevue avec Bonaparte. - 5. Ann�e de ma vie, 1803. - Je suis nomm� premier secr�taire d'ambassade � Rome. - 6. Ann�e de ma vie, 1803. - Voyage de Paris aux Alpes de Savoie. - 7. Du Mont Cenis � Rome. - Milan et Rome. - 8. Palais du cardinal Fesch. - Mes occupations.

 

2 L14 Chapitre 1

Paris, 1837.

Revu en d�cembre 1846.

Ann�es de ma vie, 1802 et 1803. - Ch�teaux. - Madame de Custine. - M. de Saint-Martin. - Madame d'Houdetot et Saint-Lambert.

Ma vie se trouva toute d�rang�e aussit�t qu'elle cessa d'�tre � moi. J'avais une foule de connaissances en dehors de ma soci�t� habituelle. J'�tais appel� dans les ch�teaux que l'on r�tablissait. On se rendait comme on pouvait dans ces manoirs demi-d�meubl�s demi-meubl�s, o� un vieux fauteuil succ�dait � un fauteuil neuf. Cependant, quelques-uns de ces manoirs �taient rest�s intacts, tels que le Marais, �chu � madame de La Briche, excellente femme dont le bonheur n'a jamais pu se d�barrasser. Je me souviens que mon immortalit� allait rue Saint-Dominique-d'Enfer prendre une place pour le Marais dans une m�chante voiture de louage, o� je rencontrais madame de Vintimille et madame de Fezensac. A Champl�treux, M. Mol� faisait refaire de petites chambres au second �tage. Son p�re tu� r�volutionnairement, �tait remplac�, dans un grand salon d�labr�, par un tableau dans lequel Mathieu Mol� �tait repr�sent�, arr�tant une �meute avec son bonnet carr� ; tableau qui faisait sentir la diff�rence des temps. Une superbe patte d'oie de tilleuls avait �t� coup�e ; mais une des trois avenues existait encore dans la magnificence de son vieux ombrage ; on l'a m�l�e depuis � de nouvelles plantations : nous en sommes aux peupliers.

Au retour de l'�migration, il n'y avait si pauvre banni qui ne dessin�t les tortillons d'un jardin anglais dans les dix pieds de terre ou de cour qu'il avait retrouv�s : moi-m�me, n'ai-je pas plant� jadis la Vall�e-aux-Loups ? N'y ai-je pas commenc� ces M�moires ? Ne les ai-je pas continu�s dans le parc de Montboissier, dont on essayait alors de raviver l'aspect d�figur� par l'abandon ? Ne les ai-je pas prolong�s dans le parc de Maintenon r�tabli tout � l'heure, proie nouvelle pour la d�mocratie qui revient ? Les ch�teaux br�l�s en 1789 auraient d� avertir le reste des ch�teaux de demeurer cach�s dans leurs d�combres : mais les clochers des villages engloutis qui percent les laves du V�suve, n'emp�chent pas de replanter sur la surface de ces m�mes laves d'autres �glises et d'autres hameaux.

Parmi les abeilles qui composaient leur ruche, �tait la marquise de Custine, h�riti�re des longs cheveux de Marguerite de Provence, femme de Saint Louis, dont elle avait du sang. J'assistai � sa prise de possession de Fervaques, et j'eus l'honneur de coucher dans le lit du B�arnais, de m�me que dans le lit de la reine Christine � Combourg. Ce n'�tait pas une petite affaire que ce voyage ; il fallait embarquer dans la voiture Astolphe de Custine enfant, M. Berstecher, le gouverneur, une vieille bonne alsacienne ne parlant qu'allemand, Jenny la femme de chambre, et Trim, chien fameux qui mangeait les provisions de la route. N'aurait-on pas pu croire que cette colonie se rendait � Fervaques pour jamais ? et cependant le ch�teau n'�tait pas achev� de meubler que le signal du d�logement fut donn�. J'ai vu celle qui affronta l'�chafaud d'un si grand courage, je l'ai vue, plus blanche qu'une Parque, v�tue de noir, la taille amincie par la mort, la t�te orn�e de sa seule chevelure de soie, je l'ai vue me sourire de ses l�vres p�les et de ses belles dents, lorsqu'elle quittait S�cherons, pr�s Gen�ve, pour expirer � Bex, � l'entr�e du Valais ; j'ai entendu son cercueil passer la nuit dans les rues solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place �ternelle � Fervaques : elle se h�tait de se cacher dans une terre qu'elle n'avait poss�d�e qu'un moment, comme sa vie. J'avais lu sur le coin d'une chemin�e du ch�teau ces m�chantes rimes attribu�es � l'amant de Gabrielle :

La dame de Fervaques

M�rite de vives attaques.

Le soldat-roi en avait dit autant � bien d'autres : d�clarations passag�res des hommes, vite effac�es et descendues de beaut�s en beaut�s, jusqu'� madame de Custine. Fervaques a �t� vendu.

Je rencontrai encore la duchesse de Ch�tillon, laquelle, pendant mon absence des Cent-Jours, d�cora ma vall�e d'Aulnay. Madame Lindsay, que je n'avais cess� de voir, me fit conna�tre Julie Talma. Madame de Clermont-Tonnerre m'attira chez elle. Nous avions une grand-m�re commune, et elle voulait bien m'appeler son cousin. Veuve du comte de Clermont-Tonnerre, elle se remaria depuis au marquis de Talaru. Elle avait, en prison, converti M. de Laharpe. Ce fut par elle que je connus le peintre Neveu, enr�l� au nombre de ses cavaliers-servants ; Neveu me mit un moment en rapport avec Saint-Martin.

M. de Saint-Martin avait cru trouver dans Atala certain argot dont je ne me doutais pas, et qui lui prouvait une affinit� de doctrines avec moi. Neveu, afin de lier deux fr�res, nous donna � d�ner dans une chambre haute qu'il habitait dans les communs du Palais-Bourbon. J'arrivai au rendez-vous � six heures : le philosophe du ciel �tait d�j� � son poste. A sept heures, un valet discret posa un potage sur la table, se retira et ferma la porte. Nous nous ass�mes et nous commen��mes � manger en silence. M. de Saint-Martin, qui, d'ailleurs, avait de tr�s belles fa�ons, ne pronon�ait que de courtes paroles d'oracle. Neveu r�pondait par des exclamations, avec des attitudes et des grimaces de peintre ; je ne disais mot.

Au bout d'une demi-heure, le n�cromant rentra, enleva la soupe, et mit un autre plat sur la table : les mets se succ�d�rent ainsi un � un et � de longues distances. M. de Saint-Martin, s'�chauffant peu � peu, se mit � parler en fa�on d'archange ; plus il parlait, plus son langage devenait t�n�breux. Neveu m'avait insinu�, en me serrant la main, que nous verrions des choses extraordinaires, que nous entendrions des bruits : depuis six mortelles heures, j'�coutais et je ne d�couvrais rien. A minuit, l'homme des visions se l�ve tout � coup : je crus que l'esprit des t�n�bres ou l'esprit divin descendait, que les sonnettes allaient faire retentir les myst�rieux corridors ; mais M. de Saint-Martin d�clara qu'il �tait �puis�, et que nous reprendrions la conversation une autre fois ; il mit son chapeau et s'en alla. Malheureusement pour lui, il fut arr�t� � la porte et forc� de rentrer par une visite inattendue : n�anmoins, il ne tarda pas � dispara�tre. Je ne l'ai jamais revu : il courut mourir dans le jardin de M. Lenoir-Larache, mon voisin d'Aulnay.

