Buenos Aires, Londres, New Jersey : Errico Malatesta, engagement et vie transnationale d’un Italien anarchiste
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Buenos Aires, Londres, New Jersey : Errico Malatesta, engagement et vie transnationale d’un Italien anarchiste1

Davide Turcato
Traduction de Traduit de l’italien par Morgane Crotti et Isabelle Felici
p. 37-55

Résumés

L’exil d’Errico Malatesta (1853-1932), une des figures les plus importantes de l’anarchisme, se prête à différentes clés de lecture. L’historiographie traditionnelle privilégie une lecture irrationnelle qui fait des anarchistes des « chevaliers errants », déracinés et toujours vagabondant à la merci des événements. Le point de vue adopté ici est au contraire d’analyser l’exil anarchiste selon l’optique de l’émigration italienne. De ce point de vue, l’exil, en particulier celui de Malatesta dont il est question, n’est plus un vagabondage sans but, mais un ensemble de mouvements incessants, effectués au sein d’une communauté transnationale qui va de la Méditerranée à l’Atlantique. L’article montre comment la prise en compte de l’exil anarchiste, numériquement minoritaire dans l’émigration italienne, mais culturellement significatif, qui ajoute ses propres dynamiques aux dynamiques migratoires, enrichit l’étude de l’émigration italienne. Par ailleurs, la prise en compte de la question migratoire permet de mieux appréhender l’anarchisme en tant que projet politique qui s’appuie sur l’émigration pour soutenir la lutte menée en Italie.

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Texte intégral

  • 1 Cette étude reprend des éléments déjà parus dans les publications suivantes de l’auteur : « Nations (...)

1Cet article a pour objectif d’analyser la façon dont l’étude de l’émigration peut contribuer à l’étude de l’anarchisme (et inversement, dans une certaine mesure), aussi bien en matière de biographie que pour l’histoire collective du mouvement. Cette analyse a pour point de départ la vie d’une des figures les plus importantes de l’anarchisme italien et international, Errico Malatesta (1853-1932). Sa vie d’exil se prête à différentes clés de lecture. L’une d’elle, donquichottesque et fondamentalement irrationnelle, privilégiée par l’historiographie traditionnelle, assimile les anarchistes à des « chevaliers errants » arrachés à leur terre et constamment à la merci des événements. La clé utilisée ici permet au contraire d’analyser l’exil anarchiste à travers la vie d’un de ses protagonistes dans le cadre de l’émigration italienne. Sous cet angle, l’image qui émerge de l’anarchisme et de ses protagonistes est très différente : le lien entre émigration et exil anarchiste devient une évidence. De plus, l’exil anarchiste a ses dynamiques propres, qui se superposent à celles de l’émigration, ce qui conduit à une interprétation originale et particulière de l’italianité.

Malatesta, Don Quichotte et le phénix

2Un des textes d’introduction à l’anarchisme parmi les plus lus, L’Anarchisme, de George Woodcock, donne une biographie de Malatesta qui est l’occasion de remettre en question certains des aspects le plus souvent présents dans l’historiographie traditionnelle de l’anarchisme.

3Malatesta naît en 1853 à Santa Maria Capua Vetere, près de Caserte. Partisan des idées républicaines durant sa jeunesse, il adhère en 1871 à l’Internationale qui, en Italie, a une empreinte anarchiste. Son militantisme, qui dure jusqu’à sa mort, correspond aux soixante premières années de vie du mouvement anarchiste, jusqu’à la veille de la révolution espagnole. C’est une vie faite d’intenses luttes sociales, de travail manuel, de direction de périodiques, d’arrestations, de condamnations, d’incarcérations et de longues années d’exil. C’est aussi une vie pleine d’aventures et d’épisodes pittoresques, qui font le bonheur des biographes : un défi au duel, sans suite ; une fuite dans une caisse destinée à une machine à coudre, sous le nez de la police ; une expédition dans des terres inhospitalières en tant que chercheur d’or ; l’implication dans une affaire de fabrication de faux billets ; une fuite de nuit, dans une barque, pour échapper à la relégation sur une île ; une balle de pistolet dans la jambe à la suite d’un débat entre anarchistes ; une conférence sur l’anarchie durant laquelle il ne peut prononcer le mot « anarchie » ; l’accusation de complicité avec une bande de voleurs et d’assassins, et la prison pour avoir traité un espion d’« espion ».

