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Quatre films pour découvrir le cinéma de Marguerite Duras

Autrice, scénariste et réalisatrice, l'écrivaine a signé dix-neuf longs-métrages qui ne sont pas tout à fait des films.

Marguerite Duras et Jeanne Moreau sur le tournage de <em>Nathalie Granger</em> en 1973. | Moullet et Cie / Collection ChristopheL via AFP
Marguerite Duras et Jeanne Moreau sur le tournage de Nathalie Granger en 1973. | Moullet et Cie / Collection ChristopheL via AFP

Temps de lecture: 4 minutes

«Je ne sais pas si j'ai trouvé le cinéma. J'en ai fait. Pour les professionnels, le cinéma que je fais n'existe pas.» Dans l'édition des Cahiers du Cinéma dont elle fut la seule autrice, en juin 1980, Marguerite Duras raconte son cinéma, radical, personnel: «Le problème est de savoir pourquoi, pourquoi mes films. Toutes les raisons que je donne depuis des années sont approximatives, je n'arrive pas à le voir clairement. Ça doit concerner ma propre vie. Quand j'en ai parlé, c'est souvent pour dire que je voyais mal. C’est peut-être l'envie de mes écrits collés sur des images. Ou bien, simplement, c'est ce volume du cinéma qui m'attire, celui de la salle de cinéma, ce point de convergence.»

Si le cinéma vient d'abord à Marguerite Duras avec l'adaptation de ses romans, à commencer par Un barrage contre le Pacifique par René Clément en 1957, Marguerite Duras viendra aussi au cinéma. En tant que scénariste (Hiroshima mon amour, Moderato Cantabile, Une aussi longue absence) et réalisatrice, d'abord en adaptant seule ses propres textes (Détruire, dit-elle) puis, dès 1973, avec ses propres créations originales (Nathalie Granger).

À l'écrit comme à l'image, le temps passe et radicalise l'œuvre durassienne, où les schémas narratifs se dissolvent au profit du verbe. Souvent difficile d'accès, sa production peine à se faire une place au box-office et s'attire les critiques des spécialistes. Pourtant, Marguerite Duras offre un cinéma de l'émotion, bouleverse les codes pour bouleverser le spectateur.

À l'occasion de la rétrospective Marguerite Duras organisée par la Cinémathèque à Paris, nous avons sélectionné quatre films sur les dix-neuf qu'elle a tournés, et qui seront projetés entre le 9 et le 27 mai 2024.

«Nathalie Granger» (1973)

Dans une grande propriété vivent deux femmes et deux petites filles, dont l'une, la Nathalie du titre, est rejetée par l'institution scolaire au motif qu'elle porte en elle «une violence peu commune». Sa mère (Jeanne Moreau) s'interroge: quel avenir proposer donner à cette fille si inadaptée au monde dit normal? Les leçons de musique pour fil conducteur, un poste de radio comme seul lien tangible avec l'extérieur: Duras brode un film de maison hantée captivant et réaliste, qui joue sur l'opposition entre le calme apparent de la maison et le tumulte qui grandit dans les têtes des protagonistes.

T.M.

«Le Camion» (1977)

Au bord d'une route, une femme fait de l’auto-stop puis monte dans un camion. Pendant ce trajet, elle raconte son histoire mais le routier ne l'écoute pas. Sorti en 1977, Le Camion figure parmi les films clés dans l'œuvre protéiforme de Marguerite Duras dont le cinéma véhicule une manière d'appartenir au monde.

Trois ans après la sortie d'India Song (1974), Marguerite Duras enchaîne les projets de films et envisage rapidement la réalisation du Camion. Dans un entretien mené par Michelle Porte, elle explique la genèse de ce film pour lequel elle envisage un tournage rapide et aucune répétition. Alors que la production débute avec les premiers repérages techniques, la cinéaste stoppe le projet pour des raisons personnelles. Elle propose donc de filmer la lecture du manuscrit dans sa maison de campagne à Neauphle-le-Château, avec Gérard Depardieu, acteur préssenti pour interpréter le routier. Rejetant toute forme de jeu, la cinéaste exige qu'il découvre le texte le jour même de la prise de vue.

