Le coup d’État du 18 brumaire (An VIII, 9 novembre 1799)

« Tout se passa comme il avait été convenu.

Sur les sept heures du matin, le conseil des anciens s’assembla sous la présidence de Lemercier, Cornudet, Lebrun, Fargues, peignirent vivement les malheurs de la république, les dangers, dont elle était environnée, et la conspiration permanente des coryphées du manège pour rétablir le règne de la terreur. Régnier, député de la Meurthe, demanda, par motion d’ordre, qu’en conséquence de l’article 102 de la constitution, le siège des séances du corps-législatif fût transféré à Saint-Cloud, et que Napoléon fût investi du commandement en chef des troupes de la 17e division militaire, et chargé de faire exécuter cette translation. Il développa alors sa motion : « La république est menacée, dit-il, par les anarchistes et le parti de l’étranger : il faut prendre des mesures de salut public ; on est assuré de l’appui du général Bonaparte ; ce sera à l’ombre de son bras protecteur, que les consuls pourront délibérer sur les changements que nécessite l’intérêt public.» Aussitôt que la majorité du conseil se fut assurée que cela était d’accord avec Napoléon, le décret passa, mais non sans une forte opposition. Il était conçu en ces termes:

Décret du conseil des anciens.

Le conseil des anciens, en vertu des articles 102, 103 et 104. de la constitution, décrète ce qui suit:

Art. 1er Le corps législatif est transféré à Saint-Cloud ; les deux conseils y siégeront dans les deux ailes du palais.

2. Ils y seront rendus demain, 19 brumaire, à midi ; toute continuation de fonctions, de délibérations, est interdite ailleurs et avant ce terme.

3. Le général Bonaparte est chargé de l’exécution du présent décret. Il prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale. Le général commandant la 17e division militaire, les gardes du corps-législatif, les gardes nationales sédentaires, les troupes de ligne qui se trouvent dans la commune de Paris, et dans toute l’étendue de la 17e division militaire, sont mis immédiatement sous ses ordres, et tenus de le reconnaître en cette qualité ; tous les citoyens lui prêteront main-forte à sa première réquisition.

4. Le général Bonaparte est appelé dans le sein du conseil pour y recevoir une expédition du présent décret, et prêter serment ; il se concertera avec les commissions des inspecteurs des deux conseils.

5. Le présent décret sera de suite transmis par un messager an conseil des cinq-cents, et au directoire exécutif ; il sera imprimé, affiché, promulgué, et envoyé dans toutes les communes de la république par des courriers extraordinaires. »

Mémoires écrits pour servir à l’Histoire de France, sous Napoléon, écrits à Sainte-Hélène, par les généraux qui ont partagé sa captivité, et publiés sur les manuscrits entièrement corrigés de la main de Napoléon, Paris, Ed. Firmin Didot et Bossange, 1823, p. 75-77, sur http://gallica.bnf.fr/

et la suite…

 » Ce décret fut rendu à huit heures; et à huit heures et demie, le messager d’état qui en était porteur arriva au logement de Napoléon. Il trouva les avenues remplies d’officiers de la garnison; d’adjudants de la garde nationale, de généraux, et des trois régiments de cavalerie. Napoléon fit ouvrir les battants des portes; et sa maison étant trop petite pour contenir tant de personnes, il s’avança sur le perron, reçut les compliments des officiers, les harangua, et leur. dit qu’il comptait sur eux tous pour sauver la France. Eu même temps, il leur fit connaître que le conseil des anciens, autorisé par la constitution, venait de le revêtir du commandement de toutes les troupes; qu’il s’agissait de prendre de grandes mesures, pour tirer la patrie de la position affreuse où elle se trouvait; qu’il comptait sur leurs bras et leur volonté; qu’il allait monter à cheval, pour se rendre aux Tuileries. L’enthousiasme fût [sic] extrême: tous les officiers tirèrent leurs épées, et promirent assistance et fidélité. Alors Napoléon se tourna vers Lefèvre, lui demandant s’il voulait rester près de lui, ou retourner près du directoire. Lefèvre, fortement ému, ne balança pas. Napoléon monta aussitôt à cheval, et se mit à la tête des généraux et officiers, et des 1’500 chevaux auxquels il avait fait faire halte sur le boulevard, au coin de la rue du Mont·Blanc. Il donna ordre aux adjudants de la garde nationale de retourner dans leurs quartiers, d’y faire battre la générale, de faire connaître le décret qu’ils venaient d’entendre, et d’annoncer qu’on ne devait plus reconnaître que les ordres émanés de lui.

§ X

Il se rendit à la barre du conseil des anciens, environné de ce brillant cortège. II dit :. « Vous êtes la sagesse de la nation, c’est à vous d’indiquer dans cette circonstance les mesures qui peuvent sauver la patrie: je viens environné de tous les généraux, vous promettre l’appui de tous leurs bras. Je nomme le gé néral Lefèvre mon lieutenant.

Je remplirai fidèlement la mission que vous m’avez confiée: qu’on ne cherche pas dans le passé des exemples sur ce qui se passe. Rien dans l’histoire ne ressemble à la fin du XVIIIe siècle; rien dans le xvIII siècle ne ressemble au moment actuel. »

Toutes les troupes étaient réunies aux Tuileries; il en passa la revue aux acclamations unanimes des citoyens et des soldats. Il donna le commandement des troupes chargées de la garde du corps-législatif, au général Lannes; et au général Murat, le commandement de celles envoyées à Saint-Cloud.

Il chargea .le général Moreau de garder le Luxembourg; et, pour cet effet, il mit sous ses ordres 500 hommes du 86e régiment. Mais, au moment de partir, ces troupes refusèrent d’obéir, elles n’avaient pas de confiance en Moreau, qui, disaient-elles, n’était pas patriote. Napoléon fut obligé de les haranguer, en les assurant que Moreau marcherait. Moreau avait acquis cette réputation depuis sa conduite en fructidor.

Le bruit se répandit bientôt dans toute la capitale, que Napoléon était aux Tuileries, et que ce n’était qu’à lui seul qu’il fallait obéir.

Le peuple y courut en foule: les uns, mus par la simple curiosité de voir un général si renommé, les autres, par élan patriotique et par zèle, pour lui offrir leur assistance. La proclamation suivante fut affichée partout.

«Citoyens, le conseil des anciens, dépositaire de la sagesse nationale, vient de rendre un décret; il y est autorisé par les articles 102 et 103 de l’acte constitutionnel: Il me charge de prendre des mesures pour la sûreté de la représentation nationale. Sa translation est nécessaire et momentanée; le corps-législatif se trouvera à même de tirer la république du danger imminent où la désorganisation de toutes les parties de l’administration nous conduit. Il a besoin, dans cette circonstance essentielle, de l’union et de la confiance. Ralliez-vous autour de lui: c’est le seul moyen d’asseoir la république sur les bases de la liberté civile, du bonheur intérieur, de la victoire, et de la paix. »

Il dit aux soldats :

« Soldats, le décret extraordinaire du conseil des anciens, est conforme aux articles 102 et 103 de l’acte constitutionnel. Il m’a remis le commandement de la ville et de l’armée. Je l’ai accepté pour seconder les mesures qu’il va prendre et qui sont tout entières en faveur du peuple. La république est mal gouvernée depuis deux ans; vous avez espéré que mon retour mettrait un terme à tant de maux. Vous l’avez célébré avec une union qui m’impose des obligations que je l’emplis; vous remplirez les vôtres, et vous seconderez votre général avec l’énergie, la fermeté, et la confiance que j’ai toujours eue en vous. La liberté, la victoire et la paix, replaceront la république française au rang qu’elle occupait en Europe, et que l’ineptie et la trahison ont pu seules lui faire perdre. »

En ce moment, Napoléon envoya un aide-de-camp à la garde du directoire, pour lui communiquer le décret, et lui prescrire de ne recevoir d’ordre que de lui. La garde sonna à cheval; le chef consulta ses soldats, ils répondirent par des cris de joie. A l’instant même venait d’arriver un ordre du directoire, contraire à celui de Napoléon; mais les soldats n’obéissant qu’au sien, se mirent en marche pour le joindre. Siéyes et Roger-Ducos s’étaient déjà rendus dès le matin aux Tuileries. »

Mémoires écrits pour servir à l’Histoire de France, sous Napoléon, écrits à Sainte-Hélène, par les généraux qui ont partagé sa captivité, et publiés sur les manuscrits entièrement corrigés de la main de Napoléon, Paris, Ed. Firmin Didot et Bossange, 1823, p. 77-81, sur http://gallica.bnf.fr/


Constitution du 22 frimaire, an VIII (13 décembre 1799)
Le Consulat

« Art. 39. Le Gouvernement est confié à trois consuls nommés pour dix ans, et indéfiniment rééligibles. La Constitution nomme Premier consul le citoyen Bonaparte, ex-consul provisoire ; Second consul, le citoyen Cambacérès, ex-ministre de la justice ; et Troisième consul, le citoyen Lebrun, ex-membre de la commission du Conseil des Anciens.

41. Le Premier consul promulgue les lois ; il nomme et révoque à volonté les membres du Conseil d’État, les ministres, les ambassadeurs et autres agents extérieurs en chef, les officiers de l’armée de terre et de mer, les membres des administrations locales et les commissaires du Gouvernement près les tribunaux. Il nomme tous les juges criminels et civils autres que les juges de paix et les juges de cassation, sans pouvoir les révoquer.

42. Dans les autres actes du Gouvernement, le Second et le Troisième consul ont voix consultative : ils signent le registre de ces actes pour constater leur présence ; et s’ils le veulent, ils y consignent leurs opinions ; après quoi, la décision du Premier consul suffit.

43. Le traitement du Premier consul sera de cinq cent mille francs en l’an VIII. Le traitement de chacun des deux autres consuls est égal aux trois dixièmes de celui du Premier. »

In Histoire 2e, Les fondements du monde contemporain, Nathan (Coll. J. Marseille), 1996.


La proclamation du régime consulaire

« Aux Français,

Rendre la République chère aux citoyens, respectable aux étrangers, formidable aux ennemis, telles sont les obligations que nous avons contractées en acceptant la première magistrature. Elle sera chère aux citoyens, si les lois, si les actes de l’autorité sont toujours empreints de l’esprit d’ordre, de justice, de modération.

Sans l’ordre, l’administration n’est qu’un chaos : point de finances, point de crédit public ; et, avec la fortune de l’État, s’écroulent les fortunes particulières. Sans justice, il n’y a que des partis, des oppresseurs et des victimes. (…) La République sera imposante aux étrangers, si elle sait respecter dans leur indépendance le titre de sa propre indépendance ; si ses engagements, préparés par la sagesse, formés par la franchise, sont gardés par la fidélité. Elle sera enfin formidable aux ennemis, si ses armées de terre et de mer sont fortement constituées ; si chacun de ses défenseurs trouve une famille dans le corps auquel il appartient, et dans cette famille un avantage de vertus et de gloire ; si l’officier formé par de longues études obtient, par un avancement régulier, la récompense due à ses talents et à ses travaux. »

Napoléon Bonaparte, Paris, le 4 nivôse an VIII (25 décembre 1799) in Histoire 2e, Les fondements du monde contemporain, Nathan (Coll. J. Marseille), 1996.


