Est-ce qu’on manque à Beyrouth ? - L'Orient-Le Jour

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Est-ce qu’on manque à Beyrouth ?

Retrouver, à Paris, un visage familier de Beyrouth, un visage qui composait le paysage de cette ville, et en reparler comme nos parents l'ont fait avant nous, comme d'un vieux monde qu'on nous a arraché.

Est-ce qu’on manque à Beyrouth ?

Photo Sasha Haddad

Jamais, pas un instant, je n’aurais imaginé qu’un jour Charbel quitterait Beyrouth. Il était l’un des premiers à aller s’installer et vivre à Mar Mikhaël, bien avant que le quartier ne se transforme, au fil des ans, en cette sorte de ruche créative et un rien bobo. Ceux qui fréquentaient le quartier, de jour comme de nuit, et même ceux qui l’habitaient depuis le temps où un train glissait entre les immeubles, savent à quel point Charbel était une figure essentielle, presque fondatrice de Mar Mikhaël. Au même titre que l’épicier du coin, du mécanicien, de la pharmacienne et du barbier, pourtant là depuis que ce quartier ressemblait à un village au milieu de la ville, Charbel en était en si peu de temps devenu l’un de ces visages qui composent le paysage de ce quartier. De ces personnages qui donnent de la personnalité, de l’âme à un lieu. Pas un matin où je passais par la rue d’Arménie, je ne le voyais pas assis à la même table, sa table de l’Internazionale, avec toujours un espresso bien serré, un livre plié de tous bords, et, entre les mains, les cigarettes qu’il roulait à la chaîne et qui, dès 10 h du matin, formaient déjà une petite montagne de cendres. C’est là qu’il « recevait » les amis qui savaient où le trouver et défilaient sur cette table en vieux bois où la lumière coulait à travers les branches d’un vieux ficus. Ce petit trottoir où Charbel réussissait à ralentir le temps, cette table où tous les jours, à sa manière, il refaisait le monde, était pour lui la maison.

Souvent, de la manière la plus improvisée, je m’installais en face de lui, « juste pour cinq minutes » et on finissait en vrai par passer des heures à discuter, à rire, à se faire rejoindre par des amis ou des chats de passage. Toujours, nos conversations finissaient par toucher le pays, Beyrouth. Et aujourd’hui, je me rends compte à quel point Charbel avait en fait fini par ressembler à cette ville. Comme Beyrouth, il est plein de contradictions, fêlé mais plein de lumière, indiscipliné mais avec des rêves et des idées bien construites, tragédien, parfois sombre dans son phrasé, mais rempli d’humour et de comédie.

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Avec ses grandes lunettes rondes, il avait réussi à voir dans l’impasse qu’est notre pays, toute l’immensité dont ce pays est capable, seulement si les gros bonnets desquels nous avons hérité nous laissaient tranquille un instant. À Beyrouth, sur papier, Charbel était musicien, compositeur et artiste visuel. Je repense aujourd’hui à tous les concerts qu’il a donnés, à ses performances dans des musées ou des lieux oubliés, les uns plus marquants que les autres. Je repense à tous les souvenirs, les odeurs, les larmes, les baisers, les rencontres venus avec. Je repense aux albums et aux compils sur lesquelles il a travaillé depuis son appartement de Mar Mikhaël, et qui ont été pour la plupart la bande sonore de ma vie au Liban. Mais par-delà ses talents pour tout cela, il avait un talent pour la vie. En deux temps, trois mouvements, derrière son DJ booth du Torino, rue Gouraud, il fabriquait une fête qui se déployait jusqu’au petit matin. Charbel avait tout donné, sa musique, ses mots, au paysage culturel libanais de l’après-guerre. Il avait tout donné à cette ville jusqu’à ce qu’elle lui prenne tout. Il avait pris un coup, comme nous tous, avec la crise économique de 2019, puis, le 4 août 2020, une seconde avait suffi pour que son appartement, Mar Mikhaël, et sa petite table de l’Internazionale s’évaporent. Et pourtant, dès la semaine suivante, le voir tenir debout au milieu de ce quartier transformé en ruines, était seule une promesse. Et nous étions partis, les uns après les autres, Charbel était resté. Il avait tenu le fort, et lorsqu’on rentrait, rien qu’en le voyant assis de nouveau à sa table de l’Internazionale ou rien qu’en finissant avec lui une soirée, avec des shots de vodka au bar du Torino ou du Brazzaville, il nous faisait en silence le serment que tout cela reviendra un jour. Et, qu’entre-temps, il protège et garde nos souvenirs.

Alors voilà, jamais, pas un instant, je n’aurai imaginé qu’un jour Charbel quitterait Beyrouth. Et pourtant il l’a fait, à la force d’un visa d’artiste qui est désormais le sésame de tout créatif « coincé » derrière l’horizon bouché du Liban. Il s’est installé à Paris, il n’y a pas même un mois, où il travaille sur des projets artistiques et musicaux depuis la Cité des arts. On s’est vus l’autre soir, dans un bar anonyme de Paris. La chance que Paris a d’avoir Charbel, et le vide que ce sera pour Beyrouth, j’ai pensé. Depuis ce bar où personne ne nous connaissait et où on ne connaissait personne, j’ai regardé Charbel et tout d’un coup, j’ai revu passer, comme ça, mon adolescence et puis ma vie d’adulte à Beyrouth dont Charbel a été un visage familier, et, en vrai, une forme de famille. « Toi, là, et pas à Beyrouth, ça fait tellement bizarre, en fait », je lui ai dit. « Je sais, je sais. Et le plus dur, c’est que ça fait tellement mal d’aimer Beyrouth, encore, malgré tout. » On avait encore une fois, comme sur cette petite table de l’Internazionale, parlé de Beyrouth. Mais cette fois en devenant nos parents, en évoquant cette ville comme on parle d’un vieux monde qu’on nous a arraché d’entre les mains, avec une nostalgie qui est en fait une forme de résistance, une plainte mais aussi une révolte. Avec, en fait, cette douleur d’un être qui nous manque, mais dont on ne sait pas si on lui manque aussi.

Jamais, pas un instant, je n’aurais imaginé qu’un jour Charbel quitterait Beyrouth. Il était l’un des premiers à aller s’installer et vivre à Mar Mikhaël, bien avant que le quartier ne se transforme, au fil des ans, en cette sorte de ruche créative et un rien bobo. Ceux qui fréquentaient le quartier, de jour comme de nuit, et même ceux qui l’habitaient depuis le temps où un...
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