Cannes 2024 : Fabrice Aragno, Godard sans Godard

Depuis la disparition du cinéaste, le 13 septembre 2022, Fabrice Aragno « porte » ses œuvres « posthumes » : d’abord Phony Wars, montré à Cannes l’an dernier et qui vient de sortir en salles, puis Scénarios présenté dans le cadre du festival à Cannes Classics.

Publié le 16 mai 2024 Mis à jour le 16 mai 2024 à 15:28

Jean-Luc Godard avait une façon de « tricoter » disait-il, plusieurs ouvrages à la fois. Il l’a fait jusqu’à la veille de sa mort, en compagnie de Fabrice Aragno, à la fois réalisateur, monteur et directeur de la photographie, vingt ans durant. Depuis « Notre musique » (2004) en passant entre autres par « Film Socialisme » (2010), « Adieu au langage » (2014) et « le Livre d’image » (2018). C’est lui qui est monté sur scène en 2018 pour recevoir la Palme d’or spéciale remise par Cate Blanchett sur la grande scène du Palais des festivals. « J’étais dans l’arbre, nous dit Fabrice Aragno, dans l’arborescence que représentait Jean-Luc Godard, car chez lui tout partait d’un sujet à un autre. Et maintenant que je suis tout seul, j’ai de quoi faire, sans compter mes projets personnels. » Lié à l’œuvre de Jean-Luc Godard à vie, Fabrice Aragno prépare un long métrage, le Lac, dont le scénario est déjà écrit à sa manière, libre et précise. Rencontre avec le gardien du temple Godard, qui a établi un lien fort avec Jean-Luc.

Quelle a été votre formation et comment avez-vous été amené à travailler avec Jean-Luc Godard ?

Fabrice Aragno. J’ai toujours voulu être inventeur. J’ai donc suivi les cours d’une école d’ingénieur mais un ingénieur n’invente rien. Puis j’ai découvert un théâtre de marionnettes dans ma ville, à Neuchâtel. J’ai aimé ce domaine dans lequel il n’y a pas de forme, pas de règle, une grande liberté de ton. Le cinéma est aussi un moyen de s’exprimer sans les mots. Je suis entré à l’école d’art de Lausanne et en 1998, j’ai été diplômé mais mon premier film court, Dimanche, ne plaisait pas en Suisse.

C’est lors des Rencontres Henri Langlois à Poitiers que Laurent Jacob, le fils de Gilles qui créait alors la Cinéfondation, m’a invité à le montrer dans ce cadre à Cannes. Par la suite, j’ai travaillé sur un film auquel je me suis donné à fond, dont la productrice, Ruth Waldburger, avait produit Jean-Luc. Quand elle m’a proposé de le rencontrer parce qu’il cherchait un régisseur, je me suis remémoré tout ce qui m’avait été suggéré de négatif à son sujet à l’école mais je me suis dit : finalement, pourquoi pas ? Jean-Luc a laissé un message sur mon répondeur. C’était le 13 septembre 2002, je suis allé à Rolle, en Suisse, et j’ai passé vingt ans auprès de lui. C’est tragiquement surprenant !

N’êtes-vous pas arrivé au moment d’une forme de basculement dans l’œuvre de Jean-Luc Godard ?

Fabrice Aragno. Il est clair qu’Éloge de l’amour (2001) marque le début du dernier geste cinématographique de Jean-Luc. À partir des Trois Désastres en 2014, trois films courts réalisés aussi par Peter Greenaway et Edgar Péra, a commencé pour Jean-Luc le tournage en 3D, un territoire qui faisait partie des possibles pour lui. Puis pour « Adieu au langage », nous avons créé Mission 3D. Jean-Luc m’a demandé qu’ « à mes moments perdus, j’essaie la matière ». Pour moi, c’était magnifique d’essayer. Quand Jean-Luc dit qu’il ne fait pas des films mais du cinéma, c’est totalement vrai. Un film n’est qu’une partie d’une œuvre cinématographique. J’ai alors découvert avec Mission 3D que le numérique est intéressant dans ses défauts, car il est possible de le « tordre ». Jean-Luc trouvait cela très bien que nous nous jouions des défauts de petites caméras. Nous aurons bien bricolé pendant vingt ans, Jean-Luc et moi. Nous avons travaillé avec de la ficelle mais en toute liberté.

Ce qui vous a rendu très heureux n’est-il pas cette exposition à Nyon puis à Berlin, un « démontage » du « Livre d’image » ?

La période commencée avec Éloge de l’amour se termine avec le Livre d’image. Jean-Luc le disait lui-même. Et il a constaté que ce « démontage » rendait les projections du Livre d’image très vivantes. C’était en 2020, une proposition du festival de Nyon, Visions du Réel, que de réaliser une sorte d’installation dans tout un étage du Château Blanc. Jean-Luc m’a dit : « Fabrice, faites comme cela vous chante ! » Alors j’ai proposé de situer le film dans l’espace, sur des étagères IKEA, comme il les utilisait chez lui, pour que le visiteur se promène vraiment à l’intérieur de l’œuvre aussi par l’intermédiaire de récepteurs de télévision. Quand Jean-Luc est venu deux jours avant l’ouverture, nous étions tremblants tous les deux. Il a été plus que ravi, saisi. J’aimerais refaire ce « démontage » au Japon. Je l’appellerai Éloge de l’image.

Est-ce que vous n’avez pas le sentiment que la tâche que Jean-Luc vous a laissée est quasiment infinie ?

Bien sûr, de temps en temps, Jean-Luc m’envoie des signaux parce que maintenant je me sens un peu seul dans mon arbre. Je vois la plaine devant moi mais il est toujours là. Nous avons présenté Phony Wars l’an dernier à Cannes. Le titre veut dire « Des guerres bizarres » et le film a été sous-titré « le film qui n’existe pas », ce qui est absurde… puisqu’il existe. Après le Livre d’image, il y avait une sorte de cohérence pour Jean-Luc de continuer à travailler puisqu’il était vivant. Et il souhaitait revenir à la pellicule, retrouver le rapport aux autres avec le développement, l’étalonnage, « faire les choses à la main pour se faire du bien au cerveau ». Maintenant, nous allons découvrir deux autres films à Cannes, Scénarios plus « Exposé du film annonce du film « Scénario ». Et il y en aura d’autres comme Parenthèses, un autre « projet » de Jean-Luc que je vais porter. Le film convoque Pasolini, Molière et Gramsci. Ce sont des parenthèses. Jean-Luc était une parenthèse et nous sommes des parenthèses. Le film commence par une parenthèse fermante, Jean-Luc, et se termine par une parenthèse ouvrante, le futur.

N’est-ce un peu effrayant tous ces futurs ?

Fabrice Aragno. Oui, il y a des milliers de futurs, une infinité de futurs, tout ce qui peut être créé avec une œuvre. Juste pour la donner à voir. J’ai un trésor entre les mains mais cela n’enlève pas les doutes et même cela fait peur.

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