BONAPARTE ET L’EGLISE CATHOLIQUE D’APRES THIBAUDEAU

« Le 21 prairial [an IX = 10 juin 1801], le conseiller d’Etat N… [Thibaudeau] dînait à la Malmaison. Après le dîner, le Premier Consul l’emmena seul avec lui dans le parc, et mit la conversation sur la religion. Il combattit longuement les différents systèmes des philosophes sur les cultes, le déisme, la religion naturelle, etc. Tout cela n’était, suivant lui, que de l’idéologie. Il cita plusieurs fois Garat à la tête des idéologues. « Tenez, dit-il, j’étais ici dimanche dernier, me promenant dans cette solitude, dans ce silence de la nature. Le son de la cloche de Rueil vint tout à coup frapper mon oreille. Je fus ému ; tant est forte la puissance des premières habitudes et de l’éducation. Je me dis alors : quelle impression cela ne doit-il pas faire sur les hommes simples et crédules ! Que vos philosophes, que vos idéologues répondent à cela ! Il faut une religion au peuple. Il faut que cette religion soit dans la main du gouvernement. Cinquante évêques émigrés et à la solde de l’Angleterre conduisent aujourd’hui le clergé français. Il faut détruire leur influence ; l’autorité du Pape est nécessaire pour cela. Il les destitue, ou leur fait donner leur démission. On déclare que la religion catholique étant celle de la majorité des Français, on doit en organiser l’exercice. Le Premier Consul nomme cinquante évêques, le pape les institue. Ils nomment les curés, l’Etat les salarie. Ils prêtent serment. On déporte les prêtres qui ne se soumettent pas. On défère aux supérieurs pour les punir ceux qui prêchent contre le gouvernement. Le pape confirme la vente des biens du clergé ; il sacre la République. On chantera : salvam fac rem gallicam. La bulle est arrivée. Il n’y a que quelques expressions à changer. On dira que je suis papiste ; je ne suis rien ; j’étais mahométan en Egypte, je serai catholique ici pour le bien du peuple. Je ne crois pas aux religions… Mais l’idée d’un Dieu… » et levant ses mains vers le ciel : « Qui est-ce qui a fait tout cela ? »

N…parla à son tour, car jusque-là il avait écouté sans dire mot. « Discuter la nécessité d’une religion, c’est déplacer la question. J’accorde même l’utilité du culte. Mais un culte peut exister sans clergé. Car des prêtres ou un clergé sont deux choses bien différentes. Il y a dans un clergé une hiérarchie, un même esprit, un même but ; c’est un corps, un pouvoir, un colosse. Si ce corps avait pour chef le chef de l’Etat, il n’y aurait que demi-mal ; mais s’il reconnaît pour chef un chef étranger, alors c’est un pouvoir. Jamais la situation de la France n’a été plus favorables pour faire une grande révolution religieuse. Vous avez maintenant les constitutionnels, les vicaires apostoliques du Pape, les évêques émigrés en Angleterre et bien des nuances dans ces trois divisions ; et la plus grande partie de la nation est dans l’indifférence. »

« – Vous vous trompez, le clergé existe toujours, il existera tant qu’il y aura dans le peuple un esprit religieux et cet esprit qui lui est inhérent. Nous avons vu des républiques, des démocraties, tout ce que nous voyons, et jamais d’Etat sans religion, sans culte, sans prêtres. Ne vaut-il mieux pas organiser le culte et discipliner les prêtres que de laisser les choses comme elles sont ? Maintenant les prêtres prêchent contre la République ; faut-il les déporter ? Non, car pour y parvenir, il faudrait changer tout le système de gouvernement. Ce qui le fait aimer, c’est son respect pour le culte. On déporte des Anglais et des Autrichiens ; mais des Français qui ont leurs familles et qui ne sont coupables que d’opinions religieuses, cela est impossible. Il faut donc les rattacher à la République. »

THIBAUDEAU, Mémoires sur le consulat, Paris, 1827, pp.151-154.

Le 16 juillet 1801, le Concordat est signé. Son contenu est annoncé dans les propos de Bonaparte rapportés par Thibaudeau :  » On déclare que la religion catholique étant celle de la majorité des Français, on doit en organiser l’exercice. Le Premier Consul nomme cinquante évêques, le pape les institue. Ils nomment les curés, l’Etat les salarie. Ils prêtent serment. On déporte les prêtres qui ne se soumettent pas. On défère aux supérieurs pour les punir ceux qui prêchent contre le gouvernement. Le pape confirme la vente des biens du clergé ; il sacre la République. »


EXPOSÉ DE LA SITUATION DE LA RÉPUBLIQUE

orthographe d’origine

« Paris, le 1er frimaire an 10 (22 novembre 1801)

Au corps législatif

EXPOSÉ DE LA SITUATION DE LA RÉPUBLIQUE

« C’est avec une douce satisfaction que le gouvernement offre à la nation le tableau de la situation de la France pendant l’année qui vient de s’écouler. Tout au dedans et au dehors a pris une face nouvelle; et de quelque côté que se portent les regards, s’ouvre une longue perspective d’espérance et de bonheur.

Dans l’ouest et dans le midi, des restes de brigands infestaient les routes et désolaient les campagnes, invisibles à la force armée qui les poursuivait, ou protégés contre elle par la terreur même qu’ils inspiraient à leurs victimes jusqu’au sein des tribunaux, si quelquefois ils y étaient traduits, leur audace glaçait d’effroi les accusateurs et les témoins, les jurés et les juges. Des mains de la justice, ces monstres impunis s’élançaient à de nouveaux forfaits.

Il fallait contre ce fléau destructeur de toute société, d’autres armes que les formes lentes et graduées avec lesquelles la vindicte publique poursuit des coupables isolés qui se cachent dans le silence et dans l’ombre.

Des tribunaux spéciaux ont été créés, dont l’action plus rapide et plus sûre pût les atteindre et les frapper. De grands coupables ont été saisis; les témoins ont cessé d’être muets; les juges ont obéi à leur conscience et la société a été vengée. Ceux qui ont échappé à la justice fuient désormais de repaires en repaires; et chaque jour la république vomit de son sein cette dernière écume des vagues qui l’ont si longtemps agitée.

Cependant l’innocence n’a eu rien à redouter ; la sécurité des citoyens n’a point été alarmée des mesures destinées à punir leurs oppresseurs ; et les sinistres présages dont on avait voulu épouvanter la liberté, ne se sont réalisés que contre le crime.

Du mois de floréal an 9, jusqu’au 1er vendémiaire an 10, sept cent vingt-quatre jugemens ont été prononcés par le tribunaux spéciaux ; dix-neuf seulement ont été rejetés par le tribunal de cassation, à raison d’incompétence. On ne peut donc leur reprocher ni excès de pouvoir, ni invasion de la justice ordinaire.

Le gouvernement, dès les premiers jours de son installation, proclama la liberté des consciences. Cet acte solennel porta le calme dans des ames que des rigueurs imprudentes avaient effarouchées. Il a depuis annoncé la fin des dissensions religieuses ; et en effet des mesures ont été concertées avec le souverain pontife de l’Eglise catholique pour réunir dans les mêmes sentimens ceux qui professent une commune croyance. En même temps un magistrat chargé de tout ce qui concerne les cultes, s’est occupé des droits de tous. Il a recueilli dans des conférences avec des ministres luthériens et calvinistes, les lumières nécessaires pour préparer les réglemens qui assureront à tous la liberté qui leur appartient, et la publicité que l’intérêt de l’ordre social autorise à leur accorder.

Des mesures égales pourvoiront à l’entretien de tous les cultes; rien ne sera laissé à la disposition arbitraire de leurs ministres, et le trésor public n’en sentira point de surcharge.

Si quelques citoyens avaient été alarmes par de vaines rumeurs, qu’ils se rassurent: le gouvernement a tout fait pour rapprocher les esprits; mais il n’a rien fait qui pût blesser les principes et l’indépendance des opinions. La paix continentale fixa ce qui restait encore d’inquiétude et de craintes vagues dans les esprits; déjà heureux de tout le bonheur qu’ils attendaient encore, les citoyens se reposèrent au sein de la constitution, et y attachèrent toute leur destinée.

Des administrateurs éclairés et fidèles ont bien secondé cette disposition des esprits; presque partout l’action de l’autorité, transmise par eux, n’a rencontré qu’empressement, amour et reconnaissance.

De là, dans le gouvernement cette sécurité qui a fait sa force. Il n’a pas plus douté de l’opinion publique que de ses propres sentimens, et il ose la provoquer sans craindre sa réponse. Ainsi un prince (1), issu d’un sang qui régna sur la France, a traversé nos départemens, a séjourné dans la capitale, a reçu du gouvernement des honneurs qui étaient dus à sa couronne, a reçu des citoyens tous les égards qu’un peuple doit à un autre peuple dans la personne de celui qui est appelé à le gouverner; et aucun soupçon n’a altéré le calme du commandement, aucune rumeur n’a troublé la tranquillité des esprits; partout on a vu la contenance d’un peuple libre et les affections d’un peuple hospitalier: les étrangers, les ennemis de la patrie, ont reconnu que la république était dans le coeur des Français, et qu’elle y avait déjà toute la maturité des siècles.

La rentrée de nos guerriers sur le territoire de la France, a été une suite de fêtes et de triomphes. Ces vainqueurs si redoutés dans les combats ont été parmi nous des amis et des frères; heureux du bonheur public, jouissant sans orgueil de la reconnaissance qu’ils avaient méritée, et se montrant, par la plus sévère discipline, dignes des victoires qu’ils avaient obtenues.

Dans la guerre qui nous restait encore à soutenir, les événemens ont été mêlés de succès et de revers. Réduite à lutter contre la marine d’Angleterre, avec des forces inégales, notre marine s’est montrée avec courage sur la Méditerranée couverte de flottes ennemies; elle a rappelé sur l’Océan quelques souvenirs de son ancien éclat; elle a, par une glorieuse résistance, étonné l’Angleterre accourue sur ses rives pour être témoin de sa défaite; et sans le retour de la paix, il lui était permis d’espérer qu’elle vengerait ses malheurs passés et les fautes qui les avaient produits.

En Egypte, les soldats de l’armée d’Orient ont cédé; mais ils ont cédé aux circonstances plus qu’aux forces de la Turquie et de l’Angleterre; et certainement ils eussent vaincu s’ils avaient combattu réunis. Enfin ils rentrent dans leur patrie; ils y rentrent avec la gloire qui est due à quatre années de courage et de travaux; ils laissent à l’Egypte d’immortels souvenirs, qui, peut-être un jour y réveilleront les arts et les institutions sociales. L’histoire du moins ne taira pas ce qu’ont fait les Français pour y reporter la civilisation et les connaissances de l’Europe; elle dira par quels efforts ils l’avaient conquise; par quelle sagesse, par quelle discipline ils l’ont si long-temps conservée; et, peut-être, elle en déplorera la perte comme une nouvelle calamité du genre Humain.

Vingt-huit mille Français entrèrent en Egypte pour la conquérir : d’autres y ont été depuis envoyés à différentes époques; mais d’autres, en nombre à peu près égal, en étaient revenus. Vingt-trois mille rentrent en France après l’évacuation, non compris les étrangers qui ont suivi leur fortune. Ainsi, quatre campagnes, de nombreux combats, et les maladies n’auront pas enlevé un cinquième de l’armée d’Orient.

