Femmes d'Haiti : Marie-Madeleine (Joute) Lachenais
Femmes d'Ha�ti

Marie-Madeleine (Joute) Lachenais


1778 - 1843

Aucune femme, sinon Joute Lachenais, n'aura eu, dans l'histoire de notre pays, ce privil�ge combien rare d'une pr�sence aussi constante dans les coulisses et les d�dales du pouvoir. Et en y faisant sentir 36 ans durant (de 1807 � 1843) un empire si visible, aucune non plus ne parviendra � �tablir ainsi, haut la main, ce record d'ascendance unique dans nos annales qui lui vaut d'une histoire malicieuse cette appellation singuli�re de �pr�sidente de deux pr�sidents�.

Outre �videmment ce qui devait tenir d'un attachement d'ordre affectif et sentimental, on demeure perplexe de ne rien trouver de saillant � sa pr�sence continue au palais pr�sidentiel aux c�t�s d'Alexandre P�tion; on l'est davantage quand on sait qu'� la mort de celui-ci, �voluant encore dans les all�es de ce palais, seul lieu de tout le pays vraisemblablement digne de ses pas, Mme Lachenais, dans une impassibilit� de marbre, oserait-on dire, sera �tout naturellement� � attendre la nomination du g�n�ral Jean-Pierre Boyer, lequel, on le sait, viendra prendre la succession et du pr�sident et du conjoint; abasourdi on est enfin qu'une figure aussi exceptionnelle n'ait jusqu'� pr�sent fait l'objet d'aucune biographie �tendue et s�rieuse, ce qui, bien entendu, nous aurait valu aujourd'hui de pouvoir fournir plus amplement r�ponse � cette troublante et lancinante question: Qui �tait Joute Lachenais?

Marie-Madeleine (dite Joute) Lachenais serait n�e � l'Arcahaie en 1778 (1782 selon Corvington) de Marie Th�r�se Fabre et du colon de Lachenais. En 1802, de son union avec Marc-Joseph Laraque, commandant de l'Arcahaie, lui est n�e une fille. C'est Marie-Joseph Laraque dite Fine (qui deviendra Fine Faubert, l'�pistoli�re si touchante). On lui conna�t �galement deux filles de P�tion: C�lie et Hersilie, puis une de Boyer: Azema. Si ces faits jettent un �clairage bien que sommaire sur l'amante et la m�re, ils semblent, par contre, d'un mutisme exasp�rant en ce qui a trait � la politique, celle qui, peut-�tre, parce que bonne m�re et bien-aim�e compagne (comme la nomme Boyer dans sa correspondance), se r�v�lera d'une emprise si profonde.

Pour la comprendre cette emprise, sans doute devons-nous garder continuellement � l'esprit cette image particuli�re d'une �poque o�, comme le signale Beaubrun Ardouin, �les femmes des officiers �taient autoris�es � partir en campagne avec leur mari et qu'elles faisaient leur entr�e triomphale dans la ville de Port-au-Prince caracolant avec fiert� au milieu des officiers et des soldats�. Toujours est-il, en tout cas, qu'elle ne manquera nullement de la mettre � profit et r�ussira �la plus �tonnante manœuvre politique que jamais femme e�t con�ue sous notre ciel�,(1) en placant en orbite, pour la succession assur�e de son conjoint, son favori et ami, Boyer. Elle n'a pas peu contribu� auparavant � lui faire obtenir tous ses grades sup�rieurs (�cartant ainsi des pr�sum�s successeurs, v�t�rans de haute valeur de l'arm�e tels Bonnet, Delva, Lys et bien d'autres), se r�servant � l'occasion de le prot�ger d�licatement des �irritations� grandissantes d'un �poux que ne manquait d'assombrir une pr�f�rence un tantinet marqu�e. Dans les avenues onduleuses du pouvoir, rapporte-t-on, il �tait vain d'esp�rer se faire jour si, jouant d'assiduit�s et de constance, on ne se faisait fort d'obtenir auparavant l'oreille et les bonnes gr�ces de Joute ou, ce qui �quivalait au m�me, celles de son favori dont l'influence, en d�pit de tout, ne laissera �trangement de cro�tre(2). Parlant de l'autorit� que P�tion voulait rendre h�r�ditaire, n'arrivait-t-il pas souvent qu'on fasse tout naturellement allusion au g�n�ral Boyer lequel, bien que ni parent, ni alli� du pr�sident, n'�tait pas moins consid�r�, �tant donn� ces �troites faveurs, comme membre � part enti�re de la famille?