4La période internationaliste couvre les quinze premières années du militantisme de Malatesta. Son point culminant est la tentative insurrectionnelle de Bénévent en 1877, qui fait alors de lui presque une légende dans le mouvement anarchiste international. Ce sont aussi des années au cours desquelles il se déplace fréquemment d’un pays d’Europe et de Méditerranée à l’autre : Malatesta collectionne les expulsions en série. Cette période prend fin en 1885 lorsque, afin d’échapper à une condamnation pour association de malfaiteurs, Malatesta émigre en Argentine.

5Il revient en Europe en 1889. Au cours des trente années qui suivent, correspondant aux moments les plus intenses de la lutte sociale, il alterne de longues périodes d’exil à Londres et des retours en Italie. Dans la première moitié des années 1890, il s’agit de brefs retours clandestins, à l’occasion du 1er mai 1890 et du mouvement populaire des faisceaux siciliens en 1894.

6En 1897, Malatesta s’installe à Ancône, son lieu de prédilection en Italie, où il fonde l’hebdomadaire L’Agitazione. L’année suivante éclatent des mouvements populaires (moti del pane) qui atteignent leur apogée à Milan, au mois de mai 1898. Arrêté dès janvier, Malatesta est condamné d’abord à la prison, puis à quatre années de relégation (domicilio coatto). En 1899, il réussit à s’évader de l’île de Lampedusa, puis traverse de nouveau l’Atlantique pour un séjour de huit mois aux États-Unis.

7Il revient à Londres en 1900 et y reste de façon ininterrompue jusqu’en 1913, date à laquelle il s’installe de nouveau à Ancône. C’est là qu’il dirige le journal Volontà et qu’il met en œuvre un front révolutionnaire destiné à renverser la monarchie. L’année suivante, c’est à Ancône que débute le mouvement insurrectionnel connu sous le nom de « Semaine rouge », qui semble un moment sur le point de faire vaciller le royaume d’Italie. Malatesta réussit à échapper à l’arrestation et retourne à son exil londonien.

  • 2 Le Biennio rosso (en français, « Les deux années rouges ») (1919-1920) est le nom donné à la périod (...)

8Son dernier retour en Italie advient en 1919, lorsqu’il prend la direction du quotidien Umanità Nova. C’est l’époque du célèbre biennio rosso2, qui trouve son apogée avec l’occupation des usines. Lors de l’avènement du fascisme, Malatesta décide de ne pas partir. Il vit à Rome, aux arrêts domiciliaires non officiellement déclarés. Il parvient malgré tout à publier son dernier périodique, Pensiero e Volontà, et meurt en 1932, à l’âge de soixante-dix-huit ans.

  • 3 George Woodcock, L’Anarchisme : une histoire des idées et des mouvements libertaires, traduit de l’ (...)

9Dans le récit qu’il fait de la vie de Malatesta, Woodcock commence par une observation importante : « Bien qu’elle soit exceptionnelle par son intrépidité spectaculaire, la carrière de Malastesta illustre bien la spécificité du mouvement après l’effondrement de l’Internationale3 ». Même si, en effet, la vie de Malatesta est à l’image de l’anarchisme italien en général, le compte rendu qu’en fait Woodcock reflète toutefois, comme c’est le cas pour une bonne partie de l’historiographie traditionnelle, une image déformée de l’anarchisme.