Après la guerre continentale, tout ce que les circonstances ont permis de réformer dans le militaire, le gouvernement l’a Opéré.

Des congés absolus sont accordés; ils le sont sans préférence, sans faveur, et dans un ordre irrévocablement fixé. Ceux-qui, les premiers, ont pris les armes pour obéir aux lois de la réquisition, en obtiennent les premiers. Pour remplir le vide que ces congés laisseront dans l’armée, il sera nécessaire d’appeler des conscrits de l’an 9 et de l’an 10; et, dans cette session, un projet de loi sera présenté au corps législatif pour les mettre à la disposition du gouvernement; mais le gouvernement n’en appellera que le nombre qui sera strictement nécessaire pour maintenir l’armée au complet de l’état de paix.

Nous jouirons de la paix; mais la guerre laissera un fardeau qui pèsera long-temps sur nos finances: acquitter des dépenses qui n’ont pu être prévues ni calculées, récompenser les services de nos défenseurs, ranimer les travaux dans nos arsenaux et dans nos ports, rendre une marine à la France; recréer tout ce que la guerre a détruit, tout ce que le temps a consumé; porter enfin tous nos établissemens au point où les demandent la grandeur et la sûreté de la république; tout cela ne peut se faire qu’avec un accroissement de revenus. Les revenus s’accroîtront d’eux-mêmes avec la paix; le gouvernement les ménagera avec la plus sévère économie: mais si l’accroissement naturel des revenus, si l’économie la plus sévère ne peuvent suffire, la nation jugera les besoins, et le gouvernement proposera les ressources que les circonstances rendront nécessaires.

Dans tout le cours de l’an 9, à peine quelques communications rares ont existé entre la métropole et ses colonies.

La Guadeloupe a conservé un reste de culture et de prospérité; mais la souveraineté de la république y a reçu plus d’un outrage. En l’an 8, un agent unique y commandait; il est déporté par une faction. Trois agens lui succèdent; deux déportent le troisième et le remplacent par un homme de leur choix. Un autre meurt; et les deux qui restent s’investissent seuls du pouvoir qui devait être exercé par trois. Sous cette agence militaire et illégale, l’anarchie, le despotisme règnent tour à tour; les colons, les alliés l’accusent et lui imputent des erreurs et des crimes. Le gouvernement a tenté d’organiser une administration nouvelle; un capitaine-général, un préfet, un commissaire de justice subordonnés entre eux; mais se succédant l’un à l’autre si les circonstances l’exigent, offrent un pouvoir unique qui a une sorte de censure, mais point de rivalité qui en trouble l’action et en paralyse la force. Cette administration existe, et bientôt on saura si elle a justifié les espérances qu’on en avait conçues. Dès son arrivée, le capitaine-général a eu à combattre l’esprit de faction; il a cru devoir envoyer en France treize individus artisans de troubles et moteurs de déportations. Le gouvernement a pensé que de pareils hommes seraient dangereux en France, et a ordonné qu’ils fussent renvoyés dans celle des colonies qu’ils voudraient choisir ; la Guadeloupe Exceptée.

A Saint-Domingue, des actes irréguliers ont alarmé la soumission. Sous des apparences équivoques, le gouvernement n’a voulu voir que l’ignorance qui confond les noms et les choses, qui usurpe quand elle ne croit qu’obéir. Mais une flotte et une armée qui s’apprêtent à partir des ports de l’Europe, auront bientôt dissipé tous les nuages; et Saint-Domingue rentrera tout entier sous les lois de la république. A Saint-Domingue et à la Guadeloupe il n’y a plus d’esclaves; tout y est libre; tout y restera libre.

La sagesse et le temps y ramèneront l’ordre et y rétabliront la culture et les travaux.

A la Martinique, ce seront des principes différens. La Martinique a conservé l’esclavage, et l’esclavage y sera conservé. Il en a trop coûté à l’humanité pour tenter encore, dans cette partie, une révolution nouvelle.

La Guyanne a prospéré sous un administrateur actif et vigoureux; elle prospérera davantage sous l’empire de la paix, et agrandie d’un nouveau territoire qui appelle la culture et promet des richesses.

Les Iles de France et de la Réunion sont restées fidèles à la métropole au milieu des factions et sous une administration faible, incertaine, telle que le hasard l’a faite, et qui n’a reçu du gouvernement ni impulsion ni secours. Ces colonies si importantes sont rassurées; elles ne craignent plus que la métropole, eu donnant la liberté aux noirs, ne constitue l’esclavage des blancs.

L’ordre établi, dès l’année dernière, dans la perception des revenus et dans la distribution des dépenses, n’avait laissé que peu d’amélioration à faire dans cette partie. Une surveillance active a porté la lumière sur des dilapidations passées et sur des abus présens; des coupables ont été dénoncés à l’opinion publique et aux tribunaux.

L’action des régies a été concentrée; et de là plus d’énergie et d’ensemble dans l’administration, plus de célérité dans les informations et dans les résultats.

Des mesures ont été prises pour accélérer encore les versemens dans les caisses publiques, pour assurer plus de régularité dans l’acquittement des dépenses, pour en rendre la comptabilité plus simple et plus active.

L’art des faussaires a fait des progrès alarmants pour la société. Avec des pièces fausses, on établissait des fournitures qui n’avaient jamais été faites; on en établissait sur des pièces achetées à Paris; et avec ces titres on trompait les liquidateurs, et on dévorait la fortune publique. Pour prévenir désormais ces abus et ces crimes, le gouvernement a voulu que les liquidations faites dans les bureaux des ministres fussent soumises à une nouvelle épreuve, et ne constituassent la république débitrice qu’après qu’elles auraient été vérifiées par un conseil d’administration.

Le ministre des finances est rendu tout entier aux travaux qu’exigent la perception des revenus et le système de nos contributions.

Un autre veille immédiatement sur le dépôt de la fortune publique, et sa responsabilité personnelle en garantit l’inviolabilité.

La caisse d’amortissement a reçu une organisation plus complète. Un seul homme en dirige les mouvemens; mais quatre administrateurs en surveillent les détails; conseils et, s’il le fallait, censeurs de l’agent qu’ils doivent seconder.

La propriété la plus précieuse de la république, les forêts nationales ont été confiées à une administration qui, toute entière à cet objet unique, y portera des yeux plus exercés, des connaissances plus positives et une surveillance plus sévère.

L’instruction publique a fait quelques pas à Paris et dans un petit nombre de départemens; dans presque tous les autres, elle est languissante et nulle. Si nous ne sortons pas de la route tracée, bientôt il n’y aura de lumières que sur quelques points, et ailleurs ignorance et barbarie.

Un système d’instruction publique plus concentré a fixé les pensées du gouvernement. Des écoles primaires affectées à une ou plusieurs communes, si les circonstances locales permettent cette association, offriront partout aux enfans des citoyens, ces connaissances élémentaires sans lesquelles l’homme n’est guère qu’un agent aveugle et dépendant de tout ce qui l’environne.

Les instituteurs y auront un traitement fixe, fourni par les communes, et un traitement variable, formé de rétributions convenues avec les parens qui seront en état de les supporter.

Quelques fonctions utiles pourront être assignées à ces instituteurs, si elles peuvent se concilier avec leur fonction première et nécessaire.

Dans des écoles secondaires, s’enseigneront les élémens des langues anciennes, de la géographie, de l’histoire et du calcul.

Ces écoles se formeront, ou par des entreprises particulières avouées de l’administration publique, ou par le concours des communes.

Elles seront encouragées par des concessions d’édifices publics; par des places gratuites dans les écoles supérieures, accordées aux élèves qui se seront le plus distingués; et enfin par des gratifications accordées à un nombre déterminé de professeurs qui auront fourni le plus d’élèves aux écoles supérieures.

Trente écoles, sous le nom de lycées, seront formées et entretenues aux frais de la république, dans les villes principales qui, par leur situation et les moeurs de leurs habitans, seront plus favorables à l’étude des lettres et des sciences.

Là seront enseignées les langues savantes, la géographie, l’histoire, la logique, la physique, la géométrie, les mathématiques; dans quelques-unes, les langues modernes dont l’usage sera indiqué par leur situation.

Six mille élèves de la patrie seront distribués dans ces trente établissemens, entretenus et instruits aux dépens de la république.

Trois mille seront des enfans de militaires ou de fonctionnaires qui auront bien servi l’état.

Trois mille autres seront choisis dans les écoles secondaires, d’après des examens et des concours déterminés, et dans un nombre proportionné à la population des départemens qui devront les fournir.

Les élèves des départemens réunis seront appelés dans les lycées de l’intérieur, s’y formeront à nos habitudes et à nos moeurs, s’y nourriront de nos maximes et reporteront dans leurs familles l’amour de nos institutions et de nos lois.

D’autres élèves y seront reçus, entretenus et instruits aux frais de leurs parens.

Six millions seront destinés chaque année à la formation et à l’entretien de ces établissemens, à l’entretien et à l’instruction des élèves de la patrie, au traitement des professeurs, au traitement des directeurs et des agens comptables.

Les écoles spéciales formeront le dernier degré d’instruction publique; il en est qui sont déjà constituées, et qui conserveront leur organisation; d’autres seront établies dans les lieux que les convenances indiqueront, et pour les professions auxquelles elles seront nécessaires.

Tel est en raccourci le système qui a paru au gouvernement réunir le plus d’avantages, le plus de chances de succès, et que dans cette session il proposera au corps législatif, réduit en projet de loi. Sa surveillance peut suffire à trente établissemens; un plus grand nombre échapperait à ses soins et à ses regards; mais surtout un plus grand nombre ne trouverait aujourd’hui ni ces professeurs distingués qui font la réputation des écoles, ni des directeurs capables d’y maintenir une sévère discipline, ni des conseils assez éclairés pour en diriger l’administration.

Trente lycées, sagement distribués sur le territoire de la république, en embrasseront toute l’étendue par leurs rapports, répandront sur toutes ses parties l’éclat de leurs lumières et de leurs succès, frapperont jusqu’aux regards de l’étranger, et seront pour eux ce qu’étaient naguère pour nous quelques écoles d’Allemagne et d’Angleterre, ce que furent quelques universités fameuses, qui, vues dans le lointain, commandaient l’admiration et le respect de l’Europe.

Le Code civil fut annoncé l’année dernière aux délibérations du corps législatif; mais le travail s’accrut sous la main des rédacteurs; les tribunaux furent appelés à le perfectionner; et, enrichi de leurs observations, il est soumis dans le conseil-d’état à une sévère discussion.

Toutes les parties qui le composent seront successivement présentées à la sanction des législateurs: ainsi cet important ouvrage aura subi toutes les épreuves, et sera le résultat de toutes les lumières.

Les ateliers se multiplient dans les maisons d’arrêt et de détention, et le travail en bannit l’oisiveté qui corrompt encore ceux qui étaient déjà corrompus. Dans nombre de départemens il n’y a plus de mendicité.

Les hospices sortent peu à peu de cet état de détresse qui faisait la honte de la nation et la douleur du gouvernement; déjà la bienfaisance particulière les enrichit de ses offrandes, et atteste le retour de ces sentimens fraternels que des lois imprudentes et de longs malheurs semblaient avoir bannis pour toujours.

