"Là, j'essaie d'être charmant" : en visio avec Andrew Sean Greer, l'auteur du livre le plus drôle de l'année

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Andrew Sean Greer, prix Pulitzer en 2018 pour « Les Tribulations d’Arthur Mineur », donne une seconde chance à ce loser sémillant, écrivain semi-notoire, dans « Arthur Mineur court à sa perte ».
Andrew Sean Greer, prix Pulitzer en 2018 pour « Les Tribulations d’Arthur Mineur », donne une seconde chance à ce loser sémillant, écrivain semi-notoire, dans « Arthur Mineur court à sa perte ».
Ulf Andersen / Aurimages

"Là, j'essaie d'être charmant" : en visio avec Andrew Sean Greer, l'auteur du livre le plus drôle de l'année

Barre de rire

Par Clément Bénech

Publié le

Il a accepté l’entretien à distance, au risque de bugs et d’autres joyeusetés numériques familières à son héros. Andrew Sean Greer, prix Pulitzer en 2018 pour « Les Tribulations d’Arthur Mineur », donne une seconde chance à ce loser sémillant, écrivain semi-notoire, dans « Arthur Mineur court à sa perte ». Et ce deuxième volet qui n’est pas une suite pourrait bien être le livre le plus drôle de 2024.

Mineur est un écrivain roux, quinquagénaire et homosexuel, qu’un revers de fortune oblige à accepter toutes sortes de missions humiliantes, l’amenant à traverser les États-Unis en camping-car. Pour Andrew Sean Greer, ce personnage est à la fois une projection déformante et un souffre-douleur : une sorte de piñata littéraire.

Quand nous parvenons à établir la connexion avec lui, il se trouve à Rome. Dans la fausse réalité en 2D recréée par Google Teams, la lumière du Latium vient frapper de biais son visage heureux. Alors que Marianne se confond en excuses de n’avoir pas pu se déplacer pour l’entretien, il balaie nos salamalecs : « C’est le monde moderne. »

Séduire le lecteur

Arrangeant comme son personnage. On imagine avec quelle délicatesse il a dû, après l’obtention du Pulitzer, prendre congé d’une ou deux activités gagne-pain : des cours d’écriture çà et là, et la direction d’une résidence d’écriture princière en Toscane, la Fondation Santa Maddalena. Il faut dire que le prix a tout changé pour le natif de Washington. « Une semaine après, j’ai compris que je devais quitter mon boulot. Obtenir le Pulitzer, c’est un boulot ! »

Pour autant, il ne se repose pas sur ses lauriers. « Là, je suis à Rome pour deux mois dans le cadre d’une résidence d’écriture. J’adorerais visiter Rome. Mais je ne vais pas le faire, car je suis là pour écrire. » Quand il écrit, est-il capable de lire n’importe quoi ? « Non. J’ai cinq livres sur mon bureau, et je ne lis que de la fiction, car ce que je cherche, ce sont des techniques de narration. »

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Fiction et non-fiction sont beaucoup plus séparées dans la culture anglo-saxonne… « En Italie, lors de n’importe quel événement majeur, on demande aux écrivains d’intervenir médiatiquement… pas aux États-Unis ! Là-bas, nous sommes vus comme des gens divertissants [entertainers, N.D.L.R.], dont le travail est de séduire le lecteur. Même en interview. Tenez, là, avec vous, j’essaie d’être charmant et pas particulièrement intellectuel. »

Blagues de khâgneux

Trajectoire intéressante que celle d’Arthur Mineur : la forme du livre a changé en cours d’écriture, comme une balle de base-ball bifurquerait en plein vol. Magnétisé par cette Amérique qu’il peine à comprendre – l’auteur a pris de plein fouet l’élection de Trump, comme beaucoup d’intellectuels de la côte Est –, Andrew Sean Greer l’a arpentée en voiture, en parlant aux gens.

Ce livre aurait pu être un roman social, mais le naturel est revenu à toute berzingue au volant d’un camping-car : Greer en a fait une comédie. Difficile de dire ce qui est le plus drôle dans ces tribulations. Les bourdes du personnage un peu gaffeur comme celles des gens qui l’entourent, dignes de Thomas Bernhard ?

