Des exilés syriens traquent les tortionnaires d'Assad dans un thriller captivant présenté à Cannes
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Cannes 2024

Des exilés syriens traquent les tortionnaires d'Assad dans un thriller captivant présenté à Cannes

De notre envoyé spécial à Cannes – Film d'ouverture de la Semaine de la critique, "Les Fantômes" suit un exilé syrien à la recherche de l'homme qui l'a torturé pendant la guerre civile. France 24 s'est entretenu avec son réalisateur, le Français Jonathan Millet, qui signe un des premiers longs métrages marquants de la quinzaine cannoise.

Image du film "Les Fantômes", de Jonathan Millet.
Image du film "Les Fantômes", de Jonathan Millet. © Films Grand Huit
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Loin des célébrations des titans hollywoodiens, la découverte de nouveaux talents constitue, pour de nombreux cinéphiles, le réel plaisir du Festival de Cannes. Autre attrait des sélections cannoises : la capacité du cinéma à plonger dans l'actualité, à sonder les plaies encore ouvertes de guerres évincées dans les médias par d'autres conflits plus récents.

"Les Fantômes" ("Ghost Trail"), le premier long métrage de fiction du réalisateur Jonathan Millet, répond à ces deux attentes. Inspiré de faits réels, il suit les efforts d'un exilé syrien pour retrouver l'homme qui l'a torturé, lui et d'innombrables autres, dans la tristement célèbre prison syrienne de Saidnaya, surnommée par les militants "l'abattoir humain".

L'acteur franco-tunisien Adam Bessa livre une performance remarquable dans le rôle de Hamid, un ancien professeur endeuillé d'Alep, rongé par le chagrin d'avoir perdu sa femme et sa fille. L'homme, qui aspire à une forme de réparation, fait partie d'une cellule clandestine de réfugiés et d'activistes tenant des conversations furtives en ligne par le biais d'un jeu vidéo multijoueurs, et essayant de traquer les hommes de main de Bachar al-Assad qui se cachent en Europe et de les traduire en justice.

La piste mène Hamid à Strasbourg, dans l'est de la France. Il en est persuadé, son ancien tortionnaire a pris l'identité d'un étudiant nommé Sami Hamma – interprété par le talentueux Tawfeek Barhom. Problème, Hamid n’a jamais vu son bourreau. Il avait les yeux bandés lors de son passage à tabac en prison. Il doit donc faire appel à d'autres sens pour reconnaître sa voix, ses pas ou son odeur.

Cette filature haletante révèle rapidement un fossé entre les expériences de l'exil des deux personnages : l'un se fondant parfaitement dans la masse, l'autre freiné par son traumatisme.

Alors que la guerre s'éternise et que Bachar al-Assad s'accroche au pouvoir, laissant penser que la justice pourrait ne jamais être rendue, Hamid est confronté à une décision déchirante : doit-il se faire justice lui-même ?

Plus qu'un thriller captivant, "Les Fantômes" est aussi une étude de caractères passionnante et sensible, qui aborde de manière experte les thèmes de l'exil et du traumatisme, que Jonathan Millet a déjà exploités dans de précédents documentaires. Le réalisateur s'est entretenu avec France 24 sur le fait d'aborder des sujets aussi lourds sur grand écran et sur son choix de s'orienter vers le cinéma de genre.

 

France 24 : Vous avez déjà travaillé sur les réfugiés et l’exil par le passé. Pourquoi avoir choisi cette fois d’aborder cette thématique sous la forme d’un "duel" entre Syriens ?

Jonathan Millet : Le projet initial était de réaliser un documentaire sur les réfugiés de guerre et les traumatismes. J'ai passé plus de deux ans à interviewer des personnes traumatisées par la guerre, à écouter leurs récits puissants et poignants d'emprisonnement, de torture et de vies brisées. Mais je n'arrivais pas à trouver une façon de les filmer, de positionner la caméra, qui rendrait justice à leurs histoires.

C'est alors que j'ai entendu parler de ces groupes secrets qui traquent les criminels de guerre et j'ai été immédiatement transporté. Leur histoire réelle a rejoint mon désir de faire un film qui raconte une expérience sensorielle sur l'espionnage et les chasses à l'homme.

Pourquoi le choix d’une fiction, et d’un film de genre, plutôt qu'un documentaire ?

La fiction m'a semblé être le meilleur moyen de transmettre la force de leurs histoires, de donner corps à ce qu'ils ont vécu en prison. Ils étaient dans l'obscurité totale et ne pouvaient se fier qu'à leur toucher et à leur odorat. Ils se sont souvenus de la manière dont ils percevaient les choses, en enregistrant les pas de leurs gardiens et tout le reste. Il fallait un type spécifique de plans, de sons et de montage pour essayer de transmettre cette expérience sensorielle. Mon objectif était de raconter leur histoire d'un point de vue très subjectif, en offrant un angle différent de celui, par exemple, d'un journaliste rédigeant un article très documenté.