Sur toutes les grandes communications, les routes ont été ou seront bientôt réparées. Le produit de la taxe d’entretien éprouve partout des accroissemens progressifs. Le plus intéressant de tous les canaux est creusé aux dépens du trésor public, et d’autres seront bientôt créés par l’industrie particulière.

Les lettres et les arts ont reçu tout ce que les circonstances ont permis de leur donner d’encouragement et de secours.

Des projets ont été conçus pour l’embellissement de Paris, et déjà quelques-uns s’exécutent. Une association particulière formée par le zèle, bien plus que par l’intérêt, lui construit des ponts qui ouvriront des communications utiles et nécessaires. Une autre association lui donnera un canal et des eaux salubres, qui manquent encore à cette capitale.

Les départemens ne seront point négligés. De tous côtés on recherche quels travaux sont nécessaires pour les orner ou les féconder. Des collections de tableaux sont destinées à former des muséum dans les villes principales; leur vue inspirera aux jeunes citoyens le goût des arts, et ils arrêteront la curiosité des voyageurs.

Au moment où la paix générale va rendre aux arts et au commerce toute leur activité, le devoir le plus cher au gouvernement est d’éclairer leur route, d’encourager leurs travaux, d’écarter tout ce qui pourrait arrêter leur essor. Il appellera sur ces grands intérêts toutes les lumières; il réclamera tous les conseils de l’expérience; il fixera auprès de lui, pour les consulter, les hommes qui, par des connaissances positives, par une probité sévère, par des vues désintéressées, seront dignes de sa confiance et de l’estime publique.

Heureux si le génie national seconde son ardeur et son zèle, si par ses soins, la prospérité de la république égale un jour ses triomphes et sa gloire.

Dans nos relations extérieures, le gouvernement ne craindra point de dévoiler ses principes et ses maximes: fidélité pour nos alliés, respect pour leur indépendance, franchise et loyauté avec nos ennemis; telle a été sa politique.

La Batavie reprochait à son organisation de n’avoir pas été conçue pour elle.

Mais depuis plusieurs années cette organisation régissait la Batavie. Le principe du gouvernement est que rien n’est plus funeste au bonheur des peuples que l’instabilité des institutions; et quand le directoire batave l’a pressenti sur des changemens, il l’a constamment rappelé à ce principe.

Mais enfin le peuple batave a voulu changer, et il a adopté une constitution nouvelle. Le gouvernement l’a reconnue cette constitution; et il a dû la reconnaître, parce qu’elle était dans la volonté d’un peuple indépendant. Vingt-cinq mille Français devaient rester en Batavie, aux termes du traité de la Haye, jusqu’à la paix générale. Les Bataves ont désiré que ces forces fussent réduites; et en vertu d’une convention récente, elles ont été réduites a dix mille hommes.

L’Helvétie a donné, pendant l’an 9, le spectacle d’un peuple déchiré par les partis, et chacun de ces partis invoquant le pouvoir, et quelquefois les armes de la France.

Nos troupes ont reçu l’ordre de rentrer sur notre territoire; quatre mille hommes seulement restent encore en Helvétie, d’après le voeu de toutes les autorités locales, qui ont réclamé leur présence.

Souvent l’Helvétie a soumis au premier consul des projets d’organisation; souvent elle lui a demandé des conseils: toujours il l’a rappelée à son indépendance.

«Souvenez-vous seulement, a-t-il dit, quelquefois, du courage et des vertus de vos pères; ayez une organisation simple comme leurs moeurs. Songez à ces religions, à ces langues différentes qui ont leurs limites marquées, à ces vallées, à ces montagnes qui vous séparent, à tant de souvenirs attachés à ces bornes naturelles; et qu’il reste de tout cela une empreinte dans votre organisation. Surtout, pour l’exemple de l’Europe, conservez la liberté et l’égalité à cette nation qui leur a, la première, appris à être indépendans et libres.»

Ce n’était là que des conseils, et ils ont été froidement écoutés. L’Helvétie est restée sans pilote au milieu des orages. Le ministre de la république n’a montré qu’un conciliateur aux partis divisés, et le général de nos troupes a refusé aux factions l’appui de ses forces.

La Cisalpine, la Ligurie ont enfin arrêté leur organisation. L’une et l’autre craignent, dans les mouvemens des premières nominations, le réveil des rivalités et des haines. Elles ont paru désirer que le premier consul se chargeât de ces nominations.

Il tâchera de concilier ce voeu de deux républiques qui sont chères à la France, avec les fonctions plus sacrées que sa place lui impose.

Lucques a expié dans les angoisses d’un régime provisoire les erreurs qui lui méritèrent l’indignation du peuple français. Elle s’occupe aujourd’hui à se donner une organisation définitive.

Le roi de Toscane, tranquille sur son trône, est reconnu par de grandes puissances et le sera bientôt par toutes.

Quatre mille Français lui gardent Livourne, et attendent, pour l’évacuer, qu’il ait organisé une armée nationale.

Le Piémont forme notre vingt-septième division militaire, et, sous un régime plus doux, oublie les malheurs d’une longue anarchie.

Le Saint-Père, souverain de Rome, possède ses états dans leur intégrité. Les places de Pesaro, de Fano, de Castel Saint-Leone qui avaient été occupées par les troupes cisalpines, lui ont été restituées.

Quinze cents Français sont encore dans la citadelle d’Ancône, pour en assurer les communications avec l’armée du midi.

Après la paix de Lunéville, la France pouvait tomber de tout son poids sur le royaume de Naples, punir le souverain d’avoir, le premier, rompu les traités, et le faire repentir des affronts, que les Français avaient reçus dans le port même de Naples: mais le gouvernement se crut vengé dès qu’il fut maître de l’être; il ne se sentit plus que le désir et la nécessité de la paix; pour la donner, il ne demande que les ports d’Otrante, nécessaires à ses desseins sur l’Orient, depuis que Malte était occupée par les Anglais.

Paul 1er avait aimé la France; il voulait la paix de l’Europe, il voulait surtout la liberté des mers. Sa grande âme fut émue des sentimens pacifiques que le premier consul avait manifestés; elle le fut depuis de nos succès et de nos victoires: de là, de premiers liens qui l’attachèrent à la république.

Huit mille Russes avaient été faits prisonniers en combattant avec les alliés; mais le ministère, qui dirigeait alors l’Angleterre, avait refusé de les échanger contre des prisonniers français. Le gouvernement s’indigna de ce refus; il résolut de rendre à leur patrie de braves guerriers abandonnés de leurs alliés; il les rendit d’une manière digne de la république, digne d’eux et de leur souverain. De là, des noeuds plus étroits et un rapprochement plus intime.

Tout-à-coup, la Russie, le Danemarck, la Suède, la Prusse s’unissant, une coalition est formée pour garantir la liberté des mers; le Hanovre est occupé par les troupes prussiennes; de grandes, de vastes opérations se préparent; mais Paul 1er meurt subitement.

La Bavière s’est hâtée de reformer les liens qui l’unissaient à la France. Cet allié important pour nous a fait de grandes pertes sur la rive gauche du Rhin. L’intérêt et le désir de la France sont que la Bavière obtienne sur la rive droite une juste et entière indemnité.

De grandes discussions se sont élevées à Ratisbonne sur l’exécution du traité de Lunéville; mais ces discussions ne regardent pas immédiatement la république. La paix de Lunéville conclue avec l’Europe et ratifiée parla diète, a fixé irrévocablement de ce côté-là tous les intérêts de la France.

Si la république prend encore part aux discussions de Ratisbonne, ce n’est que comme garant de stipulations contenues dans l’article 7 du traité de Lunéville, et pour maintenir un juste équilibre dans la Germanie.

La paix avec la Russie a été signée, et rien ne troublera désormais les relations de deux grands peuples, qui, avec tant de raison de s’aimer, n’en ont aucune de se craindre, et que la nature a placés aux deux extrémités de l’Europe pour en être le contre-poids au nord et au midi. La Porte rendue à ses véritables intérêts et à son inclination pour la France, a retrouvé son allié le plus ancien et le plus fidèle.

Avec les Etats-Unis d’Amérique toutes les difficultés ont été aplanies.

Enfin, des préliminaires de paix avec l’Angleterre ont été ratifiés.

La paix avec l’Angleterre devait être le produit de longues négociations, soutenues d’un système de guerre qui, quoique lent dans ses préparatifs, était infaillible dans ses résultats.

Déjà la plupart de ses alliés l’avaient abandonnée. Le Hanovre, seule possession de son souverain sur le continent, était toujours au pouvoir de la Prusse; la Porte, menacée par nos positions importantes sur l’Adriatique, avait entamé une négociation particulière.

Le Portugal lui restait soumis depuis si longtemps à l’influence et au commerce exclusif des Anglais, le Portugal n’était plus en effet qu’une province de la Grande-Bretagne. C’était là que l’Espagne devait trouver une compensation pour la restitution de l’île de la Trinité. Son armée s’avance; une division des troupes de la république campe sur la frontière du Portugal pour appuyer ses opérations; mais après les premières hostilités et quelques légères escarmouches, le ministère espagnol ratifie séparément le traité de Badajoz. Dès-lors on dut pressentir pour l’Espagne la perte de la Trinité; dès-lors, en effet, l’Angleterre la regarda comme une possession qui lui était acquise, et désormais écarta de la négociation tout ce qui pouvait en faire supposer la restitution possible.

Avant de ratifier le traité particulier de la France avec le Portugal, le gouvernement fit connaitre au cabinet de Madrid cette détermination de l’Angleterre.

L’Angleterre s’est refusée avec la même inflexibilité à la restitution de l’île de Ceylan; mais la république batave trouvera dans les nombreuses possessions qui lui sont rendues, le rétablissement de son commerce et de sa puissance.

La France a soutenu les intérêts de ses alliés avec autant de force que les siens; elle a été jusqu’à sacrifier des avantages plus grands qu’elle aurait pu obtenir pour elle-même; mais elle a été forcée de s’arrêter au point où toute négociation devenait impossible. Ses alliés épuisés ne lui offraient plus de ressources pour la continuation de la guerre; et les objets dont la restitution leur était refusée par l’Angleterre, ne balançaient pas pour eux les chances d’une nouvelle campagne et toutes les calamités dont elle pouvait les accabler.

Ainsi, dans toutes les parties du monde, la république n’a plus que des amis ou des alliés, et partout son commerce et son industrie rentrent dans leurs canaux accoutumés.

Dans tout le cours de la négociation, le ministère actuel d’Angleterre a montré une volonté franche de mettre un terme aux malheurs de la guerre; le peuple anglais a embrassé la paix avec enthousiasme; les haines de la rivalité sont éteintes; il ne restera que l’imitation de grandes actions et les entreprises utiles.

Le gouvernement avait mis son ambition à replacer la France dans ses rapports naturels avec toutes les nations; il mettra sa gloire à maintenir son ouvrage, et à perpétuer une paix qui fera son bonheur comme celui de l’humanité.

Le premier consul, BONAPARTE. »

in OEUVRES DE
NAPOLÉON BONAPARTE.
TOME TROISIÈME.
C.L.F. PANCKOUCKE, Éditeur
MDCCCXXI.

