Brzeziński, l'héritage d'un géopolitologue majeur

Brzeziński, l'héritage d'un géopolitologue majeur

L'ancien conseiller de Jimmy Carter est mort fin mai. Que reste-t-il de la pensée d'un homme qui a bouleversé les équilibres du monde ?

Par Jean-Loup Bonnamy*

Dans le bureau ovale de la Maison-Blanche, le président Jimmy Carter (à droite) et son conseiller Zbignew Brzezinski, le 21 janvier 1977.
Dans le bureau ovale de la Maison-Blanche, le président Jimmy Carter (à droite) et son conseiller Zbignew Brzezinski, le 21 janvier 1977. © Picture-Alliance/AFP/ WHITE HOUSE

Temps de lecture : 5 min

Le 26 mai 2017 s'éteignait l'un des plus grands stratèges de la puissance américaine : Zbigniew Brzeziński. Né en 1928 en Pologne, dans une famille noble et catholique, ce fils de diplomate a onze ans lorsque l'invasion soviétique fait des États-Unis sa patrie d'adoption. Professeur de sciences politiques à Harvard, lié au Parti démocrate, il fut le conseiller à la sécurité nationale du président Carter (1977-1981).

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Il faut bien comprendre le contexte dans lequel Brzeziński arrive aux affaires. En effet, de 1969 à 1977, les républicains Nixon et Ford (conseillés par Kissinger) ont abandonné toute préoccupation morale en diplomatie. Kissinger refusait ainsi d'apporter le moindre soutien aux dissidents soviétiques pour ne pas compliquer les relations américaines avec Moscou. Mais le scandale du Watergate provoqua dans l'opinion américaine une réaction de rejet contre l'immoralisme de Nixon tant en politique intérieure qu'en politique étrangère. C'est donc le démocrate Jimmy Carter, homme d'une probité exemplaire et diacre de l'Église baptiste, qui arrive au pouvoir en 1977. Son attachement aux valeurs chrétiennes le conduit à nommer le défenseur des droits de l'homme Brzeziński au poste de conseiller. Emblème de la remoralisation de la politique américaine, Brzeziński s'appuie sur deux grands principes : l'hostilité à Moscou et la défense des droits de l'homme.

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Le poids stratégique de l'Eurasie

Mais Brzeziński est également une figure majeure de la vie intellectuelle américaine. En effet, après la guerre froide, le débat géopolitique est dominé par quatre grands noms : Kissinger, Fukuyama, Huntington, Brzeziński. Dans son livre intitulé Le Grand Échiquier, best-seller publié en 1997, Brzeziński s'oppose bien entendu au froid réalisme de Kissinger tout en entendant également réfuter la thèse de Fukuyama sur la fin de l'Histoire. En effet, pour Brzeziński, la persistance de la menace russe empêche toute fin de l'Histoire. Mais cette réfutation de Fukuyama ne l'amène pas pour autant à être d'accord avec Huntington. Alors que l'auteur du Choc des civilisations voit dans la Chine et dans l'islam les principales menaces pour les États-Unis après la chute de l'URSS, Brzeziński considère que le risque principal vient bien toujours de Moscou.

Dans son livre, l'ancien conseiller de Carter affirme que la région du globe la plus importante stratégiquement est l'Eurasie (Europe et Asie). C'est en effet là que se concentre l'essentiel de la population mondiale, des capacités industrielles et des ressources énergétiques. Qui contrôle l'Eurasie contrôle le monde.

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Or, les États-Unis ne sont malheureusement pas situés en Eurasie. S'ils sont la première puissance mondiale, c'est parce qu'ils exercent leur domination sur une partie de l'Eurasie. Mais, si une autre puissance émergeait dans cette région, alors les États-Unis perdraient leur hégémonie. Brzeziński écrit donc : « Il est impératif qu'aucune puissance eurasienne concurrente capable de dominer l'Eurasie ne puisse émerger et ainsi contester l'Amérique. »

Afin d'assurer leur domination, les États-Unis doivent développer un plan géostratégique cohérent pour continuer à gérer l'Eurasie à distance. Tout d'abord, ils doivent chercher à affaiblir la Russie, qui est leur seul vrai rival. Pour cela, il leur faut libérer l'Ukraine de l'influence russe. « Sans l'Ukraine, écrit Brzeziński, la Russie cesse d'être un Empire pour redevenir un pays. ». Il s'agit également de saper l'influence russe dans le Caucase et en Asie centrale. On retrouve bien là le conseiller qui, face à l'invasion soviétique de l'Afghanistan, avait organisé la livraison d'armes aux moudjahidin par la CIA (que poursuivra Reagan).

