‎‘Hiroshima Mon Amour’ review by Jacques Rivette • Letterboxd
Hiroshima Mon Amour

Hiroshima Mon Amour ★★★★

HIROSHIMA, NOTRE AMOUR
par Jean Domarchi, Jacques Doniol-Valcroze, Jean-Luc Godard, Pierre Kast, Jacques Rivette, and Eric Rohmer.
(Cahiers du Cinéma No. 97, Juillet 1959)

Dans notre numéro 71, quelques rédacteurs des CAHIERS DU CINÉMA avaient tenu une première table ronde sur la situation, alors critique, du cinéma français. Aujourd'hui, la sortie d'Hiroshima, mon amour leur semble un événement suffisamment important pour justifier une nouvelle conversation.

ROHMER: Tout le monde, je pense, sera d'accord, si je dis pour commencer qu'Hiroshima est un film dont on peut tout dire.

GODARD: Commençons donc par dire que c'est de la littérature.

ROHMER: Et une littérature qui est un peu suspecte, dans la mesure où elle est celle d'un épigone de l'école américaine, celle qui eut en France une telle vogue après 1945.

KAST: Les rapports du cinéma et de la littérature sont, au moins, obscurs et mauvais. Tout ce que l'on peut dire, je crois, c'est que les littérateurs méprisent confusément le cinéma. Et les gens de cinéma, confusément, souffrent d’un sentiment d’infériorité. La singularité d’Hiroshima est que la rencontre Marguerite Duras-Alain Resnais est une exception à la règle que je viens d’énoncer.

GODARD: Disons alors que ce qui frappe, de prime abord dans ce film, est qu’il est sans référence cinématographique aucune. On peut dire d’Hiroshima que c’est Faulkner + Strawinsky, mais on ne peut pas dire que c’est un tel cinéaste + un tel autre.

RIVETTE: Le film de Resnais n’a peut-être pas de références cinématographiques précises, mais je crois que l’on peut lui trouver des références indirectes et plus profondes, car c’est un film qui fait beaucoup penser à Eisenstein dans la mesure où l’on peut y trouver l’application, d’ailleurs très neuve, de certaines idées d’Eisenstein.

GODARD: Quand je disais: pas de références cinématographiques, je voulais dire qu’en voyant Hiroshima, on a l’impression de voir un film qu’on était dans l’impossibilité de prévoir par rapport à ce que l’on savait déjà du cinéma. Par exemple, quand on voit India, on sait que l’on va être surpris, mais on s’attend plus ou moins à cette surprise. De même, je sais que je serai surpris par Cordelier comme je l’ai été par Elena. Tandis qu’avec Hiroshima, j’ai l’impression de voir quelque chose à quoi je ne m’attendais absolument pas.

Un motif central dans la tapisserie.

DONIOL-VALCROZE: Est-ce que par rapport à Resnais, nous ne savions pas déjà un peu ce que nous allions voir? Par rapport à Nuit et Brouillard et Toute la mémoire du monde, par exemple.

KAST: C’est vrai. Derrière l’apparente diversité des sujets, de Guernica au Chant du Styrène se dessine comme une manière de motif central dans la tapisserie. On a l’habitude de considérer comme contradictoires l’intelligence et la sensibilité, la passion intellectuelle et l’émotion. Resnais donne du mal à ces amateurs de logique. De cette œuvre, qui est un tout sans faille, si on remonte jusqu’à l’auteur, on n’est pas au bout de ses surprises.

RIVETTE: Hiroshima explique davantage les courts métrages d’Alain Resnais qu’il n’est expliqué par eux. C’est en voyant Hiroshima qu’on comprend enfin exactement ce que Resnais voulait dire dans Les Statues meurent aussi, la «Bibliothèque Nationale», ou même Van Gogh, dans lequel Resnais se définissait déjà lui-même comme un cinéaste qui réfléchit. Si bien qu’effectivement Hiroshima est l’aboutissement des courts métrages que l’on admirait de façon un peu aveugle. Mais il y a sans doute une part d’Hiroshima que nous admirons à l’aveuglette et qu’expliqueraient les films suivants de Resnais. De toute façon, je crois qu’avec Hiroshima on peut enfin considérer les courts métrages de Resnais comme une œuvre formant un tout. Jusqu’à maintenant, ils étaient éparpillés, même dans notre admiration. Il était normal de les regarder chacun comme un cas particulier. Pour ne prendre que les trois derniers, il y avait évidemment des similitudes entre Nuit et Brouillard, la «Nationale», et le Styrène, mais justement, on avait tendance à penser que c’était, sinon un truc que Resnais avait trouvé, tout au moins un «style», avec ce que ça peut comporter à la fois de profond et de maniéré. Dans la «Nationale», ce que j’aimais, c’était davantage le contenu, le sujet. Je trouvais la forme très belle, mais elle me donnait le sentiment d’être peut-être surajoutée. Après avoir vu Hiroshima, je n’ai plus cette sensation.

GODARD: Du reste, Hiroshima ressemble beaucoup plus à Toute la mémoire du monde qu’aux autres courts métrages de Resnais. Après tout, c’est presque le même sujet: l’oubli et le souvenir.

DONIOL-VALCROZE: Au fond, ces courts métrages, c’étaient surtout des parties d’un grand film que nous ne verrons jamais, mais dont, Hiroshima nous montre ce qu’il aurait pu être.

KAST: Personne n’a jamais eu l’idée de qualifier Resnais de documentariste, au sens péjoratif du terme. Mais enfin, en concession aux aristotéliciens, il faut bien reconnaître que ses films n’étaient pas des films de fiction.

GODARD: En tout cas, c’étaient des films de science.

KAST: Alors, disons que c'est Marguerite Duras qui a joué le rôle de catalyseur entre le documentaire et la romance, la science et la fiction. Il y avait très longtemps que Resnais pensait au film romancé. Il s’est intéressé à certains romans de Queneau, ainsi qu’aux «Mauvais Coups», de Roger Vailland.

Peut-être le bonheur.