«C’est un film?», demande-t-il.

Marguerite Duras répond: «Ça aurait été un film. C'est un film.»

Le Camion captive d’abord par sa manière de restituer cette rencontre fortuite et ses personnages sans qu'ils soient mis en scène. Au lieu d'un road-movie, le film expose la lecture du scénario en entremêlant des plans extérieurs d'un poids lourd traversant les paysages périurbains des Yvelines. Par ces intermèdes routiers, le film s'échappe ponctuellement du salon pour esquisser les prémisses d'une fiction en devenir. Toute la singularité du Camion réside dès lors dans son dispositif projetant la tentative de son autrice à reformuler un film non réalisé.

Assis autour d'une table, la cinéaste et son acteur dressent le portrait d'une femme «déclassée» qui parle sans discontinuer à ce routier taiseux. Au fil de la lecture, le film guette le surgissement d'une émotion dans les échanges de regards sans attendre pour autant du texte un éclairage sur les motivations de cette femme. Elle intrigue parce qu'elle trouve sa liberté en inventant sa vie par la parole. «Mais qu’est-ce qu'elle dit, la femme qui est montée? – Elle dit: que le monde aille à sa perte, c'est la seule politique.» Injonction formulée sans désespoir ou nihilisme par Marguerite Duras, qui déjà dans Détruite, dit-elle (1969), invitait à tout recommencer par «un stade révolutionnaire au niveau de la vie intérieure».

Quarante-sept ans après sa sortie, Le Camion témoigne de la radicalité formelle de Marguerite Duras qui n'a eu de cesse de chercher un raccord possible entre le langage et l'image.

T.L.

«Une aussi longue absence» (1969)

Marguerite Duras signe (avec Gérard Jarlot et le réalisateur Henri Colpi) une des plus belles histoires d'amour du cinéma, justement récompensée par la Palme d'or au festival de Cannes 1961. Alida Valli incarne une patronne de bar qui, quinze ans après la disparition de son mari déporté pendant la guerre, croise un homme amnésique qui lui ressemble étrangement. S'ensuit une lente et délicate tentative d'apprivoisement, bercée par la sublime musique de George Delerue.

A.B.

«Le Navire Night» (1977)

Que faire de ce film dont la puissance repose en partie sur la voix de Benoît Jacquot, invisible interprète du personnage principal masculin? Les récentes révélations de plusieurs comédiennes, dont Judith Godrèche, en dissuaderont beaucoup, et c'est compréhensible, de s'abandonner à cet échange entre Duras et Jacquot, voix-off d'un tragique dialogue amoureux qui s'étire sur des plans de Paris entrecoupés de scènes énigmatiques où Bulle Ogier, Dominique Sanda et Matthieu Carière posent, acteurs-spectateurs, sans lien apparent avec le récit.

On pourrait refuser la voix de Benoit Jacquot et se rabattre sur le texte, édité chez Folio, mais on perdrait au passage la fabuleuse lecture de Marguerite Duras, ce phrasé qui donne vie à ses mots, celui que l'on entend lorsqu'on lit ses livres. Et on passerait à côté de ce film étrange mais hypnotique, ce film renié par Duras même en introduction de la version littéraire – «Ce n'était peut-être pas la peine de faire le film. Je crois que le film était sans doute en plus, en trop, donc pas nécessaire, donc inutile.» –, ce film né de la rencontre de l'écrivaine et d'un jeune homme d'une vingtaine d'années, J.M. Il lui dit travailler au service des télécommunications, où il s'ennuie et compose des numéros au hasard. Un jour, une femme lui répond, et s'ensuit un dialogue téléphonique trois ans durant sans que jamais le jeune homme ne voie sa correspondante.

Poussant le hiatus entre texte et image à son maximum, Marguerite Duras restitue une histoire d'amour où le désir ne vit et ne tient qu'à son impossible résolution.

C.C.

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