Je suis un sujet rebelle pour le Swedenborgisme : l'abb� Furia, � un d�ner chez madame de Custine, se vanta de tuer un serin en le magn�tisant : le serin fut le plus fort, et l'abb�, hors de lui, fut oblig� de quitter la partie, de peur d'�tre tu� par le serin : chr�tien, ma seule pr�sence avait rendu le tr�pied impuissant.

Une autre fois, le c�l�bre Gall, toujours chez madame de Custine, d�na pr�s de moi sans me conna�tre, se trompa sur mon angle facial, me prit pour une grenouille et voulut, quand il sut qui j'�tais, raccommoder sa science d'une mani�re dont j'�tais honteux pour lui. La forme de la t�te peut aider � distinguer le sexe dans les individus, � indiquer ce qui appartient � la b�te, aux passions animales ; quant aux facult�s intellectuelles, la phr�nologie en ignorera toujours. Si l'on pouvait rassembler les cr�nes divers des grands hommes morts depuis le commencement du monde, et qu'on les mit sous les yeux des phr�nologistes sans leur dire � qui ils ont appartenu, ils n'enverraient pas un cerveau � son adresse : l'examen des bosses produirait les m�prises les plus comiques.

Il me prend un remords : j'ai parl� de M. de Saint-Martin avec un peu de moquerie, je m'en repens. Cette moquerie que je repousse continuellement et qui me revient sans cesse, me met en souffrance ; car je hais l'esprit satirique comme �tant l'esprit le plus petit, le plus commun et le plus facile de tous ; bien entendu que je ne fais pas ici le proc�s � la haute com�die. M. de Saint-Martin �tait, en dernier r�sultat, un homme d'un grand m�rite, d'un caract�re noble et ind�pendant. Quand ses id�es �taient explicables, elles �taient �lev�es et d'une nature sup�rieure. Ne devrais-je pas le sacrifice des deux pages pr�c�dentes � la g�n�reuse et beaucoup trop flatteuse d�claration de l'auteur du Portrait de M. de Saint-Martin fait par lui-m�me ? Je ne balancerais pas � les effacer, si ce que je dis pouvait nuire le moins du monde � la renomm�e grave de M. de Saint-Martin et � l'estime qui s'attachera toujours � sa m�moire. Je vois du reste avec plaisir que mes souvenirs ne m'avaient-tas tromp� : M. de Saint-Martin n'a pas pu �tre tout � tait frapp� de la m�me mani�re que moi dans le d�ner dont je parle ; mais on voit que je n'avais pas invent� la sc�ne et que le r�cit de M. de Saint-Martin ressemble au mien par le fond.

" Le 27 janvier 1803, dit-il, j'ai eu une entrevue avec M. de Chateaubriand dans un d�ner arrang� pour cela, chez M. Neveu � l'Ecole polytechnique. J'aurais beaucoup gagn� � le conna�tre plus t�t : c'est le seul homme de lettres honn�te avec qui je me sois trouv� en pr�sence depuis que j'existe, et encore n'ai-je joui de sa conversation que pendant le repas. Car aussit�t apr�s parut une visite qui le rendit muet pour le reste de la s�ance et je ne sais quand l'occasion pourra rena�tre, parce que le roi de ce monde a grand soin de mettre des b�tons dans les roues de ma carriole. Au reste, de qui ai-je besoin, except� de Dieu ? "

M. de Saint-Martin vaut mille fois mieux que moi : la dignit� de sa derni�re phrase �crase du poids d'une nature humaine s�rieuse ma raillerie inoffensive.

J'avais aper�u M. de Saint-Lambert et madame d'Houdetot au Marais, repr�sentant l'un et l'autre les opinions et les libert�s d'autrefois soigneusement empaill�es et conserv�es : c'�tait le dix-huiti�me si�cle expir� et mari� � sa mani�re. Il suffit de tenir bon dans la vie, pour que les ill�gitimit�s deviennent des l�gitimit�s. On se sent une estime infinie pour l'immoralit�, parce qu'elle n'a pas cess� de l'�tre, et que le temps l'a d�cor�e de rides. A la v�rit�, deux vertueux �poux, qui ne sont pas �poux, et qui restent unis par respect humain, souffrent un peu de leur v�n�rable �tat ; ils s'ennuient et se d�testent cordialement dans toute la mauvaise humeur de l'�ge : c'est la justice de Dieu.

Malheur � qui le ciel accorde de longs jours !

Il devenait difficile de comprendre quelques pages des Confessions , quand on avait vu l'objet des transports de Rousseau : madame d'Houdetot avait-elle conserv� les lettres que Jean-Jacques lui �crivait, et qu'il dit avoir �t� plus br�lantes que celles de la Nouvelle H�lo�se ? on croit qu'elle en avait fait le sacrifice � Saint-Lambert.

A pr�s de quatre-vingts ans, madame d'Houdetot s'�criait encore, dans des vers agr�ables :

Et l'autour me console !

Rien ne pourra me consoler de lui.

Elle ne se couchait point qu'elle n'e�t frapp� trois fois � terre avec sa pantoufle, en disant � feu l'auteur des Saisons : " Bonsoir, mon ami ! " C'�tait l� � quoi se r�duisait, en 1803, la philosophie du dix-huiti�me si�cle.

La soci�t� de madame d'Houdetot, de Diderot, de Saint-Lambert, de Rousseau, de Grimm, de madame d'Epinay, m'a rendu la vall�e de Montmorency insupportable, et quoique, sous le rapport des faits, je sois bien aise qu'une relique des temps voltairiens soit tomb�e sous mes yeux, je ne regrette point ces temps. J'ai vu derni�rement, � Sannois, la maison qu'habitait madame d'Houdetot ; ce n'est plus qu'une coque vide, r�duite aux quatre murailles. Un �tre abandonn� int�resse toujours ; mais que disent des foyers o� ne s'est assise ni la beaut�, ni la m�re de famille, ni la religion, et dont les cendres, si elles n'�taient dispers�es, reporteraient seulement le souvenir vers des jours qui n'ont su que d�truire ?

 

2 L14 Chapitre 2

Paris, 1838.

Voyage dans le midi de la France (1802).

Une contrefa�on du G�nie du Christianisme , � Avignon, m'appela au mois d'octobre 1802 dans le midi de la France. Je ne connaissais que ma pauvre Bretagne et les provinces du Nord travers�es par moi en quittant mon pays. J'allais voir le soleil de Provence, ce ciel qui devait me donner un avant-go�t de l'Italie et de la Gr�ce, vers lesquelles mon instinct et la muse me poussaient. J'�tais dans une disposition heureuse ; ma r�putation me rendait la vie l�g�re : il y a beaucoup de songes dans le premier enivrement de la renomm�e et les yeux se remplissent d'abord avec d�lices de la lumi�re qui se l�ve ; mais que cette lumi�re s'�teigne, elle vous laisse dans l'obscurit� ; si elle dure, l'habitude de la voir vous y rend bient�t insensible.