Ensuite, les États-Unis doivent considérer que l'Eurasie est un échiquier dont il faut toujours tenir les bords. Les extrémités ouest (Europe occidentale) et est (Japon et Corée du Sud) doivent toujours rester sous contrôle américain afin d'encercler la Russie.

Enfin, Washington doit savoir faire des concessions à ses alliés européens pour qu'ils restent dans son giron. Brzeziński condamne ainsi l'unilatéralisme de George W. Bush, se dit favorable à la construction européenne et pense que des marges de liberté doivent être laissées à la France, à qui Washington peut déléguer le rôle de gendarme de l'Afrique.

Vision messianique

Une présentation si explicite des intérêts des États-Unis peut sembler cynique. Elle ne l'est pas. En effet, animé d'une vision messianique, Zbigniew Brzeziński considère que l'hégémonie des États-Unis est une bonne chose pour l'humanité entière, car les États-Unis sont le pays le plus riche et le plus démocratique au monde et leur puissance contribue à la stabilité planétaire.

Brzeziński eut également l'oreille de Bill Clinton et de sa secrétaire d'État Madeleine Albright, qui fut sa disciple. Il leur conseilla d'intervenir contre les Serbes, perçus comme des pions de la Russie dans les Balkans. Opposé à la guerre en Irak, il fut un proche du candidat, puis du président, Obama. À l'inverse, Brzeziński a fustigé Donald Trump, lui reprochant d'être brouillon, isolationniste et pro-russe. En témoigne son tweet du 9 février 2017, « les États-Unis ont-ils encore une politique étrangère ? ».

Sa pensée n'a pas fait école dans les universités. Même si Brzeziński rejoint le néoconservatisme sur l'attachement aux droits de l'homme et la fermeté face à Moscou, il s'en éloigne sur le Moyen-Orient. Brzeziński a par exemple condamné la politique israélienne envers les Palestiniens, dénonçant le poids des lobbys pro-israéliens dans la diplomatie américaine. Cependant, sa doctrine a exercé une grande influence sur la gestion du dossier ukrainien par l'administration Obama. Brzeziński n'a cessé de militer pour une politique de fermeté et de sanctions contre la Russie après l'annexion de la Crimée au printemps 2014.

Mais laissons la parole à Brzeziński. Dans son dernier tweet, le 4 mai, il écrivait : « Un leadership américain subtil est nécessaire à un ordre mondial stable. Mais nous manquons de plus en plus d'un tel leadership tandis que l'ordre mondial ne cesse de se dégrader. »


* Jean-Loup Bonnamy est normalien, agrégé de philosophie.

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Commentaires (11)

  • clairdelune2

    Son seul souci était la prééminence des Etats-Unis sur le reste du monde : manipulation des pays Européens, guerre larvée en Asie, mensonges, tout était bon. La Crimée aurait dû rester sous la botte des nasillions de Kiev, simplement parce que ses habitants étaient russes et que Monsieur avait des comptes à régler avec l’ex-URSS. Il ne lui est jamais venu à l’esprit que ce que Kiev fait subir aux russophones d’Ukraine est équivalent dans l’esprit, et même dans les faits, à ce que Staline (qui était Georgien pas russe) à imposer à la Pologne.
    Il a fait des émules car visiblement il y en a beaucoup qui ont cette haine et qui confondent la Russie moderne et feu l’URSS. Et ça se dit chrétien tout en cherchant à dominer le monde.

  • ladoga

    Et expliquerez-vous à vos jeunes lecteurs quel terrible outil anti-démocratique elle est ? Votre article est une pub pour mouchoir en papier. Pardon pour ma sincérité.

  • guy bernard

    En négligeant le rôle des monnaies, et de l’économie par extension, Brzezinski n'a pas compris comment se construisait la géopolitique moderne.
    c’était d'ailleurs extrêmement courant à cette époque jusqu'à ce que Reagan utilise l'arme des taux d’intérêt pour vaincre l'URSS ; là, tout le monde a compris.
    cette politique d’assèchement est du reste reprise sous différentes formes dans un but concurrentiel (jusqu'à hier, quand Mme Merkel a offert quelques centaines de millions de dollars à l’Afrique pour lutter contre la corruption, ce qui assèche les marchés pour ceux qui les corrompent).