10La principale faiblesse, aussi bien au niveau biographique qu’au niveau de l’histoire collective, vient du fait que l’analyse de l’anarchisme est focalisée sur l’Italie comprise comme territoire national. Dans cette optique, les fréquents exils des anarchistes sont présentés comme des sorties de scène, comme des diversions imprévues auxquelles les personnes sont contraintes et qui font de leur action effective dans leur pays de simples réapparitions plus ou moins éphémères. Les références littéraires les plus fréquentes sont l’Odyssée et Don Quichotte. La vie des anarchistes se déroulerait ainsi dans un cadre de vagabondage romantique, rythmé par la soif de l’action et par les attentes irréalistes de personnes qu’on présente, nous l’avons vu, comme des « chevaliers errants » toujours à la merci des événements.

11Pour ce qui est du collectif, les analyses centrées sur les événements qui surviennent sur le territoire national tendent à mettre en évidence un modèle qui se caractérise par la répétition cyclique d’avancées et de retraites : les révoltes qui éclatent sont suivies de périodes de calme, puis de nouvelles renaissances. Dans ce type d’approche, les références mythologiques les plus fréquentes sont liées au phénix, l’oiseau qui renaît sans cesse de ses cendres, et à Sisyphe, condamné à faire rouler une énorme pierre le long d’une montée escarpée, jusqu’au sommet d’où elle retombe inévitablement et, ainsi, à tout recommencer.

12Voici un exemple de la façon dont Woodcock esquisse les différentes phases de la lutte sociale en Italie, où se succèdent, de manière spontanée et improvisée, les manifestations de protestation, la renaissance du mouvement anarchiste et d’espoirs renouvelés toujours aussi éphémères :

  • 4 George Woodcock, op. cit., p. 355 et 358-360.

« Malatesta rentre en Europe durant l’été 1889. (...) Pendant ce temps, l’Italie connaît de nouveaux épisodes d’agitation sociale (...) dont certains sont attribuables aux républicains et aux anarchistes, et d’autres résultent de réactions populaires spontanées aux difficultés économiques. (...) Au début des années 1900, deux groupes [anarchistes] émergent des syndicats italiens (...). En juin 1914, la police abat des manifestants sans emploi, ce qui déclenche une vague de mécontentement populaire dans les régions côtières de l’Adriatique (...). La fin de la Première Guerre mondiale apporte un nouveau souffle d’espoir révolutionnaire en Italie, souffle qu’alimente le triomphe de la révolution russe. (...) Cette fois encore, on se sent à l’aube d’une période révolutionnaire. »4

13Aussi bien sur le plan biographique que sur celui de l’histoire collective, le sens de la continuité est absent : pour les biographies individuelles, ce manque serait dû à la fragmentation géographique de l’action des anarchistes, qui agiraient tour à tour dans les différents pays où les mène leur vagabondage ou qui resteraient simplement inactifs durant de longs intervalles. Dans le cas des histoires nationales, la discontinuité serait chronologique. Elle suivrait les apparitions-disparitions des leaders anarchistes comme Malatesta et les éruptions de militantisme de brève durée qui en résulteraient.

14Ce modèle d’analyse justifie des interprétations qui font de la discontinuité, du spontanéisme et du manque d’organisation les traits essentiels de l’anarchisme. La conclusion logique qu’on en tire est qu’il existerait un gouffre infranchissable entre la fin et les moyens des anarchistes. C’est ainsi qu’on aboutit à la condamnation sans appel de l’anarchisme à cause de son inefficacité et, en dernière analyse, de son irrationalisme.

  • 5 Giampietro Berti, Errico Malatesta e il movimento anarchico italiano e internazionale, Milan, Franc (...)

15Bien qu’il remonte au début des années 1960, le récit de Woodcock, qui sert ici de fil conducteur, reste emblématique du traitement réservé à ces périodes d’exil. Ainsi, dans l’ouvrage plus récent et imposant – plus de huit cents pages – que Giampietro Berti consacre à la biographie de Malatesta, la période passée en Argentine est décrite comme l’« aventure » d’un « chercheur d’or raté » et d’un « faussaire inexistant ». Le séjour en Amérique du Nord est quant à lui condensé en quatre pages, et si un chapitre entier est dédié à l’exil londonien des années 1900-1913, les pages qui portent sur l’activité politique de Malatesta sont à peine plus nombreuses que celles qui concernent les tournures prétendument amoureuses de ses relations avec la famille qui l’hébergeait5.