Lyon me fit un extr�me plaisir. Je retrouvai ces ouvrages des Romains, que je n'avais point aper�us depuis le jour o� je lisais dans l'amphith��tre de Tr�ves quelques feuilles d' Atala , tir�es de mon havresac. Sur la Sa�ne passaient d'une rive � l'autre des barques entoil�es, portant la nuit une lumi�re ; des femmes les conduisaient ; une nautoni�re de dix-huit ans, qui me prit � son bord, raccommodait, � chaque coup d'aviron, un bouquet de fleurs mal attach� � son chapeau. Je fus r�veill� le matin par le son des cloches. Les couvents suspendus aux coteaux semblaient avoir recouvr� leurs solitaires. Le fils de M. Ballanche, propri�taire, apr�s M. Migneret, du G�nie du Christianisme , �tait mon h�te : il est devenu mon ami. Qui ne conna�t aujourd'hui le philosophe chr�tien, dont les �crits brillent de cette clart� paisible sur laquelle on se pla�t � attacher les regards, comme sur le rayon d'un astre ami dans le ciel ?

Le 27 octobre, le bateau de poste qui me conduisait � Avignon, fut oblig� de s'arr�ter � Tain, � cause d'une temp�te. Je me croyais en Am�rique : le Rh�ne me repr�sentait mes grandes rivi�res sauvages. J'�tais nich� dans une petite auberge, au bord des flots ; un conscrit se tenait debout dans un coin du foyer ; il avait le sac sur le dos et allait rejoindre l'arm�e d'Italie. J'�crivais sur le soufflet de la chemin�e, en face de l'h�teli�re, assise en silence devant moi, et qui, par �gard pour le voyageur, emp�chait le chien et le chat de faire du bruit.

Ce que j'�crivais, �tait un article d�j� presque fait en descendant le Rh�ne et relatif � la L�gislation primitive de M. de Bonald. Je pr�voyais ce qui est arriv� depuis : " La litt�rature fran�aise, disais-je, va changer de face ; avec la R�volution, vont na�tre d'autres pens�es, d'autres vues des choses et des hommes. Il est ais� de pr�voir que les �crivains se diviseront. Les uns s'efforceront de sortir des anciennes routes ; les autres t�cheront de suivre les antiques mod�les, mais toutefois en les pr�sentant sous un jour nouveau. Il est assez probable que les derniers finiront par l'emporter sur leurs adversaires, parce qu'en s'appuyant sur les grandes traditions et sur les grands hommes, ils auront des guides plus s�rs et des documents plus f�conds. "

Les lignes qui terminent ma critique voyageuse sont de l'histoire ; mon esprit marchait d�s lors avec mon si�cle : " L'auteur de cet article, disais-je, ne se peut refuser � une image qui lui est fournie par la position dans laquelle il se trouve. Au moment m�me o� il �crit ces derniers mots, il descend un des plus grands fleuves de France. Sur deux montagnes oppos�es s'�l�vent deux tours en ruines ; au haut de ces tours sont attach�es de petites cloches que les montagnards sonnent � notre passage. Ce fleuve, ces montagnes, ces sons, ces monuments gothiques, amusent un moment les yeux des spectateurs ; mais personne ne s'arr�te pour aller o� la cloche l'invite. Ainsi les hommes qui pr�chent aujourd'hui morale et religion, donnent en vain le signal du haut de leurs ruines � ceux que le torrent du si�cle entra�ne ; le voyageur s'�tonne de la grandeur des d�bris, de la douceur des bruits qui en sortent, de la majest� des souvenirs qui s'en �l�vent, mais il n'interrompt point sa course, et au premier d�tour du fleuve, tout est oubli�. "

Arriv� � Avignon la veille de la Toussaint, un enfant portant des livres m'en offrit : j'achetai du premier coup trois �ditions diff�rentes et contrefaites d'un petit roman nomm� Atala . En allant de libraire en libraire, je d�terrai le contrefacteur, � qui j'�tais inconnu. Il me vendit les quatre volumes du G�nie du Christianisme , au prix raisonnable de neuf francs l'exemplaire, et me fit un grand �loge de l'ouvrage et de l'auteur. Il habitait un bel h�tel entre cour et jardin. Je crus avoir trouv� la pie au nid : au bout de vingt-quatre heures, je m'ennuyai de suivre la fortune, et je m'arrangeai presque pour rien avec le voleur.

Je vis madame de Janson, petite femme s�che, blanche et r�solue, qui, dans sa propri�t�, se battait avec le Rh�ne, �changeait des coups de fusil avec les riverains et se d�fendait contre les ann�es.

Avignon me rappela mon compatriote. Du Guesclin valait bien Bonaparte, puisqu'il arracha la France � la conqu�te. Arriv� aupr�s de la ville des papes avec les aventuriers que sa gloire entra�nait en Espagne, il dit au pr�v�t envoy� au devant de lui par le pontife : " Fr�re ne me celez pas : dont vient ce tr�sor ? l'a prins le pape en son tr�sor ? Et il lui r�pondit que non, et que le commun d'Avignon l'avoit pay� chacun sa portion. Lors, dit Bertrand, Pr�vost, je vous promets que nous n'en aurons denier en notre vie, et voulons que cet argent cueilli soit rendu � ceux qui l'ont pay�, et dites bien au pape qu'il le leur fasse rendre ; car si je savais que le contraire fust, il m'en poiseroit ; et eusse ores pass� la mer, si retournerois-je par-de��. Adonc fut Bertrand pay� de l'argent du pape, et ses gens de rechief absous, et ladite absolution primi�re de rechief confirm�e. "

Les voyages transalpins commen�aient autrefois par Avignon, c'�tait l'entr�e de l'Italie. Les g�ographies disent : " Le Rh�ne est au Roi, mais la ville d'Avignon est arros�e par une branche de la rivi�re de la Sorgue, qui est au pape. " Le pape est-il bien s�r de conserver longtemps la propri�t� du Tibre ? On visitait � Avignon le couvent des C�lestins. Le bon roi Ren�, qui diminuait les imp�ts quand la tramontane soufflait, avait peint dans une des salles du couvent des C�lestins un squelette : c'�tait celui d'une femme d'une grande beaut� qu'il avait aim�e.

Dans l'�glise des Cordeliers, se trouvait le s�pulcre de madonna Laura : Fran�ois Ier commanda de l'ouvrir et salua les cendres immortalis�es. Le vainqueur de Marignan laissa � la nouvelle tombe qu'il fit �lever cette �pitaphe :

En petit lieu compris vous pouvez voir

Ce qui comprend beaucoup par renomm�e :

..............

O gentille �me estant tant estim�e,

Qui te pourra louer qu'en se taisant ?