On a peine � le croire, cette influence de Mme Lachenais, cette ascendance, disions-nous, ne se fera pas moins marquante apr�s la mont�e de celui-ci au pouvoir. En effet, si malgr� les lois vot�es par la Chambre en 1818 et en 1840, elle ne parvient point � obtenir de son parcimonieux favori, l'�rection du monument en marbre fin qu'elle commande de Paris �et destin� � abriter les cercueils de P�tion et de C�lie�(3) pas plus que celle �d'une chapelle pour recevoir les restes de P�tion � l'emplacement o� celui-ci �tait n�, rue de la R�volution�(4). Il arrive, par contre, qu'elle le fl�chisse sur des dispositions autrement importantes. Ainsi donc, quand en 1838, ayant obtenu de la France cette lev�e de sanctions tant attendue et la renonciation � tous droits et pr�tentions sur le pays, Boyer, jugeant accomplie sa t�che, se d�cide � abdiquer le pouvoir, n'est-ce point elle qui, l'exhortant � y rester, parvient, cela va sans dire, � obtenir gain de cause? Quand, plus tard, elle apprend que le nom de Soulouque(5), g�rant de ses habitations et �galement officier de la garde du pr�sident, figure en bonne place dans une liste de conjur�s accus�s de men�es attentatoires � la vie du pr�sident, n'est-ce point encore elle qui, par une opportune intervention, arrive � obtenir, de l'inflexible Boyer lui-m�me, cette faveur combien insigne qu'il ne soit ni interpell�, ni inqui�t�? Quelques jours plus tard, le 3 juillet 1827, ceux des conjur�s qui, ayant eu du mal � se mettre � couvert, s'�taient vus appr�hend�s, paieront tout bonnement de leur vie leur folle et audacieuse �quip�e.

La toute-puissance de Joute Lachenais ne contreviendra point cependant au vent d'opposition qui, faisant rage depuis Darfour et culminant au soul�vement contre Boyer, les voit prendre en 1843, le chemin de l'exil. �Dans la soir�e du 13 mars, � 7 heures, Boyer pria le s�nateur Madiou d'accompagner Madame Joute Lachenais jusqu'au rivage de la mer o� la chaloupe de la corvette du �Scylla� attendait la famille pr�sidentielle�(6) en prenant bien soin, peut-�tre par simple souci d'�viter qu'ils terminent leur vie dans la g�ne — la fortune personnelle de Boyer selon B. Ardouin ne s'�levait m�me pas � 25.000 piastres —, de verser � Madame Joute Lachenais, deux jours avant de faire tenir au s�nat sa lettre de d�mission, �... la somme annuelle que celle-ci, suivant le vœu de la loi du 27 avril 1818, aurait du recevoir du Tr�sor, et qui ne lui avait jamais �t� r�gl�e. Il signa un ordre de paiement de 29.000 gourdes et plus dues � C�lie P�tion�(7).

Apr�s 36 ans de r�gne, une vie aussi bruyante d'ordres, aussi riche de d�m�l�s de cour, pouvait-elle s'accommoder de routines diff�rentes et des rigueurs astreignantes de l'exil? Quatre mois, en effet, apr�s son d�part du pays, le 22 juillet 1843, Joute Lachenais meurt � Kingston, Jama�que. Boyer, dit-on, l'aurait �pous�e peu avant sa mort. Sa fille Hersilie mourra �galement deux ans apr�s.

(1) Placide David, cit� dans Femmes ha�tiennes, op.cit. p67.

(2) Thomas Madiou, op.cit. Tome V, pp12-13.

(3) C�lie P�tion est morte � l'�ge de 20 ans, le 28 septembre 1925 des suites d'une fi�vre pernicieuse. On lui reconnaissait de qualit�s humaines incontestables et une telle propension � servir que, malgr� son jeune �ge, on la comparait d�j� � Claire-Heureuse Dessalines.

(4) (7) Georges Corvington, Port-au-Prince au cours des ans, Tome III pp83 et 93

(5) A ne pas confondre avec le futur empereur.

(6) Thomas Madiou, op.cit. Tome III, p470.

Texte de CLAUDE-NARCISSE, Jasmine (en collaboration avec Pierre-Richard NARCISSE).1997.- M�moire de Femmes. Port-au-Prince : UNICEF-HAITI

www.haiticulture.ch, 2005