Monte Cassino : une bataille entre gloire et déshonneur pour l'armée française
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Monte Cassino : une bataille entre gloire et déshonneur pour l'armée française

Le 18 mai 1944, les troupes alliées s'emparaient du mont Cassin en Italie après quatre mois d'âpres combats. Au cours de cette bataille, les soldats du corps expéditionnaire français se sont particulièrement illustrés. Mais cette gloire est aujourd'hui entachée par des accusations de crimes de guerre. 

Des soldats de la 2e division d'infanterie marocaine rejoignant les premières lignes peu avant la bataille du Belvédère, en décembre 1943, au cours de la bataille de Monte Cassino.
Des soldats de la 2e division d'infanterie marocaine rejoignant les premières lignes peu avant la bataille du Belvédère, en décembre 1943, au cours de la bataille de Monte Cassino. © Wikimedia
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"Le Garigliano est une grande victoire... La France le saura, un jour. Elle comprendra". Au soir de son départ d'Italie, en août 1944, le général français Alphonse Juin s'adresse en ces termes à ses officiers. En quelques mots, il souligne combien le franchissement de la rivière Garigliano par ses hommes a été déterminant pour les Alliés. Grâce à cette percée, les Allemands ont fini par abandonner le mont Cassin après quatre mois d'une rude bataille. La route vers Rome est enfin ouverte. Mais 80 ans après, le vœu pieux du général Juin n'a pas été exaucé. Ces combats se sont peu à peu effacés de la mémoire collective.

Après le débarquement en Sicile et en Calabre en septembre 1943, les forces alliées sont enlisées en Italie. Les Allemands tiennent bon, protégés par la ligne Gustav qui s'étend sur plus de 150 kilomètres. "Le mont Cassin était l'un des verrous du système défensif des armées allemandes. C'était un point d'observation important qui leur permettait de tenir à distance les attaques alliées", explique l'historienne Julie Le Gac. "Les Alliés ont tenté par tous les moyens de briser cette ligne avec des assauts successifs qui, dans les mémoires, ont été comparés à la guerre de tranchées. Cela a été appelé le Verdun de la Seconde Guerre mondiale".

Des bombardements alliés sur les positions allemandes de Monte Cassino en février 1944.
Des bombardements alliés sur Monte Cassino en février 1944. © AP

"Un des faits d'armes les plus brillants de la guerre"

De janvier à mai 1944, quatre batailles se déroulent sur le mont Cassin. L'armée française y participe aux côtés des Américains avec son corps expéditionnaire (CEF) qui regroupe des unités de l'Armée d'Afrique, des troupes coloniales et des forces de la France libre. "C'est une armée qui est composée à 60 % de soldats coloniaux, surtout des Nord-Africains, des Algériens, des Marocains, mais aussi des Tunisiens", précise l'auteure de "Vaincre sans gloire : le corps expéditionnaire français en Italie" (éd. Les belles lettres).

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Au début de l'année 1944, ces soldats se distinguent déjà. "Le 4e régiment de tirailleurs tunisiens accomplit un des faits d'armes les plus brillants de la guerre au prix de pertes énormes", écrit le Général de Gaulle dans ses Mémoires. Ce régiment s'empare du Belvédère après des combats acharnés entre le 25 janvier et le 1er février. Malgré ces succès, la ligne Gustav ne cède pas. Le général Juin élabore alors une stratégie audacieuse. Il décide de porter son attaque à travers les monts Aurunces, considérés par les Allemands comme impénétrables.

Pour cela, il s'appuie sur l'aptitude au combat en montagne de ces soldats venus d'Afrique du Nord et notamment des goumiers marocains. "C'était vraiment des sentiers de chèvres. Ils ont réussi à faire passer sur ces chemins des divisions portant tout le matériel et des mitrailleuses à dos de mulets. Ces hommes étaient des spécialistes de la montagne. Cela a été un coup extraordinaire du général Juin, qui est pour moi le plus grand stratège militaire français de la guerre", s'enthousiasme l'historien Jean-Christophe Notin, qui a lui aussi consacré un livre à "La Campagne d'Italie" (éd. Perrin).

Un exemple du terrain montagneux dans lequel les troupes alliées ont évolué au cours de la campagne d'Italie.
Un exemple du terrain montagneux dans lequel les troupes alliées ont évolué au cours de la campagne d'Italie. © AP

Dix mille goumiers pénètrent dans les monts Aurunces et éliminent en trois semaines les unités allemandes, permettant enfin d'avancer vers la capitale italienne. "Les Français et surtout les Marocains ont combattu avec furie et exploité chaque succès en concentrant immédiatement toutes les forces disponibles sur les points qui faiblissaient", avait alors écrit dans ses carnets le général allemand Albert Kesselring.

