Quand elle allume sa télévision, elle regarde « L’amour est dans le pré » au premier degré. Addict aux programmes de dating, ceux qui filent des étoiles dans les yeux, Alexia Laroche-Joubert nous jure qu’elle est happée « à 100 % » par ces couples en quête d’amour véritable. Elle s’est mariée trois fois, a perdu son premier époux tragiquement dans un accident de moto et divorcé deux fois. Peu loquace sur sa vie privée (elle a « un amoureux merveilleux », que l’on se rassure), c’est de toute façon côté boulot que le coup de foudre l’a percutée. Elle le revendique : « Entre la télé-réalité et moi, ça a été une rencontre amoureuse. » En poussant la porte d’un genre considéré il y a vingt ans comme l’antichambre de l’enfer télévisuel, elle a pavé le chemin de son ascension, clouant le bec aux réfractaires.

À 53 ans, Alexia Laroche-Joubert est au sommet. Banijay France, dont elle vient de prendre la direction en septembre, est la filiale française du premier groupe mondial de production audiovisuelle (52 millions de Français regardent un programme maison chaque mois). Exposés dans son bureau, ses deux totems d’immunité de « Koh-Lanta » portent le poids du symbole. Malgré le dos coincé par sa séance de tai-chi, elle nous accueille avec l’aisance de ceux qui viennent de franchir la ligne d’arrivée, sourire franc et confiance à bloc. Pour toute une génération d’ex-ados biberonnés à la télé-réalité, sa trajectoire a quelque chose d’invraisemblable. Mais comment celle qui tressautait en rythme sur les plateaux de « Star Academy » entre un Kamel Ouali surexcité et une Armande Altaï peroxydée en est-elle arrivée à dominer l’industrie ?

La télé dès le plus jeune âge

Enfant de la télé, sa destinée s’explique en partie par l’hérédité. Mère grand reporter de guerre, père publicitaire, Alexia a poussé dans le bon terreau. Gamine dyslexique à qui les instits avaient recommandé le redoublement dès le CP, elle « travaillait dix fois plus que les autres », selon sa mère, qui assure que ça ne lui laissait pas beaucoup de temps pour se vautrer devant un écran. Martine Laroche-Joubert étant accaparée par les différents conflits qui ont émaillé le XXe siècle, d’autres ont façonné l’éducation télé de sa fille. Avec la nounou, le dîner devant « Santa Barbara » est ritualisé.

Chez sa grand-mère dans les Pyrénées, l’enfant studieuse exècre Pimprenelle et Nicolas, « ce programme bêtifiant qui nous racontait qu’on allait se coucher », mais nourrit une passion pour le catch, ses coups (jamais pour de vrai) et ses ceintures de winners. Ses premiers boulots, c’est forcément dans la télévision qu’elle les déniche. Les mains dans les cassettes d’abord, qu’elle trie sur les étagères, puis pour Canal Jimmy, chaîne câblée dont l’audience médiocre offre la liberté d’expérimenter. Épaulée par Marc-Olivier Fogiel qui s’enorgueillit d’avoir « canalisé son énergie », elle bosse pour « Télés Dimanche » puis s’essaie à la rédaction en chef d’une émission éphémère. « Elle était en quête de respectabilité par rapport à sa mère, mais je lui ai dit que son talent était ailleurs », se souvient-il. L’année 2001 marquera la naissance de « Loft Story » et d’une télé-réalité dont Alexia fera son royaume. Sur sa carrière, elle reste humble, revendiquant d’avoir fait « ce métier pour divertir, sans caractère de gravité ».

Quand la jeunesse prend des risques

© Raymond Morris/Sipa

© Raymond Morris/Sipa

Si elle a produit « Loft Story » à 32 ans, c’est certes parce qu’elle voulait y aller, mais également parce que cette place, carrément minée, personne ne s’y serait frotté. Avec Angela Lorente, qui vient de réaliser un documentaire sur « Big Brother », programme néerlandais pionnier de la télé-réalité, les deux femmes sautent dans l’inconnu. « Quand je l’ai rencontrée, elle était très jeune. J’avais une fibre sociale et elle, une légèreté, nos énergies étaient très complémentaires. J’étais dans le fond et elle était dans la forme », assure son ex-acolyte Angela.

Dans un déferlement de fans et de fiel, « Loft Story » provoque un tsunami. Alors que Ségolène Royal, ministre déléguée à la Famille et à l’Enfance, accuse M6 de « proxénétisme », la mère d’Alexia, de retour d’un reportage sur la guerre au Cachemire, est assaillie de questions. « C’était abyssal, il m’est arrivé de me faire agresser par des gens qui me disaient “ta fille est en train de tuer la télé” », se souvient la reporter, qui confie avoir regardé le « Loft » avec une certaine délectation. « Loana passant l’aspirateur pendant dix minutes, ça me faisait penser à du Godard », glisse-t-elle.

Fonceuse, Alexia Laroche- Joubert s’accroche et enchaîne sur la production de « Star Academy » et ses directs entre château et paillettes. « Pour la première fois, des jeunes s’emparaient du pouvoir : ce sont eux qui prenaient la télécommande à leurs parents », explique celle qui se définit comme opportuniste, « dans le bon sens du terme », et « risk taker » (preneuse de risques). Au moment de l’émergence des webcams, elle a saisi la révolution qui se jouait, celle d’un « rapport à l’image de soi extrêmement bizarre, avec un impact égotique évident ». L’époque fascine encore, au point qu’une série sur les coulisses du « Loft », baptisée « Trash », sera diffusée en 2024 sur Prime Video.

