Le naufrage : on n’en parle pas – Le Grain Asbl

Le naufrage : on n’en parle pas

Ethno-poétique de l’indicible

Dans cet article, je me propose de vous emmener en voyage au cœur des processus de terrain, de réflexion et d’écriture auxquels je m’essaie à propos des questions d’exil, et plus spécifiquement, de la question du naufrage, et ce qu’elle vient dire des politiques migratoires et de frontières, bien entendu, mais aussi de la mort et de ce fait, de la vie ou plus précisément de l’inégalité des vies et enfin, des quêtes de sens qui m’habitent en miroir de celles des rescapé·e·s* dont j’ai eu la chance de croiser la route. Cette réflexion s’inscrit dans des terrains sur les questions de migrations et d’exil principalement au Burkina Faso, en Belgique et à Malte (depuis 1997).

Je me propose de réfléchir à la question des bruits et des silences que recouvrent les traversées, les naufrages, les errances. Le voyage auquel je vous invite est à la fois historico-politique et ethno-poétique, sur le fond comme sur la forme, que j’essaierai d’entrelacer au mieux. L’enjeu de ce texte est davantage épistémologique que descriptif ou analytique, même si bien entendu nourri d’une empirie dense et plurielle. Au risque de me perdre, c’est un chemin d’écriture faite de creux, de brisures, d’absence que je tente d’emprunter. Un chemin de métaphores afin de plonger, sans mauvais jeu de mots, dans les silences, les violences, les luttes, la dimension « sujet » des existences sous l’angle de la remémoration et de la narration.

Outre les récits individuels des exilé·e·s, c’est également leur portée collective en termes à la fois symboliques, politiques et mémoriels qui m’intéresse et le travail des imaginaires desquels ils participent ainsi que la possibilité de dire quand la parole a été abîmée, dévoyée à l’intersection des violences, du souci de protéger et de se protéger, et, de son institutionnalisation au travers des procédures traversées d’arbitraires (Mazzocchetti, 2017a et 2019). Depuis près de 20 ans, au travers de divers terrains, je m’attelle à tenter de comprendre les possibilités et processus narratifs d’effraction dans l’ordre du monde et de bouleversements dès lors, même partiels, mêmes infimes, des rapports de pouvoir, notamment par l’intermédiaire de la littérature et du théâtre, réfléchissant entre autres à la question du personnage et de ce qu’il permet de la réinvention de soi, mais aussi de la sortie des assignations (voir notamment Mazzocchetti, 2009 et 2017b). Réflexions que je poursuis aujourd’hui au travers d’un processus multiforme et mouvant nommé « Semer des chemins »,[1]« Semer des chemins » est un projet de recherche collaborative et de sensibilisation sur les questions d’exil et de migration qui se déploie autour de plusieurs axes mobilisant le ressort de la … Continue reading en collaboration avec Julie Renson et Caroline Étienne où, dans des dynamiques de rencontres et de créations collectives avec notamment des demandeurs et demandeuses de protection internationale, par l’intermédiaire de la poésie et de la parole contée, quelque chose de l’indicible, mais aussi de l’inaudible, vient fracturer les silences, les leurs tout autant que les nôtres, les miens, sidérée parfois face à ce qui déborde les corps, à ce qui déborde les mots. Ce sont des bribes qui se déposent pour rendre compte de l’horreur, pour tenir en compte les disparu·e·s, à l’écoute des peurs et des fantômes qui rendent fous.

Les silences

Ici, là-bas, en chemin, les morts sont dans les pupilles des survivant·e·s que je croise. Sur-vivant·e·s. Davantage vivant·e·s par leur confrontation à la mort. Davantage vivant·e·s, malgré la nudité institutionnelle qui tend à les déshumaniser.

La mort, tout autant que la force de vie, est inhérente à mes terrains, elle les traverse de part en part. Elle est omniprésente dans le creux des récits, dans le pli des regards.

Comme l’énonce Évelyne Ritaine (2015), en parlant des vies qui se perdent et des morts qui s’additionnent en Méditerranée, là où est situé mon terrain maltais, lieu de dérives, d’arrivées par bateaux et souvent par faits de naufrage : l’« invisibilité radicale » de ces vies perdues, de ces corps inexistants, j’y reviendrai, est une injustice de plus, « une injustice fondamentale ». Des hommes, des femmes, des enfants qui disparaissent en silence et dès lors, qui ne font pas effraction dans l’ordre du monde.

