En Tunisie, le retour de "l'autocensure" face à "la crainte de la dénonciation et de l'arrestation"
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En Tunisie, le retour de "l'autocensure" face à "la crainte de la dénonciation et de l'arrestation"

En Tunisie, une avocate et deux chroniqueurs ont été arrêtés ce week-end pour avoir critiqué la situation dans le pays. Depuis le coup de force du président Kaïs Saïed pour s'arroger les pleins pouvoirs en 2021, la situation des libertés politiques et individuelles suscite de vives inquiétudes.

Une avocate porte une photo de Sonia Dahmani, l'une de ses consoeurs, devant le tribunal de Tunis, le 13 mai 2024, alors que le barreau tunisien a déclaré une grève.
Une avocate porte une photo de Sonia Dahmani, l'une de ses consoeurs, devant le tribunal de Tunis, le 13 mai 2024, alors que le barreau tunisien a déclaré une grève pour protester contre son arrestation musclée au siège quelques jours plus tôt. © Fethi Belaid, AFP
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Il était 19 h 45 à Tunis, samedi 11 mai, lorsque l’avocate Sonia Dahmani a été arrêtée de force dans les locaux de la Maison des avocats par des policiers encagoulés. Une scène filmée en direct par une équipe de France 24, dont la diffusion a été brusquement interrompue quand les policiers ont arraché la caméra de son trépied. Pour protester contre son arrestation, les avocats tunisiens ont observé lundi 13 mai une grève dans tous les tribunaux du pays. 

Selon ses avocats, Sonia Dahmani fait l’objet d’une enquête pour diffusion de "fausses informations dans le but de porter atteinte à la sûreté publique" et "incitation à un discours de la haine", en vertu du décret-loi 54, promulgué en septembre 2022 par le président Kaïs Saïed. Sonia Dahmani se voit notamment reprocher d’avoir lancé, sur un ton ironique, "de quel pays extraordinaire parle-t-on ?", en réponse à un chroniqueur, sur un plateau de télévision, qui affirmait que les migrants venus d’Afrique subsaharienne cherchaient à s’installer en Tunisie.  

Après ces commentaires considérés comme une insulte envers la Tunisie, Sonia Dahmani devait comparaître devant le juge d’instruction de Tunis et s’était réfugiée dans les locaux de la Maison des avocats. Alors que les images de son arrestation musclée tournaient en boucle sur les chaînes de télévision, deux chroniqueurs de radio et télévision Mourad Zeghid et Borhen Bsaies ont été interpellés et placés en détention provisoire pour des motifs similaires dimanche 12 mai.

"Étouffer toute forme d’expression" 

"Ce ne sont pas des individus connus pour être des opposants historiques en particulier", explique le politologue Vincent Geisser, chargé de recherche au CNRS. "Les autorités s'en prennent de plus en plus à quiconque exprime, ne serait-ce qu'une parole ironique, critique ou indépendante par rapport au régime. Ces interpellations visent à étouffer toute forme d'expression, même celle qui n'est pas nécessairement perçue comme d’opposition ou de dissidente dès le départ." 

Un contexte de répression insufflé par le président Kaïs Saïed, au pouvoir depuis 2019. Depuis son coup de force contre les institutions démocratiques en juillet 2021, le chef de l’État étend son emprise sur le pays, s’attaquant à toute forme de critique ou d’opposition. En février 2023, plusieurs personnalités politiques, militants et figures médiatiques ouvertement hostiles à son régime avaient été arrêtées pour "complot contre la sureté de l'État". Au total, plus de 60 personnes ont été visées par des poursuites sur la base du décret-loi 54 depuis sa promulgation, selon le Syndicat national des journalistes. 

