L’artiste Kehinde Wiley, faiseur de rois des chefs d’État africains au musée du Quai Branly
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L’artiste Kehinde Wiley, faiseur de rois des chefs d’État africains au musée du Quai Branly

C’est une exposition spectaculaire, intrigante, dérangeante. Et elle soulève beaucoup de questions et réactions. Au Musée du Quai Branly, à Paris, « Dédale du pouvoir » de Kehinde Wiley, portraitiste de Barack Obama, c’est d’abord un labyrinthe noir où surgissent onze portraits esthétisés et illuminés de chefs d’État africains en format monumental. Un jeu troublant entre fierté noire, histoire coloniale, puissance africaine et innovation picturale.

Détail du portrait de Nana Akufo-Addo, président du Ghana, réalisé par Kehinde Wiley, exposé dans « Dédale du pouvoir » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris.
Détail du portrait de Nana Akufo-Addo, président du Ghana, réalisé par Kehinde Wiley, exposé dans « Dédale du pouvoir » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris. © Photo : Tanguy Beurdeley - Courtesy the artist and Templon, Paris-Brussels-New York
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Nana Akufo-Addo, Denis Sassou-Nguesso, Paul Kagame, Félix Tshisekedi… Les portraits de onze présidents sont accrochés côte à côte, mais ils ne se regardent pas. Chacun s’affirme sur sa cimaise personnelle, est mis en scène par la lumière, séparé par la pénombre. La liste des chefs d’État est restée secrète jusqu’au jour du vernissage. À l’entrée de l’exposition, aucune fiche ne révèle les noms tant attendus. C’est aux visiteurs de faire le premier pas pour découvrir les présidents portraiturés et exposés dans ce Dédale du pouvoir : « Je ne souhaite pas créer un art qui soit politiquement correct. Ce que je souhaite créer, c’est quelque chose qui est peut-être un peu dangereux, un peu inconfortable », affirme l’artiste dans un message au début du parcours.

Provocations et réactions

Son désir de créer « une provocation intéressante » a été visiblement entendu : « Wiley est-il en train d’encenser ces leaders politiques, ou bien de se moquer d’eux ? », se demande Jeune Afrique. Pour le compte X (ex-Twitter) de la ministre de la Culture de la République démocratique du Congo, cette discussion est déjà tranchée : « Le portrait du président Félix Tshisekedi est en grand comme celui de Senghor ». Le New York Times nous renvoie à un message du président sénégalais Macky Sall où ce dernier exprime « sa fierté personnelle » et explique les liens entre la pose et le motif de son tableau et son programme politique : « Je me suis efforcé de conduire mon peuple vers la terre promise de l'émergence ». En effet, la peinture fait référence à Moïse en route pour la Terre promise. Arte résume le leitmotiv de Wiley avec : « Rester neutre, tout en étant passionné par son sujet. Wiley s’est interdit de juger la politique menée par certains de ses modèles. » France Info parle d’une « performance qui explore la mise en scène du pouvoir rarement montrée dans la peinture occidentale. » Le Figaro cite une historienne de l’art « très indépendante » : « Si c’était des têtes blanches, regarderait-on ces portraits ? Sincère mais étranger à la diversité de l’Afrique. C’est un peu Kipling qui raconte les Indes. »

Vue sur l’exposition « Dédale du pouvoir » de Kehinde Wiley au musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris.
Vue sur l’exposition « Dédale du pouvoir » de Kehinde Wiley au musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris. © Siegfried Forster / RFI

L’aventure picturale

Pour Wiley, cette exploration de la présidence africaine contemporaine en images est d’abord une exploration de l’esthétique picturale de l’histoire de l’art. Chaque modèle nous surplombe, grâce à sa taille monumentale, mais aussi d’un cadrage légèrement en contre-plongée. La gamme de couleurs ravivera l’imaginaire et les références visuelles chez chaque visiteur autrement. Par exemple, chez Paul Kagame se trouvent aussi bien les collines vertes du Rwanda qu’un atlas Karte von Ruanda rappelant l’histoire de la colonisation allemande de ce pays. Et les multiples facettes du rouge, présentes dans le portrait du président rwandais, sont-elles l’expression du pouvoir suprême ou une allusion à une symbolique sanguinaire ?