ROHMER: Si on parlait un peu de Toute la mémoire du monde. Pour moi, c’est un film qui reste assez obscur. Hiroshima m’en a éclairé certains aspects, mais pas tous.

RIVETTE: C’est sans doute le plus mystérieux de tous les courts métrages de Resnais. De par le sujet, à la fois très moderne et très angoissant, il rejoint ce que nous disait Renoir dans ses entretiens, c'est-à-dire que le grand drame de notre civilisation est qu’elle est en train de devenir une civilisation de spécialistes. Chacun est de plus en plus enfermé dans son petit domaine, et incapable de sortir de celui-ci. Personne aujourd’hui n’est capable de déchiffrer à la fois une inscription ancienne et une formule scientifique moderne. La culture et le trésor commun de l’humanité sont devenus la proie des spécialistes. Je crois que c’était là l’idée de Resnais en tournant la «Nationale». Il voulait montrer que la seule tâche nécessaire pour l’humanité, pour essayer de retrouver cette unité de la culture, c’était, par le travail de chacun, d’essayer de recoller les fragments éparpillés de cette culture universelle en train de se perdre. Et c’est pourquoi, je pense, Toute la mémoire du monde se terminait par ces vues de plus en plus hautes de la salle centrale, où l’on voit chaque lecteur, chaque chercheur, dans son coin, penché sur son manuscrit, mais les uns à côté des autres, tous en train d’essayer d’assembler les morceaux épars de la mosaïque, de retrouver le secret perdu de l’humanité, secret qui s’appelle peut-être le bonheur.

DOMARCHI: Finalement, c’est un sujet qui n’est pas tellement éloigné, en effet, de celui d’Hiroshima. On disait: sur la forme; mais sur le fond, également, Resnais se rapproche d’Eisenstein, puisque tous les deux tentent d’unifier les contraires, autrement dit, que leur art est dialectique.

RIVETTE: La grande obsession de Resnais, si l’on peut employer ce mot, c’est le sentiment de la fragmentation de l’unité première: le monde s’est brisé, il s’est fragmenté en une série de minuscules morceaux, et il s’agit de reconstituer le puzzle. Pour Resnais, il me semble que cette reconstitution se place sur deux plans. D’abord sur le plan du sujet, de la dramatisation. Ensuite, et surtout, sur le plan, je crois, de l’idée même du cinéma. J’ai l’impression que le cinéma, pour Alain Resnais, consiste à tenter de faire un tout avec des fragments a priori dissemblables. Par exemple, dans un film de Resnais, deux phénomènes concrets, sans rapport logique ou dramatique entre eux, sont liés uniquement parce qu’ils sont filmés en travelling à la même vitesse.

GODARD: On comprend tout ce qu’il y a d’eisensteinien dans Hiroshima, car en fait, c’est l’idée profonde du montage, et même sa définition.

RIVETTE: Oui. Le montage, pour Eisenstein comme pour Resnais, consiste à retrouver l’unité à partir de la fragmentation, mais sans cacher pour autant la fragmentation, au contraire, en l’accentuant, en accentuant l’indépendance du plan.

C’est un mouvement double, qui accentue l’autonomie du plan et en même temps cherche à l’intérieur et ce plan une force qui fasse qu’il puisse être mis en rapport avec un ou plusieurs auteurs, de finir ainsi par former une unité. Mais attention, cette unité n’est plus celle de la séquence classique. C’est une unité de contrastes, une unité dialectique, diraient Hegel et Domarchi (rires).

DONIOL-VALCROZE: Une réduction du disparate.

ROHMER: En somme, Alain Resnais est un cubiste. Je veux dire qu’il est le premier cinéaste moderne du cinéma parlant. Il y a eu beaucoup de cinéastes modernes dans le cinéma muet, dont Eisenstein, dont les Expressionnistes, dont Dreyer aussi. Mais je crois que le cinéma parlant était peut-être plus classique que le cinéma muet. Il n’y a pas encore eu de cinéma profondément moderne qui essaye de faire ce qu’a fait le cubisme dans la peinture et le roman américain dans la littérature, c’est-à-dire une sorte de reconstitution de la réalité à partir d’un certain morcellement qui a pu paraître arbitraire au profane. Et, dans ce cas, on pourrait expliquer l’intérêt que porte Resnais d’un côté à «Guernica» — qui est malgré tout un tableau cubiste de Picasso, même s’il n’est pas le véritable cubisme, mais c’est une sorte de retour au cubisme — et d’autre part le fait qu’il ait été inspiré par Faulkner ou Dos Passos, même si c’est à travers Marguerite Duras.

Le faux problème du texte et de l’image.

KAST: De toute évidence, Resnais n’a pas demandé à Marguerite Duras un travail littéraire de seconde zone, destiné à «faire cinéma», et réciproquement, elle n’a pas supposé une seconde que ce qu’elle avait à dire, à écrire pourrait être hors de portée du cinéma. Il faut revenir très loin en arrière dans l’Histoire du Cinéma, à l’époque des grandes naïvetés et des grandes ambitions, relativement peu traduites en actes, d’un Delluc, pour retrouver une telle volonté de ne pas faire de différence entre le propos littéraire et la démarche de création cinématographique.

ROHMER: De ce point de vue, l’objection que j’ai faite au début disparaîtrait — on a pu reprocher à certains cinéastes de s’inspirer du roman américain — dans la mesure où c’était superficiel. Mais puisqu’il s’agit d’une équivalence profonde, peut-être bien qu’Hiroshima est un film entièrement nouveau. Ça met alors en question un postulat, qui était jusqu’ici le mien, je l’avoue, et que je peux d’ailleurs fort bien abandonner (rires), et qui est le postulat du classicisme du cinéma par rapport aux autres arts. Il est certain que le cinéma peut tout à fait bien quitter lui aussi sa période classique pour entrer dans une période moderne. Je crois que dans quelques années, dans dix, vingt ou trente ans, on saura si Hiroshima est le film le plus important depuis la guerre, le premier film moderne du cinéma parlant, ou bien s’il est peut-être moins important qu’on ne le croit. C’est de toutes façons un film extrêmement important, mais il se peut qu’il gagne encore plus avec l’âge. Il se peut aussi qu’il perde un tout petit peu.