Au lendemain de l’arrestation des trois chroniqueurs, la presse tunisienne ne cache pas son inquiétude : "Ben Ali n’avait pas osé, Kaïs Saïed l’a fait ", a titré le site tunisien Businessnews, en référence au régime autoritaire de l’ex-président, annonçant "une nouvelle phase dans le bras de fer entre le pouvoir et ses opposants". "Nous assistons à un tournant alors que la répression s’accélère en Tunisie", confirme Sophie Bessis, historienne spécialiste du Maghreb, à France 24. "Actuellement il n’y a aucun signe laissant présager un recul de cette dérive répressive. 

Parmi les nombreuses personnes interpellées ces derniers mois, Rached Ghannouchi, leader du parti d'opposition Ennahda, a été arrêté le 17 avril pour avoir dit selon des déclarations rapportées par les médias que la Tunisie serait menacée d'une "guerre civile" si l'islam politique, auquel son parti adhère, était éliminé. Une source au ministère de l'Intérieur, relayée par les médias tunisiens, a confirmé que l'arrestation de Rached Ghannouchi était liée à ces propos. 

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Climat anti-migrants 

Au cœur de cette poussée répressive se trouvent les prises de position de Kaïs Saïed à l'encontre des migrants. Le président s'en prend particulièrement aux associations et ONG, affirmant qu'elles reçoivent des financements "astronomiques" de l'étranger pour faciliter l'installation des migrants subsahariens. Il a également déclaré que, bien que ces migrants soient "victimes de tout un système, la Tunisie n’est pas responsable de leur misère", comme l'a rapporté Business News

La présidente de l'association antiraciste Mnemty ("mon rêve"), Saadia Mosbah, est actuellement en garde à vue, soupçonnée de blanchiment d'argent. Elle avait été particulièrement active dans la défense des migrants subsahariens en Tunisie après un discours virulent du président Kaïs Saïed en février 2023, où il dénonçait l'arrivée de "hordes de migrants clandestins" dans le cadre d'un complot "pour changer la composition démographique" du pays. 

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Après ce discours, les tensions entre les habitants et les migrants se sont exacerbées. Des centaines de migrants originaires d'Afrique subsaharienne ont été chassés de leur logement et transportés dans des zones désertiques par les autorités, dès juillet 2023.

Très récemment, les 4 et 5 mai derniers, à El-Amra, dans le gouvernorat de Sfax, des centaines d'habitants, agacés par la présence "par milliers" de migrants subsahariens, ont manifesté dans la rue pour réclamer leur "expulsion", comme en témoignent les images diffusées par la chaîne de télévision SkyNews Arabia. "On assiste à une montée d'une logique milicienne dans laquelle le président incite au recours à la colère populaire pour régler les différends avec ceux qu'il qualifie d'ennemis de la patrie", analyse Vincent Geisser. 

"Autocensure" 

Si la Tunisie a été un symbole d'espoir de la région, en étant le seul pays à avoir renversé un dirigeant autoritaire lors du Printemps arabe de 2011 et à avoir construit une démocratie, elle est désormais marquée par un climat de peur, selon Vincent Geisser. "Les idées selon lesquelles les acquis démocratiques établis depuis 2011 sont intouchables sont désormais erronées", développe l’expert. "Aujourd’hui, les gens deviennent très prudents dans leur prise de parole, que ce soit sur les réseaux sociaux, dans les médias ou même dans les espaces publics en Tunisie. La crainte de la dénonciation et de l'arrestation provoque un retour en force de l'autocensure dans la société tunisienne."  

Pour Vincent Geisser, Kaïs Saïed a réussi à instaurer un "vide politique" en Tunisie "en diabolisant la démocratie parlementaire." "La peur et la résignation prédominent chez ceux qui pourraient s'opposer au régime, car ils ne perçoivent pas l'opposition démocratique comme une alternative crédible." Reste que le président Kaïs Saïed possède toujours un soutien, "notamment au sein des milieux populaires et des classes moyennes, qui continuent de soutenir le chef de l'État en justifiant les arrestations par la supposition que les accusés ont forcément commis des actes répréhensibles", ajoute Sophie Bessis. "Bien que ce soutien soit en diminution en raison des crises économique et sociale, le discours populiste du chef de l'État est encore écouté."

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