Note 1) Le roi d’Etrurie, issu de la branche des Bourbons d’Espagne.
repris de http://www.gutenberg.org/dirs/1/2/8/9/12893/12893-h/12893-h.htm


Quelques articles du code civil napoléonien (30 ventôse an XII / 21 mars 1804)

« Art. 9 – Tout individu né en France d’un étranger pourra, dans l’année qui suivra l’époque de sa majorité, réclamer la qualité de Français ; pourvu que, dans le cas où il résiderait en France, il déclare que son intention est d’y fixer son domicile ; et que, dans le cas où il résiderait en pays étranger, il fasse sa soumission de fixer en France son domicile, et qu’il l’y établisse dans l’année, à compter de l’acte de soumission.

Art. 10 – Tout enfant né d’un Français en pays étranger est Français…

Art. 11 – L’étranger jouira en France des mêmes droits civils que ceux qui sont ou seront accordés aux Français: par les traités de la nation à laquelle cet étranger appartiendra.

Art. 55 – Les déclarations de naissance seront faites, dans les trois jours de l’accouchement, à l’officier de l’état civil du lieu : l’enfant lui sera présenté.

Art. 56 – La naissance de l’enfant sera déclarée par le père (…).
L’acte de naissance sera rédigé de suite, en présence de deux témoins.

Art. 212 – Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance.

Art. 213 – Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari.

Art. 214 – La femme est obligée d’habiter avec le mari, et de le suivre partout où il juge à propos de résider ; le mari est obligé de la recevoir et de lui fournir tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie, selon ses facultés et son état.

Art. 229 – Le mari pourra demander le divorce pour cause d’adultère de sa femme.

Art. 230 – La femme pourra demander le divorce pour cause d’adultère de son mari, lorsqu’il aura tenu sa concubine dans la maison commune.

Art. 371 – L’enfant, à tout âge, doit honneur et respect à ses père et mère,

Art. 372 – Il reste sous leur autorité jusqu’à sa majorité ou son émancipation.

Art. 374 – L’enfant ne peut quitter la maison paternelle sans la permission de son père, si ce n’est pour enrôlement volontaire, après l’âge de dix-huit ans révolus.

Art. 375 – Le père qui aura des sujets de mécontentement très graves sur la conduite d’un enfant, aura les moyens de correction suivants :

Art. 376 – Si l’enfant est âgé de moins des seize ans commencés, le père pourra le faire détenir pendant un temps qui ne pourra excéder un mois…

Art. 1421 – Le mari administre seul les biens de la communauté.
Il peut les vendre, aliéner et hypothéquer sans le concours de la femme.

Art. 1781 – Le maître est cru sur son affirmation, … »

[« pour la quotité des gages, pour le paiement du salaire de l’année échue, et pour les à-comptes donnés pour l’année courante. » Cela concerne les rapports entre maîtres et domestiques ou ouvriers]

In Galloy, D., Hayt, F., De 1750 à 1848, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 1993 et Histoire 2e, Les fondements du monde contemporain, Nathan (Coll. J. Marseille), 1996.

Le Code civil napoléonien assure la supériorité « bourgeoise » du mari sur l’épouse, du maître sur l’ouvrier, et du propriétaire sur le locataire, ainsi qu’en témoigne encore l’article ci-dessous :

« Art. 1716. – Lorsqu’il y aura contestation sur le prix du bail verbal dont l’exécution a commencé, et qu’il n’existera point de quittance, le propriétaire en sera cru sur son serment ; … »


Mise en place et déroulement de la Bataille de Mœskirch, 4 mai 1800

« Pendant la journée du 4, le feld-maréchal Kray joignit à Mœskirch le prince de Vaudémont, et fut rejoint par la division que commandait l’archiduc Ferdinand ; il ordonna l’évacuation de ses magasins, et fit ses dispositions pour se porter sur le Danube, qu’il voulait passer sur le pont de Sigmaringen : pendant cette journée l’armée française ne fit aucun mouvement ; mais le général Lecourbe se porta de Stockach sur Mœskirch. St-Cyr, qui n’avait pas donné à Engen, se porta sur Liptingen : les trois divisions de la réserve marchèrent en deuxième ligne à l’appui de Lecourbe ; celui-ci marcha sur Mœskirch sur trois colonnes ; Vandamme à la droite sur Kloster-Wald ; Montrichard au centre, appuyé par la réserve de grosse cavalerie ; Lorge à la gauche, par Neuhausen : il couvrait ainsi un front de deux grandes lieues. La rencontre des troupes légères de l’ennemi ne tarda pas à lui indiquer la présence de l’armée : bientôt les trois divisions furent aux mains contre toute l’armée autrichienne ; elles étaient fort compromises, lorsque, dans l’après-midi, elles furent soutenues par trois divisions de la réserve. Le combat devint fort chaud, les armées se maintinrent sur leur champ de bataille. Saint-Cyr eût décidé de la victoire ; mais il n’arriva à Liptingen que la nuit, encore éloigné du champ de bataille de plusieurs lieues. Pendant la nuit Kray battit en retraite ; la moitié de ses troupes avaient passé le Danube à Sigmaringen ; l’autre moitié était sur la rive droite, lorsque Saint-Cyr, qui avait suivi la rive droite du Danube, arriva le 6 sur les hauteurs qui dominent ce fleuve. »

Mémoires écrits pour servir à l’Histoire de France, sous Napoléon, écrits à Sainte-Hélène, par les généraux qui ont partagé sa captivité, et publiés sur les manuscrits entièrement corrigés de la main de Napoléon, Paris, Ed. Firmin Didot et Bossange, 1823, p. 169-70, sur http://gallica.bnf.fr/


Napoléon Premier Consul en Italie, haranguant ses soldats

« Milan [Italie], le 17 prairial an VIII [6 juin 1800]

Le premier consul à l’armée

Soldats !

Un de nos départements était au pouvoir de l’ennemi ; la consternation était dans tout le midi de la France.

La plus grande partie du territoire du peuple ligurien, le plus fidèle ami de la république, était envahie.

La république cisalpine, envahie dès la campagne passée, était devenue le jouet du grotesque régime féodal.

Soldats ! Vous marchez… et déjà le territoire français est délivré ! La joie et l’espérance succèdent, dans notre patrie, à la consternation et à la crainte.

Vous rendrez la liberté et l’indépendance au peuple de Gênes ; il sera pour toujours délivré de ses éternels ennemis.
Vous êtes dans la capitale de la Cisalpine !

L’ennemi, épouvanté, n’aspire plus qu’à regagner les frontières. Vous lui avez enlevé ses hôpitaux, ses magasins, ses parcs de réserve.

Le premier acte de la campagne est terminé.

Des millions d’hommes, vous l’entendez tous les jours, vous adressent des actes de reconnaissance.

Mais aura-t-on impunément violé le sol français ? Laisserez-vous retourner dans ses foyers l’armée qui a porté l’alarme dans vos familles ? Vous courez aux armes !… Eh bien ! marchez à sa rencontre, opposez-vous à sa retraite ; arrachez-lui les lauriers dont elle s’est parée, et par là apprenez au monde que la malédiction est sur les insensés qui osent insulter le territoire du grand peuple.

Le résultat de tous nos efforts sera, Gloire sans nuage et paix solide. »

Le premier consul, signé, Bonaparte.

Mémoires écrits pour servir à l’Histoire de France, sous Napoléon, écrits à Sainte-Hélène, par les généraux qui ont partagé sa captivité, et publiés sur les manuscrits entièrement corrigés de la main de Napoléon (Notes et mélanges), Paris, Ed. Firmin Didot et Bossange, 1823.
Tome premier, p. 273-5, sur http ://gallica.bnf.fr/


Le décret de blocus continental

« En notre palais impérial de Berlin, le 21 novembre 1806.

Napoléon, Empereur des Français et Roi d’Italie, considérant :

1) Que l’Angleterre n’admet point le droit des gens suivi universellement par tous les peuples policés ;

2) Qu’elle répute ennemi tout individu appartenant à l’État ennemi et fait en conséquence prisonniers de guerre, non seulement les équipages des vaisseaux armés en guerre, mais encore les équipages des vaisseaux de commerce et des navires marchands et même les négociants qui voyagent pour les affaires de leur négoce.

Nous avons, en conséquence, décrété et décrétons ce qui suit :

Article premier. Les Iles Britanniques sont déclarées en état de blocus.

Art. 2. Tout commerce et toute correspondance avec les Iles Britanniques sont interdits.

Art. 3. Tout individu sujet de l’Angleterre, de quelque état ou condition qu’il soit, qui sera trouvé dans les pays occupés par nos troupes, ou par celles de nos alliés, sera fait prisonnier de guerre.

Art. 4. Tout magasin, toute marchandise, toute propriété, de quelque nature qu’elle puisse être, appartenant à un sujet de l’Angleterre, sera déclaré de bonne prise.

Art. 5. Le commerce des marchandises anglaises est défendu ; et toute marchandise appartenant à l’Angleterre, ou provenant de ses fabriques ou de ses colonies, est déclarée de bonne prise. (…)

Art. 7. Aucun bâtiment venant directement de l’Angleterre ou des colonies anglaises ne sera reçu dans aucun port.  »

Cité dans « Histoire Seconde« , sous la direction de R. Frank, éditions Belin, 1987, p. 112.


Décret qui déclare en état de blocus les îles britanniques

« En notre palais royal de Milan, le 17 décembre 1807.

Décret qui déclare en état de blocus les îles britanniques.

Napoléon, empereur des Français, roi d’Italie, et protecteur de la confédération du Rhin.

Vu les dispositions arrêtées par le gouvernement britannique, en date du 11 novembre dernier, qui assujettissent les bâtimens des puissances neutres, amies et même alliées de l’Angleterre, non-seulement à une visite par les croiseurs anglais, mais encore à une station obligée en Angleterre et à une imposition arbitraire de tant pour cent sur leur chargement, qui doit être réglée par la législation anglaise;

Considérant que, par ces actes, le gouvernement anglais a dénationalisé les bâtimens de toutes les nations de l’Europe; qu’il n’est au pouvoir d’aucun gouvernement de transiger sur son indépendance et sur ses droits, tous les souverains de l’Europe étant solidaires de la souveraineté et de l’indépendance de leur pavillon; que si, par une faiblesse inexcusable, et qui serait une tache ineffaçable aux yeux de la postérité, ou laissait passer en principe et consacrer par l’usage une pareille tyrannie, les Anglais en prendraient acte pour l’établir en droit, comme ils ont profité de la tolérance des gouvernemens pour établir l’infâme principe que le pavillon ne couvre pas la marchandise, et pour donner à leur droit de blocus une extension arbitraire et attentatoire à la souveraineté de tous les états.

Nous avons décrété et décrétons ce qui suit:

Art. 1er. Tout bâtiment, de quelque nation qu’il soit, qui aura souffert la visite d’un vaisseau anglais, ou se sera soumis à un voyage en Angleterre, ou aura payé une imposition quelconque au gouvernement anglais, est par cela seul déclaré dénationalisé, a perdu la garantie de son pavillon et est devenu propriété anglaise.

2. Soit que lesdits bâtimens ainsi dénationalisés par les mesures arbitraires du gouvernement anglais, entrent dans nos ports ou dans ceux de nos alliés, soit qu’ils tombent au pouvoir de nos vaisseaux de guerre ou de nos corsaires, ils sont déclarés de bonne et valable prise.

