Michelle Vian, "féministe avant la lettre", est partie rejoindre Boris

Michelle Léglise Vian vient de disparaitre  à 97 ans. Elle fut la première femme de  Boris Vian et la mère de ses deux premiers enfants. Pendant une dizaine d'années, cette traductrice émérite de  Chandler et Richard Wright aura été le témoin privilégié de l'oeuvre de son écrivain de mari et l'une des amoureuses de Jean-Paul Sartre. Hommage à une femme libre.
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Michelle Vian
Michelle Vian, dans les années 40
(DR)
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Ni image télévisuelle, ni dépêche AFP, à peine un  article dans le quotidien Libération, Michelle Leglise Vian est partie comme elle a toujours vêcu : discrètement. Dans le grenier à mémoire de cette dame modeste et timide, il y avait pourtant  profusion de souvenirs époustouflants. On y croisait pèle-mêle les écrivains Raymond Queneau, Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Marcel Aymé, des musiciens majeurs comme Miles Davis ou Charlie Parker ou encore un cinéaste génial : Orson Welles.

Bien entendu, un nom domine, celui de Boris Vian. Elle fut mariée avec l'écrivain de 1941 à 1952.
Michelle Vian
« La danse et le jazz nous rapprochaient. Et puis je crois que Boris était très attiré par moi : il faut vous dire que j’étais très jolie.. " (Michelle Vian)
(DR)
Dans une interview donnée  au journaliste Grégoire Leménager, le souvenir de leur rencontre à Capbreton en 1940, lors d'une surprise-party,  était resté aussi vivace que savoureux : "J’y vais, je ne suis pas particulièrement attirée par Boris: je crois que je ne le vois pas. Il est plutôt timide, il reste dans son coin.

C’est avec Alain (frère de Boris Vian ndlr) que je danse : il était blond et prenait des cours de théâtre à Versailles. (...) C’est plutôt vers lui que j’allais, mais en copain vous savez: j’étais tellement oie blanche ! J’étais très serrée à la maison."

Féministe avant la lettre
Michelle Vian

Nouvelle rencontre avec Boris à Hossegor (Landes) un mois plus tard. La jeune et jolie femme blonde remarque l'intérêt que lui voue celui qui  suit alors des études d'ingénieur. Mais c'est son frère Alain qui décroche un rendez vous avec la belle à Paris. " On s’était donné rendez-vous sous l’arc de Triomphe, le truc classique. J’y suis allée, c’est Boris qui était là ! Il m’a dit : "Je remplace mon frère." J’ai dit : " Bien volontiers.".

Il t’a embrassée et tu ne veux pas l’épouser? Mais tu es une cocotte !

La mère de Michelle Léglise Vian

Mais cette liaison qui s'ébauche ne semble pas être du goût des parents de Michelle "C’était la guerre, mes parents me destinaient un type affreux : il avait un ventre, il suait, mais avait demandé ma main. J’ai donc dû sortir avec lui. Il avait alors essayé de m’embrasser, c’était horrible! Je l’ai raconté à ma mère, elle m’a dit: «Comment, il t’a embrassée, et tu ne veux pas l’épouser? Mais tu es une cocotte !» C’est comme ça que je suis devenue une féministe avant la lettre. J’ai filé retrouver Boris, comme chaque soir, à l’Ecole centrale. Quand je lui ai raconté tout ça, j’ai vu qu’il réfléchissait, qu’il devenait un peu sérieux. Et puis on a parlé d’autre chose. Mais en se quittant, devant le métro, il m’a dit: «Au revoir, madame Vian.» J’ai compris que c’était une demande en mariage."

Michel, boris et leur fils Patrick
Boris et Michelle Vian avec leur fils Patrick avec sa "trompinette"
(DR)

Dire "Bibi" pour ne pas dire "Je t'aime"

Michelle a 20 ans.
Elle épouse cet homme le 5 juillet 1941 à l’église Saint-Vincent de Paul à Paris. Boris est toujours inattendu, iconoclaste. C'est un homme inquiet,  fou de jazz, un malade du coeur  qui consume ses nuits dans des caves enfumées.

Ecume des jours
Edition originale de l'Ecume des jours publiée en mars 1947

Au début, les choses sont simples. Lui écrit, elle tape ses manuscrits.  En 2012,  elle confiera au quotidien Le Monde  : "Au départ, Boris ne pensait pas être publié, il écrivait pour les copains. Il a écrit "L'Ecume des jours" en 1946, en deux mois et demi. Il travaillait à son bureau à l'Afnor et il me rapportait tous les jours dix ou vingt pages à dactylographier. Il écrivait tout d'un trait, il y avait très peu de corrections."

Par amour pour cet homme qui se sait malade, Michelle accepte tout : les fins de mois difficile, ses phases dépressives, ses crises de jalousie, sa passion pour les bagnoles et, lors des jours heureux,  les fêtes enragées à Saint Tropez ou Saint Germain des Près.