En silence

Celui des rescapé·e·s dont les mots se taisent face à la tragédie, mais aussi face à la honte de la traversée.

Ali, jeune Malien, rencontré sur son chemin à Malte, devenu mon ami, me dira : « La traversée, le naufrage, on n’en parle pas ou alors avec ceux qui étaient avec nous, qui savent, à qui on ne peut rien cacher, car ils ont vu ». Ils ont vu la peur de celles et ceux confrontés à la mort. Cette peur qu’il faut taire pour avancer et résister aux violences à venir, celles des centres fermés, des matraques, des patrons qui ne payent pas ou mal, des injures et surtout, des droits de résidence qui se refusent.

En silence

Celui des familles en attente : apaiser les doutes, espérer un signe de vie, un corps à honorer, organiser des funérailles.

Cristina Cattaneo, directrice d’un laboratoire médico-légal en Italie, dans son ouvrage « Naufragés sans visage » à propos de tous ces corps, de tous ces morts qui s’échouent, anonymes, s’interroge : « Pourquoi n’a-t-on rien fait ? ». Et se dessinent les réponses : « J’ai bien peur que la couleur de peau de la majorité des victimes y soit pour quelque chose, comme le fait qu’elles lisent le Coran ou qu’elles parlent une langue que nous ne connaissons pas ni ne voulons, peut-être, connaître. Elle poursuit : « On commençait en outre à insinuer que le besoin d’être informé de la mort d’un proche était, en réalité, « différent » pour « eux » : « Tu sais, des cultures différentes… une réalité complexe… ne rentrons pas là-dedans », me dit un jour une collègue qui n’avait certainement pas même envie d’essayer. « Là-dedans », cela désignait la tentative de les identifier » (Cattaneo, 2019 : 31).

Plus loin dans l’ouvrage, dans son combat pour donner des noms, retrouver des visages, elle raconte une des premières confrontations avec des proches ensilencés dans leur quête de réponses. Cette mère qui interroge : « Comment avez-vous pu attendre un an pour nous convoquer ?  Elle avait raison. Il n’y avait pas d’explication. Comment lui dire que tout le monde avait oublié d’identifier leurs morts ? Ou que tout le monde pensait qu’il était impossible de le faire, ou, pire encore que cela n’était pas important ? » (Cattaneo, 2019 : 79).

En silence

Celui des politiques et des médias. Le trop de bruit peut être silence, il empêche de réfléchir, de poser les bonnes questions. Il noie la complexité des violences et des drames. Les images s’additionnent. Les naufrages se banalisent.

En silence

Par l’absence de traces, les corps engloutis ne peuvent parler.

En silence

Par l’absence de récits, les narrations empêchées, indicibles tout autant qu’inaudibles.

Rendre la densité des vies

Comment dès lors rendre la densité des vies ? Comment tenter de trouver des mots qui, à leur tour, ne se font pas violence ? Comment participer des mémoires ?

« Les noyés sont des marionnettes mues par des courants profonds, les petits poissons se poursuivent dans les orbites, les murènes attendent, patientes, dans les cages thoraciques.

Leur destin se transforme en phosphate de calcium, farine inorganique entre les amphores, épaves de sous-marins et réfrigérateurs jetés par-dessus bord. Ils ne serviront pas à nourrir la terre, comme il nous revient à chacun d’entre nous, et celle-ci ne fera pas croître les fleurs parmi les tombes. Réfléchissez, voyez comment l’injustice les poursuit même après la mort. Ils ne sont plus vivants, mais pas morts non plus, étrangers même à cette mince couche de terre qui sépare l’existence de l’inexistence » (extrait du texte « Cercueils fluides » d’Alessandro Dal Lago, 2009 : 115).