3. Les îles britanniques sont déclarées en état de blocus sur mer comme sur terre. Tout bâtiment de quelque nation qu’il soit, quel que soit son chargement, expédié des ports d’Angleterre ou des colonies anglaises, ou des pays occupés par les troupes anglaises, ou allant en Angleterre, ou dans les colonies anglaises, ou dans des pays occupés par les troupes anglaises, est de bonne prise, comme contrevenant au présent décret; il sera capturé par nos vaisseaux de guerre ou par nos corsaires, et adjugé au capteur.

4. Ces mesures, qui ne sont qu’une juste réciprocité pour le système barbare adopté par le gouvernement anglais, qui assimile sa législation à celle d’Alger, cesseront d’avoir leur effet pour toutes les nations qui sauraient obliger le gouvernement anglais à respecter leur pavillon. Elles continueront d’être en vigueur pendant tout le temps que ce gouvernement ne reviendra pas aux principes du droit des gens, qui règle les relations des états civilisés dans l’état de guerre. Les dispositions du présent décret seront abrogées et nulles par le fait, dès que le gouvernement anglais sera revenu aux principes du droit des gens, qui sont aussi ceux de la justice et de l’honneur.

5. Tous nos ministres sont chargés de l’exécution du présent décret, qui sera inséré au bulletin des lois.

NAPOLÉON. »

in OEUVRES DE
NAPOLÉON BONAPARTE.
TOME QUATRIÈME.
C.L.F. PANCKOUCKE, Éditeur
MDCCCXXI.

Repris de http://www.gutenberg.org/dirs/1/3/1/9/13192/13192-h/13192-h.htm


LE BLOCUS CONTINENTAL VU PAR PASQUIER (1822)

« Une mesure fut prise dans l’enivrement de la victoire qui, élevant une barrière en quelque sorte infranchissable entre la France et l’Angleterre, condamna l’une et l’autre de ces puissances à n’atteindre la paix et le repos que de la ruine absolue de sa rivale.

Je veux parler du décret rendu à Berlin le 21 novembre 1806, et qui posa les premières bases de ce que l’Empereur a appelé depuis le système continental. Les îles britanniques étaient déclarées en état de blocus.

Napoléon se flattait d’avoir trouvé le moyen d’atteindre son plus mortel ennemi dans l’intérêt qui lui était le plus cher. Se voyant maître de la majeure partie du littoral de l’Europe, dominant au moins sur l’embouchure des principaux fleuves de l’Allemagne, il se persuada qu’il dépendait de lui d’exclure l’Angleterre de tous les marchés européens et de la forcer ainsi à recevoir la paix, telle qu’il lui plairait de la dicter. Il y avait sans doute de la grandeur dans cette conception, et elle n’était pas plus inique que le procédé anglais ; mais la différence consistait en ce que l’Angleterre, dans ses prétentions de blocus, ne tentait rien qui ne fût dans la mesure de ses forces, et surtout en ce qu’elle n’avait besoin du concours de personne pour exécuter ses résolutions.

La France, au contraire, entrait dans un système qui ne pouvait se réaliser qu’autant que toutes les puissances européennes, de gré ou de force, concouraient à son exécution ; il suffisait donc pour le rendre vain, et la suite l’a trop prouvé, qu’une seule de ces puissances, ne pouvant se résigner aux privations qu’il lui imposait, ou refusât obstinément d’y concourir, ou seulement trouvât le moyen de l’éluder. En supposant qu’on parvint à contraindre toutes les volontés, il y aurait certainement de mauvaises intentions à surveiller et à paralyser. Dans le régime de privations qui allait être si universellement imposé, et dans lequel les différentes parties auraient à souffrir dans des proportions considérables, il faudrait trouver quelque remède ou au moins quelque adoucissement à des sacrifices qu’on aurait intérêt à ne pas faire trop lourdement sentir.

L’Angleterre n’était pas seulement en possession de fournir au continent les nombreux produits de son industrie ; elle détenait encore presque toutes les denrées coloniales du monde. Il faudrait donc employer d’abord tous les stimulants possibles pour amener l’industrie continentale à suppléer ce que ne fournirait plus l’industrie anglaise ; puis relativement aux denrées coloniales dont quelques unes, comme le sucre ou le café, étaient d’une nécessité presque indispensable et dont plusieurs étaient la matière première des fabriques qu’on projetait de créer, il faudrait trouver le moyen d’en autoriser l’introduction, mais dans des proportions calculées sur la plus stricte nécessité, et s’il était possible, à l’aide d’échanges favorables aux produits naturels du continent.

C’est ainsi, en effet, que, par les efforts les plus persévérants, quelquefois les plus habiles, à l’aide de décrets répétés, et avec le secours de cette bizarre invention des licences, qui n’était autre chose qu’une contrebande organisée, l’industrie continentale ou pour mieux dire l’industrie française, soutenue par un million de baïonnettes et par une armée auxiliaire de douaniers, est parvenue à suffire aux besoins d’une énorme consommation qui lui a donné les plus grands bénéfices.

Les résultats à cet égard ont été prodigieux et, comme il arrive de presque toutes les oeuvres de génie, même dans ses égarements, plusieurs des résultats ont survécu à la puissance qui les avait produits. Les consommateurs, il faut le dire, ont chèrement payé les progrès et la consolidation de cette industrie. Il leur a fallu, pendant plusieurs années, supporter un renchérissement excessif dans les denrées qui leur étaient nécessaires. Ils ont, par exemple, durant six ou sept années payé le sucre jusqu’à six francs la livre, et pendant ce temps les produits des meilleurs vignobles de la France restaient invendus. »

PASQUIER, Histoire de mon temps, Paris, Plon, 1893, pp.293-296.


Chateaubriand-Tacite : Napoléon-Néron

« En 1807, Chateaubriand rachète le Mercure de France. Il s’y livre, le 4 juillet, à une violente diatribe contre l’Empereur :

« Lorsque, dans le silence de l’abjection, on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur, lorsque tout tremble devant le tyran et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’Empire. »

Or, dans le même numéro, on célèbre la victoire de Friedland, dans le numéro suivant le traité de Tilsit. Napoléon est au faîte de sa gloire. Il semble s’être irrité de la sortie de Chateaubriand, mais moins sans doute que ne le disent les Mémoires d’outre-tombe. Il enleva le Mercure à son irrévérencieux directeur, non sans lui octroyer une substantielle indemnité… ».

Extrait de Robert Kopp, « Chateaubriand : ce héros fantastique », in Les collections de l’Histoire No 20, juillet-septembre 2003, p. 68.


L’Allemagne napoléonienne

Napoléon fait savoir à Jérôme, par une lettre de Fontainebleau du 15 novembre 1807, comment il conçoit que son frère devra administrer le royaume de Westphalie.

« Mon frère, vous trouverez ci-joint la Constitution de votre Royaume.

Cette Constitution renferme les conditions auxquelles je renonce à tous mes droits de conquête et à mes droits acquis sur votre pays. Vous devez la suivre fidèlement. Le bonheur de vos peuples m’importe, non seulement par l’influence qu’il peut avoir sur votre gloire et la mienne, mais aussi sous le point de vue du système général de l’Europe. N’écoutez point ceux qui vous disent que vos peuples, accoutumés à la servitude, recevront avec ingratitude vos bienfaits. On est plus éclairé dans le royaume de Westphalie qu’on ne voudrait vous le persuader et votre trône ne sera vraiment fondé que sur la confiance et l’amour de la population.

Ce que désirent avec impatience les peuples d’Allemagne, c’est que les individus qui ne sont point nobles et qui ont des talents aient un égal droit à votre considération et aux emplois ; c’est que toute espèce de servage et de liens intermédiaires entre le souverain et la dernière classe du peuple soit entièrement abolie.

Les bienfaits du Code Napoléon, la publicité des procédures, l’établissement des jurys, seront autant de caractères distincts de votre monarchie. Et s’il faut vous dire ma pensée tout entière, je compte plus sur leurs effets, pour l’extension et l’affermissement de votre monarchie, que sur les résultats des plus grandes victoires.

Il faut que vos peuples jouissent d’une liberté, d’une égalité, d’un bien-être inconnus aux peuples de la Germanie, et que ce gouvernement libéral produise, d’une manière ou d’une autre, les changements les plus salutaires au système de la Confédération [germanique] et à la puissance de votre monarchie. Cette manière de gouverner sera une barrière plus puissante, pour vous séparer de la Prusse, que l’Elbe, que les places fortes et que la protection de la France.

Quel peuple voudrait retourner sous le gouvernement arbitraire prussien, quand il aura goûté les bienfaits d’une administration sage et libérale ? Les peuples d’Allemagne, ceux de France, d’Italie, d’Espagne désirent l’égalité et veulent des idées libérales.

Voilà bien des années que je mène les affaires de l’Europe, et j’ai lieu de me convaincre que le bourdonnement des privilégiés était contraire à l’opinion générale.

Soyez roi constitutionnel. Quand la raison et les lumières de votre siècle ne suffiraient pas, dans votre position la bonne politique vous l’ordonnerait. Vous vous trouverez avoir une force d’opinion et un ascendant naturel sur vos voisins qui sont rois absolus. »

Source : Correspondance de Napoléon, vol V.


Levées pour la Grande Armée (1806-1811)

1806……………80’000
1807…………. 160’000
1808…………. 240’000
1809……………76’000
1810…………. 120’000
1811…………. 120’000

Chiffres tirés de LAMBIN (s. d.), Histoire-Géographie, initiation économique, Paris, Hachette, 1992.

—-

Napoléon le féroce

« Tu ne dévoreras plus nos enfants : nous ne voulons plus de ta conscription, de ta police, de ta censure, de tes fusillades nocturnes, de ta tyrannie. Ce n’est pas seulement nous, c’est le genre humain qui t’accuse. Il nous demande vengeance au nom de la religion, de la morale et de la liberté. Où n’as-tu pas répandu la désolation ? Dans quel coin du monde une famille obscure a-t-elle échappé à tes ravages ? L’Espagnol dans ses montagnes, l’Illyrien [habitant des Balkans du Nord] dans ses vallées, l’Italien sous son beau soleil, l’Allemand, le Russe, le Prussien dans leurs villes en cendres, te redemandent leurs fils que tu as égorgés, la tente, la cabane, le château, le temple où tu as porté la flamme. (…) La voix du monde te déclare le plus grand coupable qui ait jamais paru sur la terre, car ce n’est pas sur des peuples barbares et sur des nations dégénérées que tu as versé tant de maux : c’est au milieu de la civilisation, dans un siècle de lumières, que tu as voulu régner par le glaive d’Attila et les maximes de Néron. »

Chateaubriand, De Bonaparte et des Bourbons, 1814.

In Marseille J. et alii, Histoire 2e : les fondements du monde contemporain, éd. Nathan, Paris, 2001, p. 184-185.