Elle SAIT l'immense talent de cet homme qui la surnomme affectueusement "Bibi" pour ne pas dire "Je t'aime". Michelle, parfaite anglophone, lui fait découvrir des auteurs anglo-saxons.  Ils cosignent la traduction de La dame du lac de Raymond Chandler.  Ensemble, ils accueillent  Duke Ellington, Erroll Garner et Miles Davis à Paris...  "Il avait appris l'anglais avec ce que Michelle appelait "la méthode ABC" : une plongée dans le roman d'Agatha Christie ABC Murders" témoignera son fils Patrick.

Michelle Vian
  "A la Libération, on est devenus Américains. Ils dansaient ces Amerlos ! Comme des dieux ! On était étourdis…"
(DR)

Michelle est la Chloé de "L 'Ecume des jours"

En 1943, elle tombe gravement malade.
Michelle doit subir une opération de la thyroïde. A 23 ans et un enfant (Patrick), ses jours sont en danger. Boris Vian est bouleversé. C'est là que lui vient l'idée d'écrire son chef d'oeuvre "L'écume des jours".  Michelle Vian devient ainsi la douce Chloé du roman, malade et résignée,  et Boris est Colin, l'amoureux désespéré. "Oui, Colin, c'était lui. Comme tous les personnages étaient une partie de lui-même. Les gens ne veulent pas le comprendre, mais Boris n'a pas cessé de faire son autobiographie."

Le roman  plaît à Simone de Beauvoir, qui en publie  quarante pages pour Les Temps modernes. Mais c'est un échec d'édition. A peine 300 exemplaires sont vendus. Michelle, à jamais, restera stupéfaite par l'accueil réservé à ce roman devenu oeuvre-culte : " C’était beau, sentimental, nouveau. J’avais lu pas mal de littérature, ça tranchait sur tout. Ce n’était ni bête ni vulgaire: il n’y a jamais une vulgarité chez Boris."

Michelle Vian
Michelle Vian en 1996
capture d'écran

"Boris Vian ? c'était un fils, pas un père ! "

Malgré la naissance de leur second enfant,  Carole, qui nait le 16 avril 1948, le couple  se désagrège doucement. Michelle commence une histoire avec Jean-Paul Sartre, qu'elle admire éperdument, et, le 6 juin 1950, l'écrivain rencontre Ursula Kübler, danseuse aux Ballets de Paris de Roland Petit lors d’un cocktail chez Gallimard.

"C’est Boris qui m’a quittée, en avril 1951. Il a emporté les Marcel Aymé, les Queneau, les disques d’Ellington et de Fats Waller. C’est tout. Et puis «l’Arrache cœur», qu’il n’arrivait pas à finir. Il y a vraiment une coupure dans sa vie. Les romans et les poésies, il les a écrites avec moi. Puis il s’est lancé dans la chanson. Il était dégoûté par ses échecs littéraires, mais c’est aussi qu’il voulait vivre plus vite et gagner de l’argent plus vite: il était bourré de dettes. Le divorce s’est très mal passé, c’était moche, il se sentait coincé. J’avais peur de perdre mes enfants, il n’aurait pas su s’en occuper. C’était un fils, pas un père!"

Sartre, Beauvoir, Michelle Vian et Boris Vian
Michelle Vian aux côtées de Simone de Beauvoir, face à Boris Vian et Jean-Paul Sartre
(DR)

Avec Jean-Paul Sartre,  Michelle vit une histoire d'amour qui s'étendra sur plusieurs décennies. C'est elle qui lui apporte en toute discrétion des bouteilles de whisky que le philosophe cache à la curiosité du "Castor" (Simone de Beauvoir). Malgré sa laideur, Sartre est un séducteur à temps complet : " La grande affaire pour moi fut d'aimer et d'être aimé " , écrit-il le 28 février 1940 dans son carnet. " Ce qui me charmait avant tout c'était l'entreprise de séduction. ". Michelle succombe. Elle devient l'une de ses confidentes et elle restera fidèle à Sartre jusquà sa mort, le 15 avril 1980. 

Ces dernières années, cette dame petillante, pudique et humble mettait un point d'honneur à honorer encore et toujours la mémoire de Boris Vian. Lors d'une grande exposition consacrée à son ex-mari en avril 2013, elle confiait : "Evoquer Boris, ça touche presque tout de suite à l'intimité. Je suis assez timide...."

C'est le site Boris Vian  qui a annoncé son décès  : "Mercredi 13 décembre, Michelle Léglise Vian, nous a quittés à l'âge de 97 ans. Elle est partie sereinement, dans son sommeil,  près de chez elle à Montparnasse à Paris."
Discrètement.
Comme elle.