Qu’est-ce qui sépare l’existence de l’inexistence ? Mes terrains donnent à penser la division du monde et des vies. Les naufragé·e·s sont lesdits pauvres, les dit sous-développés, lesdites victimes des passeurs, lesdits terroristes, lesdits extrémistes…, construits comme dangereux et/ou insignifiants, construits comme masse indistincte et effrayante, amalgamés dans un évincement des singularités et des causes. Ce ne sont pas des humains qui se noient, mais des masses effrayantes et indifférenciées.

Les chiffres sont aujourd’hui hallucinants. Rien que pour les morts en mer, rien que pour les disparu·e·s officiellement comptabilisé·e·s (iels sont nous le savons bien plus nombreux, nombreuses), depuis 2001, c’est plus de 40.000 personnes qui sont répertoriées mortes lors des traversées, la majorité en Méditerranée. La mort est là, omniprésente. Elle est là dans ce que fuient les exilé·e·s, elle est là dans les trajectoires mortifères, elle est là dans l’attente insoutenable, elle est ce qui qualifie le mieux nos politiques migratoires. Ce sont des politiques de mort. Nos quotidiens sont hantés de fantômes. Quelles mises en mots ? Quelles traces ?

Comment rendre compte comme le dit Butler du « caractère organisé des privations et des morts qui adviennent aux confins de l’Europe », de la production de la « notion de personnes jetables, considérées comme quasi-mortes ou déjà mortes » (2019 : 18). Ces vies-là, celles de mes interlocuteur·rices, celles des disparu·e·s, sont de peu d’importance. Elles dérangent, où qu’elles soient.

De l’intrication des mémoires

En bris de réponses, je vous invite à faire avec moi un premier voyage autour des mémoires et de l’importance cruciale qu’elles revêtent en termes politiques. Les mémoires ne sont pas seulement regard vers le passé, vers la mort, mais aussi chemins ou entraves de vie. Les commémorations, les souvenirs, les traces immergées et reconnues participent de la réorganisation du présent. Comme l’énonce Rossila Goussanou (2020 : 1-2), il s’agit « d’appréhender la mémoire dans une logique de mouvement », de regarder la manière dont les couches mémorielles convergent et s’alimentent. Parlant « d’enchevêtrement des mémoires », elle analyse les dynamiques relatives aux migrations africaines contemporaines, notamment celles des morts en mer, autour d’actions associées au Mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes, où il s’agit, dit-elle, pour les diasporas contemporaines, de « rendre hommage non plus aux millions de Noirs victimes de la traite atlantique, mais aux migrants ayant quitté les côtes africaines pour se rendre en Europe ».

Goussanou nous parle alors de « superposition des mémoires ». Tout comme pour la question de l’esclavage, les histoires et les mémoires des morts aux frontières, des morts en mer, sont fragmentées, douloureuses. Ces mémoires, comme le dit Paul Ricœur (2000), sont « empêchées ». Ces mémoires comme le dit Édouard Glissant (2007) sont « raturées », par l’absence des mots et des corps.

« La question est aussi celle des spatialités des mémoires », énoncent Chevalier et Herzog (2018 : 6, cité par Goussanou, 2020), processus qui renvoient « au rapport de pouvoirs et aux capacités inégales des groupes sociaux à inscrire leurs mémoires dans l’espace comme révélatrice de leur place dans la société ».

Ce que Goussanou raconte de ce rapprochement entre le souvenir (et l’oubli) de la traite négrière occidentale et le phénomène des migrations africaines contemporaines tisse des liens entre trauma historique et trauma contemporain noués notamment autour de cette traversée maritime qui, d’un côté, rappelle « les conditions d’entassement des cales des navires négriers », et, de l’autre, peut donner à penser le marronnage et donc les formes de résistance. Ce faisant, cet entrechoquement de mémoires et d’oubli participent à inscrire dans une autre généalogie la question des frontières et des violences policières, les humains déshumanisés rendus « meubles », « objets » et que l’on voudrait facilement manipulables, utilisables, jetables dans les mailles d’enjeux économiques et géopolitiques sur lesquels iels ont peu de prises et au sein desquels leur parole ne peut exister.