J'étais toujours avec les palefreniers, jamais avec les gens de la haute

L’expérience du « Loft », puis de directrice de « Star Academy » a conforté Alexia Laroche-Joubert dans son indifférence à l’opinion d’autrui. Façon bulldozer, elle défriche le genre et en fixe les règles. Elle produit « Nice People », « Secret Story », « Les Ch’tis », « Les Marseillais »… « Je me suis fixé deux limites : jamais d’enfants et pas de mensonges. » Elle a une fascination pour les gens ordinaires, l’envie de braquer des spots sur des gosses pas toujours bien nés. « Plus jeune, quand j’allais au Polo de Paris, j’étais toujours avec les palefreniers, jamais avec les gens de la haute. Le milieu bourgeois met tellement de pression, je me sentais bien mieux dans les milieux populaires. » Et Angela Lorente de renchérir : « Elle vient d’un milieu bourgeois et elle a envie de s’encanailler. » Bien avant le sacre des influenceurs, sa télé-réalité a façonné des célébrités, parfois tout de même un peu ébréchées par l’expérience. Si Julie, candidate de la première saison du « Loft », loue sa pugnacité, Kenza s’agace : « Je ne considère pas qu’elle est bienveillante, elle s’en fout que vous soyez dans la merde. Le “Loft” a été un choc psychologique, on a été les objets marketing utilisés par Endemol. »

Alexia prône une parole cash, pour sortir les extincteurs avant que le feu ne se propage

Chez Endemol d’abord, puis chez Adventure Line Productions (ALP), Alexia Laroche-Joubert monte en grade, produisant des mastodontes comme les émissions « Fort Boyard » ou encore « Koh-Lanta ». La télé-réalité n’est plus sa spécialité, et le genre, désormais prolifique, se vautre dans le sexisme, le harcèlement et la vulgarité. « Il y a eu une dérive de la part de La Grosse Équipe [maison de production des “Anges”, ndlr]. Ils sont allés vers des humiliations qui me hérissaient le poil », concède-t-elle. Le mouvement #MeToo s’en mêle, et la télévision ne peut ignorer ce changement d’ère.

Ainsi quand, en 2018, une candidate de « Koh-Lanta » accuse un autre concurrent de l’avoir agressée sur le tournage, Alexia Laroche-Joubert, alors présidente d’ALP, consulte ses équipes et décide, malgré le coût financier, d’annuler le tournage. « Alexia a tranché, c’est une de ses forces », salue Julien Magne, directeur général d’ALP. Alors que Banijay a souvent privilégié l’omerta sur les violences faites aux femmes, Alexia, elle, prône une parole cash, pour sortir les extincteurs avant que le feu ne se propage.

Des changements comme elle l'entend

© Nasser Berzane/Abaca

© Nasser Berzane/Abaca

Mathieu Vergne, producteur de « Star Academy », aime à rappeler qu’elle a songé à devenir inspectrice de police. On le croit sans peine quand il dépeint une manager « autoritaire, volontaire, avec un petit côté cassant et en même temps à l’écoute ». Critiquer sa boss serait malséant. Frédéric Gilbert, producteur artistique chez ALP, la surnomme affectueusement « le petit lapin Duracell ». « Avec Alexia, il faut suivre et elle a un rythme qui ne convient pas à tout le monde. Elle ne laisse pas de cadavres au bord de la route, mais elle aime quand ça avance », précise-t-il.

Avec elle, la société Miss France (dont elle a pris la présidence en 2021, en laissant sur le carreau une Sylvie Tellier notoirement contrariée) a été quelque peu chamboulée. L’interdiction faite aux mères de se présenter lui « paraît dingue », alors elle balaie la règle, supprimant dans le même temps la limite d’âge et ouvrant le concours aux candidates transgenres. Ses deux filles, âgées de 21 et 15 ans, ont eu beau lui dire que le programme devrait être interdit aux moins de 12 ans tant il est stéréotypé, elle « adore la féerie de “Miss France” » et arriverait presque à nous persuader qu’un programme féministe est né.

Là où elle va, elle fait bouger les choses

En prenant la tête de Banijay France, l’ancienne productrice change de vitesse. Fini le temps où elle s’amusait à passer de l’autre côté de l’écran, remplaçant in extremis un participant de « Fort Boyard » ou s’engageant dans une course à la nage contre Denis Brogniart pour tester une des épreuves de « Koh-Lanta ». « Je suis beaucoup allée à la mine et je trouve pas mal de conduire les petits wagons », sourit-elle. « Jusque-là elle gérait une boîte, aujourd’hui elle va diriger un des plus gros producteurs français dans lequel il y a Cyril Hanouna et Nagui. Ce sera intéressant de voir comment elle va être dans l’action », observe Marc-Olivier Fogiel. Son ex-binôme Angela Lorente en a déjà une vague idée : « Elle était à “Miss France” et elle a foutu le bordel. Là où elle va, elle fait bouger les choses. »

Avec Banijay, où le terrain de jeu inclut la télévision et les plateformes comme France TV Slash ou Netflix, toutes les audaces sont possibles. Bosseuse, déterminée, mais aussi « vraie cool » selon Marc-Olivier Fogiel, Alexia Laroche- Joubert insiste sur le fait qu’elle a « la déconne ». Fan d’électro au point de fiche la honte à sa fille en festival, elle se rêve plus en Jane Fonda qu’en Rupert Murdoch. En femme d’affaires, elle maîtrise l’alchimie qui fera le parfait divertissement. « Un bon programme, c’est quand vous oubliez tout. Il faut avoir une forme de relâchement. Je suis très fière d’être celle qui détend ceux qui ont eu une journée ardue de travail. » Si elle était candidate de l’une de ses émissions, nul doute qu’Alexia Laroche-Joubert remporterait le vote du public.