Défictionner les femmes - Sous le pavé la plume
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Défictionner les femmes

C’est un livre choc. J’en ai découvert l’existence grâce à l’artiste Lio qui en a fait mention lors d’une interview[1], remarquable d’un bout à l’autre, où elle en souligne l’importance. Et elle a ô combien raison ! Défaire le discours sexiste dans les médias devrait être remis non seulement à toute personne reliée à la sphère du journalisme, mais encore à quiconque exerçant un enseignement – et enfin à tous les parents ainsi qu’à leurs enfants dès le plus jeune âge. En somme, tout le monde devrait avoir lu l’édifiant travail de Rose Lamy, créatrice du compte Instagram « Préparez-vous pour la bagarre ». À plusieurs reprises, absorbée par son contenu et presque en apnée, je me suis sentie à la fois décontenancée et ravie de l’être, tout en me reprochant de n’avoir pas su décrypter ce que Rose Lamy met en évidence avec tant de clarté : la distorsion de l’information voire sa manipulation sexiste par le biais d’un vocabulaire, de constructions syntaxiques et de choix d’expressions inappropriés – et c’est un euphémisme. Le point de départ de ses observations est ce qui a été nommé « l’affaire Bertrand Cantat » – ou plutôt celle de l’assassinat de Marie Trintignant. Dans les médias, il est question d’une « dispute conjugale » qui aurait « mal tourné ». Alors que Cantat a porté dix-neuf coups à Marie Trintignant, dont sept au visage. Mais même dans la presse dite respectable, il est regardé comme « un homme digne d’être considéré comme un frère », relève Rose Lamy dont toutes les sources sont soigneusement référencées (pour ceux qui auraient la mémoire courte). Pire encore : nombre de journaux soulignent que Marie Trintignant a eu « quatre enfants de pères différents », qu’elle s’adonne à la boisson et à la consommation de drogue. Elle n’est donc pas « si innocente que cela » et si elle est morte dans ces conditions, c’est qu’elle l’a « sans doute bien cherché ». Au bout du compte, elle devient « l’instrument de la chute d’un homme prodigieux ». L’impact de cet inversement de rôle – la victime est fautive et la culpabilité de l’homme s’en trouve atténuée voire mise en doute, comme dans l’affaire Dominique Strauss-Kahn (lequel n’avait pas pu « se rabaisser » à violer Nafissatou Diallo) – est absolument énorme sur les mentalités, l’éducation, la culture et au final, la condition des femmes en général.
Ainsi perdure l’idée à la fois totalement fausse et stupide que seules les « belles femmes » sont victimes de violences sexistes censées constituer un « hommage à leur beauté ». De la même façon, il n’existe pas d’agresseur plus respectable qu’un autre – un homme âgé qui agresse sexuellement une femme ne prétendait pas, comme le relate la presse locale, « jouer au docteur ». De même qu’un professeur s’en prenant à des jeunes filles n’est pas un « papa d’amour qui ensorcelait des mineures », et qu’il n’existe pas davange de « tonton serviable » ou de « roi de la papouille » en guise de prédateur sexuel.

Ça suffit.
Marre aussi des commentaires de certains politiques évoquant encore l’excuse du « troussage de domestique » et mettant systématiquement en doute la parole des femmes qui, comme chacun le sait, « mentent » par intérêt. De fait, explique avec nombre d’exemples à l’appui Rose Lamy, « les hommes accusés ont ce pouvoir de présenter leur vérité comme étant la plus fiable, comme étant la seule valable ».
Ajoutons à cela les élites qui se protègent (« tout le monde savait »), l’obstination des médias à classer les violences sexistes et sexuelles dans la rubrique des faits divers – ce qui implique l’emploi d’un vocabulaire fictionnel, voire une tendance à la romantisation des faits, là où il faut au contraire traiter l’affaire sous l’aspect politique. Ainsi peut-on lire en guise de titre : « Le policier qui aimait trop les ados », là où il eût fallu parler des agissements d’un pédocriminel. L’on apprend aussi que « la malédiction du barbecue » a encore frappé – quand il est question de coups donnés par un homme lors d’une « dispute conjugale » [sic]. De la même façon, à la lecture de la description des faits, les femmes sont souvent chosifiées, considérées comme des « sous-humaines ». Rose Lamy fournit un travail très précis et formidablement utile en dressant l’inventaire du vocabulaire employé dans les médias justifiant cela. « Il la tue et la met à la poubelle » (tel un déchet) ; « il la rosse » (tel un animal) ; « il l’électrifie » (tel un objet), etc. En outre, les femmes sont souvent « destituées de leur identité » et cantonnées à leur prénom : « Rachida sans complexe » ; « L’épreuve du feu pour Najat », ou ramenées à leur physique – l’artiste Hoshi en a fait les frais : « Vous mettez un poster de Hoshi dans votre chambre, vous ? lance le chroniqueur Fabien Lecœuvre. Mais elle est effrayante. » Et de lui conseiller de « donner ses chansons à des filles sublimes » plutôt que de les interpréter.
Rose Lamy passe tout en revue, sans oublier cette manière, encore très présente dans les médias, de ramener les femmes au « rang de petite fille » justifiant donc le recours au paternalisme et à cette forme d’humour insupportable destiné à relativiser voire à justifier la violence masculine. En 2017, on pouvait toujours entendre à la télévision française ce genre de blague sexiste : « Les gars ! Vous savez ce qu’on dit à une femme qui a déjà les deux yeux au beurre noir ? On lui dit rien, on lui a déjà expliqué deux fois. »
Ça suffit.
La réécriture constante de notre réel dans les médias, nous les femmes nous devons y mettre un terme. Ne craignons pas d’être taxées de « néoféministes », puisque Rose Lamy nous explique que cela n’a aucun sens ni fondement, et prenons notre dictionnaire en main. Quel que soit notre âge (pour ma part j’ai un an de plus que la reine Lio), préparons-nous pour la bagarre qui ne fait que commencer.

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe.

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[1] Par Hugo Domenach et publiée le 11/04/2024. Lien vers l’émission de l’INA « adn » :
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/lio-adn-emission-feminisme


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