GODARD: Comme d’une part, La Règle du jeu, et de l’autre des films comme Quai des brumes ou Le jour se lève. Les deux films de Carné sont très, très importants. Mais aujourd’hui, ils le sont un tout petit peu moins que celui de Renoir.

ROHMER: Oui. Et je réserve mon jugement dans la mesure où certains éléments d’Hiroshima ne m’ont pas séduit autant que les autres. Dans les premières images, il y avait quelque chose qui me gênait. Ensuite, très vite, le film a réussi à faire disparaître en moi cette sensation de gêne. Mais je comprends que l’on puisse aimer et admirer Hiroshima et en même temps le trouver à certains moments assez agaçant.

DONIOL-VALCROZE: Moralement ou esthétiquement?

GODARD: C’est la même chose. Les travellings sont affaire de morale.

KAST: Il est indubitable qu’Hiroshima est un film littéraire. Or, l’adjectif «littéraire», est le sommet de l’injure dans le vocabulaire quotidien du cinéma. Ce qui frappe d’une manière éclatante dans Hiroshima, c’est la négation de ce tic de langage. Comme si, à la plus grande ambition cinématographique, Resnais avait supposé que devait correspondre la plus grande ambition littéraire. En remplaçant ambition par prétention, on aura d’ailleurs un coquet résumé des critiques qui ont paru dans plusieurs quotidiens après la sortie du film. La démarche de Resnais est faite pour déplaire à tous ceux qui, littérateurs de profession ou de regret, n’aiment dans le cinéma que ce qui justifie le mépris informulé où ils le tiennent. Cette alliance totale du film et de son scénario est si évidente que les ennemis du film ont aussitôt vu que c’est précisément là qu’il fallait attaquer: oui, le film est beau, mais il y a ce texte si littéraire, si peu cinématographique, etc. En fait, je ne vois pas du tout comment il est seulement imaginable de les séparer.

GODARD: Tout ça ferait très plaisir à Sacha Guitry.

DONIOL-VALCROZE: Personne ne voit le rapport.

GODARD: Si, le texte, le fameux faux problème du texte et de l’image. Nous en sommes heureusement enfin arrivés au point où même les littérateurs, autrefois en accord avec les exploitants de province, ne croient plus que ce qu’il y a d’important, c’est l’image. Et ça, Sacha Guitry l’a prouvé depuis longtemps. Je dis bien prouvé. Car, par exemple, Pagnol n’avait pas su le prouver. Puisque Truffaut n’est pas là, je suis très content d’ouvrir à sa place une parenthèse pour dire qu’Hiroshima donne tort à tous ceux qui n’ont pas été voir la rétrospective Guitry à la Cinémathèque.

DONIOL-VALCROZE: Si c’est la la côté agaçant dont parlait Rohmer, je reconnais que les films de Guitry ont un côté agaçant.

Une femme adulte.

ROHMER: Une chose remarquable, dans Hiroshima, c’est que je trouve, en effet, souvent les personnages agaçants, et que malgré ça, au lieu de m’en désintéresser, au contraire, ils me passionnent davantage.

GODARD: C’est vrai. Prenons le personnage joué par Emmanuelle Riva. On la croiserait dans la rue, on la verrait tous les jours, elle n’intéresserait qu’un nombre très limité de gens, je crois. Or, dans le film, elle intéresse tout le monde.

ROHMER: Parce que ce n’est pas une héroïne classique, du moins pas celle telle qu’un certain cinéma classique nous avait habitués à dévisager, de Griffith à Nicholas Ray.

DONIOL-VALCROZE: Elle est unique. C’est la première fois que l’on voit à l’écran une femme adulte avec une intériorité et un raisonnement poussés à ce point. Je ne sais pas si elle est classique ou pas, moderne ou pas.

DOMARCHI: Elle est moderne dans son comportement classique.

GODARD: Pour moi, c’est le genre de fille qui travaille aux «Editions du Seuil» ou à «l’Express», une sorte de George Sand 1959. A priori, elle ne m’intéressa pas car je préfère le genre de filles qu’on voit dans les films de Castellani. Ceci dit, Resnais a dirigé Emmanuelle Riva d’une façon si prodigieuse que ça me donne envie de lire les bouquins du «Seuil» ou «l’Express».

DONIOL-VALCROZE: Dans le fond, plutôt que le sentiment de voir pour la première fois une femme vraiment adulte au cinéma, je crois que la force du personnage d’Emmanuelle Riva est que c’est une femme qui n’essaye pas d’avoir une psychologie d’adulte, tout comme dans Les 400 Coups, le petit Jean-Pierre Léaud n’essayait pas d’avoir une psychologie d’enfant, un comportent préfabriqué par des scénaristes professionnels. Emmanuelle Riva est une femme adulte moderne parce qu’elle n’est pas une femme adulte. Elle est au contraire très enfantine, uniquement guidée par ses impulsions et non par ses idées. C’est Antonioni qui a le premier montré ce genre de femme.

ROHMER: Est-ce qu’il y a déjà eu des femmes adultes dans le cinéma?

DOMARCHI: Madame Bovary.

GODARD: De Renoir ou de Minnelli?

DOMARCHI: La réponse va de soi (rires). Disons alors Elena.