Cette perspective holistique est aussi celle des personnes rencontrées sur mes terrains qui réinscrivent leur récit dans l’histoire longue de l’humanité nomade, mais aussi de la colonialité. Perspective holistique qui participe de la sortie de ce que Raoul Peck nomme du « confort de l’ignorance »[2]Extrait du documentaire réalisé par Raoul Peck, Exterminez toutes ces brutes (1/4). La troublante conviction de l’ignorance, Arte Editions, États-Unis, France, 2021. relatif à notre histoire occidentale prédatrice ainsi que de la pensée techniciste qui se prétend et se proclame apolitique, caractéristique de la « gouvernance néolibérale » (Deneault, 2013) assoiffée de statistiques, de performance, d’efficacité, rythmée de temps courts, que ceux-ci soient nommés crises ou urgences, sans passé, sans mémoires et en oubli des conséquences pour lesdits « perdants de la globalisation » des choix politiques opérés. « Confort de l’ignorance » de cette « brutalité » qui nous habite, de ces exploitations sans fin des terres et des humains, et de cette nécessaire animalisation des autres asservis. Passé, présent et futur s’enchâssent dans des violences et des résistances singulières, mais néanmoins apparentées.

Partons à présent à la rencontre d’un petit bout d’histoire oubliée, à la rencontre des « marrons de la mer » racontés par l’historien Georges B. Mauvois (2017), en particulier entre la période de 1833 et 1848, depuis la Martinique vers les îles de la Caraïbe, temps de « l’entre-deux » abolitions, côté britannique et côté français. Mémoire du marronnage qui est aussi revendiquée dans les études décoloniales comme un des lieux d’inscription des luttes contemporaines (Vergès, 2019).

Citons tout d’abord Clarkson (in Mauvois, 2017), en 1840, abolitionniste anglais, en séjour d’observation : « Beaucoup d’entre eux (parlant des esclaves) ont atteint leur but, malgré la plus haute surveillance exercée pour les en empêcher, et ils travaillent maintenant pour des salaires en tant qu’homme libre. Quelques-uns, et ceux-ci représentent un nombre considérable, ignorant la navigation, et empruntant des navires dangereux, se sont heurtés à une mer déchaînée et se sont noyés. D’autres ont été repérés et poursuivis par les vaisseaux de guerre français et ramenés pour être condamnés à je ne sais quel affreux châtiment car le maître voulait montrer l’exemple ».

Du côté des gendarmes et des brigadiers, raconte Mauvois, il faut rendre compte des évasions, mais aussi les « détecter » avant qu’elles ne soient mises à l’œuvre. Les côtes sont mises sous surveillance à renfort de grands moyens, dont les faits d’armes et les discours sonnent familiers à mes oreilles habituées à la rhétorique qui accompagne la gestion actuelle des zones frontières européennes, notamment les côtes maltaises et italiennes, dans les mains de l’agence FRONTEX. Si la dynamique est inversée, les côtes, étrange miroir tendu par le passé, sont sous surveillance policière pour retenir et empêcher le mouvement dans une même logique de sous-humanité de celleux qui, comme l’énonce Bauman (1999), sont « cloués à la localité », empêchés de fuir, empêchés de liberté. Avec une crainte aussi de l’impact de ces fuites, de ce qu’elles racontent des possibles. S’invite ici le « travail de l’imagination » comme le nomme Appadurai (2015). Les fuites doivent être tues, ensilencées, comme les corps engloutis, ne doivent pas faire traces des violences de nos politiques migratoires. Les « perdus par l’évasion » sont comptabilisés par la police comme le sont aujourd’hui les enfermés, les expulsés. Ce qu’ils deviennent importe peu, mais il est préférable cependant qu’ils meurent en fuite plutôt qu’ils n’alimentent les désirs de liberté.

À l’époque déjà, la police des embarcations impose ses règles au mépris des activités de pêche quand « la considération dominante du danger de l’évasion doit faire taire tout autre motif qu’ils considèrent comme d’une importance secondaire ». Il ne s’agit plus aujourd’hui d’évasion, mais de crainte d’invasion avec ce même sentiment d’urgence, avec cette même priorisation.

