Cannes 2024 : « Le cinéma de notre mère, c’est vraiment elle », décrivent Agathe et Adam Bonitzer

Agathe et Adam Bonitzer ont terminé Ma vie ma gueule, l’ultime long métrage de leur mère, Sophie Fillières, disparue en juillet à la fin du tournage. Ce portrait d’une femme qui tangue, interprétée par Agnès Jaoui, est un concentré de son cinéma.

Publié le 16 mai 2024 Mis à jour le 16 mai 2024 à 20:05

On les rencontre au lendemain de l’émouvante projection cannoise de Ma vie ma gueule, le dernier long métrage de leur mère, présenté en ouverture de la Quinzaine des cinéastes. Respectivement actrice et réalisateur, Agathe et Adam Bonitzer l’ont achevé avec le monteur François Quiqueré et en ont supervisé la postproduction.

Septième long métrage de Sophie Fillières après Aïe, Un chat un chat ou encore la Belle et la Belle, Ma vie ma gueule est une œuvre radicale et libre autour d’une figure de femme comme on en voit peu au cinéma. Dans le rôle de Barberie Bichette, dite Barbie, Agnès Jaoui est époustouflante.

À partir de quelles indications laissées par votre mère avez-vous travaillé pour terminer Ma vie ma gueule ?

Agathe Bonitzer

Actrice

On a principalement travaillé à partir des rushes. Même si on connaissait bien le scénario, on a découvert les images au début du montage. On a cherché à rester au plus près du film tel qu’elle le voulait. On connaissait bien ses autres films, sa manière de penser, sa façon bizarre de voir le monde.

Adam Bonitzer

Réalisateur

Elle ne nous a rien interdits. Elle avait confiance.

Qu’est-ce qui vous a surpris en découvrant les rushes ?

Adam D’abord l’interprétation incroyable d’Agnès Jaoui. Il y avait toujours quelque chose en plus, une couche de profondeur, d’ambiguïté, de surprise, de folie. C’est aussi le premier film que notre mère faisait caméra à l’épaule, on a été surpris de voir à quel point ça fonctionnait avec le côté oscillant du personnage, flottant, en crise.

C’est pour cette raison qu’elle a choisi la caméra à l’épaule ?

Agathe. C’est aussi pour des raisons budgétaires. Le film s’est fait avec très peu de moyens, il s’est tourné vite. Il n’y avait pas d’argent pour faire des lumières artificielles, pas le temps pour poser la caméra. Elle avait envie de faire quelque chose de nouveau, de brut, de radical.

« Le film va loin dans la comédie, la noirceur et la poésie. »

Adam Bonitzer

Quel regard portez-vous sur cette histoire, ce personnage ?

Agathe. Ma vie ma gueule est le point d’orgue de ses sept longs métrages et la suite logique de son cinéma, de ses idées et de sa mise en scène. Il est riche de sens et de signification, de la personnalité multiple de notre mère. Son cinéma, c’est vraiment elle. Il est complètement libre.

Adam. Le film va loin dans la comédie, la noirceur et la poésie. C’est une essence de son cinéma. Il y a une forme d’intransigeance subtile. C’est totalement spontané. Elle ne se référait jamais à d’autres cinéastes, ça sortait comme ça. Elle n’essayait pas de cacher ce qu’elle était.

Quel est selon vous le caractère autobiographique du personnage de Barbie ?

Adam. C’est un personnage décalé par rapport à lui-même. Il a des traits très autobiographiques mais il est nourri du côté burlesque d’Agnès Jaoui, que notre mère avait aussi.

Agathe. C’est comme un multiple d’elle. Tous les autres personnages pourraient être vus comme des démultiplications de Barbie ou de notre mère. Ils sont comme des satellites, des projections ou des éclaboussures d’elle. Il y a un côté kaléidoscopique raconté avec le leitmotiv des miroirs. Elle a pensé jouer le rôle mais elle a finalement eu besoin de regarder, de diriger une actrice.

Barbie est une rencontre entre Agnès Jaoui et notre mère, entre leurs deux énergies, leurs deux visions. Ce n’est pas juste du mimétisme, même si parfois la ressemblance physique est troublante. Elle lui a fait porter ses vêtements, elle lui a donné ses bijoux, elle a voulu qu’elle ne soit quasiment pas maquillée. Agnès a accepté en confiance.

Agathe, vous avez tourné avec votre mère dans Un chat un chat et la Belle et la Belle, comment dirigeait-elle les acteurs et actrices ?

Agathe. Elle était très précise, très douce. La cheffe opératrice Emmanuelle Collinot raconte que pendant la préparation, elle jouait tous les personnages de la scène. Ce n’était pas pour qu’on l’imite mais pour communiquer son plaisir. Le tournage était le moment qu’elle aimait le plus.

Adam. Elle en avait aussi besoin pour savoir où placer la caméra.

Elle est sortie de la première promotion de la Femis et a commencé à faire du cinéma dans les années 1990 alors qu’il y avait peu de femmes réalisatrices. Comment voyait-elle la place des femmes dans le cinéma ?

Agathe. Sur le féminisme, elle a évolué avec l’air du temps. Mais elle ne semblait pas souffrir d’avoir été une femme dans un milieu très masculin. Elle a beaucoup d’amies réalisatrices et il se trouve que cette première promotion de la Femis était majoritairement composée de femmes. Elles sont beaucoup restées en lien, trois étaient présentes mercredi soir dans la salle.

Adam. Sa manière d’être féministe était peut-être de ne jamais se dire qu’elle n’était pas à sa place. Il y avait une forme de poésie et de fantaisie dans sa manière d’être qui l’emmenait au-delà du militantisme politique.

Ce personnage de femme de 55 ans filmé sans fard, avec beaucoup de courage et de lucidité fait du bien…

Agathe. C’est un personnage de femme qu’on ne voit pas vraiment au cinéma, une manière de filmer une forme de féminité rarement montrée. Je ne pense pas que ce soit politique dans son esprit mais c’est frontal parce que c’est un cinéma qui ne ment pas.

Ma vie ma gueule, de Sophie Fillières, France, 1 h 39

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