Le 4 juin 1944, les Alliés font enfin leur entrée dans Rome. Mais cette victoire est occultée par le débarquement allié en Normandie, qui a lieu deux jours plus tard. "Cela a pourtant marqué la renaissance des armées françaises, mais c'est passé complètement sous silence. Je ne suis pas sûr qu'il y ait beaucoup de gens qui sachent ce que signifie Garigliano", constate avec amertume Jean-Christophe Notin.

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Des viols massifs

En Italie, l'engagement du corps expéditionnaire français est en revanche resté vif dans les mémoires, mais en raison d'actes criminels. Un mot générique y fait même référence : "marocchinate" ou "maroquinade" en français. Il désigne les viols de masse commis par les soldats de l'armée française entre avril et juin 1944 dans la région de la Ciociara, au sud-est de Rome. Ces crimes de guerre ont été imputés, comme le terme l'indique, aux goumiers marocains du CEF - alors qu'un seul a par la suite été condamné.

L'écrivain britannique Norman Lewis, à l'époque officier sur le front de Monte Cassino, a décrit ces violences dans un livre publié en 1978 ("Naples 44") : "Les troupes coloniales françaises se déchaînent de nouveau. Dès qu'elles s'emparent d'un village ou d'une petite ville, on peut s'attendre à un viol collectif". Le film "La Ciociara" de Vittorio De Sica, sorti en 1960, s'est aussi inspiré de ces faits. Adapté du roman d'Alberto Moravia et avec Sophia Loren dans le rôle titre qui lui valu un Oscar, il raconte le drame vécu par une mère et sa fille violées par des goumiers marocains.

Dans son ouvrage, Julie Le Gac s'est penchée sur cette question ô combien sensible : "Ces crimes ont été suffisamment massifs". L'historienne estime ainsi que de 3 000 à 5 000 viols ont été commis par le CEF durant toute la campagne d'Italie, même si ce nombre fait l'objet de débats parmi les chercheurs. Elle rappelle que par le passé et encore aujourd'hui, les femmes ont été perçues comme "un butin de guerre". Mais selon elle, ces viols de masse peuvent s'expliquer par la "grande violence des combats" générant des "frustrations et un phénomène de décompensation", mais aussi par une défaillance du commandement avec "un encadrement insuffisant".

Le général Alphonse Juin (à droite) célèbre la fête nationale française, le 14 juillet 1944, à Sienne, en compagnie de son homologue britannique Sir Oliver Leese.
Le général Alphonse Juin (à droite) célèbre la fête nationale française, le 14 juillet 1944, à Sienne, en compagnie de son homologue britannique Sir Oliver Leese (à gauche). © AP

Dans la population italienne, la rumeur a couru que le général Juin aurait accordé 50 heures de liberté à ses soldats après la bataille, leur donnant ainsi le feu vert pour commettre une véritable razzia. Mais aucune archive n'a été retrouvée dans ce sens, comme le précise Julie Le Gac : "Des associations de victimes ont prétendu avoir retrouvé un ordre écrit au lendemain de la guerre, mais c'était un faux. Ce ne sont de toute façon pas des ordres qu'on donnerait par écrit et je n'y crois pas vraiment".

Pour ces violences sexuelles, 207 soldats du CEF ont été traduits devant des tribunaux militaires français. Au total, 156 soldats ont été condamnés (87 Marocains, 51 Algériens, 12 Français, 3 Tunisiens et 3 Malgaches), mais parmi eux, un seul faisait spécifiquement partie des goumiers marocains. Pour Julie Le Gac, cela peut signifier qu'une justice expéditive a pu être appliquée à ces derniers. À ces condamnations s'ajoute, en effet, l'exécution sommaire de 28 soldats dont l'unité d'appartenance est inconnue.

Jean-Christophe Notin se souvient d'avoir évoqué ce sujet avec des anciens de la campagne d'Italie : "La plupart du temps les coupables étaient fusillés directement ou de la manière la plus cruelle : on leur disait de sortir des lignes françaises sans arme et de se diriger vers les Allemands. Ils se faisaient tuer de la sorte". 

