Cinquante ans après, que reste-t-il de la révolution des Œillets au Portugal? | Slate.fr
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Cinquante ans après, que reste-t-il de la révolution des Œillets au Portugal?

Le 25 avril 1974, la dictature salazariste était renversée. Le mouvement révolutionnaire a laissé un héritage fort dans la vie politique et culturelle lusitanienne.

Œillets rouges et drapeau portugais à la main, des manifestants commémorent le 49e anniversaire de la révolution des Œillets qui a mis fin à quarante-deux de dictature militaire au Portugal, le 25 avril 2023 à Lisbonne. | Patricia de Melo Moreira / AFP
Œillets rouges et drapeau portugais à la main, des manifestants commémorent le 49e anniversaire de la révolution des Œillets qui a mis fin à quarante-deux de dictature militaire au Portugal, le 25 avril 2023 à Lisbonne. | Patricia de Melo Moreira / AFP

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Ce jeudi 25 avril, jour férié au Portugal, nous célébrons le cinquantième anniversaire de la révolution des Œillets. Synonyme de chute de la dictature salazariste et de son système politique, l'État nouveau (Estado Novo en portugais), cette révolution dont le mythe romantique alimente encore les guides de voyage à Lisbonne ou à Porto, a marqué l'avènement du système démocratique portugais.

Le cheminement de cette révolution et le processus qui s'en est suivi ont durablement marqué la vie politique lusitanienne. Le Parti socialiste (PS) est sorti vainqueur des urnes en 1976, quand le Parti communiste portugais (PCP) est devenu une force politique majeure. La révolution du 25 avril 1974 a marqué une vraie rupture avec l'ordre conservateur et corporatiste qu'a dirigé d'une main de fer le dictateur António de Oliveira Salazar, entre 1932 et 1968.

Vers une institutionnalisation de la démocratie 

La révolution des Œillets est un processus qui s'est étendu sur deux ans, entre 1974 et 1976. Le mouvement révolutionnaire a trouvé son origine dans la difficulté qu'avait la dictature portugaise à assurer l'unité de son empire colonial en Afrique, de la Guinée-Bissau au Mozambique, en passant par l'Angola. Certains militaires, dont le général António de Spínola, gouverneur militaire de Guinée-Bissau entre 1968 et 1973, défendaient une solution politique à la guerre, doutant que les conflits coloniaux puissent être gagnés militairement.

Depuis 1961, les velléités indépendantistes étaient de plus en plus intenses, le Front de libération du Mozambique (Frelimo) et le Front national de libération de l'Angola (FNLA) ayant entamé une lutte armée contre les agents coloniaux portugais présents sur place. Rapidement, la situation est devenue difficile à contrôler pour le Portugal. Salazar, avant son départ du pouvoir en 1968, ne voulait pas entendre parler de décolonisation.

L'empire colonial portugais incarnait la grandeur de la nation et de nombreux symboles témoignaient de ce prestige, comme le footballeur Eusébio, originaire du Mozambique et immense star du football lusitanien des années 1960-1970 (élu Ballon d'or en 1965). Pourtant, jamais Salazar n'a posé un pied en Afrique. Paradoxal pour celui qui était une figure du refus de la décolonisation en Europe.

Avec une santé fragile (il est victime d'un accident vasculaire cérébral en août 1968), António de Oliveira Salazar quitte le pouvoir en septembre 1968 et celui-ci revient à Marcelo Caetano, qui s'inscrit jusqu'en avril 1974 dans la continuité de la politique menée par Salazar (lequel décède entre-temps le 27 juillet 1970). C'est donc Marcelo Caetano qui assistera aux premières loges à la révolution des Œillets. Le Mouvement des forces armées (MFA), principale force militaire soucieuse de renverser le régime, obtiendra sa reddition le soir du 25 avril 1974.

Sans être membre du MFA, António de Spínola négocie avec les militaires séditieux afin de prendre le pouvoir, avec l'assurance de faire respecter le programme politique rédigé par le MFA. Il devient par la suite le nouveau président de la République portugaise, en mai 1974. Mais c'est seulement deux ans plus tard que le processus révolutionnaire portugais prendra fin, que les institutions politiques trouveront une certaine stabilité et que la démocratie s'ancrera durablement au Portugal.

«Dans les manuels scolaires français de première, les événements racontés s'arrêtent au 25 avril 1974. On saute l'ensemble du processus révolutionnaire qui a duré deux ans.»
Victor Pereira, docteur en histoire contemporaine et chercheur à l'université nouvelle de Lisbonne

Au printemps 1976, le Portugal se dote d'une nouvelle constitution qui consacre un régime semi-présidentiel, avec un gouvernement responsable devant les 230 députés du Parlement. Le président socialiste António Ramalho Eanes (premier président à être élu démocratiquement en juin 1976) s'engage à faire rentrer les militaires dans leurs casernes, après leur rôle déterminant dans la révolution de 1974 et les deux années qui ont suivi.