Autre extrait de Chateaubriand très critique

« On a vanté l’administration de Buonaparte : si l’administration consiste dans des chiffres ; si pour bien gouverner il suffit de savoir combien une province produit en blé, en vin, en huile, quel est le dernier écu qu’on peut lever, le dernier homme qu’on peut prendre, certes Buonaparte était un grand administrateur ; il est impossible de mieux organiser le mal, de mettre plus d’ordre dans le désordre.
Mais si la meilleure administration est celle qui laisse un peuple en paix, qui nourrit en lui des sentiments de justice et de pitié, qui est avare du sang des hommes, qui respecte les droits des citoyens, les propriétés des familles, certes le gouvernement de Buonaparte était le pire des gouvernements.
Et encore que de fautes et d’erreurs dans son propre système ! L’administration la plus dispendieuse engloutissait une partie des revenus de l’Etat. Des armées de douaniers et de receveurs dévoraient les impôts qu’ils étaient chargés de lever.
Il n’y avait pas de si petit chef de bureau qui n’eût sous lui cinq ou six commis.
Buonaparte semblait avoir déclaré la guerre au commerce. S’il naissait en France quelque branche d’industrie, il s’en emparait, et elle séchait entre ses mains. Les tabacs, les sels, les laines, les denrées coloniales, tout était pour lui l’objet d’un monopole ; il s’était fait l’unique marchand de son empire. Il avait, par des combinaisons absurdes, ou plutôt par une ignorance et un dégoût décidé de la marine, achevé de perdre nos colonies et d’anéantir nos flottes. Il bâtissait de grands vaisseaux qui pourrissaient dans les ports, ou qu’il désarmait lui-même pour subvenir aux besoins de son armée de terre. Cent frégates, répandues dans toutes les mers, auraient pu faire un mal considérable aux ennemis, former des matelots à la France, protéger nos bâtiments marchands : ces premières notions du bon sens n’entraient pas même dans la tête de Buonaparte. On ne doit point attribuer à ses lois les progrès de notre agriculture ; ils sont dus au partage des grandes propriétés, à l’abolition de quelques droits féodaux, et à plusieurs autres causes produites par la révolution. Tous les jours cet homme inquiet et bizarre fatiguait un peuple qui n’avait besoin que de repos par des décrets contradictoires, et souvent inexécutables : il violait le soir la loi qu’il avait faite le matin. Il a dévoré en dix ans 15 milliards d’impôts [Tous ces calculs ne sont qu’ approximatifs : je ne me pique nullement de donner de comptes rigoureux par francs et par centimes. (Note de l’auteur)] , ce qui surpasse la somme des taxes levées pendant les soixante-treize années du règne de Louis XIV. La dépouille du monde, 1500 millions de revenu ne lui suffisaient pas ; il n’était occupé qu’à grossir son trésor par les mesures les plus iniques.
Chaque préfet, chaque sous-préfet, chaque maire avait le droit d’augmenter les entrées des villes, de mettre des centimes additionnels sur les bourgs, les villages et les hameaux, de demander à tel propriétaire une somme arbitraire pour tel ou tel prétendu besoin. La France entière était au pillage. Les infirmités, l’indigence, la mort, l’éducation, les arts, les sciences, tout payait un tribut au prince. Vous aviez un fils estropié, cul-de-jatte, incapable de servir : une loi de la conscription vous obligeait à donner 1500 francs pour vous consoler de ce malheur. Quelquefois le conscrit malade mourait avant d’avoir subi l’examen du capitaine de recrutement ; vous supposiez alors le père exempt de payer les 1500 francs de la réforme ? Point du tout. Si la déclaration de l’infirmité avait été faite avant l’accident de la mort, le conscrit se trouvant vivant au moment de la déclaration, le père était obligé de compter la somme sur le tombeau de son fils. Le pauvre voulait-il donner quelque éducation à l’un de ses enfants, il fallait qu’il comptât d’abord une somme à l’université, plus une redevance sur la pension donnée au maître. Un auteur moderne citait-il un ancien auteur, comme les ouvrages de ce dernier étaient tombés dans ce qu’on appelait le domaine public , la censure exigeait un centime par feuille de citation. Si vous traduisiez en citant, vous ne payiez qu’un demi-centime par feuille, parce qu’alors la citation était du domaine mixte, la moitié appartenant au travail du traducteur vivant et l’autre moitié à l’auteur mort. Lorsque Buonaparte fit distribuer des aliments aux pauvres dans l’hiver de 1812, on crut qu’il tirait cette générosité de son épargne : il leva à cette occasion des centimes additionnels, et gagna 4 millions sur la soupe des pauvres. Enfin, on l’a vu s’emparer de l’administration des funérailles : il était digne du destructeur des Français de lever un impôt sur leurs cadavres. Et comment aurait-on réclamé la protection des lois, puisque c’était lui qui les faisait ? Le corps législatif a osé parler une fois, et il a été dissous. Un seul article des nouveaux codes détruisait rapidement la propriété. Un administrateur du domaine pouvait vous dire :
« Votre propriété est domaniale ou nationale. Je la mets provisoirement sous le séquestre : allez et plaidez. Si le domaine a tort, on vous rendra votre bien. » Et à qui aviez-vous recours en ce cas ? Aux tribunaux ordinaires ? Non : ces causes étaient réservées à l’examen du conseil d’Etat, et plaidées devant l’empereur, qui était ainsi juge et partie.
Si la propriété était incertaine, la liberté civile était encore moins assurée. Qu’y avait-il de plus monstrueux que cette commission nommée pour inspecter les prisons, et sur le rapport de laquelle un homme pouvait être détenu toute sa vie dans les cachots, sans instruction, sans procès, sans jugement, mis à la torture, fusillé la nuit, étranglé entre deux guichets ? Au milieu de tout cela, Buonaparte faisait nommer chaque année des commissions de la liberté de la presse et de la liberté individuelle : Tibère ne s’est jamais joué à ce point de l’espèce humaine. »

François-René de Chateaubriand, De Buonaparte et des Bourbons, Mame Frères, 1814
http://www.bouquineux.com, téléchargé en 2014


La surveillance policière

« Dans mon second ministère [sauf erreur pendant les Cent-Jours, en 1815], j’avais fait revivre l’ancienne maxime de la police, à savoir que trois hommes ne pouvaient se réunir et parler indiscrètement des affaires politiques sans que le lendemain j’en sois informé. Il va de soi que j’eus l’adresse de répandre et de faire croire partout que la où quatre personnes se réunissaient, il s’y trouvait à ma solde deux yeux et deux oreilles pour voir et entendre. Napoléon s’abstint de mettre un terme aux arrestations illégales et fit rejaillir sur la police toute accusation de détention arbitraire. Il m’astreignit à lui présenter le tableau des individus sous surveillance. Cette surveillance était une mesure de police que j’avais précisément imaginée, pour soustraire aux rigueurs de la détention arbitraire les nombreuses personnes que signalaient et poursuivaient chaque jour les dénonciateurs professionnels que j’avais bien de la peine à contenir dans certaines limites. Cette milice occulte était inhérente au système monté par l’homme le plus ombrageux et le plus défiant qui ait peut-être jamais existé. C’était l’une des plaies de l’État. »

Joseph Fouché, ministre de la Police, Mémoires, 1824 (N.B. : d’après le Mourre, l’authenticité de ces Mémoires a été contestée) in Galloy, D., Hayt, F., De 1750 à 1848, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 1993.


Le vol de l’Aigle, retour de l’île d’Elbe

Discussion entre un père bonapartiste et son fils monarchiste

« – Enfin, que dois-je dire au roi ?
– Dis-lui ceci : « Sire, on vous trompe sur les dispositions de la France, sur l’opinion des villes, sur l’esprit de l’armée ; celui que vous appelez à Paris l’ogre de Corse, qui s’appelle encore l’usurpateur à Nevers, s’appelle déjà Bonaparte à Lyon, et l’Empereur à Grenoble. Vous le croyez traqué, poursuivi, en fuite ; il marche, rapide comme l’aigle qu’il rapporte. Les soldats, que vous croyez mourants de faim, écrasés de fatigue, prêts à déserter, s’augmentent comme les atomes de neige autour de la boule qui se précipite. Sire, partez ; abandonnez la France à son véritable maître, à celui qui ne l’a pas achetée, mais conquise ; partez, Sire, non pas que vous couriez quelque danger, votre adversaire est assez fort pour faire grâce, mais parce qu’il serait humiliant pour un petit-fils de saint Louis de devoir la vie à l’homme d’Arcole, de Marengo et d’Austerlitz. » Dis-lui cela, Gérard ; ou plutôt, va, ne lui dis rien ; dissimule ton voyage ; ne te vante pas de ce que tu es venu faire et de ce que tu as fait à Paris ; reprends la poste ; si tu as brûlé le chemin pour venir, dévore l’espace pour retourner ; rentre à Marseille de nuit ; pénètre chez toi par une porte de derrière, et là reste bien doux, bien humble, bien secret, bien inoffensif surtout, car cette fois, je te le jure, nous agirons en gens vigoureux et qui connaissent leurs ennemis. Allez, mon fils, allez, mon cher Gérard, et moyennant cette obéissance aux ordres paternels, ou, si vous l’aimez mieux, cette déférence pour les conseils d’un ami, nous vous maintiendrons dans votre place. Ce sera, ajouta Noirtier en souriant, un moyen pour vous de me sauver une seconde fois, si la bascule politique vous remet un jour en haut et moi en bas. Adieu, mon cher Gérard ; à votre prochain voyage, descendez chez moi. »
Et Noirtier sortit à ces mots, avec la tranquillité qui ne l’avait pas quitté un instant pendant la durée de cet entretien si difficile. »

Alexandre DUMAS, Le comte de Monte-Cristo, ch. XIII, www.ebooksgratuits.com, 2005 (1845)

et encore du même
Les personnages sont fictifs.