Un cliché d'un goumier marocain pris lors de la campagne d'Italie en 1944.
Un cliché d'un goumier marocain pris lors de la campagne d'Italie en 1944. © Wikimedia

Mais l'auteur de "La campagne d'Italie" considère également que les soldats marocains ont fait figure de coupables tout trouvés. Selon lui, ils sont loin d'être les seuls auteurs de toutes ces atrocités et ont subi du racisme : "Il y a eu beaucoup de propagande de la part des Italiens pour dénigrer les vainqueurs en les faisant passer pour des incultes et des hommes rustres". Après la Première Guerre mondiale, une violente campagne, connue sous le terme de "la honte noire", avait aussi été lancée en Allemagne, contre la présence en Rhénanie des soldats issus des colonies françaises, rappelle-t-il.

Ce spécialiste de la Seconde Guerre mondiale ne nie toutefois pas ces viols massifs qu'il estime entre 300 et 1 000 :  "Quand j'ai écrit mon livre, on me demandait si j'étais sûr de vouloir en parler, mais si vous voulez rendre hommage aux combattants, il faut parler de tous les aspects. Si vous les passez sous silence, c'est comme si vous en étiez complice et que vous les approuviez".

Une récupération par l'extrême droite italienne

Quatre-vingt-ans après les faits, le sujet fait toujours autant polémique en Italie. En 2018, une stèle rendant hommage à 175 soldats du CEF tués au combat avait été saccagée dans le village de Pontecorvo, situé près de Monte Cassino. Trois ans plus tard, le pape François avait été critiqué pour s'être rendu dans un cimetière militaire français de Rome où sont inhumés 1 200 soldats morts durant la campagne d'Italie, dont des goumiers marocains.

Le pape François lors de sa visite dans le cimetière militaire français de Rome à l'occasion de la Toussaint, le 2 novembre 2021.
Le pape François lors de sa visite dans le cimetière militaire français de Rome à l'occasion de la Toussaint, le 2 novembre 2021. © Alessandra Tarantino, AP

Alors que la France a indemnisé près de 1 500 victimes mais ne s'est pas excusée pour ces viols de masse, des Italiens continuent de réclamer justice dont les membres de l'Associazione Nazionale Vittime delle Marocchinate (L'association national des victimes des maroquinades). "Malheureusement ces initiatives sont fortement politisées", estime Camilla Giantomasso, chercheuse à l'Université de Rome et autrice d'une thèse sur la mémoire des "Marocchinate". "Ce sont des propositions idéologiques qui ne trouvent du terrain fertile que dans les partis d'extrême droite qui considèrent les troupes africaines comme des boucs émissaires pour ce qui s'est passé, alors que la responsabilité devrait en fait être étendue aux troupes et alliés franco-européens en général et comprise dans le contexte général de la guerre".

Pour preuve, le sénateur Andrea De Priamo, membre du parti Fratelli d'Italia de la Première ministre d'extrême droite Giorgia Meloni, a lancé en 2023 un projet de loi visant à instaurer une journée nationale en mémoire des victimes des viols de guerre. Dans son texte, il n'hésite pas à avancer le chiffre contesté par les historiens de 60 000 victimes. "Dans la logique des partis d'extrême droite, cette mémoire est particulièrement pratique car, en fin de compte, les responsables de ce qu'il s'est passé ont toujours été identifié comme les 'Marocains', c'est-à-dire des personnes non occidentales de couleur", poursuit Camilla Giantomasso. "C'est un élément qu'ils n'hésitent pas à relier aux migrants africains actuels qui, à leurs yeux, semblent extrêmement dangereux précisément à cause de ce passé. Malheureusement, bien qu'il s'agisse d'une vision anachronique et que cela manque de rigueur historique, cela fait écho auprès de nombreuses personnes qui ne souhaitent pas se plonger dans ce qu'il s'est réellement passé et qui se limitent à une lecture superficielle de ce phénomène". 

Pour cette chercheuse italienne, il s'agit toujours "d'une mémoire conflictuelle et difficile". Mais comme le note l'historien canadien Matthew Chippin qui a consacré un mémoire sur "Les Marocains en Italie, une étude sur les violences sexuelles dans l'Histoire", ces crimes de guerre, longtemps négligés, sont aujourd'hui de plus en plus étudiés. Ce sujet complexe mérite encore de nombreuses investigations. Selon ce chercheur de l'Université de Leeds, les "maroquinades" ne concernent en effet "pas seulement des victimes et des agresseurs, mais deux peuples marginalisés. Il y a d'un côté les Italiens qui ont terriblement souffert durant la guerre et de l'autre les Marocains qui ont été traités comme des primitifs et ont été souvent peu considérés". 

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