Car la parole est tousjours r�prim�e,

Quand le sujet surmonte le disant.

On aura beau faire, le p�re des lettres , l'ami de Benvenuto Cellini, de L�onard de Vinci, du Primatice, le roi � qui nous devons la Diane, soeur de l'Apollon du Belv�d�re, et la Sainte Famille de Rapha�l ; le chantre de Laure, l'admirateur de P�trarque, a re�u des beaux-arts reconnaissants une vie qui ne p�rira point.

J'allai � Vaucluse cueillir, au bord de la fontaine, des bruy�res parfum�es et la premi�re olive que portait un jeune olivier :

Chiara fontana, in quel medesmo bosco,

Sorgea d'un sasso ; ed acque fresche e dolci

Spargea soavemente mormorando.

Al bel seggio riposto, ombroso e fosco

Ne pastori appressavan, ne bifolci ;

Ma nimfe e muse a quel tenor cantando.

" Cette claire fontaine, dans ce m�me bocage, sort d'un rocher ; elle r�pand, fra�ches et douces, ses ondes qui suavement murmurent. A ce beau lit de repos, ni les pasteurs, ni les troupeaux ne s'empressent ; mais la nymphe et la muse y vont chantant. "

P�trarque a racont� comment il rencontra cette vall�e : " Je m'enqu�rais, dit-il, d'un lieu cach� o� je pusse me retirer comme dans un port, quand je trouvai une petite vall�e ferm�e, Vaucluse, bien solitaire, d'o� na�t la source de la Sorgue, reine de toutes les sources : je m'y �tablis. C'est l� que j'ai compos� mes po�sies en langue vulgaire : vers o� j'ai peint les chagrins de ma jeunesse. "

C'est aussi de Vaucluse qu'il entendait, comme on l'entendait encore lorsque j'y passais, le bruit des armes retentissant en Italie ; il s'�criait :

Italia mia.....

O diluvio raccolto

Di che deserti strani

Per inondar i nostri dolci campi !

..............

Non � questo'l terren ch' io toccai pria ?

Non � questo 'l mio nido,

Ove nudrito fui si dolcemente ?

Non � questa la patria, in ch' io mi fido,

Madre benigna e pia

Chi copre l' uno et l' altro mio parente ?

" Mon Italie !... O d�luge rassembl� des d�serts �trangers pour inonder nos doux champs ! N'est-ce pas l� le sol que je touchai d'abord ? n'est-ce pas l� le nid o� je fus si doucement nourri ? n'est-ce pas l� la patrie en qui je me confie, m�re b�nigne et pieuse qui couvre l'un et l'autre de mes parents ? "

Plus tard, l'amant de Laure invite Urbain V � se transporter � Rome : " Que r�pondrez-vous � saint Pierre s'�crie-t-il �loquemment, quand il vous dira : " Que se passe-t-il � Rome ? Dans quel �tat est mon temple, mon tombeau, mon peuple ? Vous ne r�pondez rien ? D'o� venez-vous ? Avez-vous habit� les bords du Rh�ne ? " Vous y naqu�tes, dites-vous : et moi, n'�tais-je pas n� en Galil�e ? "

Si�cle f�cond, jeune, sensible, dont l'admiration remuait les entrailles ; si�cle qui ob�issait � la lyre d'un grand po�te, comme � la loi d'un l�gislateur. C'est � P�trarque que nous devons le retour du souverain pontife au Vatican ; c'est sa voix qui a fait na�tre Rapha�l et sortir de terre le d�me de Michel-Ange.

De retour � Avignon, je cherchai le palais des papes, et l'on me montra la Glaci�re : la R�volution s'en est prise aux lieux c�l�bres ; les souvenirs du pass� sont oblig�s de pousser au travers et de reverdir sur des ossements. H�las ! les g�missements des victimes meurent vite apr�s elles ; ils arrivent � peine � quelque �cho qui les fait survivre un moment, quand d�j� la voix dont ils s'exhalaient est �teinte. Mais tandis que le cri des douleurs expirait au bord du Rh�ne, on entendait dans le lointain les sons du luth de P�trarque ; une canzone [Petit po�me.] solitaire, �chapp�e de la tombe, continuait � charmer Vaucluse d'une immortelle m�lancolie et de chagrins d'amour d'autrefois.

Alain Chartier �tait venu de Bayeux se faire enterrer � Avignon, dans l'�glise de Saint-Antoine. Il avait �crit la Belle Dame sans mercy , et le baiser de Marguerite d'Ecosse l'a fait vivre.

D'Avignon je me rendis � Marseille. Que peut avoir � d�sirer une ville � qui Cic�ron adresse ces paroles, dont le tour oratoire a �t� imit� par Bossuet : " Je ne t'oublierai pas, Marseille, dont la vertu est � un degr� si �minent que la plupart des nations te doivent c�der, et que la Gr�ce m�me ne doit pas se comparer � toi. " ( Pro L. Flacco .) Tacite, dans la Vie d ' Agricola , loue aussi Marseille comme m�lant l'urbanit� grecque � l'�conomie des provinces latines. Fille de l'Hell�nie, institutrice de la Gaule, c�l�br�e par Cic�ron, emport�e par C�sar, n'est-ce pas r�unir assez de gloire ? Je me h�tai de monter � Notre-Dame de la Garde , pour admirer la mer que bordent avec leurs ruines les c�tes riantes de tous les pays fameux de l'antiquit�. La mer, qui ne marche point, est la source de la mythologie, comme l'oc�an, qui se l�ve deux fois le jour, est l'ab�me auquel a dit J�hovah : " Tu n'iras pas plus loin. "

Cette ann�e m�me, 1838, j'ai remont� sur cette cime ; j'ai revu cette mer qui m'est � pr�sent si connue, et au bout de laquelle s'�lev�rent la croix et la tombe victorieuses. Le mistral soufflait ; je suis entr� dans le fort b�ti par Fran�ois Ier, o� ne veillait plus un v�t�ran de l'arm�e d'Egypte, mais o� se tenait un conscrit destin� pour Alger et perdu sous des vo�tes obscures. Le silence r�gnait dans la chapelle restaur�e, tandis que le vent mugissait au dehors. Le cantique des matelots de la Bretagne � Notre-Dame de Bon-Secours me revenait en pens�e : vous savez quand et comment je vous ai d�j� cit� cette complainte de mes premiers jours de l'oc�an :

Je mets ma confiance, Vierge, en votre secours, etc.

Que d'�v�nements il avait fallu pour me ramener aux pieds de l' Etoile des mers , � laquelle j'avais �t� vou� dans mon enfance ! Lorsque je contemplais ces ex-voto , ces-peintures de naufrages suspendues autour de moi, je croyais lire l'histoire de mes jours. Virgile place sous les portiques de Carthage un Troyen, �mu � la vue d'un tableau repr�sentant l'incendie de Troie, et le g�nie du chantre d'Hamlet a profit� de l'�me du chantre de Didon.