Les solutions alors se dessinent. « La destruction de toutes les pirogues de pêche » et aujourd’hui des bateaux… « Des postes militaires sont créés sur de nouveaux points du littoral », de nouvelles embarcations au service de surveillance des côtes sont affectées, les filières d’évasion démantelées, alors que, nous dit Mauvois, « les départs s’effectuent en dépit des réels dangers que doivent affronter les fugitifs au cours de leur traversée » pour espérer, arrivés en terres britanniques, demander asile, en semblant « ignorer les pesantes hiérarchies sociales et raciales de leur terre d’adoption ». Et l’ouvrage se conclut sur ces mots « Silhouettes délinquantes et fugaces auxquelles il s’agit de restituer leur dignité d’acteurs politiques ».

Ethno-poétique de l’indicible

Quels sont les morts qui comptent, quels sont les corps qui comptent et qui sont donc comptables, avec quels enjeux ? Comment sortir de la « damnatio memoriae », la condamnation de la mémoire, comme le dit Evelyne Ritaine (2015), en référence à la Rome Antique,[3]Dans la Rome antique, la damnatio memoriæ (la condamnation de la mémoire) effaçait tout souvenir et toute trace de personnes considérées comme ayant porté atteinte à l’honneur de la cité … Continue reading comment sortir de ce non-lieu de l’oubli qu’est la mer, qui avale souvent sans laisser traces. Condamnation de la mémoire qui fait de ces corps perdus, des corps sans existence, des corps qui pourraient ne jamais avoir existé.

« Les corps migrants, quand ils se font – ce qui est rare – cadavres retrouvés en mer, sont la trace dérangeante » de nos politiques mortifères (Ritaine, 2015 : 118). Ils sont donc au cœur d’enjeux pluriels, politiques, militants, symboliques. Ces corps, ces traces se voient rapidement « euphémisés » par les gouvernants car leur matérialité soudaine dérange le cours actuel du monde où iels ne peuvent être qu’insignifiants. Ces corps, ces traces, par leur éphémère, mais néanmoins effroyable visibilité, obligent quelque chose de l’action et c’est alors les soi-disants « marchands de morts » qui sont traqués, les « passeurs », avant que l’oubli ne refasse son lit des brèves indignités. C’est à l’encontre de ces amnésies que les contre-narrations se dressent avec ou sans traces matérielles.

Comme le dit Judite Rodrigues, analysant le travail de Javier et Juan Gallego,[4]Como si nunca hubieran sido (Madrid : Reservoir Books, 2018) « les dessins et les mots de la poésie font émerger les corps que l’on voulait oublier. Ils servent de remède à l’indifférence » (2021 : 36). On voit ici les corps, figurés par les voies artistiques, notamment par la poésie et la possibilité qu’elle recèle de dire entre les lignes, de dire entre les mots, de dire les silences, de les faire bruits, de les faire cris. On voit ici les corps par les voix d’autres corps, debout, dont les mémoires saignent et se veulent politiques. 

On parle souvent de la Méditerranée comme d’un cimetière, mais cela supposerait que prennent place des rituels de deuil. Il s’agit plutôt nous dit Evelyne Ritaine (2015) « d’une fosse commune où s’engloutissent les vies qui ne peuvent être pleurées », et donc selon Butler, des vies, collectivement et dès lors politiquement insignifiantes, dans ce que Mbembé (2006) nomme une « généralité indifférenciée ».

« Passer sous la surface de l’eau », nous dit Judite Rodrigues, c’est comprendre et regarder en face « que c’est la mer qui fait ‘le sale boulot’ » (Rodrigues, 2021 : 55). L’absence de rituels du deuil est « le signe du non-être politique de ces morts » en poursuite du non-être politique contre lequel les vivants se débattent au prix de leur vie. Faire récit, c’est retrouver place dans la communauté des vivants, c’est s’affirmer sujet non seulement de son histoire, mais de l’histoire, c’est refuser l’oubli, c’est porter en soi et hors de soi la trace des oubliés.