Avec ses couleurs pop époustouflantes et fusionnant sa quête d’une fierté noire avec une réinterprétation des codes esthétiques occidentaux de la peinture d’histoire, Kehinde Wiley reste fidèle à lui-même. Dans l’exposition, l’artiste explique sa démarche artistique dans un manifeste sous forme vidéo. Il se montre, par exemple, en compagnie de la présidente éthiopienne Sahle-Work Zewde lors de la séance photo préparatoire, mais aussi, pinceau à la main, dans son atelier quand il peaufine sur la toile le nez du président ghanéen Nana Akufo-Addo : « Que se passe-t-il lorsque nous transposons cette rhétorique esthétique de la domination dans le contexte de l’Afrique du XXIe siècle, se demande Wiley. Est-il possible d’employer le vocabulaire de la représentation impériale en peinture dans un contexte africain et ainsi parvenir à quelque chose de complètement nouveau ? Cet ensemble d’œuvres suppose que c’est possible. »

En effet, avec sa nouvelle série, le peintre star semble avoir franchi une nouvelle étape, voire se trouve en rupture avec sa démarche habituelle. En revanche, avec ses portraits des chefs d’État africains, la peinture de l’Afro-Américain a-t-elle atteint ses limites ? Sa signature artistique qui l’a rendu célèbre - rendre visible les inconnus, donner de la dignité aux discriminés – peut-elle être encore efficace quand il a mis son dispositif créatif et transformateur au service de chefs d’État africains ?

Ascension et transformation

« Mon travail consiste à créer un acte de transformation », nous avait-il confiés en 2019, lorsqu’il a présenté le premier face-à-face entre le tableau emblématique de Jacques-Louis David montrant Napoléon en héros calme franchissant les Alpes sur un cheval fougueux, et son interprétation aussi pop que monumentale du chef d’œuvre de David, avec un cavalier anonyme portant des treillis et des chaussures de marque.

L’ascension et la transformation apparaissent comme les mots clés dans la vie du peintre. Né en 1977 dans un quartier défavorisé de Los Angeles, Kehinde Wiley réussit à intégrer le San Francisco Art Institute et l’université Yale. Sa carrière démarre en faisant des portraits d’anonymes et de gens modestes trouvés dans les quartiers de Brooklyn et Harlem à New York pour les faire poser dans des postures nobles, aristocratiques, majestueuses. Puis, c’est lui-même qui vit une consécration : le président Barack Obama lui fait passer commande de son portrait officiel, dévoilé en 2018, avec des fleurs et des ornements qui évoquent ses origines et influences et envahissent le tableau pas seulement au fond de l’image, mais aussi au premier plan.

C’est l’élection de Barack Obama en 2009 qui avait déclenché chez Wiley l’idée de cette série de portraits de chefs d’État africains. Pour lui, fils d’un père yoruba du Nigeria et d’une mère afro-américaine, ce qui a été inimaginable est devenu réalité : un Noir élu président des États-Unis. Le travail gigantesque pour la série Dédale du pouvoir commence.

Le fait que l’exposition commence avec le portrait de l'ancien président nigérian Olusegun Obasanjo, 86 ans, est un choix assumé par Kehinde Wiley pour honorer le pays de son père, lui qui a grandi avec sa mère et ses cinq frères et sœurs dans des conditions précaires. Son père, reparti avant sa naissance au Nigeria, il l’a rencontré pour la première fois bien plus tard…

Vue sur un détail du portrait de l'ancien président nigérian Olusegun Obasanjo, réalisé par Kehinde Wiley, exposé dans « Dédale du pouvoir » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris.
Vue sur un détail du portrait de l'ancien président nigérian Olusegun Obasanjo, réalisé par Kehinde Wiley, exposé dans « Dédale du pouvoir » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris. © Siegfried Forster / RFI

