Jean-Claude Killy, le bienfaiteur secret
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Jean-Claude Killy, le bienfaiteur secret

Killy
Jean-Claude Killy © Vincent Calmel / Paris Match
Ghislain Loustalot , Mis à jour le

Le champion français de ski a financé le voyage en jet privé de onze enfants Russes venus en Suisse se faire opérer d’un cancer de la rétine.

Igor ne parle pas français. Il ne connaît qu’un seul mot de notre langue : merci. Et ce petit Sibérien de 6 ans l’a répété inlassablement durant le vol de trois heures vingt qui l’emmenait de Moscou à Genève, bien loin de Krasnoïarsk et des rives du fleuve Ienisseï qui l’ont vu naître. Mercredi 6 mai, à l’heure du goûter, un jet privé de douze places, le Challenger 604 de la compagnie Albinati Aeronautics, atterrit à Genève alors que le trafic aérien est quasiment bloqué depuis des semaines. C’est sa deuxième rotation en trois jours.

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Les passagers ? Ni des stars regagnant leur villa genevoise ni des hommes d’affaires pressés, mais Arina, Grigorii, Semen, Yaroslava, Esennia, et Igor, une demi-douzaine d’enfants russes accompagnés de leurs mamans, des filles, des garçons, dont le plus jeune a 1 an et demi. Ils viennent des quatre coins d’un pays qui s’étend sur onze fuseaux horaires. La plupart ont dû effectuer des heures et des heures de voiture avant d’arriver à l’aéroport de Moscou où l’avion tant espéré les attendait. Ils ont en commun de souffrir d’un cancer de la rétine – ou rétinoblastome – particulièrement agressif, parfois héréditaire, qui, généralement, frappe des enfants de moins de 5 ans. Ils ne sont pas filles ou fils d’oligarques, bien au contraire. Ils sont issus de familles modestes qui ont fait appel aux dons pour payer le traitement.

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Malgré les conditions de voyage exceptionnelles en jet, avec distribution de boîtes de chocolat personnalisées, leur angoisse reste palpable. Ils souffrent de tumeurs qui peuvent doubler de volume tous les quinze jours, s’attaquer d’abord à la vue et finir par détruire la vie même. Leur salut, c’est ici, en Suisse. Les bambins viennent se faire soigner à l’hôpital Jules-Gonin de Lausanne par le professeur Francis Munier, une référence mondiale en matière de chimiothérapie. C’est surtout son mode opératoire qui est porteur d’espoir : il permet d’éviter d’aller jusqu’à l’ablation. En posant les pieds sur le tarmac, Igor va directement embrasser l’aile de l’avion sauveur. S’il savait, il dirait peut-être aussi « merci monsieur Killy ! », mais il ne sait pas. Personne ou presque ne sait.

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Jean-Claude Killy, 76 ans. On ne présente plus ce triple médaillé d’or olympique de ski, gloire nationale aux talents multiples. C’est ce champion d’exception qui a financé de sa poche l’intégralité des deux voyages à hauteur d’une centaine de milliers de francs suisses (environ 95 000 euros) mais, discrétion légendaire oblige, JCK n’est pas sur le tarmac. Sur les images diffusées par la télévision suisse, il découvre l’effervescence depuis sa villa de Cologny, près des rives tranquilles du lac Léman. Policiers, pompiers, personnels de sécurité, tous ceux qui sont de faction sur l’aéroport quasi déserté viennent saluer les petits voyageurs. Devant son écran, Jean-Claude Killy observe, repère tout de suite le geste d’Igor, et l’émotion monte : « Ce pauvre petit lapin doit être exténué… Pour moi, c’est un vrai coup de chance, un privilège d’avoir pu les aider tous, c’est magnifique. » Jean-Claude Killy ne parlera pas de la coquette somme qu’il vient de débourser. Il a fait fortune aux Etats-Unis, où il a été membre des conseils d’administration de Coca-Cola et de Rolex. L’ex-patron d’ASO fait toujours des affaires – ce qu’il appelle « bricoler » – sur lesquelles il reste discret. Sa philosophie tient en quelques mots : seul l’humain compte. « J’ai eu de la chance, partant de presque rien, de trouver tout le long d’une route, qui n’a pas été si facile, des gens qui m’ont aidé sans même que je le leur demande. Il me semble logique que cette chance soit donnée à d’autres en retour. J’ai toujours tendu la main selon mes moyens sans que cela se sache, par pur respect pour ceux que je pouvais soutenir. Aujourd’hui, si j’évoque avec vous le cas de ces enfants qui démarrent dans l’existence gravement atteints physiquement, c’est en espérant que cela sensibilisera encore plus de monde. »

Le 6 mai à l’aéroport. Deux jours plus tard, cinq autres enfants arriveront à Genève. Des vols sont prévus jusqu’en juillet.
Le 6 mai à l’aéroport. Deux jours plus tard, cinq autres enfants arriveront à Genève. Des vols sont prévus jusqu’en juillet. © Steeve IUNCKER-GOMEZ/TRIBUNE DE GENEVE
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J’ai découvert ce cancer mortel, l’urgence de la situation et j’ai compris qu’il fallait prendre une décision dans l’instant

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A l’origine de l’aventure, le coup de fil d’une mère désespérée à l’ambassadeur de suisse en Russie, Yves Rossier. Elle explique le cas de son enfant et d’autres. L’ambassadeur réussit à faire partir une première famille par le dernier vol de ligne qui ramène à Roissy des ressortissants français. L’armée suisse la récupère. Mais un seul enfant, c’est trop peu. Certaines familles tentent de rejoindre Lausanne en voiture. Peine perdue, les frontières sont fermées. « Face à cette situation d’urgence absolue, explique Yves Rossier, il y avait un devoir d’assistance » auquel il juge impossible de se soustraire. L’ambassadeur va devenir la cheville ouvrière de ce pont aérien en pleine pandémie. Mais d’abord, puisque aucun appareil de ligne ne décolle plus, il lui faut trouver un avion privé et le financement qui va avec. Il appelle l’un de ses amis, René Fasel. Le président de la Fédération internationale de hockey sur glace est lui aussi originaire de la région de Fribourg, et lui aussi connaît très bien la Russie. Fasel contacte immédiatement un autre ami : Jean-Claude Killy. Accepterait-il de participer à l’opération ?