Au bas de ce rocher, couvert autrefois d'une for�t chant�e par Lucain, je n'ai point reconnu Marseille : dans ses rues droites, longues et larges, je ne pouvais plus m'�garer. Le port �tait encombr� de vaisseaux ; j'y aurais � peine trouv�, il y a trente-six ans, une nave , conduite par un descendant de Pyth�as, pour me transporter en Chypre comme Joinville : au rebours des hommes, le temps rajeunit les villes. J'aimais mieux ma vieille Marseille, avec ses souvenirs des B�renger, du duc d'Anjou, du roi Ren�, de Guise et d'Epernon, avec les monuments de Louis XIV et les vertus de Belzunce ; les rides me plaisaient sur son front. Peut-�tre qu'en regrettant les ann�es qu'elle a perdues, je ne fais que pleurer celles que j'ai trouv�es. Marseille m'a re�u gracieusement, il est vrai ; mais l'�mule d'Ath�nes est devenue trop jeune pour moi.

Si les M�moires d'Alfieri eussent �t� publi�s en 1803, je n'aurais pas quitt� Marseille sans visiter le rocher des bains du po�te. Cet homme rude est arriv� une fois au charme de la r�verie et de l'expression :

" Apr�s le spectacle, dit-il, un de mes amusements, � Marseille, �tait de me baigner presque tous les soirs dans la mer ; j'avais trouv� un petit endroit fort agr�able sur une langue de terre plac�e � droite hors du port o�, en m'asseyant sur le sable, le dos appuy� contre un petit rocher, qui emp�chait qu'on ne p�t me voir du c�t� de la terre, je n'avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux immensit�s qu'embellissaient les rayons d'un soleil couchant, je passais, en r�vant, des heures d�licieuses ; et l�, je serais devenu po�te, si j'avais su �crire dans une langue quelconque. "

Je revins par le Languedoc et la Gascogne. A N�mes, les Ar�nes et la Maison-Carr�e n'�taient pas encore d�gag�es : cette ann�e 1838, je les ai vues dans leur exhumation. Je suis aussi all� chercher Jean Reboul. Je me d�fiais un peu de ces ouvriers-po�tes, qui ne sont ordinairement ni po�tes, ni ouvriers : r�paration � M. Reboul. Je l'ai trouv� dans sa boulangerie ; je me suis adress� � lui sans savoir � qui je parlais, ne le distinguant pas de ses compagnons de C�r�s. Il a pris mon nom, et m'a dit qu'il allait voir si la personne que je demandais �tait chez elle. Il est revenu bient�t apr�s et s'est fait conna�tre : il m'a men� dans son magasin ; nous avons circul� dans un labyrinthe de sacs de farine, et nous sommes grimp�s par une esp�ce d'�chelle dans un petit r�duit, comme dans la chambre haute d'un moulin � vent. L�, nous nous sommes assis et nous avons caus�. J'�tais heureux comme dans mon grenier � Londres, et plus heureux que dans mon fauteuil de ministre � Paris. M. Reboul a tir� d'une commode un manuscrit, et m'a lu des vers �nergiques d'un po�me qu'il compose sur le Dernier jour . Je l'ai f�licit� de sa religion et de son talent. Je me rappelais ses belles strophes � un Exil� :

Quelque chose de grand se couve dans le monde ;

Il faut, � jeune roi, que ton �me y r�ponde ;

Oh ! ce n'est pas pour rien que, calmant notre deuil,

Le ciel par un mourant fit r�v�ler ta vie ;

Que quelque temps apr�s, de ses enfants suivie,

Aux yeux de l'univers, la nation ravie

T'�leva dans ses bras sur le bord d'un cercueil !

Il fallut me s�parer de mon h�te, non sans souhaiter au po�te les jardins d'Horace. J'aurais mieux aim� qu'il r�v�t au bord de la cascade de Tibur, que de le voir recueillir le froment broy� par la roue au-dessous de cette cascade. Il est vrai que Sophocle �tait peut-�tre un forgeron � Ath�nes, et que Plaute, � Rome, annon�ait Reboul � N�mes.

Entre N�mes et Montpellier, je passai sur ma gauche Aigues-Mortes, que j'ai visit�e en 1838. Cette ville est encore toute enti�re avec ses tours et son enceinte : elle ressemble � un vaisseau de haut bord �chou� sur le sable o� l'ont laiss�e Saint Louis, le temps et la mer. Le saint roi avait donn� des usages et statuts � la ville d'Aigues-Mortes : " Il veut que la prison soit telle, qu'elle serve non � l'extermination de la personne, mais � sa garde ; que nulle information ne soit faite pour des paroles injurieuses ; que l'adult�re m�me ne soit recherch� qu'en certains cas, et que le violateur d'une vierge, volente v� nolente , ne perde ni la vie, ni aucun de ses membres, sed alio modo puniatur . "

A Montpellier, je revis la mer, � qui j'aurais volontiers �crit comme le roi tr�s-chr�tien � la Conf�d�ration suisse : " Ma fid�le alli�e et ma grande amie. " Scaliger aurait voulu faire de Montpellier le nid de sa vieillesse . Elle a re�u son nom de deux vierges saintes, Mons puellarum : de l� la beaut� de ses femmes. Montpellier, en tombant devant le cardinal de Richelieu, vit mourir la constitution aristocratique de la France.

De Montpellier � Narbonne, j'eus, chemin faisant, un retour � mon naturel, une attaque de mes songeries. J'aurais oubli� cette attaque si, comme certains malades imaginaires, je n'avais enregistr� le jour de ma crise sur un tout petit bulletin, seule note de ce temps retrouv�e pour aide � ma m�moire. Ce fut cette fois un espace aride, couvert de digitales, qui me fit oublier le monde : mon regard glissait sur cette mer de tiges empourpr�es, et n'�tait arr�t� au loin que par la cha�ne bleu�tre du Cantal. Dans la nature, hormis le ciel, l'oc�an et le soleil, ce ne sont pas les immenses objets dont je suis inspir� ; ils me donnent seulement une sensation de grandeur, qui jette ma petitesse �perdue et non consol�e aux pieds de Dieu. Mais une fleur que je cueille, un courant d'eau qui se d�robe parmi des joncs, un oiseau qui va s'envolant et se reposant devant moi, m'entra�nent � toutes sortes de r�ves. Ne vaut-il pas mieux s'attendrir sans savoir pourquoi, que de chercher dans la vie des int�r�ts �mouss�s, refroidis par leur r�p�tition et leur multitude ? Tout est us� aujourd'hui, m�me le malheur.

A Narbonne, je rencontrai le canal des Deux-Mers. Corneille, chantant cet ouvrage, ajoute sa grandeur � celle de Louis XIV :

La Garonne et le Tarn en leurs grottes profondes,

Soupiraient d�s longtemps pour marier leurs ondes,

Et faire ainsi couler par un heureux penchant

Les tr�sors de l'aurore aux rives du couchant.

Mais � des voeux si doux, � des flammes si belles

La nature, attach�e � des lois �ternelles,

Pour obstacle invincible opposait fi�rement

Des monts et des rochers l'affreux encha�nement.