Kehinde Wiley, devenu faiseur de rois

Le dévoilement spectaculaire de son travail autour de postures héroïques des chefs d’État africains révèle un tournant dans la carrière de Wiley. Là, où il a, au début, renversé les codes, en mettant des pauvres à la place des riches, des fragiles et faibles à la place des puissants, des anonymes à la place des célébrités, dans la nouvelle série, il ne renverse plus, il remplace plutôt. Et là, où il a jadis révolutionné l’ordre des choses, par exemple en s’imposant comme premier artiste afro-américain dans la sacro-sainte National Portrait Gallery, en valorisant la victoire démocratique du premier président noir et son entrée dans l’histoire de l’art et du pouvoir des États-Unis, Wiley s’érige aujourd’hui comme faiseur de rois en Afrique.

« Ce n'est pas une commande, ce n'est pas un portrait officiel, souligne Sarah Ligner, la commissaire de l’exposition, ce n'est pas l'artiste courtisan au service d'un souverain ou d'un monarque comme on peut le trouver dans l'histoire de la peinture occidentale. Je pense à Rubens qui va retoucher le portrait de Charles Quint parce que son modèle trouvait que le nez n'était pas conforme à la manière dont il voulait être représenté. »

Chez Wiley, ce n’est plus le monarque, le président ou le chef d’État qui commande le portrait, mais le portraitiste qui fait poser les plus puissants de l’Afrique, quitte à laisser aux portraiturés le choix de la pose. Une posture à sélectionner dans la « Bible » de Wiley, un petit catalogue de portraits historiques soigneusement sélectionnés par l’artiste. Détail suprême : aucun des chefs d’État ne pouvait voir son tableau avant l'exposition au musée du Quai Branly.

Dresser un portrait politique sans dépeindre un bilan politique

Cette question taraude beaucoup de visiteurs. Kehinde Wiley, après avoir magnifié le mandat politique de Barack Obama, peut-il représenter des chefs d’État africains sans avoir un regard sur leurs actions politiques ? Dans « cette galaxie de portraits plutôt flatteurs, on retrouve, selon Connaissance des Arts, plusieurs chefs d’Etats connus pour leur mépris de la démocratie et leurs tendances dictatoriales ». Pour Le Monde, l’exposition « suscite la perplexité en raison du style même des œuvres, et prête à la controverse en raison de la présence de quelques dictateurs ».

Concernant les critères de la sélection des souverains, Kehinde Wiley souhaite entretenir un flou artistique. Il affirme avoir envoyé son projet aux 54 chefs d’État du continent et ne pas avoir fait de choix. En réalité, c’est son galeriste parisien Daniel Templon qui avait envoyé des lettres aux puissants d’Afrique, ce qui explique le résultat très francophone des présidents qui ont accepté. Exposer les onze portraits finalement réalisés s’avère être un choix délibéré, donc aussi un choix politique d’un peintre dont l’un des leitmotivs est : « Tout art a comme but de transformer l’ordinaire en une chose extraordinaire », en l’occurrence renforcer le statut et le pouvoir du modèle.

Aux visiteurs, l’artiste demande en quelque sorte de faire abstraction des personnages représentés et de s’interroger uniquement sur la représentation symbolique d’une présidence noire. Mais est-ce que les visiteurs du musée parisien sont conscients du profil des personnes qu’ils regardent ? Par exemple, Denis Sassou-Nguesso, 79 ans, cumule presque 40 ans de pouvoir au Congo-Brazzaville, un pays régulièrement critiqué par l’organisation des droits de l’homme Amnesty International : « Les libertés d’expression, d’information et de réunion pacifique sont violées depuis bientôt 40 ans en République du Congo, ce pays d’Afrique centrale où les opposants, activistes et journalistes paient le prix fort de leur engagement. » Quand Kehinde Wiley montre le président du Congo-Brazzaville dans son costume bleu, les bras croisés, avec l’alliance qui brille et dans un décor fleuri, un peu comme jadis Barack Obama, n’est-ce pas semer la confusion ?