« Chacun connaît ce retour de l’île d’Elbe, retour étrange, miraculeux, qui, sans exemple dans le passé, restera probablement sans imitation dans l’avenir.
Louis XVIII n’essaya que faiblement de parer ce coup si rude : son peu de confiance dans les hommes lui ôtait sa confiance dans les événements. La royauté, ou plutôt la monarchie, à peine reconstituée par lui, trembla sur sa base encore incertaine, et un seul geste de l’Empereur fit crouler tout cet édifice mélange informe de vieux préjugés et d’idées nouvelles. Villefort n’eut donc de son roi qu’une reconnaissance non seulement inutile pour le moment, mais même dangereuse, et cette croix d’officier de la Légion d’honneur, qu’il eut la prudence de ne pas montrer, quoique M. de Blacas, comme le lui avait recommandé le roi, lui en eût fait soigneusement expédier le brevet.
Napoléon eût, certes, destitué Villefort sans la protection de Noirtier, devenu tout-puissant à la cour des Cent-Jours, et par les périls qu’il avait affrontés et par les services qu’il avait rendus. Ainsi, comme il le lui avait promis, le girondin de 93 et le sénateur de 1806 protégea celui qui l’avait protégé la veille.
Toute la puissance de Villefort se borna donc, pendant cette évocation de l’empire, dont, au reste, il fut bien facile de prévoir la seconde chute, à étouffer le secret que Dantès avait été sur le point de divulguer.
Le procureur du roi seul fut destitué, soupçonné qu’il était de tiédeur en bonapartisme.
Cependant, à peine le pouvoir impérial fut-il rétabli, c’est-à-dire à peine l’empereur habita-t-il ces Tuileries que Louis XVIII venait de quitter, et eut-il lancé ses ordres nombreux et divergents de ce petit cabinet où nous avons, à la suite de Villefort, introduit nos lecteurs, et sur la table de noyer duquel il retrouva, encore tout ouverte et à moitié pleine, la tabatière de Louis XVIII, que Marseille, malgré l’attitude de ses magistrats, commença à sentir fermenter en elle ces brandons de guerre civile toujours mal éteints dans le Midi ; peu s’en fallut alors que les représailles n’allassent au-delà de quelques charivaris dont on assiégea les royalistes enfermés chez eux, et des affronts publics dont on poursuivit ceux qui se hasardaient à sortir. […]
Villefort était demeuré debout, malgré la chute de son supérieur, et son mariage, en restant décidé, était cependant remis à des temps plus heureux. Si l’empereur gardait le trône, c’était une autre alliance qu’il fallait à Gérard, et son père se chargerait de la lui trouver ; si une seconde Restauration ramenait Louis XVIII en France, l’influence de M. de Saint-Méran doublait, ainsi que la sienne, et l’union redevenait plus sortable que jamais.
Le substitut du procureur du roi était donc momentanément le premier magistrat de Marseille, lorsqu’un matin sa porte s’ouvrit, et on lui annonça M. Morrel. […]
– Monsieur, continua l’armateur [Morrel], reprenant son assurance à mesure qu’il parlait, et affermi d’ailleurs par la justice de sa cause et la netteté de sa position, vous vous rappelez que, quelques jours avant qu’on apprît le débarquement de Sa Majesté l’empereur, j’étais venu réclamer votre indulgence pour un malheureux jeune homme, un marin, second à bord de mon brick ; il était accusé, si vous vous le rappelez, de relations avec l’île d’Elbe : ces relations, qui étaient un crime à cette époque, sont aujourd’hui des titres de faveur. Vous serviez Louis XVIII alors, et ne l’avez pas ménagé, monsieur ; c’était votre devoir. Aujourd’hui, vous servez Napoléon, et vous devez le protéger ; c’est votre devoir encore. Je viens donc vous demander ce qu’il est devenu. […] d’ailleurs, je connais le pauvre garçon depuis dix ans, et il est à mon service depuis quatre. Je vins, vous en souvenez-vous ? il y a six semaines, vous prier d’être clément, comme je viens aujourd’hui vous prier d’être juste pour le pauvre garçon ; vous me reçûtes même assez mal et me répondîtes en homme mécontent. Ah ! c’est que les royalistes étaient durs aux bonapartistes en ce temps-là ! […] Mais comment n’est-il pas déjà revenu [de prison] ? Il me semble que le premier soin de la justice bonapartiste eût dû être de mettre dehors ceux qu’avait incarcérés la justice royaliste. »

in Alexandre DUMAS, Le comte de Monte-Cristo, ch. XIII, www.ebooksgratuits.com , 2005 (1845)


Bilan partial de Napoléon par lui-même

« La nation entière (…) était convaincue que dans les circonstances politiques où elle se trouvait, elle devait être prête à tous les sacrifices aussi long-temps que l’Angleterre se refuserait à reconnaître ses droits, la liberté des mers, à lui restituer ses colonies, et à mettre fin à la guerre.

Il serait facile de prouver que de toutes les puissances de l’Europe, la France est celle qui depuis 1800, a le moins perdu. L’Espagne, qui a éprouvé tant de défaites, a perdu davantage dans la proportion de sa population ; que l’on considère ce que l’Arragon seul a sacrifié à Sarragosse ; les levées de l’Autriche en 1800 détruites à Marengo, à Hohenlinden, celles de 1805, détruites à Ulm, à Austerlitz, celles de 1809, détruites à Eckmüll, à Wagram, ont été hors de proportion avec sa population. Dans ces campagnes les armées françaises avaient avec elles des armées bavaroises, wurtembergeoises, saxonnes, polonaises, italiennes, russes, qui composaient la moitié de la grande-armée ; l’autre moitié sous l’aigle impériale, était pour un tiers composée de Hollandais, Belges, habitants des quatre départements du Rhin, Piémontais, Génois, Toscans, Romains, Suisses ; la Prusse perdit toute son armée, 250 à 300,000 hommes, dès sa première campagne en 1806.

En Russie nos pertes furent considérables, mais non pas telles qu’on se l’imagine. 400,000 hommes passèrent la Vistule ; 160,000 seulement dépassèrent Smolensk pour se porter sur Moskou ; 240,000 hommes restèrent en réserve entre la Vistule, le Borysthène, et la Dwina, savoir: les corps des maréchaux ducs de Tarente, de Reggio, de Bellune, du comte Saint-Cyr, du comte Reynier, du prince de Schwartzemberg ; la division Loison à Wilna, celle de Dombrowsky à Borisow, celle Durutte à Varsovie. La moitié de ces 400,000 hommes étaient Autrichiens, Prussiens, Saxons, Polonais, Bavarois, Wurtembergeois, Bergois, Badois, Hessois, Westphaliens, Mecklenbourgeois, Espagnols, Italiens, Napolitains ; l’armée impériale proprement dite était pour un tiers composée de Hollandais, Belges, habitants des bords du Rhin, Piémontais, Suisses, Génois ; Toscans, Romains, habitants de la trente-deuxième division militaire,·Brême, Hambourg, etc ; elle comptait, à peine 140,000 hommes parlant français. La campagne de 1812 en Russie, coûta moins de 50,000 hommes à la France actuelle. L’armée russe dans sa retraite de Wilna à Moskou, dans les différentes batailles, a perdu quatre fois plus que l’armée française ; l’incendie de Moskou a coûté la vie à 100,000 Russes morts de froid et de misère dans les bois, enfin dans sa marche de Moskou à l’Oder, l’armée russe fut aussi atteinte par l’intempérie de la saison. Elle ne comptait à son arrivée à Wilna que 50,000 hommes, et à Kalitsch moins de 18,000 ; on peut avancer que, tout calculé, la perte de la Russie dans cette campagne a été six fois plus grande que celle de la France d’aujourd’hui.

Ce que perd l’Angleterre aux grandes Indes, aux Indes occidentales, ce qu’elle a perdu dans ses expéditions en Hollande, à Buénos Ayres, à Saint-Domingue, en Égypte, à Flessingue, en Amérique, est au-dessus de ce que l’on peut imaginer. L’opinion généralement reçue que les Anglais ménagent leurs soldats est tout-à-fait fausse, ils en sont au contraire fort prodigues, ils les exposent continuellement dans des expéditions hasardeuses, dans des assauts contre toutes les règles de l’art, dans des colonies très-malsaines. On peut dire que cette nation solde le commerce des Indes par le plus pur de son sang. Cela seul peut expliquer comment depuis 1800 la population de la France a considérablement augmenté. Ce sont ces vaines déclamations propagées par l’ignorance ou la haine qui avaient fait croire à l’Europe en 1814, qu’il n’y avait plus d’hommes, plus de bestiaux, plus d’agriculture, plus d’argent en France, que le peuple y était réduit au dernier degré de misère, qu’on ne voyait plus dans les campagnes que des vieillards, des femmes ou des enfants. La France alors était le pays le plus riche de l’univers, elle avait plus de numéraire que le reste de l’Europe réunie. Que de semblables assertions sont déplacées dans la bouche d’officiers français ! »

Mémoires écrits pour servir à l’Histoire de France, sous Napoléon, écrits à Sainte-Hélène, par les généraux qui ont partagé sa captivité, et publiés sur les manuscrits entièrement corrigés de la main de Napoléon (Notes et mélanges), Paris, Ed. Firmin Didot et Bossange, 1823, p. 55-59, repris de http://gallica.bnf.fr/


La légende se construit
Hymne à Napoléon

« On parlera de sa gloire

Sous le chaume, bien longtemps,

Là viendront les villageois

Dire alors à quelque vieille :

Par des récits d’autrefois,

Mère, abrégez notre veille.

Bien, dira-t-on, qu’il nous ait nui,

Le peuple encore le révère,

Oui, le révère.

Parlez-nous de lui, grand-mère,

Parlez-nous de lui. »

Refrain d’une chanson de Pierre-Jean Béranger, 1826.

In Marseille J. et alii, Histoire 2e : les fondements du monde contemporain, éd. Nathan, Paris, 2001, p. 184-185.


Waterloo ! morne plaine !

« Waterloo! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !
Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,
La pâle mort mêlait les sombres bataillons.
D’un côté c’est l’Europe et de l’autre la France.
Choc sanglant ! des héros, Dieu trompait l’espérance ;
Tu désertais, victoire, et le sort était las.
Ô Waterloo ! je pleure et je m’arrête, hélas !
Car ces derniers soldats de la dernière guerre
Furent grands; ils avaient vaincu toute la terre,
Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,
Et leur âme chantait dans les clairons d’airain !

Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire.
Il avait l’offensive et presque la victoire ;
Il tenait Wellington acculé sur un bois.
Sa lunette à la main, il observait parfois
Le centre du combat, point obscur où tressaille
La mêlée, effroyable et vivante broussaille,
Et parfois l’horizon, sombre comme la mer.
Soudain, joyeux, il dit : Grouchy – C’était Blücher.
L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme ;
La mêlée en hurlant grandit comme une flamme.
La batterie anglaise écrasa nos carrés.
La plaine, où frissonnaient les drapeaux déchirés,
Ne fut plus, dans les cris des mourants qu’on égorge,
Qu’un gouffre flamboyant, rouge comme une forge ;
Gouffre où les régiments comme des pans de murs
Tombaient, où se couchaient comme des épis mûrs
Les hauts tambours-majors aux panaches énormes,
Où l’on entrevoyait des blessures difformes ! »

Victor HUGO, L’expiation, in Les Châtiments (1847).


Propagande bonapartiste

L’action se déroule en 1815, dans le Périgord. Texte d’un romancier publié en 1900.

« Tant elle avait l’air d’une brave femme que ma mère lui raconta tout par le menu, les misères qu’on nous avait faites, les canailleries de Laborie, et comment mon père avait tiré sur ce régisseur des messieurs de Nansac, eux et lui l’ayant poussé à bout, jusqu’à lui venir tuer la chienne dans la cour.
– Ah ! les canailles ! s’écria la vieille. Il y en a bien par ici qui en feraient autant ! ajouta-t-elle en posant sa quenouille. Avant la Révolution, il n’y a pas de gueuseries qu’ils ne nous aient faites. Et depuis qu’ils sont revenus, ils recommencent, surtout depuis quelque temps !
Elle se leva brusquement, là-dessus, alla fermer la porte et alluma la lampe :
– Voyez-vous, pauvre femme, dit-elle, ces nobles sont toujours les mêmes, faisant les maîtres, orgueilleux comme des coqs d’Inde et durs pour les pauvres gens. Mais quand l’autre reviendra, il se souviendra qu’ils l’ont trahi, et il les jettera à la porte…
– L’autre ? fit ma mère.
– Eh ! oui.. Poléon, qu’ils ont envoyé à cinq cent mille lieues, par delà les mers, dans une île déserte.
Ma mère avait bien ouï parler quelquefois, le dimanche, devant l’église, d’un certain Napoléon, qui était empereur, et qui avait tant bataillé que beaucoup de conscrits du Périgord étaient restés par là-bas, dans des pays inconnus ; mais du côté de la Forêt Barade, on n’était pas bien au courant, et elle répondit simplement :
– Alors, il est fort à désirer qu’il revienne tôt, puisque c’est un ami des pauvres gens, car nous sommes trop malheureux ! »

in Eugène le Roy, Jacquou le croquant, http://www.ebooksgratuits.com/, 2004, ch. II

 

Vous trouvez sur Clio-Texte des textes sur :
Y  Napoléon et la Nation

Y  La Campagne de Russie