RIVETTE: Elena est une femme adulte dans la mesure où le personnage de femme qu’a joué Ingrid Bergman est un personnage, non pas classique, mais d’un modernisme classique qui est celui de Renoir ou de Rossellini. Elena est une femme chez laquelle la sensibilité compte, l’instinct compte, tous les mouvements profonds comptent. Mais ils sont contredits par l’esprit, la raison. Et ça relève de la psychologie classique dans la mesure où il y a intervention de l’esprit et de la sensibilité. Tandis que le personnage d’Emmanuelle Riva est celui d’une femme non pas déraisonnable, mais non-raisonnable. Elle ne se comprend pas. Elle ne s’analyse pas. C’est d’ailleurs un peu ce que Rossellini avait essayé de faire dans Stromboli. Mais dans Stromboli, le personnage de Bergman comportait des lignes nettes, une courbe précise. C’était un personnage «moral». Au lieu que le personnage d’Emmanuelle Riva demeure, volontairement, flou et ambigu. Et c’est d’ailleurs le sujet d’Hiroshima: une femme qui ne sait plus où elle en est, qui ne sait plus qui elle est, qui essaye désespérément de se redéfinir par rapport à Hiroshima, par rapport à ce Japonais, et par rapport aux souvenirs qui lui reviennent de Nevers. Finalement, c’est une femme qui se reprend à l’origine, au début, qui tente de se définir en termes existentiels devant le monde et devant son passé, comme si elle était de nouveau matière molle en train de naître.

GODARD: On pourrait donc dire d’Hiroshima que c’est du Simone de Beauvoir réussi.

DOMARCHI: Oui. Resnais illustre une conception existentialiste de la psychologie.

DONIOL-VALCROZE: Comme dans Rêves de femmes ou Au Seuil de la vie, mais en plus poussé et systématique.

Filmez des montagnes.

KAST: Est-ce que ça ne viendrait pas du fait que Resnais dirigeait pour la première fois des acteurs, ouvertement, aux yeux du monde, puisque nous savons qu’il a fait des films en cachette (1).

(1) Entre autres, un long métrage en 16 mm. avec Danièle Delorme et Daniel Gélin.

DONIOL-VALCROZE: En effet, là, il faisait le saut, et c’était sa pierre d’achoppement.

GODARD: Vu la terrible exigence de Resnais vis-à-vis de lui-même, ça explique qu’il ait poussé la direction d’acteurs à un point peut-être encore jamais atteint, même par un Renoir, un Bergman, ou un Cukor. Resnais savait que les gens de cinéma se demandaient: est-ce qu’il sait diriger des acteurs?

DONIOL-VALCROZE: Franchement, c’est une question que je me suis posée, surtout en pensant au fait que Resnais, autrefois, voulait devenir comédien. On se pose d’ailleurs toujours cette question de la direction d’acteurs lorsqu’un documentariste passe au long métrage de fiction.

DOMARCHI: On se l’est posée pour Franju.

GODARD: Je crois que c’est une question que l’on a tort de se poser. Le cinéma, c’est le cinéma. Il y a un mot de Lubitsch que je trouve admirable. Une fois, un jeune type est venu le voir en lui demandant par quoi il fallait commencer pour faire des comédies aussi parfaites que Sérénade à trois. Vous savez ce que Lubitsch lui a répondu? Filmez des montagnes, mon cher ami, quand vous aurez appris à filmer la nature, vous saurez filmer des hommes.

DOMARCHI: Hiroshima est, en effet, d’une certaine manière, un documentaire sur Emmanuelle Riva. Je serais curieux de savoir ce qu’elle pense du film.

RIVETTE: Son jeu va dans le sens du film. C’est un immense effort de composition. Je crois que l’on retrouve le schéma que j’essayais de dégager tout à l’heure: une tentative de recoller les morceaux; à l’intérieur de la conscience de l’héroïne, une tentative par celle-ci de regrouper les divers éléments de sa personne et de sa conscience afin de faire un tout de ces fragments, ou du moins de ce qui est devenu fragments en elle par le choc de cette rencontre à Hiroshima. On est en droit de penser que le film commence doublement après la bombe; d’une part, sur le plan plastique et sur le plan de la pensée, puisque la première image du film est l’image abstraite du couple sur lequel retombe la pluie de cendres, et que tout le début n’est qu’une méditation sur Hiroshima après l’explosion de la bombe. Mais on peut dire aussi, d’autre part, que le film commence après l’explosion pour Emmanuelle Riva, puisqu’il commence après ce choc qui l’a désintégrée, qui a dispersé sa personnalité sociale et psychologique, et qui fait que l’on devine seulement après, par allusions, qu’elle est mariée, qu’elle a des enfants en France, qu’elle est une actrice, bref, qu’elle a une vie organisée. A Hiroshima, elle subit un choc, elle reçoit une «bombe» qui fait éclater sa conscience, et il s’agit pour elle, à ce moment-là, de se retrouver, de se recomposer. De même qu’Hiroshima a dû se reconstruire après la destruction atomique, de même Emmanuelle Riva, à Hiroshima, va essayer de recomposer sa réalité. Elle n’y arrivera qu’en opérant cette synthèse du présent et du passé, de ce qu’elle a découvert elle-même à Hiroshima, et de ce qu’elle a subi jadis à Nevers.

Bérénice à Hiroshima.

DONIOL-VALCROZE: Quel est le sens de la réplique qui revient toujours au début du film dans la bouche du Japonais: «Non, tu n’as rien vu, à Hiroshima?»

GODARD: Il faut le prendre dans le sens le plus simple. Elle n'a rien vu parce qu'elle n'était pas là. Lui non plus. D'ailleurs, de Paris, il lui dit également qu'elle n'a rien vu, alors qu'elle est parisienne. Le point de départ, c'est la prise de conscience, ou tout au moins le désir de prendre conscience. Resnais, je crois, a filmé le roman que tous les jeunes romanciers français, des gens comme Butor, Robbe-Grillet, Bastide, et bien sûr Marguerite Duras, essayent d'écrire. Je me souviens d'une émission de Radio où Régis Bastide, à propos des Fraises sauvages, découvrait tout à coup que le cinéma avait réussi à exprimer ce qu'il croyait être du domaine exclusif de la littérature, et que les problèmes que lui, romancier, se posait, le cinéma les avait déjà résolus sans avoir eu même besoin de se les poser. Je crois que c'est un fait très significatif.