France, ton grand roi parle, et ces rochers se fendent,

La terre ouvre son sein, les plus hauts monts descendent.

Tout c�de......

A Toulouse, j'aper�us du pont de la Garonne la ligne des Pyr�n�es ; je la devais traverser quatre ans plus tard : les horizons se succ�dent comme nos jours. On me proposa de me montrer dans un caveau le corps dess�ch� de la belle Paule : heureux ceux qui croient sans avoir vu ! Montmorenci avait �t� d�capit� dans la cour de l'H�tel de ville : cette t�te coup�e �tait donc bien importante, puisqu'on en parle encore apr�s tant d'autres t�tes abattues ? Je ne sais si dans l'histoire des proc�s criminels il existe une d�position de t�moin qui ait fait mieux reconna�tre l'identit� d'un homme : " Le feu et la fum�e dont il �tait couvert, dit Guitaut, m'emp�ch�rent d'abord de le reconno�tre ; mais voyant un homme qui, apr�s avoir romptu six de nos rangs, tuait encore des soldats au septi�me, je jugeai que ce ne pouvoit �tre que M. de Montmorenci ; je le sus certainement lorsque je le vis renvers� � terre sous son cheval mort. "

L'�glise abandonn�e de Saint-Sernin me frappa par son architecture. Cette �glise est li�e � l'histoire des Albigeois, que le po�me, si bien traduit par M. Fauriel, fait revivre :

" Le vaillant jeune comte, la lumi�re et l'h�ritier de son p�re, la croix et le fer, entrent ensemble par l'une des portes. Ni en chambre, ni en �tage, il ne reste pas une jeune fille ; les habitants de sa ville, grands et petits, regardent tous le comte comme fleur de rosier. "

C'est de l'�poque de Simon de Montfort que date la perte de la langue d'Oc : " Simon, se voyant seigneur de tant de terres, les d�partit entre les gentilshommes, tant fran�ais qu'autres, atque loci leges dedimus ", disent les huit archev�ques et �v�ques signataires.

J'aurais bien voulu avoir le temps de m'enqu�rir � Toulouse d'une de mes grandes admirations, de Cujas, �crivant couch� � plat ventre, ses livres �pandus autour de lui. Je ne sais si l'on a conserv� le souvenir de Suzanne, sa fille, mari�e deux fois. La constance n'amusait pas beaucoup Suzanne, elle en faisait peu de cas ; mais elle nourrit l'un de ses maris des infid�lit�s dont mourut l'autre. Cujas fut prot�g� par la fille de Fran�ois Ier, Pibrac par la fille de Henri II, deux Marguerites de ce sang des Valois, pur sang des Muses. Pibrac est c�l�bre par ses quatrains traduits en persan. (J'�tais log� peut-�tre dans l'h�tel du pr�sident son p�re.) " Ce bon monsieur de Pibrac, dit Montaigne, avoit un esprit si gentil, les opinions si saines, les moeurs si douces ; son �me �toit si disproportionn�e � notre corruption et � nos temp�tes ! " Et il a fait l'apologie de la Saint-Barth�l�my.

Je courais sans pouvoir m'arr�ter ; le sort me renvoyait � 1838 pour admirer en d�tail la cit� de Raimond de Saint-Gilles, et pour parler des nouvelles connaissances que j'y ai faites ; M. de Lavergne, homme de talent, d'esprit et de raison ; mademoiselle Honorine Gasc, Malibran future. Celle-ci, en ma qualit� nouvelle de serviteur de Cl�mence Isaure, me rappelait ces vers que Chapelle et Bachaumont �crivaient dans l'�le d'Ambijoux, pr�s de Toulouse :

H�las ! que l'on seroit heureux

Dans ce beau lieu digne d'envie,

Si toujours aim� de Sylvie,

On pouvait, toujours amoureux,

Avec elle passer sa vie !

Puisse mademoiselle Honorine �tre en garde contre sa belle voix ! Les talents sont de l ' or de Toulouse : ils portent malheur.

Bordeaux �tait � peine d�barrass� de ses �chafauds et de ses l�ches Girondins. Toutes les villes que je voyais avaient l'air de belles femmes relev�es d'une violente maladie et qui commencent � peine � respirer. A Bordeaux, Louis XIV avait jadis fait abattre le Temple de la Tutelle, afin de b�tir le Ch�teau-Trompette : Spon et les amis de l'antiquit� g�mirent :

Pourquoi d�molit-on ces colonnes des dieux,

Ouvrage des C�sars, monument tut�laire ?

On trouvait � peine quelques restes des Ar�nes. Si l'on donnait un t�moignage de regret � tout ce qui tombe, il faudrait trop pleurer.

Je m'embarquai pour Blaye. Je vis ce ch�teau alors ignor�, auquel, en 1833, j'adressai ces paroles : " Captive de Blaye ! je me d�sole de ne pouvoir rien pour vos pr�sentes destin�es ! " Je m'acheminai vers Rochefort et je me rendis � Nantes, par la Vend�e.

Ce pays portait, comme un vieux guerrier, les mutilations et les cicatrices de sa valeur. Des ossements blanchis par le temps et des ruines noircies par les flammes frappaient les regards. Lorsque les Vend�ens �taient pr�s d'attaquer l'ennemi, ils s'agenouillaient et recevaient la b�n�diction d'un pr�tre : la pri�re prononc�e sous les armes n'�tait point r�put�e faiblesse, car le Vend�en qui �levait son �p�e vers le ciel, demandait la victoire et non la vie.

La diligence dans laquelle je me trouvais enterr� �tait remplie de voyageurs qui racontaient les viols et les meurtres dont ils avaient glorifi� leur vie dans les guerres vend�ennes. Le coeur me palpita, lorsqu'ayant travers� la Loire � Nantes, j'entrai en Bretagne. Je passai le long des murs de ce coll�ge de Rennes qui vit les derni�res ann�es de mon enfance. Je ne pus rester que vingt-quatre heures aupr�s de ma femme et de mes soeurs, et je regagnai Paris.

 

2 L14 Chapitre 3

Paris, 1838.

Ann�es de ma vie, 1802 et 1803. - M. de Laharpe : sa mort.

J'arrivai pour voir mourir un homme qui appartenait � ces noms sup�rieurs au second rang dans le dix-huiti�me si�cle et qui, formant une arri�re-ligne solide dans la soci�t�, donnaient � cette soci�t� de l'ampleur et de la consistance.

J'avais connu M. de Laharpe en 1789 : comme Flins, il s'�tait pris d'une belle passion pour ma soeur, madame la comtesse de Farcy. Il arrivait avec trois gros volumes de ses oeuvres sous ses petits bras, tout �tonn� que sa gloire ne triomph�t pas des coeurs les plus rebelles. Le verbe haut, la mine anim�e, il tonnait contre les abus, faisant faire une omelette chez les ministres o� il ne trouvait pas le d�ner bon, mangeant avec ses doigts, tra�nant dans les plats ses manchettes, disant des grossi�ret�s philosophiques aux plus grands seigneurs qui raffolaient de ses insolences ; mais, somme toute, esprit droit, �clair�, impartial au milieu de ses passions, capable de sentir le talent, de l'admirer, de pleurer � de beaux vers ou � une belle action, et ayant un de ces fonds propres � porter le repentir. Il n'a pas manqu� sa fin : je le vis mourir chr�tien courageux, le go�t agrandi par la religion, n'ayant conserv� d'orgueil que contre l'impi�t�, et de haine que contre la langue r�volutionnaire .