« Notre regard au-dessus du niveau de l’eau ne voit pas ici les corps engloutis » (Rodrigues, 2021 : 53). « Passer sous la surface de l’eau, c’est montrer la partie immergée de l’iceberg, c’est gratter la croûte du réel et compléter les représentations ‘non-visibles’ des parcours migratoires », c’est inviter les fantômes, celleux des exilé·e·s, les spectres, celleux de nos politiques de mort (Mbembé, 2020), à sortir des aveuglements et des silences, c’est ouvrir une possible brèche dans les mémoires effacées, faute de traces, faute de récits, récits empêchés de traumas tout autant que de procédures qui n’ont rien à faire des absents, des perdus, des échoués, trop occupé·e·s à sérier, à garder biologiquement vivants celleux arrivé·e·s jusqu’à nous, puisque nous y sommes obligé·e·s par les conventions ratifiées, celleux qui auront réussi les traversées psychiques, culturelles, géographiques et bureaucratiques.

Violences des politiques sur les corps, les psychés, les possibilités d’être sujet qui sont aussi des violences sur les mémoires individuelles et collectives. Comme le relate Corinne Fortier (2019), « On compte à ce jour très peu de stèles dédiées aux migrants comparées à celles des marins péris en mer » à part celle « de Lampedusa conçue par l’artiste italien Mimmo Paladino (né en 1948) en 2008, intitulée « Porta di Lampedusa. Porta d’Europa » formant une arche donnant sur la Méditerranée. Elle poursuit, « à la différence des stèles dédiées aux marins, celles des migrants ne portent pas de noms. Vivants ou morts, les migrants sont une fois encore anonymisés, déshumanisés, et invisibilisés. Restituer leur nom constitue donc un enjeu fondamental, de même que témoigner de leur histoire », comme dans le film du réalisateur, lui-même migrant, Dagmawi Yimer, intitulé Asmat–Names in memory of all the victims of the sea (2014), « Les noms en hommage à toutes les victimes de la mer », qui, nous raconte Corinne Fortier, redonne aux migrant·e·s disparu·e·s en mer une corporalité par le surgissement visuel de leurs noms en écriture amharique ainsi que par leur profération incantatoire. Le dessin, le conte, la poésie, par la puissance de la métaphore, viennent transcender le réel pour dire quelque chose de l’indicible et de l’inaudible.

Et dans le chef des exilé·e·s en cours de route, en cours de procédure, comment retrouver parole ? Comment quelque chose de la narration, hors des contraintes et des contrôles, hors des attentes et des formatages, serait-il encore possible ? Dans le cadre de « Semer des chemins », évoqué en début de texte, est proposé en dehors des centres dits d’accueil et à un public pluriel (en termes d’âge, de classes, de cultures et de langues, de statuts…), un espace de sécurité où potentiellement s’entrouvre la possibilité de s’engouffrer dans les silences, d’aller contre l’effacement et l’oubli, de faire traces, mémoires, existences. Les personnes sont invitées à participer à une création collective à partir des bribes de réels qu’iels souhaitent partager. En allant à leurs rencontres, nous n’attendons rien, nous n’avons pas de Projet en tant que tel, nous n’avons pas non plus de comptes à rendre, il n’y a pas de résultats attendus. C’est dans ces espace-temps singuliers que la question des naufrages et plus largement de la mort a fait effraction sans qu’elle n’ait été appelée à advenir. Ce que je m’attelle à tenter de relater et de comprendre de cette brèche où se dépose ce qui est majoritairement de silences se fait ici a posteriori. Trois espace-temps spécifiques me semblent importants à partager.

Premièrement s’installe un temps hors du temps où dans un cadre de confiance et de possibles confidences, une parole qui n’est pas prédéfinie, qui peut aussi être de gestes, d’images, de silences ; dans un lieu hors des lieux contraints, il est aussi possible à tout moment de quitter, de bouger, de chanter, de danser, de rire, de pleurer ; se partagent des bouts d’histoire. Les images des récits tout autant que de photos échappées des smartphones s’invitent et rythment la parole. Se déposent la brutalité des vécus, les peurs, les larmes. Les paroles qui rebondissent disent les manqués, les manquants, disent les absents, disent la mort pour rester vivant.

Ainsi, Barry, jeune Nigérien de 17 ans, nous raconte qu’ils ont tout supporté. Il parle des conditions de voyage, de la Libye, des violences, des coups, des humiliations, de la faim, de la peur, du travail forcé… « Tu avances, tu oublies pour avancer. Mais la traversée, le naufrage, ça tu ne peux pas oublier ». Il relate cette peur sans mot, ces morts qui hantent, notamment celle de son frère, cette expérience de n’avoir aucune prise, de voir sa vie entre les mains de la mer-ogresse dont on sait qu’elle dévore sans laisser traces. D’avoir en soi la trace de celleux engloutis, de porter en soi cette horreur, cette violence, cette impuissance.