KAST: On a déjà vu beaucoup de films retrouvant les lois de la composition du roman. Hiroshima va plus loin. Nous sommes au coeur même d'une réflexion sur le récit romanesque lui-même. Le passage du présent au passé, la persistance du passé dans le présent ne sont plus ici commandées par le sujet, par l'intrigue, mais par de purs mouvements lyriques. En réalité, dans Hiroshima, c'est le conflit même entre l'intrigue et le roman qui est évoqué. Le roman tend aujourd'hui lentement à se débarrasser de l'intrigue psychologique. Le film d'Alain Resnais se trouve entièrement lié à cette modification des structures romanesques. La raison en est simple. Il n'y a pas d'action, mais une sorte da double tentative pour comprendre ce que signifie une histoire d'amour. D'abord sur le plan des individus, dans une sorte de longue lutte entre l'amour et sa propre dégradation engendrée par l'écoulement du temps. Comme si l'amour, dans l'instant même où il se manifeste, était déjà menacé par l'oubli et par la destruction. Ensuite, sur le plan des rapports entre une aventure individuelle et une situation historique et sociale donnée. L'amour de ces personnages anonymes n'est pas situé sur l'île déserte réservée ordinairement aux jeux de la passion. Il a lieu dans un cadre précis, qui ne fait qu'accentuer, que souligner l'horreur de la société contemporaine. «Engluer une histoire d'amour dans un contexte qui tienne compte de la connaissance du malheur des autres», dit quelque part Resnais. Son film ne comporte pas un documentaire sur Hiroshima qui serait plaqué sur une intrigue, comme l'ont dit ceux qui regrettent les choses un peu vite. Car Tite et Bérénice dans les ruines d'Hiroshima, inéluctablement, ce ne sont déjà plus Tite et Bérénice.

ROHMER: En résumé, dire que ce film est littéraire n'est plus un reproche puisqu'il se trouve qu'Hiroshima n'est pas à la remorque de la littérature, mais bien en avance sur elle. Il y a, certes, des influences précises, Proust, Joyce, les Américains, mais elles sont aussi assimilées que par un jeune romancier en train d'écrire son premier roman, premier roman qui serait un événement, une grande date, parce qu'il marquerait un pas en avant.

Le cinéma et le cinéma.

GODARD: Ce côté profondément littéraire explique aussi peut-être le fait que les gens qui d'habitude sont gênés par le cinéma à l'intérieur du cinéma, alors qu'ils ne le sont pas par le théâtre à l'intérieur du théâtre, ou le roman à l'intérieur du roman, dans Hiroshima, ne sont pas gênés par le fait qu'Emmanuelle Riva joue le rôle d'une actrice de cinéma en train précisément de tourner un film.

DONIOL-VALCROZE: Je crois que c'est une habileté de scénario et que de la part de Resnais, il y a dans le traitement du sujet des habiletés volontaires. A mon avis, Resnais a eu très peur que son film puisse avoir l'air d'un simple film de propagande. Il ne voulait pas qu'on puisse l'utiliser à des fins politiques précises. C'est peut-être un tout petit peu pour cette raison qu'il a neutralisé un éventuel aspect «combattant de la paix» par la fille tondue après la Libération. En tout cas, il a donné ainsi au message politique son sens profond au lieu de son sens superficiel.

DOMARCHI: C'est pour la même raison que la fille est actrice de cinéma. Ça permet à Resnais de ne pas évoquer au premier degré le problème de la lutte anti-atomique et, par exemple, de ne pas montrer un vrai défilé de gens avec des pancartes, mais un défilé de cinéma reconstitué au cours duquel, à intervalles réguliers, une image vient rappeler au spectateur que c'est du cinéma.

RIVETTE: C'est la même démarche d'esprit que celle de Pierre Klossowski dans son premier roman, «La vocation suspendue». Il présentait son récit comme une critique d'un livre déjà paru. C'est toujours le double mouvement de la conscience, et on revient une fois de plus à ce mot clé, qui est en même temps un mot «bateau»: celui de dialectique, mouvement qui consiste à la fois à présenter la chose et à prendre de la distance vis-à-vis de cette chose pour la critiquer, c'est-à-dire la nier et l'affirmer. Au lieu d'être une invention de metteur en scène, le défilé, pour reprendre le même exemple, devient un fait objectif que refilme une deuxième fois le metteur en scène. Pour Klossowski et pour Resnais, le problème est de donner à leurs lecteurs ou spectateurs le sentiment que ce qu'ils voient lire ou voir n'est pas une invention d'auteur mais un élément du monde réel. Plutôt que le mot d'authenticité, c'est celui d'objectivité qu'il convient d'employer pour caractériser cette démarche intellectuelle, car le cinéaste ou le romancier ont le même regard que leur futur lecteur ou spectateur.

DONIOL-VALCROZE: Voilà sans doute pourquoi Resnais a commencé par faire un film sur Van Gogh, puis sur Guernica. Son point de départ, c'est une réflexion sur des documents.

DOMARCHI: Et la «Nationale», c'est une réflexion sur l'ensemble de la Culture.

ROHMER: Et Le Styrène serait donc une réflexion sur le processus de la création.

L’amour ou l’horreur.

GODARD: Il y a une chose qui me gêne un peu dans Hiroshima, et qui m’avait également gêné dans Nuit et Brouillard, c’est qu’il y a une certaine facilité à montrer des scènes d’horreur, car on est vite au-delà de la esthétique. Je veux dire que bien ou mal filmées, peu importe, de telles scènes font de toute façon une impression terrible sur le spectateur. Si un film sur les camps de concentration, ou sur la torture, est signé Couzinet, ou signé Visconti, pour moi, je trouve que c’est presque la même chose. Avant Au seuil de la vie, il y avait un documentaire produit par l’Unesco qui montrait dans un montage sur la musique tous les gens qui souffraient sur la terre, les estropiés, les aveugles, les infirmes, ceux qui avaient faim, les vieux, les jeunes, etc. J’ai oublié le titre. Ça devait être L’Homme, ou quelque chose dans ce genre. En bien, ce film était immonde. Aucune compassion avec Nuit et Brouillard, mais c’était quand même un film qui faisait de l’impression sur les gens, tout comme récemment Le Procès de Nuremberg. L’ennui donc, en montrant des scènes d’horreur, c’est que l’on est automatiquement dépassé par son propos, et que l’on est choqué par ces images un peu comme par des images pornographiques. Dans le fond, ce qui me choque dans Hiroshima, c’est que, réciproquement, les images du couple faisant l’amour dans les premiers plans me font peur au même titre que celles des plaies, également en gros plans, occasionnées par la bombe atomique. Il y a quelque chose non pas d’immoral, mais d’amoral, à montrer ainsi l’amour ou l’horreur avec les mêmes gros plans. C’est peut-être par là que Resnais est véritablement moderne par rapport à, mettons, Rossellini. Mais je trouve alors que c’est une régression, car dans Voyage en Italie, quand George Sanders et Ingrid Bergman regardent le couple calciné de Pompéi, on avait le même sentiment d’angoisse et de beauté, mais avec quelque chose en plus.