A mon retour de l'�migration, la religion avait rendu M. de Laharpe favorable � mes ouvrages : la maladie dont il �tait attaqu� ne l'emp�chait pas de travailler ; il me r�citait des passages d'un po�me qu'il composait sur la R�volution ; on y remarquait quelques vers �nergiques contre les crimes du temps et contre les honn�tes gens qui les avaient soufferts :

Mais s'ils ont tout os�, vous avez tout permis :

Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est inf�me.

Oubliant qu'il �tait malade, coiff� d'un bonnet blanc, v�tu d'un spencer ouat�, il d�clamait � tue-t�te ; puis laissant �chapper son cahier, il disait d'une voix qu'on entendait � peine : " Je n'en puis plus : je sens une griffe de fer dans le c�t�. " Et si, malheureusement, une servante venait � passer, il reprenait sa voix de Stentor et mugissait : " Allez vous-en ! Allez vous-en ! Fermez la porte ! " Je lui disais un jour : " Vous vivrez pour l'avantage de la religion. - Ah ! oui ", me r�pondit-il, " ce serait bien � Dieu ; mais il ne le veut pas, et je mourrai ces jours-ci. " Retombant dans son fauteuil et enfon�ant son bonnet sur ses oreilles, il expiait son orgueil par sa r�signation et son humilit�.

Dans un d�ner chez Migneret, je l'avais entendu parler de lui-m�me avec la plus grande modestie, d�clarant qu'il n'avait rien fait de sup�rieur, mais qu'il croyait que l'art et la langue n'avaient point d�g�n�r� entre ses mains.

M. de Laharpe quitta ce monde le 11 f�vrier 1803 : l'auteur des Saisons mourait presqu'en m�me temps au milieu de toutes les consolations de la philosophie, comme M. de Laharpe au milieu de toutes les consolations de la religion ; l'un visit� des hommes, l'autre visit� de Dieu.

M. de Laharpe fut enterr� le 12 f�vrier 1803, au cimeti�re de la barri�re de Vaugirard. Le cercueil ayant �t� d�pos� au bord de la fosse, sur le petit monceau de terre qui le devait bient�t recouvrir, M. de Fontanes pronon�a un discours. La sc�ne �tait lugubre : les tourbillons de neige tombaient du ciel et blanchissaient le drap mortuaire que le vent soulevait, pour laisser passer les derni�res paroles de l'amiti� � l'oreille de la mort. Le cimeti�re a �t� d�truit et M. de Laharpe exhum� : il n'existait presque plus rien de ses cendres ch�tives. Mari� sous le Directoire, M. de Laharpe n'avait pas �t� heureux avec sa belle femme ; elle l'avait pris en horreur en le voyant, et ne voulut jamais lui accorder aucun droit.

Au reste, M. de Laharpe avait, ainsi que toute chose, diminu� aupr�s de la R�volution qui grandissait toujours : les renomm�es se h�taient de se retirer devant le repr�sentant de cette R�volution, comme les p�rils perdaient leur puissance devant lui.

 

2 L14 Chapitre 4

Paris, 1838.

Ann�es de ma vie, 1802 et 1803. - Entrevue avec Bonaparte.

Tandis que nous �tions occup�s du vivre et du mourir vulgaires, la marche gigantesque du monde s'accomplissait ; l'Homme du temps prenait le haut bout dans la race humaine. Au milieu des remuements immenses, pr�curseurs du d�placement universel, j'�tais d�barqu� � Calais pour concourir � l'action g�n�rale, dans la mesure assign�e � chaque soldat. J'arrivai, la premi�re ann�e du si�cle, au camp o� Bonaparte battait le rappel des destin�es : il devint bient�t premier consul � vie.

Apr�s l'adoption du Concordat par le Corps l�gislatif en 1802, Lucien, ministre de l'int�rieur, donna une f�te � son fr�re ; j'y fus invit�, comme ayant ralli� les forces chr�tiennes et les ayant ramen�es � la charge. J'�tais dans la galerie, lorsque Napol�on entra : il me frappa agr�ablement ; je ne l'avais jamais aper�u que de loin. Son sourire �tait caressant et beau ; son oeil admirable, surtout par la mani�re dont il �tait plac� sous son front et encadr� dans ses sourcils. Il n'avait encore aucune charlatanerie dans le regard, rien de th��tral et d'affect�. Le G�nie du Christianisme , qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi sur Napol�on. Une imagination prodigieuse animait ce politique si froid : il n'e�t pas �t� ce qu'il �tait, si la muse n'e�t �t� l� ; la raison accomplissait les id�es du po�te. Tous ces hommes � grande vie sont toujours un compos� de deux natures, car il les faut capables d'inspiration et d'action : l'une enfante le projet, l'autre l'accomplit.

Bonaparte m'aper�ut et me reconnut, j'ignore � quoi. Quand il se dirigea vers ma personne, on ne savait qui il cherchait ; les rangs s'ouvraient successivement ; chacun esp�rait que le consul s'arr�terait � lui ; il avait l'air d'�prouver une certaine impatience de ces m�prises. Je m'enfon�ais derri�re mes voisins ; Bonaparte �leva tout � coup la voix et me dit : " Monsieur de Chateaubriand ! " Je restai seul alors en avant, car la foule se retira et bient�t se reforma en cercle autour des interlocuteurs. Bonaparte m'aborda avec simplicit� : sans me faire de compliments, sans questions oiseuses, sans pr�ambule, il me parla sur-le-champ de l'Egypte et des Arabes, comme si j'eusse �t� de son intimit� et comme s'il n'e�t fait que continuer une conversation d�j� commenc�e entre nous. " J'�tais toujours frapp� " me dit-il, " quand je voyais les cheiks tomber � genoux au milieu du d�sert, se tourner vers l'Orient et toucher le sable de leur front. Qu'�tait-ce que cette chose inconnue qu'ils adoraient vers l'orient ? "

Bonaparte s'interrompit, et passant sans transition � une autre id�e : " Le christianisme ? Les id�ologues n'ont-ils pas voulu en faire un syst�me d'astronomie ? Quand cela serait, croient-ils me persuader que le christianisme est petit ? Si le christianisme est l'all�gorie du mouvement des sph�res, la g�om�trie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgr� eux ils ont encore laiss� assez de grandeur � l' inf�me . "

Bonaparte incontinent s'�loigna. Comme � Job, dans ma nuit, " un esprit est pass� devant moi ; les poils de ma chair se sont h�riss�s ; il s'est tenu l� : je ne connais point son visage et j'ai entendu sa voix comme un petit souffle ".