La Syrie est très peu présente dans les médias en ce moment. Le cinéma peut-il y remédier ?

La guerre a été très médiatisée les premières années, puis l'attention s'est portée sur les réfugiés qui se dirigeaient vers l'Europe, et maintenant les médias sont passés à autre chose. Le cinéma est moins lié à cette temporalité, à cette immédiateté. Il s'agit plutôt de trouver des moyens de raconter les choses différemment.

Cela dit, dans ce cas précis, nous avons en fait travaillé en phase avec l'actualité. Lorsque j'ai commencé à écrire le film, la traque des criminels de guerre n'en était qu'à ses débuts. Nous avons commencé à filmer au moment où les premiers procès s'ouvraient en Allemagne. Et lorsque nous avons terminé le film, la France venait d'émettre un mandat d'arrêt contre Assad.

[Note de la rédaction : en janvier 2022, un tribunal allemand a condamné un ancien officier de l'armée syrienne à la prison à vie pour crimes contre l'humanité, dans le cadre de la première affaire pénale au monde concernant la torture pratiquée par l'État en Syrie.]

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On sent poindre dans le film une inquiétude croissante que justice ne soit pas faite, illustrée par le dilemme qui tourmente Hamid. Est-ce quelque chose que vous avez ressenti dans les témoignages des réfugiés que vous avez interrogés ?

La raison pour laquelle ces cellules secrètes ont été créées est que les veto russe et chinois à l'ONU ont effectivement contrecarré tout type d'intervention internationale. Dès le départ, il y a donc ce sentiment d'impunité, cette crainte que la justice ne soit jamais rendue. Un réfugié syrien m'a raconté sa rencontre avec son ancien tortionnaire dans un supermarché berlinois. Il voyait bien que l'homme avait ses papiers en règle, que tout allait bien pour lui, et que personne ne se donnerait la peine de découvrir qui il était vraiment et de le traduire en justice. C'est pour cela que ces groupes se sont constitués, qu'ils ont pris contact avec des avocats et qu'ils ont collecté des preuves en vue de futurs procès.

Une autre chose qui m'a intéressé, c'est leur dilemme, leur peur que l'Europe ferme ses frontières s'ils signalaient aux autorités que des criminels syriens se trouvent parmi les réfugiés. C’est un tiraillement constant, déchirant, un choix cornélien.

Adam Bessa, acteur principal du film "Les Fantômes", de Jonathan Millet.
Adam Bessa, acteur principal du film "Les Fantômes", de Jonathan Millet. © Films Grand Huit

Les personnages de votre film sont tous à des stades très différents de leur intégration, un décalage que vous avez déjà exploré dans votre travail documentaire. Était-il important pour vous de poursuivre ce fil conducteur dans votre fiction ?

Depuis le début, mes films racontent des histoires d'exil, de camps de détention, de routes migratoires et d'arrivées dans un pays étranger. Mon but a toujours été de raconter des histoires individuelles, d'aller au-delà des chiffres abstraits, de montrer comment chaque histoire d'exil est unique. L'un des objectifs de ce film est de montrer que chaque exilé porte un passé singulier, un bagage spécifique de traumatismes, de déracinement, de choses et de personnes laissées derrière lui. De même, j'ai essayé de montrer comment ces exilés ont chacun leur propre façon d'aborder la vie dans leur nouveau pays.

Comment avez-vous réalisé votre casting ? Et de quelle façon vos acteurs principaux ont cherché à transmettre ce bagage de l'exil ?

Au début, je pensais faire appel à des acteurs syriens, mais il est très difficile pour les Syriens de jouer dans un film sur la torture dans leur pays d'origine. Nombre d'entre eux s'inquiétaient de la sécurité de leurs proches restés au pays ou de leur propre perspective d'y retourner un jour.

Trouver les acteurs n’a pas été simple. Ce sont des rôles compliqués car il s’agit d’une histoire d’espionnage et de mensonges. Les comédiens devaient dissimuler les motivations des personnages, tout en laissant poindre ce qu’ils ressentent vraiment pour accrocher le spectateur.

Adam [Bessa] a passé plusieurs nuits à écouter des témoignages sur les tortures infligées aux prisonniers afin de ressentir l'horreur et de trouver les moyens de la transmettre. Nous avons beaucoup travaillé sur ses gestes, sur la manière de transmettre l'héritage inconscient de la prison et, bien sûr, sur l'accent syrien, avec des coachs, pour qu’il soit le plus précis possible.

Tawfeek [Barhom], quant à lui, devait apprendre le français et le rendre suffisamment crédible pour donner l'idée d'un homme qui a rompu les liens avec son pays d'origine et voulant s'assimiler à la société française. Et il s'en sort admirablement.

 

Cet article a été adapté de l’anglais. Retrouvez l’article original ici.

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