RIVETTE: Ce qui fait que Resnais peut se permettre certaines choses, et non les autres cinéastes, c’est qu’il sait d’avance toutes les objections de principe qu’on pourra lui faire. Davantage, ces questions de justification morale ou esthétique, Resnais, non seulement se les pose, mais il les inclut dans le mouvement même du film. Dans Hiroshima, le commentaire et les réactions d’Emmanuelle Riva jouent ce rôle de la réflexion sur le document. Et c’est pourquoi Resnais réussit à dépasser ce stade premier de la facilité qu’il y a d’utiliser des documents. Le sujet même des films de Resnais, c’est l’effort qu’il doit faire pour résoudre cette contradiction.

DONIOL-VALCROZE: Resnais a souvent prononcé le mot de douceur terrible. Pour lui, c’est caractéristique de cet effort.

RIVETTE: Finalement, les films de Resnais tirent tous leur force d’une contradiction initiale. On en revient toujours là: une tentative (ou une tentation) de résoudre la contradiction fondamentale qui est partout dans le monde et qui fait que l’univers est devenu lui-même une accumulation de contradictions. Il faut d’abord résoudre ou surmonter ces contradictions locales en en prenant conscience et, en même temps, montrer qu’il n’y a pas accumulation, mais série, organisation, construction.

GODARD: On retrouve cette idée sur le plan de la mise en scène, puisque ce que veut Resnais, par exemple, c’est d’arriver à faire un travelling avec deux plans fixes.

DONIOL-VALCROZE: Oui. Les longs travellings avant de Resnais donnent en fin de compte un grand sentiment de permanence et d’immobilité. Alors qu’au contraire, ses champs contre-champs, en plans fixes, donnent une sensation d’insécurité, donc de mouvement. Son truc de monter côte-à-côte des travellings faits à la même vitesse, c’est une certaine manière de rechercher l’immobilité.

DOMARCHI: C’est Zénon d’Élée.

GODARD: Ou Cocteau qui disait: «à quoi sert un travelling pour filmer un cheval au galop?»

De la musique avant toute chose.

RIVETTE: Puisque l’on est dans le domaine de l’esthétique, en plus de la référence à Faulkner, je crois que l’on pourrait également citer un nom qui semble indubitablement lié à la technique narrative d’Hiroshima, c’est celui de Strawinsky. Les problèmes que se pose Resnais à l’intérieur du cinéma sont parallèles à ceux que se pose Strawinsky en musique. Par exemple, la définition que Strawinsky donne de la musique — «une succession d’élans et de repos» — me semble convenir parfaitement au film d’Alain Resnais. Qu'est-ce à dire? La recherche d’un équilibre supérieur à tous les éléments de la création. Strawinsky utilise systématiquement les contrastes et, en même temps, à l’instant même où ils les utilise, met en évidence ce qui les unit. Le principe de la musique de Strawinsky, c’est la rupture perpétuelle de la mesure. La grande nouveauté du «Sacre du printemps» était d’être la première œuvre musicale où le rythme variait systématiquement. À l’intérieur du domaine rythmique, pas du domaine tonal, c’était déjà presque une musique sérielle, faite de l’opposition de rythmes, de structures et de séries de rythmes. Et j’ai l’impression que c’est ce que cherche Resnais quand il monte à la suite l’un de l’autre quatre travellings, et brusquement un plan fixe, deux plans fixes, et de nouveau un travelling. A l’intérieur du contraste des plans fixes et des travellings, il essaie de trouver ce qui les réunit. C’est-à-dire qu’il cherche à la fois un effet d’opposition et un effet d’unité profonde.

GODARD: C’est ce que disait Rohmer tout à l’heure. C’est Picasso, mais ce n’est pas Matisse.

DOMARCHI: Matisse, c’est Rossellini (rires).

RIVETTE: Je trouve que c’est encore plus Braque que Picasso, dans la mesure où toute l’œuvre de Braque est consacrée à cette réflexion là, alors que celle de Picasso est terriblement multiforme. Picasso, ce serait plutôt Orson Welles, tandis qu’Alain Resnais se rapproche de Braque dans la mesure où l’œuvre d’art est d’abord réflexion à l’intérieur d’une certaine direction.

GODARD: En disant Picasso, je pensais surtout aux couleurs.

RIVETTE: Oui, mais Braque aussi. C’est un peintre qui veut à la fois rendre violentes les couleurs douces, et d’une grande douceur les couleurs stridentes. Braque veut que le jaune citron soit doux et le gris Manet aigu. — Eh bien, on a cité pas mal de noms et fait preuve d’une grande culture. LES CAHIERS DU CINÉMA sont fidèles à eux-mêmes (rires).

GODARD: Il y a un film qui a dû faire réfléchir beaucoup Alain Resnais, et dont il a d’ailleurs fait le montage: La Pointe courte.

RIVETTE: C’est évident. Mais je crois que ce n’est pas être perfide envers Agnès Varda que dire que, par le fait même que Resnais montait La Pointe courte, il y avait déjà dans ce montage une réflexion sur ce que Varda avait voulu faire. Dans une certaine mesure AgnèsVarda devient un fragment d’Alain Resnais, et Chrismarker aussi.