Les blagues de khâgneux (« Le meilleur caméo de la littérature ? Hélène de Troie qui passe en arrière-plan dans L’Odyssée » !) ? Ou peut-être les réflexions à la Woody Allen (« Les gens ne vous demandent pas : vous êtes homosexuel ? Ils utilisent d’autres formules à leur insu : vous ne seriez pas néerlandais ? Ou bien : vous me rappelez mon neveu ! »)…

Humour politique

Ce livre qui nous procure de francs éclats de rire évoque bien des sujets, sans guère se fixer sur un seul – son côté « européen ». On devine que cela peut faire grincer des dents, de l’autre côté de l’Atlantique… « La revue The New Yorker – la plus importante publication littéraire des États-Unis a recensé le livre, et leur reproche principal était qu’il ne soit pas un brûlot anti-Trump. Mais pourquoi ? Je l’ai écrit comme un exercice d’empathie – ce qui est insupportable à ceux pour qui l’autre est un ennemi qu’il faut défaire. »

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Desproges avait en son temps brocardé un journaliste qui osait « rabaisser l’art, que dis-je l’art, l’artisanat du rire au rang d’une pâlotte besognette pour façonneur léthargique de cocottes en papier. » Faut-il que l’humour soit politique, sociologique, en tout cas mêlé de quelque matière plus noble que le rire seul ? « Je crois que dans mon livre, on trouve de l’humour de bas étage, mais aussi de l’humour relativement sophistiqué, explique Greer. Je les mélange ; c’est ce que j’admire chez certains comédiens, par exemple chez Woody Allen. »

Il raille subtilement les nouvelles « catégories » de récompenses – littéraires, en l’occurrence, mais d’autres viennent en tête – qui essentialisent l’artiste. « Je trouve que le terme homosexuel a déjà quelque chose de drôle, quant à l’expression écriture homosexuelle… C’est à la fois drôle et stupide. Dans les années 90, les livres dits homosexuels étaient tristes et érotiques. Mais… mon expérience est beaucoup plus amusante ». Il ne ménage pas son protagoniste.

Vendeurs d'orviétan

Oserait-il avec un autre personnage, plus éloigné de lui sociologiquement ? Son Histoire d’un mariage (L’Olivier, 2009) avait certes pour héroïne une femme noire. « C’était il y a longtemps. Je ne sais pas si je serais assez courageux pour le refaire. Du reste, ce qui est difficile, c’est de faire entendre la voix d’un personnage – femme noire ou pas. Je crois avoir relevé ce défi… mais aujourd’hui, il me semblerait difficile d’en convaincre les gens. Quoique, cela change un peu ! De plus en plus d’écrivains expriment clairement l’idée qu’écrire sur une expérience qui n’est pas la nôtre, eh bien… c’est cela, la fiction. Si vous n’aimez pas ça, vous n’aimez pas la fiction. Ce qui est acceptable ! Alors, n’en lisez pas. »

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« C’est la première fois que j’écris un livre qui se veut drôle. » Voilà comment s’est faite cette bifurcation : « Je n’aimais pas mon personnage principal. Mais voilà, je nageais avec un ami, et soudain cela m’est venu : et si je me foutais de sa gueule ? J’avais besoin d’argent ; mes livres précédents avaient été des échecs ; et ce n’était pas une si mauvaise idée, après tout. Personne ou presque ne me lisait ! Ce n’était donc pas risqué : tout le monde s’en foutait. Donc je l’ai fait, et j’ai trouvé que c’était une bonne manière d’aborder les moments les plus riches en émotions. »

Raconter la vie d’un écrivain est peut-être drôle en soi, tant ce métier, pour qui joue le jeu, peut ressembler de plus en plus à l’itinérance des vendeurs d’orviétan. Pour Andrew Sean Greer, c’est un nouveau chapitre qui s’ouvre : il s’apprête à s’installer à Venise.

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Arthur Mineur court à sa perte, Andrew Sean Greer, Chambon/Actes Sud, 237 p., traduit de l’anglais (US) par Stéphane Vanderhaeghe.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne