Chien Blanc. Chienne de vie pour Romain Gary et Jean Seberg. - Arts-chipels.fr
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Chien Blanc. Chienne de vie pour Romain Gary et Jean Seberg.

Chien Blanc. Chienne de vie pour Romain Gary et Jean Seberg.

Un film convaincant parce que non dogmatique sur les facettes cachées, les aspects pervers et la complexité des conséquences du racisme. Quand l’agressivité d’un chien devient la métaphore du comportement humain.

On connaît Romain Gary et sa façon opiniâtre de se fabriquer, à travers ses écrits et ses déclarations, des clones qui lui ressemblent tout en étant dissemblables, inventés en même temps que réels. Le trouble vient de la grande part de vérité qui fait corps avec une distorsion sans cesse changeante. On croit tenir un masque et voir le visage qui se dissimule derrière et c’est un autre masque qui apparaît et qui ressemble à la réalité. Chien blanc n’échappe pas à la règle. En question : une part de l’histoire de l’auteur qui prend place à un moment-clé de l’histoire américaine. Le 4 avril 1968, sur le balcon du Lorraine Motel, tournant une page de lutte pacifiste contre la ségrégation raciale, Martin Luther King est assassiné. L’homme qui avait fait le rêve d’une société plus fraternelle n’est plus. Au même moment, Romain Gary – qui n’est pas encore Émile Ajar –, nommé consul général de France à Los Angeles, y vit un amour fou avec une jeune actrice consacrée par la Nouvelle Vague et de près de vingt-cinq ans sa cadette : Jean Seberg, qui a tourné, sous la direction de Jean-Luc Godard, À bout de souffle avec Jean-Paul Belmondo. Il est un humaniste convaincu mais non combattant, elle une militante activiste et médiatique pour l’égalité des droits entre les noirs et les blancs. Il est de la littérature, elle du cinéma, avec la visibilité que cela suppose.

© Vivien Gaumand

© Vivien Gaumand

Chien perdu sans collier

Ils trouvent un jour devant leur porte un chien errant qu’ils adoptent. Un animal affectueux et doux, inoffensif. Mais le jour où le chien se trouve face à un noir, il lui saute à la gorge. Il est ce qu’on appelle un « chien blanc », dressé dans le Sud pour poursuivre les esclaves en fuite. Pour Gary, dressage dit formatage extérieur à sa nature profonde. Il pense que cet « acquis » est effaçable et qu’on peut redresser la situation. Comme noirs et blancs peuvent apprendre à vivre ensemble. L’analogie une fois posée, reste à la laisser aller son chemin en explorant son exemplarité et les enseignements qu’on pourrait en tirer. Romain Gary convainc alors un employé noir du chenil où il a laissé Chien blanc de tenter d’effacer le dressage du chien. Les étapes du contre-dressage épouseront l’évolution des événements de l’Amérique des années 1960.

© Vivien Gaumand

© Vivien Gaumand

Un contexte politique sur fond de haine raciale et d’émeutes

À cette époque, et même après la promulgation du Civil Rights Act de 1964, le Redlining demeure la règle à Los Angeles. Il empêche certaines minorités, dont les Afro-Américains, de louer ou d’acheter des logements dans certains quartiers, les cantonnant à Compton et Watts, et les loyers sont plus élevés pour eux que pour la population blanche. La discrimination à l’emploi, le chômage, le manque de ressources du lycée de Watts, presque exclusivement fréquenté par des noirs, font le reste. Alors qu’ailleurs aux États-Unis, à Rochester, Harlem, Philadelphie, des émeutes ont déjà éclaté, le maire de Los Angeles refuse de fournir une subvention d’aide à la création d’emplois. La situation est électrique. Il suffira d’un banal contrôle d’identité qui dégénère pour déclencher l’émeute. La venue de Martin Luther King ne suffira plus à contenir la colère des noirs et son assassinat en 1968 contribue à libérer un déchaînement de violence.

La bonde, trop longtemps contenue, cède. Des colères trop longtemps réprimées explosent. Émeutes de rues, pillages de magasins par une population noire réduite à la misère, répressions sauvages de la police forment le quotidien tandis que les appels au calme restent sans effet. La police tire, le Ku Klux Klan fait des démonstrations de force en défilant dans les rues. Le rêve intégrationniste s’efface, et pour une fraction de la population noire, vient le moment de la lutte contre les exactions d’une police corrompue. Les ambitions du Black Panther Party sont clairement exprimées : il ne s’agit pas de remplacer le capitalisme blanc par un capitalisme noir mais de combattre le racisme par la solidarité. Mais la déclaration d’intentions laisse place à une diversité de tendances et de factions en particulier dans l’attitude vis-à-vis des blancs et des moyens de la lutte. Centré sur les rapports du couple, le film ne rentre pas dans le détail de ce contexte historique complexe. Les documents d’archives y sont posés comme des contrepoints qui permettent de regarder l’évolution du couple de blancs très progressistes que forment Jean Seberg et Romain Gary dans le climat très particulier de cette époque et, au-delà, de mesurer la violence des tensions entre les communautés noire et blanche.