« J’ai découvert ce cancer mortel, l’urgence de la situation et j’ai compris qu’il fallait prendre une décision dans l’instant. Sauver un seul gamin, un seul œil d’un seul gamin, cette idée en soi suffisait. Je me suis donc occupé immédiatement de la logistique aérienne. Le fait que ces enfants viennent de Russie a forcément compté dans ma décision. Au début des années 2010, je me suis occupé de la coordination des JO de Sotchi pour le CIO. J’aime énormément la Russie, j’y connais beaucoup de monde. » Celui qu’on surnommait « l’Américain », pour son parcours professionnel brillant aux Etats-Unis, considère les Russes comme des frères. Jean-Claude Killy est l’ami de Vladimir Poutine, avec qui il joue au hockey et qu’il appelle « mon cousin », mais il ne lui a pas passé le moindre coup de fil : « René Fasel et moi n’avons actionné aucun de nos contacts. Inutile de déranger les gens quand on peut faire autrement. Cette opération, c’est notre affaire. Mais j’ai appris que, dans le nouveau gouvernement de Poutine, figurent deux anciens membres du Comité d’organisation des Jeux de Sotchi que je connais bien. Je pense qu’ils en parleront au “boss” à un moment ou à un autre. »

Mine de rien, avec une réserve et une modestie teintées de délicatesse et d’effacement, Jean-Claude Killy rend ce qu’il a reçu

C’est à un ami de trente ans dont il sait la fiabilité que Killy, organisateur hors pair, va confier la mission d’aller chercher les enfants. Stefano Albinati, ancien pilote, patron d’Albinati Aeronautics, raconte : « Quand Jean-Claude m’a expliqué de quoi il s’agissait, j’ai dit oui tout de suite. Nous avons l’habitude des liaisons entre Genève et Moscou. En cette période de lockdown, cela aurait pu être très compliqué, mais à partir du moment où, au plus haut niveau, la DFAE, le ministère des Affaires étrangères suisse, s’est mise d’accord avec les instances russes, nos demandes ont été acceptées comme en temps normal. La collaboration a été totale. » Ce qu’il ne dira pas, c’est qu’il a serré ses prix au maximum, histoire d’apporter sa contribution. « Rarement, j’ai eu autant l’impression d’être utile. C’est une expérience qui va me marquer à vie. » Les deux rotations du 6 et du 8 mai ont donc fonctionné à merveille. Premier départ de Genève entre 6 heures et 8 heures du matin avec à bord des enfants soignés. Retour en milieu d’après-midi avec le contingent de malades : onze en deux vols. Mission réussie. Depuis, l’espoir est revenu. En témoigne ce mail envoyé par Francis Munier à l’ambassadeur de Suisse dès le lendemain du premier voyage : « Cher monsieur, juste quelques mots pour vous dire que les deux premiers enfants vus aujourd’hui se portent bien et que seul l’un d’entre eux a eu besoin d’un traitement léger. Ils peuvent repartir sans être inquiétés. C’est formidable. Un grand merci pour votre très belle et très généreuse action. Pouvez-vous transmettre ma gratitude à Jean-Claude Killy ». Cela ferait rougir celui qui, selon sa propre expression, « n’aime pas rouler des mécaniques », si discret qu’il n’a même pas voulu appeler directement l’hôpital pour demander des nouvelles d’Igor, son « petit lapin ». « Je suis passé par l’ambassadeur. Le professeur Munier qui devait opérer Igor avait l’air très optimiste. »

Mine de rien, avec une réserve et une modestie teintées de délicatesse et d’effacement, Jean-Claude Killy rend ce qu’il a reçu. Il a appris de son père, Robert, pilote de chasse pendant la Seconde Guerre mondiale, qui ne se vantait jamais de ses exploits. A son enterrement, les drapeaux tricolores officiels en avaient d’ailleurs étonné plus d’un. Comme les héros de son enfance, Marin La Meslée, Pierre Clostermann, Mermoz et Saint-Exupéry, des pilotes d’avion encore, le skieur de légende est guidé par la petite lumière qui, désormais et un peu grâce à lui, brille aussi dans le regard d’enfants apaisés. A-t-il pensé à un moment ou un autre à sa première épouse, l’actrice Danièle Gaubert, disparue des suites d’un cancer en 1987 ? Nul ne le sait. Il préfère parler des petits à sauver. « Comme eux, j’ai le sentiment de venir de très, très loin. Alors j’ai dit à tout le monde : “S’il faut refaire voler cet avion, appelez-moi.” Deux nouveaux voyages sont prévus les 9 et 15 juin. Et un retour en Sibérie pour Igor qui ne sait pas, qui ne saura peut-être jamais, que Jean-Claude Killy a promis : « Pour eux, je reste l’arme au pied. » 

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