Mes jours n'ont �t� qu'une suite de visions ; l'enfer et le ciel se sont continuellement ouverts sous mes pas ou sur ma t�te, sans que j'aie eu le temps de sonder leurs t�n�bres ou leurs lumi�res. J'ai rencontr� une seule fois sur le rivage des deux mondes l'homme du dernier si�cle et l'homme du nouveau, Washington et Napol�on. Je m'entretins un moment avec l'un et l'autre ; tous deux me renvoy�rent � la solitude, le premier par un souhait bienveillant, le second par un crime.

Je remarquai qu'en circulant dans la foule Bonaparte me jetait des regards plus profonds que ceux qu'il avait arr�t�s sur moi en me parlant. Je le suivais aussi des yeux :

Chi � quel grande, che non par che curi L'incendio ?

" Quel est ce grand qui n'a cure de l'incendie ? " (Dante.)

 

2 L14 Chapitre 5

Paris, 1837.

Ann�e de ma vie, 1803. - Je suis nomm� premier secr�taire d'ambassade � Rome.

A la suite de cette entrevue, Bonaparte pensa � moi pour Rome : il avait jug� d'un coup d'oeil o� et comment je lui pouvais �tre utile. Peu lui importait que je n'eusse pas �t� dans les affaires, que j'ignorasse jusqu'au premier mot de la diplomatie pratique ; il croyait que tel esprit sait toujours, et qu'il n'a pas besoin d'apprentissage. C'�tait un grand d�couvreur d'hommes ; mais il voulait qu'ils n'eussent de talent que pour lui, � condition encore qu'on parl�t peu de ce talent ; jaloux de toute renomm�e, il la regardait comme une usurpation sur la sienne : il ne devait y avoir que Napol�on dans l'univers.

Fontanes et madame Bacciocchi me parl�rent de la satisfaction que le Consul avait eue de ma conversation : je n'avais pas ouvert la bouche ; cela voulait dire que Bonaparte �tait content de lui. Ils me press�rent de profiter de la fortune. L'id�e d'�tre quelque chose ne m'�tait jamais venue ; je refusai net. Alors, on fit parler une autorit� � laquelle il m'�tait difficile de r�sister.

L'abb� Emery, sup�rieur du s�minaire de Saint-Sulpice, vint me conjurer, au nom du clerg�, d'accepter, pour le bien de la religion, la place de premier secr�taire de l'ambassade que Bonaparte destinait � son oncle, le cardinal Fesch. Il me faisait entendre que l'intelligence du cardinal n'�tant pas tr�s remarquable, je me trouverais bient�t le ma�tre des affaires. Un hasard singulier m'avait mis en rapport avec l'abb� Emery : j'avais pass� aux Etats-Unis avec l'abb� Nagot et divers s�minaristes, vous le savez. Ce souvenir de mon obscurit�, de ma jeunesse, de ma vie de voyageur, qui se r�fl�chissait dans ma vie publique, me prenait par l'imagination et le coeur. L'abb� Emery, estim� de Bonaparte, �tait fin par sa nature, par sa robe et par la R�volution ; mais cette triple finesse ne lui servait qu'au profit de son vrai m�rite ; ambitieux seulement de faire le bien, il n'agissait que dans le cercle de la plus grande prosp�rit� d'un s�minaire. Circonspect dans ses actions et dans ses paroles, il e�t �t� superflu de violenter l'abb� Emery, car il tenait toujours sa vie � votre disposition, en �change de sa volont� qu'il ne c�dait jamais : sa force �tait de vous attendre, assis sur sa tombe.

Il �choua dans sa premi�re tentative ; il revint � la charge, et sa patience me d�termina. J'acceptai la place qu'il avait mission de me proposer, sans �tre le moins du monde convaincu de mon utilit� au poste o� l'on m'appelait : je ne vaux rien du tout en seconde ligne. J'aurais peut-�tre encore recul�, si l'id�e de madame de Beaumont n'�tait venue mettre un terme � mes scrupules. La fille de M. de Montmorin se mourait ; le climat de l'Italie lui serait, disait-on, favorable ; moi allant � Rome, elle se r�soudrait � passer les Alpes : je me sacrifiai � l'espoir de la sauver. Madame de Chateaubriand se pr�para � me venir rejoindre. M. Joubert parlait de l'accompagner, et madame de Beaumont partit pour le Mont-d'Or, afin d'achever ensuite sa gu�rison au bord du Tibre.

M. de Talleyrand occupait le minist�re des relations ext�rieures ; il m'exp�dia ma nomination. Je d�nai chez lui : il est demeur� tel dans mon esprit qu'il s'y pla�a au premier moment. Au reste, ses belles fa�ons faisaient contraste avec celles des marauds de son entourage ; ses roueries avaient une importance inconcevable : aux yeux d'un brutal gu�pier, la corruption des moeurs semblait g�nie, la l�g�ret� d'esprit profondeur. La R�volution �tait trop modeste ; elle n'appr�ciait pas assez sa sup�riorit� : ce n'est pas m�me chose d'�tre au-dessus ou au-dessous des crimes.

Je vis les eccl�siastiques attach�s au cardinal ; je distinguai le joyeux abb� de Bonnevie : jadis aum�nier � l'arm�e des Princes, il s'�tait trouv� � la retraite de Verdun ; il avait aussi �t� grand vicaire de l'�v�que de Ch�lons, M. de Clermont-Tonnerre, qui s'embarqua derri�re nous pour r�clamer une pension du Saint-Si�ge, en qualit� de Chiaramonte . Mes pr�paratifs achev�s, je me mis en route : je devais devancer � Rome l'oncle de Napol�on.

 

2 L14 Chapitre 6

Paris, 1838.

Ann�e de ma vie, 1803. - Voyage de Paris aux Alpes de Savoie.

A Lyon, je revis mon ami M. Ballanche. Je fus t�moin de la F�te-Dieu renaissante : je croyais avoir quelque part � ces bouquets de fleurs, � cette joie du ciel que j'avais rappel�e sur la terre.

Je continuai ma route ; un accueil cordial me suivait : mon nom se m�lait au r�tablissement des autels. Le plaisir le plus vif que j'aie �prouv�, c'est de m'�tre senti honor� en France et chez l'�tranger des marques d'un int�r�t s�rieux. Il m'est arriv� quelquefois, tandis que je me reposais dans une auberge de village, de voir entrer un p�re et une m�re avec leur fils : ils m'amenaient, me disaient-ils, leur enfant pour me remercier. Etait-ce l'amour-propre qui me donnait alors ce plaisir dont je parle ? Qu'importait � ma vanit� que d'obscurs et honn�tes gens me t�moignassent leur satisfaction sur un grand chemin, dans un lieu o� personne ne les entendait ? Ce qui me touchait, du moins j'ose le croire, c'�tait d'avoir produit un peu de bien, consol� quelques afflig�s, fait rena�tre au fond des entrailles d'une m�re l'esp�rance d'�lever un fils chr�tien, c'est-�-dire un fils soumis, respectueux, attach� � ses parents. Aurais-je go�t� cette joie pure si j'eusse �crit un livre dont les moeurs et la religion auraient eu � g