DONIOL-VALCROZE: C’est à ce moment que l’on peut parler de la douceur terrible d’Alain Resnais, qui lui fait dévorer ses propres amis en en faisant des moments de son œuvre personnelle. Resnais, c’est Saturne. Et c’est pourquoi nous nous sentons tous assez faibles en face de lui.

ROHMER: Nous n’avons pas envie d’être dévorés. Heureusement qu’il reste sur la rive gauche de la Seine et nous sur la droite.

GODARD: Quand Resnais crie: «Moteur», son ingénieur du son lui répond: «Saturne» (rires). Autre chose, je pense à un article de Roland Barthes, à propos des Cousins, où il disait plus ou moins que le talent, aujourd’hui, s’était réfugié à droite. Est-ce qu’Hiroshima est un film de gauche ou de droite?

La science-fiction est devenue réalité.

RIVETTE: Disons qu’il y a toujours eu une gauche esthétique, celle dont parlait Cocteau et que, d’après Radiguet, il s’agissait d’ailleurs de contredire, afin ensuite de contredire à son tour cette contradiction, et ainsi de suite. Personnellement, si Hiroshima est un film de gauche, ça ne me dérange pas du tout.

ROHMER: Du point de vue esthétique, l’art moderne a toujours été à gauche. Mais on est en droit de penser également qu’il est possible d’être moderne sans être nécessairement de gauche, c’est-à-dire que l’on peut, par exemple, refuser une certaine conception de l’art moderne et penser qu’elle est dépassée, non pas dans le même sens, mais dans le sens contraire, si vous voulez, de la dialectique. En ce qui concerne le cinéma, il ne faut pas considérer son évolution uniquement sous un angle chronologique. L’histoire du parlant, par exemple, est très en désordre par rapport à celle du muet. C’est pour ça que même si Resnais a fait un film qui est en avance de dix ans, il ne faut pas considérer qu’il y aura dans dix ans une période Resnais qui succédera à la période actuelle.

RIVETTE: Évidemment, car si Resnais est en avance, il l’est en restant fidèle à Octobre, de même que «Les Menines» de Picasso restent fidèles à Velasquez.

ROHMER: Oui, Hiroshima est un film qui plonge à la fois dans le passé, le présent et aussi dans le futur. On y trouve un sentiment très fort de l’avenir, et surtout de l’angoisse de l’avenir.

RIVETTE: On a raison de parler du côté science-fiction de Resnais. Mais on a tort également, parce qu’il est le seul cinéaste à donner le sentiment qu’il a déjà rejoint un monde qui reste encore futuriste aux yeux des autres. Autrement dit, qui sache que l’on est déjà à l’époque où la science-fiction est devenue réalité. Bref, Alain Resnais est le seul d’entre nous qui vive véritablement en 1959. Avec lui, le mot science-fiction perd tout ce qu’il peut avoir de péjoratif et d’enfantin dans la mesure où Resnais sait voir le monde moderne tel qu’il est. Il sait nous en montrer, comme les auteurs de science-fiction, tout ce qu’il a d’effrayant, mais aussi tout ce qu’il a d’humain. Contrairement au Fritz Lang de Metropolis, au Jules Verne des «Cinq cents millions de la Bégum», contrairement à cette idée classique de la science-fiction telle qu’elle est exprimée par un Bradbury, un Lovecraft, ou même un Van Vogt — qui sont tous en fin de compte des réactionnaires — il est bien évident que Resnais, lui, a la grande originalité de ne pas réagir à l’intérieur de la science-fiction. Non seulement il prend son parti de ce monde moderne et futuriste, non seulement il l’accepte, mais il l’analyse en profondeur avec lucidité et amour. Pour Resnais, puisque c’est le monde dans lequel nous vivons, nous aimons, c’est donc ce monde là qui est bon, juste et vrai.

DOMARCHI: On en revient à cette idée de douceur terrible qui est au centre de la réflexion de Resnais. Au fond, elle s’explique par le fait que, pour lui, la société se caractérise par une sorte d’anonymat. Le malheur du monde vient de ce que si quelqu’un est frappé, il ne sait pas par qui il l’est. Dans Nuit et Brouillard, le commentaire indique qu’un type né à Carpentras ou à Brast ne sait pas qu’il va échouer dans un camp de concentration, que déjà son destin est marqué. Ce qui frappe Resnais, c’est que l’univers se présente comme une force anonyme et abstraite qui frappe où elle veut, n’importe où, et dont on ne peut pas déterminer à l’avance la volonté. C’est de ce conflit des individus avec cet univers absolument anonyme que nait alors une vision tragique du monde. C’est là le premier stade de la pensée de Resnais. Ensuite vient un deuxième stade qui consiste à canaliser ce premier mouvement. Resnais a repris le thème romantique du conflit de l’individu et de la société, cher à Goethe, à ses épigones, ainsi qu’aux romanciers anglais du 19° siècle. Mais chez eux, le conflit opposait un homme à des formes sociales nettement définies, palpables, alors que chez Resnais, il n’y a rien de tel. Le conflit est présenté de façon totalement abstraite, c’est celui de l’homme et de l’univers. On peut alors très bien réagir d’une façon extrêmement douce envers cet état de choses. Je veux dire qu’il n’est plus nécessaire de s’indigner, de protester, ou même d’expliquer. Il suffit de montrer les choses sans emphase, avec beaucoup de discrétion. Et la discrétion a toujours caractérisé Alain Resnais.

RIVETTE: Resnais est sensible au caractère abstrait que prend actuellement le monde. Le premier mouvement de ses films est de constater cette abstraction. Le deuxième, de surmonter cette abstraction en la réduisant par elle-même, si je puis dire; en juxtaposant à chaque abstraction une autre abstraction afin de retrouver une réalité concrète par le mouvement même des abstractions mises en rapport.

Partir ou rester.