© Vivien Gaumand

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Une histoire de rupture dans les remous de l’histoire

Dans ce contexte, Jean Seberg se place en première ligne. Elle est une actrice en vogue, un porte-drapeau vis-à-vis des médias. La différence de position entre les deux époux est flagrante : là où Jean Seberg prend une part active aux manifestations et s’exprime à tout va, Romain Gary se préoccupe du sort d’un jeune noir amoureux d’une blanche que sa famille rejette et fait de l’écriture le moyen de s’inscrire contre les différents formes de racisme pour tenter d’imaginer une réconciliation possible. Jean, jetée en pâture aux médias, devient l’une des cibles du projet Cointelpro mis en place par le FBI qui ordonne, entre autres, aux agents de perturber et de discréditer pour les neutraliser les personnalités les plus en vue des mouvements dissidents. Le FBI, pour lui fermer la porte des studios, fera en particulier circuler la rumeur que l’enfant qu’elle attend est un enfant noir. Prise dans la nasse, elle sombrera d’autant plus que du côté des organisations noires, la présence de blancs dans les actions entreprises est finalement proscrite. Le fossé qui la sépare de Romain Gary s’élargit, d’autant que Jean Seberg a des aventures et une liaison avec Hakim Jamal, le cousin de Malcolm X et que les positions des époux divergent. L’actrice sombrera dans la dépression et l’alcool avant de se donner la mort en 1979.

© Vivien Gaumand

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Un face à face arbitré par un chien

Le chien matérialise à lui seul le questionnement sur le racisme. Il incarne d’abord la figure du raciste et c’est autour de son élimination physique pure et simple que débattent les personnages. Jean Seberg qui voudrait l’éliminer, lui ouvrira sa porte lorsque l’animal, échappé du chenil après avoir sauté à la gorge de Keys, son dresseur noir, reviendra au bercail. Romain Gary, lui, voit à travers lui l’effaçage possible d’un formatage inique au nom de valeurs humanistes et d’une forme de croyance en l’humanité, envers et contre tout. Quant à Keys, qui s’obstine à contrer les effets du dressage passé du chien, placé dans un contexte de lutte raciale, il réussira dans son entreprise non sans avoir, dans le même temps, retourné le dressage du chien contre les blancs, à l’image du combat que mène alors une partie de la société noire.

© Vivien Gaumand

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Existe-t-il une résilience possible après le racisme dans l’ère postcoloniale ?

Parallèlement au naufrage du couple, Romain Gary fait le constat plein d’amertume d’une impossibilité de compréhension mutuelle, au moins à cette époque, qu’Anaïs Barbeau met en évidence avec acuité. Ce faisant, elle pose une question qui fait aujourd’hui l’objet d’un grand débat de société dans notre ère postcoloniale. Est-il possible aujourd’hui d’effacer les effets du racisme, quand bien même on le voudrait, et de construire sur de nouvelles bases ? Existe-t-il une possible résilience ? L’exemple des États-Unis, malgré l’accession au pouvoir, l’espace d’un mandat, d’un président noir fait pendant à l’évolution de la situation après l’abolition de l’apartheid en Afrique du Sud. Les deux cas de figures montrent que l’égalité de droit reconnue par les institutions ne lave pas la société des erreurs passées. Dans le bafouillage de l’Histoire sur le postcolonialisme et la recherche d’une résilience, on est encore loin du compte… Roman d’un couple pris dans la tourmente de l’Histoire, Chien blanc suscite aussi un questionnement en profondeur sur le devenir de cet héritage plus qu’encombrant du passé.

© Vivien Gaumand

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Chien blanc d’après le roman éponyme de Romain Gary (© folio, Gallimard, 1970)

Canada | 1h36 | Couleur | Image : SCOPE | Son : 5.1 | Meilleur film québécois - Meilleure réalisation - Film coup de cœur du public, Festival du film de Sept-Îles (Canada). Sélection officielle Les Reflets du Cinéma Canadien (France)

Sortie en salles le 22 mai 2024

S Film réalisé et co-écrit par Anaïs Barbeau-Lavalette S Avec Denis Ménochet (Romain Gary), Kacey Rohl (Jean Seberg), K.C. Collins (Keys), Peter Bryant (Red), Jhaleil Swaby (Ballard Jones), Chip Chuipka (Jack Carruthers), Laurent Lemaire (Diego), Michaëna Benoit (Jamie), Pascal Tshilambo (Karim), Melissa Toussaint (Nicole), Véronique Verhoeven (Celia), Bowie et Zuko (Chien blanc) S Chanson de fin du film, Seuls et Vaincus, interprétée par Gaël Faye, adaptation du poème écrit par Christiane Taubira S Réalisation Anaïs Barbeau-Lavalette S Productrice Nicole Robert S Scénario Anaïs Barbeau-Lavalette, Valérie Beaugrand-Champagne S Direction de la photographie Jonathan Decoste S Conception artistique Emmanuel Fréchette S Casting Catherine Didelot S Costumes Sophie Lefebvre S Montage Richard Comeau S Son Claude La Haye, Pablo Villegas, Sylvain Bellemare, Stéphane Bergeron, Bernard Gariépy Strobl S Maquillage Kathryn Casault S Coiffure Martin Lapointe S Musique Mathieu Charbonneau, Ralph Joseph « Waahli », Christophe Lamarche Ledoux, Maxime Veilleux S Consultants Maryse Legagneur, Will Prosper S Productrice associée Anaïs Barbeau-Lavalette S Producteur exécutif Bruno Dubé S Un film produit par MK2 / MILE END / GO FILMS S Avec la participation financière de LA SODEC Québec, TELEFILM CANADA S Ventes Internationales Orange Studio

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