Deuxièmement, le passage vers la métaphore, par le conte et la poésie, transcende quelque chose des vécus.

Enfin, troisièmement, sur scène, les corps non attendus et les paroles sauvées de l’oubli peuvent advenir et faire effraction dans l’ordre du monde.

Il s’agit, d’une part, de retrouver accès au récit de soi, par ailleurs inscrit dans la diversité des cultures et des narrations (récits singuliers et/ou collectifs, récits contés, récits chantés…)  tellement abîmé par l’ensemble des violences vécues et parmi elles, la procédure. D’autre part, ces récits, ces paroles, ces voix sont porteurs de mémoires. Ces jeunes, ces hommes, ces femmes, ces enfants rencontrés sont les témoins des violences, leur parole dérange. Iels sont les témoins que personne ne veut entendre, que personne ne veut écouter. Iels sont les témoins directs quand les corps, et donc les traces, ont disparu.

Et en guise de conclusion, je vous propose un texte écrit par Aboubacar, jeune Guinéen de 16 ans, mineur étranger non accompagné, demandeur de protection internationale :

Par le temps de l’hiver
Si tu dois marcher
Si tu dois sortir
Tu dois mettre ton manteau
Parce qu’il y a de la neige
Il y a la pluie encore
Il y a des herbes qui poussent avec la pluie
Elles sont vertes

On est le temps de l’hiver
Il faut que tu montes
Que tu montes pour ouvrir la route
Casser la neige pour chercher l’endroit où passer
Pour traverser

Moi j’ai traversé la neige
Moi j’ai traversé sur les bateaux

Si tu dois traverser
Il faut commencer à ouvrir la porte
Il y a des portes que toutes les clés n’ouvrent pas
Il y a des portes légères qui s’ouvrent et d’autres où il faut tirer fort

Tu ne sais pas là où ça va t’amener
On a traversé l’Afrique pour venir ici
Je ne sais pas là où on doit s’arrêter
Le voyage tu ne sais pas là où ça doit se terminer
Si tu commences, il faut continuer jusqu’au bout

Je suis sorti
Je marche, je marche
J’ai trouvé du sable
J’ai froid encore
J’ai trouvé la pluie
J’ai trouvé la mort

Il y a des arbres
Comme si c’était une mauvaise chose
Ici c’est ma maison
Je sors
Je marche, je marche
Je monte sur la montagne
Je descends
Il y a des arbres
Il y a des plages, des arbres encore

Je continue, je continue
Tu commences à marcher
Tu ne sais pas là où tu t’arrêtes
Si tu sors de chez toi, tu sors
Une fois que tu es sorti, tu es sorti
Tu ne sais pas quand tu vas retourner
Tu ne sais pas où tu vas retourner
On a traversé Italie France jusqu’en Belgique
On marche, on marche
Jusqu’à maintenant, on ne sait pas là où on doit s’arrêter

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 « Semer des chemins » est un projet de recherche collaborative et de sensibilisation sur les questions d’exil et de migration qui se déploie autour de plusieurs axes mobilisant le ressort de la parole contée et de l’anthropologie, avec notamment deux spectacles « Tant que la terre te portera » (à partir de 7 ans, version famille ou scolaire), « Poucet va semant, Samba va devant » (ados, adultes), un dossier pédagogique et des processus de création collective (volubilisasbl.be)
2 Extrait du documentaire réalisé par Raoul Peck, Exterminez toutes ces brutes (1/4). La troublante conviction de l’ignorance, Arte Editions, États-Unis, France, 2021.
3 Dans la Rome antique, la damnatio memoriæ (la condamnation de la mémoire) effaçait tout souvenir et toute trace de personnes considérées comme ayant porté atteinte à l’honneur de la cité et condamnées à mort : comme si elles n’avaient jamais existé. Evelyne Ritaine (2015 : 117)
4 Como si nunca hubieran sido (Madrid : Reservoir Books, 2018)

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