GODARD: C’est exactement le contraire de la démarche de Rossellini qui s’indignait, lui, de ce que l’art abstrait soit devenu l’art officiel. La douceur de Resnais est donc métaphysique, elle n’est pas chrétienne. Il n’y a aucune idée de charité dans ses films.

RIVETTE: Evidemment pas. Resnais est un agnostique. S’il croit en Dieu, c’est au pire à celui de Saint-Thomas-d’Aquin. Son attitude, c’est de dire: peut-être que Dieu existe, peut-être que l’on peut tout expliquer, mais rien ne nous permet de l’affirmer.

GODARD: Comme le Stavroguine de Dostoïevski qui, s’il croit, ne croit pas qu’il croit, et s’il ne croit pas, ne croit pas qu’il ne croit pas. D’ailleurs, à la fin du film, est-ce qu’Emmanuelle Riva s’en va? ou bien est-ce qu’elle reste? On peut se poser sur elle la même question que sur l’Agnès des Dames du Bois de Boulogne, dont on se demande si elle meurt ou pas.

RIVETTE: Ça n’a pas d’importance. Il est très bien que la moitié des spectateurs croit qu’Emmanuelle Riva reste avec le Japonais, et que l’autre moitié pense qu’elle rentre en France.

DOMARCHI: Marguerite Duras et Resnais disent qu’elle s’en va, et qu’elle s’en va pour de bon.

GODARD: Je les croirai quand ils feront un autre film qui me le prouvera.

RIVETTE: Je crois que ça n’a vraiment pas d’importance, car Hiroshima est un film en boucle. Après la dernière bobine, on peut très bien enchaîner sur la première, et ainsi de suite. Hiroshima, c’est une parenthèse dans le temps. C’est le film de la réflexion, sur le passé et le présent. Or, dans la réflexion, l’écoulement du temps est aboli parce qu’elle est une paranthèse à l’intérieur de la durée. Et c’est à l’intérieur de cette durée que s’insère Hiroshima. En ce sens, Resnais se rapproche d’un écrivain comme Borgès qui a toujours essayé d’écrire des histoires telles qu’à la dernière ligne le lecteur soit obligé de relire l’histoire à partir de la première ligne pour comprendre de quoi il s’agit. Et ainsi de suite, sans arrêt. Chez Resnais, c’est la même idée de l’infinitésimal obtenu par des moyens matériels, les miroirs face à face, les labyrinthes en série. C’est une idée de l’infini, mais à l’intérieur d’un intervalle très bref, puisque finalement le «temps» d’Hiroshima peut tout aussi bien durer vingt-quatre heures qu’une seconde.

Deux mots.

ROHMER: Mais est-ce qu’en fin de compte le film signifie autre chose que lui-même? Peut-on en extraire une vérité?

RIVETTE: Oui et non. Hiroshima signifie que la réflexion fait un cercle, mais qu’il y a cependant un progrès à chaque tour. On retombe sur le vieux père Hegel qui refaisait sans cesse le même chemin dans sa «Phénoménologie», mais chaque fois à un stade supérieur de la conscience.

GODARD: On a toujours, jusqu’à maintenant, considéré Hiroshima du point de vue d’Emmanuelle Riva. La première fois que j’ai vu le film, je l’ai au contraire considéré du point de vue du Japonais. Voilà: c’est un type qui couche avec une fille. Il n’y a aucune raison pour que ça continue tout la vie. Mais lui se dit: «si, il y a une raison». Et il essaye de persuader la fille de continuer de coucher avec lui. C’est alors qu’un film commence dont le sujet était: Est-ce qu’on peut recommencer l’amour?

RIVETTE: C’est vrai aussi. Tout le film est une recherche désespérée du dialogue; c’est un double monologue qui voudrait se transformer en dialogue. Et à la fin du film, Emmanuelle Riva et le Japonais ont enfin trouvé ce dialogue puisqu’ils échangent deux mots, celui d’Hiroshima contre celui de Nevers. Pour lui, elle s’appellera Nevers, et pour elle, il s’appellera Hiroshima.

DOMARCHI: Pourquoi Resnais, qui est si démonstratif sur Hiroshima, reste-t-il si discret à propos de Nevers? Pour lui, j’imagine que la tonsure d'Emmanuelle Riva est au moins aussi terrible que tout ce qui s’est passé après l’explosion de la bombe atomique.

RIVETTE: Il y a plusieurs raisons qui militent en faveur de la discrétion relative avec laquelle Resnais aborde l’épisode de Nevers. D’abord, il est présenté comme faisant partie de la conscience d’Emmanuelle Riva. Or, il est évident que la censure, au sens freudien, continue à jouer, et que par conséquent Nevers ne peut être présenté que par brefs éclats, par bouffées, mais jamais comme de vraies scènes, car nous restons sur le plan de la subjectivité. Ensuite, du seul fait que Nevers n’apparaît que par éclairs, on le ressent comme une plongée à l’intérieur d’une réalité tellement horrible qu’il est impossible de l’affronter autrement que par courts fragments. Par exemple, les quelques plans de la cave font un effet atroce, alors que finalement on ne voit que très peu de choses sur l’écran. Par exemple toujours, le gros plan du chat. C’est ce que j’ai vu de plus effrayant au cinéma, alors qu’après tout ce n’est qu’un gros plan de chat. Pourquoi est-il effrayant? Parce que le mouvement dans lequel Resnais nous montre est le mouvement même de l’effroi, c’est-à-dire un mouvement de brusque prise et de brusque recul en même temps: l’immobilité de la fascination devant la chose.

GODARD: Oui. C’est le côté marquis de Sade de Resnais. La fille emprisonnée à la Libération, c’est un peu «Les infortunes de la vertu».

DOMARCHI: En guise de conclusion, on pourrait parler un peu du jeu des acteurs.

RIVETTE: Non, puisque nous sommes tous d’accord. D’ailleurs, notre débat nous a menés trop haut, et pour le clore dignement, disons simplement, comme nous n’en sommes plus à une formule près, qu’une fois de plus, tout est dans tout, et réciproquement.

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