Vue sur un détail du portrait du président de la République du Congo, Denis Sassou-Nguesso, réalisé par Kehinde Wiley, exposé dans « Dédale du pouvoir » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris.
Vue sur un détail du portrait du président de la République du Congo, Denis Sassou-Nguesso, réalisé par Kehinde Wiley, exposé dans « Dédale du pouvoir » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris. © Siegfried Forster / RFI

Le « Dédale du pouvoir », le passé de l’empire colonial et la restitution

Pourquoi Kehinde Wiley a-t-il choisi le musée du Quai Branly pour son exposition ? « C'est important pour le musée de présenter cette exposition dans son engagement de décentrement des regards, des histoires, explique Sarah Ligner, commissaire de l’exposition et responsable de l’unité patrimoniale Mondialisation historique et contemporaine du musée du quai Branly-Jacques Chirac. Ici, nous sommes face à l'œuvre d'un artiste africain américain qui s'empare des codes de représentation du pouvoir, de l'histoire de la peinture occidentale, qu'il transpose, qu'il réinterprète pour proposer son regard et ses récits sur l'Afrique contemporaine. »

En même temps, quand Kehinde Wiley déclare au musée du Quai Branly voir son exposition comme « une réponse à l’empire colonial européen », il met aussi face à face le passé de chaque présidence noire et le passé colonial de la France. Ainsi le New York Times constate que l’exposition « s'ouvre au moment où un sentiment anti-français se répand dans le Sahel africain, où des présidents jugés trop proches de leurs anciens colonisateurs français ont été renversés par des coups d'État. » Et pour Connaissance des Arts, « le timing de l’exposition ne pouvait pas être plus mal choisi, en ces périodes politiquement troublées, tant au niveau des relations Afrique-France que des soubresauts politiques qui agitent l’Afrique. »

D’autant plus que la présence des présidents africains au Quai Branly fait résonner aussi la présence parfois très discutable d’objets culturels de ces pays africains dans les collections du musée. Selon le rapport officiel sur la restitution du patrimoine culturel africain demandé par le président français Emmanuel Macron, publié en 2018 et sous-titré Vers une nouvelle éthique relationnelle, au moins 90 000 objets d’art d’Afrique subsaharienne sont dans les collections publiques françaises, dont 70 000 au Quai Branly. Derrière chaque président africain montré par Wiley au musée, on pourrait donc aussi mentionner le nombre d’objets culturels de son pays détenu actuellement par le Quai Branly et éventuellement éligible à une restitution : Madagascar (7 590), Côte d’Ivoire (3 951), République du Congo (2 593), Gabon (2 448), Sénégal (2 281), Guinée (1 997), Éthiopie (3 081), Ghana (1 656), Nigeria (1 148), République démocratique du Congo (1 428), Rwanda (47). Autrement dit : la collection africaine du musée et l’histoire des colonies françaises en Afrique convergent parfaitement.

Après l’exposition en France qui se terminera en janvier, y a-t-il d’autres musées d’anciennes puissances coloniales qui oseraient se confronter à leur passé à travers de portraits de présidents actuels de leurs anciennes colonies ? Selon Bénédicte Savoy, co-autrice du rapport sur la restitution, 75 000 pièces africaines se trouvent à Berlin, 69 000 à Londres et 140 000 à Bruxelles dans les grandes collections publiques… Entretemps, Kehinde Wiley rêve d’une tournée africaine de ses portraits, mais d’abord chacun des présidents portraiturés souhaite voir son propre portrait. En revanche, dans ce Dédale du pouvoir, Kehinde Wiley aura le dernier mot. C’est lui qui décidera à qui il va vendre ces représentations extraordinaires, uniques dans l’histoire du pouvoir en Afrique.

Vue sur les portraits de Sahle-Work Zewde, présidente de l’Ethiopie, et de Macky Sall, président du Sénégal, dans l’exposition de Kehinde Wiley, « Dédale du pouvoir », au musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris.
Vue sur les portraits de Sahle-Work Zewde, présidente de l’Ethiopie, et de Macky Sall, président du Sénégal, dans l’exposition de Kehinde Wiley, « Dédale du pouvoir », au musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris. © musée du quai Branly-Jacques Chirac – photo : Léo Delafontaine

► Kehinde Wiley : Dédale du pouvoir, jusqu'au 14 janvier au musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris

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