Le Portugal entre alors dans une nouvelle ère politique, marquée par un processus révolutionnaire unique en Europe, dans les années 1970. Même la chute du régime franquiste dans l'Espagne voisine, en 1975, ne s'est pas réalisée dans ces conditions.

D'un récit romantique à la culture populaire, une révolution mythique

Raconter une révolution, c'est raconter un mythe. Celui de la révolution des Œillets est particulièrement tenace, tant il se veut romantique. Le 25 avril 1974, des civils auraient donné spontanément aux soldats du MFA des œillets, qu'ils auraient ensuite accrochés à leur boutonnière et placés dans leur fusil. Rapidement, cette fleur devient le symbole de la révolution. Elle est même reprise dans l'iconographie du MFA. Plutôt que de tirer des balles, les militaires, armés de leurs fusils chargés d'œillets, tiraient des fleurs. Joli récit, il faut le souligner.

Dans la construction d'une narration, ce symbole raconte le pacifisme d'une révolution qui s'est produite sans aucun mort. C'est en réalité faux. On dénombre cinq morts pour la seule journée du 25 avril. Mais ce récit pose d'autant plus problème qu'il occulte l'ensemble des années de lutte des militants opposés au régime de Salazar.

La Police internationale et de défense de l'État (PIDE), la police politique portugaise, a été responsable de nombreux meurtres. La mise en détention des opposants, l'exil, la torture… Si la révolution des Œillets s'est bien produite le 25 avril 1974, son cheminement s'ancre dans un temps plus long. Et ceux qui ont cherché à la rendre possible n'ont pas systématiquement assisté aux événements révolutionnaires qui se sont tenus entre 1974 et 1976.

Le mythe est coriace, donc, mais ne correspond pas à la réalité politique du Portugal de l'époque. Victor Pereira, chercheur à l'Institut d'histoire contemporaine à l'université nouvelle de Lisbonne, explique que «dans les manuels scolaires français de première, les événements racontés s'arrêtent au 25 avril 1974. On saute l'ensemble du processus révolutionnaire qui a duré deux ans.» C'est un autre problème du récit qu'on peut faire de la révolution des Œillets.

Mais d'autres moments forts de la révolution des Œillets continuent de marquer la vie politique portugaise, notamment dans les manifestations dont nous sommes contemporains. Zeca Afonso (1929-1987), auteur-compositeur-interprète portugais et opposant au régime, est devenu l'un des visages de ce moment d'effervescence.

Dès la première heure du 25 avril 1974, les membres du MFA ont décidé de se doter d'un signal sonore pour annoncer le début des opérations. À Porto, le signal a été la diffusion à la radio de la chanson «Grândola, Vila Morena» de Zeca Afonso, faisant l'éloge de cette ville de l'Alentejo (région du sud du Portugal) où le Parti communiste était puissant et son esprit démocratique et fraternel.

Comme l'explique Victor Pereira, cette chanson est encore entonnée dans les manifestations au Portugal. «C'est cette chanson, enregistrée en 1971, qui symbolise la révolution. Dans les années 2010, lorsque le Portugal a été soumis à l'austérité par la Banque centrale européenne, le Fonds monétaire international et la Commission européenne [la troïka, ndlr], les manifestants qui dénonçaient cette politique chantaient “Grândola, Vila Morena”. Cela montre que les gouvernements portugais, en appliquant ces mesures, ne respectent pas les acquis et l'esprit issus de la révolution des Œillets.»

Chega, l'ambivalence actuelle de l'extrême droite portugaise face à l'État nouveau

En mars dernier, le parti portugais d'extrême droite Chega («Assez»), a réalisé un score historique, avec l'obtention de 18% des voix lors des élections législatives. André Ventura, le leader du parti, entretient le flou quant à son relationnel avec l'histoire de la dictature portugaise.

Victor Pereira nous éclaire: «André Ventura reprend les slogans de l'État nouveau comme “Dieu, famille, patrie”. C'est un clin d'œil fort à l'héritage de Salazar. Aussi, il est inconcevable pour lui de présenter des excuses aux peuples colonisés par le Portugal. C'est pour André Ventura une trahison pour les soldats portugais envoyés en Afrique pour défendre la grandeur de l'empire colonial. Mais en même temps, lorsqu'il est questionné sur Salazar, il reproche à l'État nouveau de ne pas avoir suffisamment industrialisé le Portugal.»

Toutefois, le principal discours de Chega porte sur la dénonciation de la corruption dans l'ensemble de la classe politique portugaise. L'ancien Premier ministre António Costa (2015-2024), justement, a présenté sa démission, alors que son nom a été cité dans une affaire de corruption en novembre 2023.

Dans ce contexte, la figure de Salazar, présentée comme celle d'un incorruptible, refait surface. Et André Ventura, sans le citer, mobilise ici encore l'imaginaire de l'État nouveau. Si la révolution des Œillets a durablement marqué la culture politique portugaise, l'ombre de Salazar plane également subtilement au-dessus d'elle.

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