16Voyons à présent comment l’image de l’anarchisme change lorsqu’on étend l’analyse au-delà des frontières nationales, en prenant en considération le monde de l’émigration. Trois des lieux les plus significatifs de l’exil de Malatesta sont choisis comme exemples : Buenos Aires, Paterson et Londres.

Buenos Aires, Paterson, Londres

  • 6 George Woodcock, op. cit., p. 354-355.

« À Buenos Aires, Malatesta découvre un mouvement naissant, le Circolo comunista anarchico (cercle communiste-anarchiste), fondé par Ettore Mattei, un Italien venu de Livourne en 1884. Il ouvre un atelier de mécanique et relance La Questione sociale ; dans un de ses élans missionnaires typiques, il en fait un journal bilingue, italien-espagnol. À court de fonds, il entreprend avec ses camarades une expédition de prospection dans les régions sauvages de Patagonie. Le groupe trouve de l’or dans une rivière, mais s’en voit presque immédiatement dépossédé par une compagnie qui a soudoyé les fonctionnaires pour obtenir la concession du lieu. »6

17C’est ainsi que Woodcock résume les quatre années du séjour de Malatesta en Argentine. L’emphase qu’il met sur l’expédition en Patagonie et la référence à « l’élan missionnaire » de Malatesta suggèrent l’image d’un voyage pionnier dans des terres inexplorées au milieu de personnes inconnues. En réalité, le voyage de Malatesta n’est qu’un exemple de la pratique qui, de tout temps, caractérise l’exil anarchiste : il s’agit de suivre les voies de l’émigration italienne.

  • 7 Samuel L. Baily, « The Italians and Organized Labor in the United States and Argentina, 1880-1910 » (...)
  • 8 Ibid., p. 54.

18Jusqu’en 1885, les pays européens sont la destination la plus fréquente de l’émigration italienne. Entre 1881 et 1885, 59 % des flux concernent l’Europe et 38 % les Amériques. Entre 1885 et 1890, le rapport s’inverse : 38 % concernent l’Europe et 59 % les Amériques7. L’Argentine devance encore les États-Unis et reste la destination transatlantique la plus fréquente. Entre 1881 et 1890, l’émigration italienne aux États-Unis représente 62 % de l’émigration italienne en Argentine8.

  • 9 Samuel L. Baily, Immigrants in the Lands of Promise : Italians in Buenos Aires and New York City, 1 (...)
  • 10 Ronaldo Munck, « Cycles of class struggle and the making of the working class in Argentina, 1890-19 (...)
  • 11 Samuel L. Baily, « The Italians… », op. cit., p. 54.

19L’émigration italienne en Argentine appartient à un flux migratoire plus ample qui fait de ce pays un cas exceptionnel dans l’histoire mondiale de l’émigration. Avant 1880, les immigrés en Argentine étaient relativement peu nombreux, mais dans les années qui suivent, en trois décennies, le pays reçoit trois millions et demi d’immigrés, dont les deux tiers s’installent de façon permanente. En 1895, les personnes nées à l’étranger constituent 22,5 % d’une population totale de quatre millions et, en 1914, 30,3 % d’une population de sept millions9. De plus, les immigrés sont concentrés dans les zones urbaines et industrielles : selon le recensement de 1887, les ouvriers de l’industrie représentent 84 % des immigrés10. Enfin, les Italiens sont la composante prépondérante de cet imposant flux migratoire : entre 1881 et 1890, ils représentent 59 % des immigrés en Argentine11. En tant qu’immigré italien, Malatesta se retrouve donc au cœur du tissu social de ce pays.

20Il met cette position à profit en s’engageant dans la propagande anarchiste et dans l’organisation syndicale des travailleurs argentins, en particulier celle des boulangers (c’est lui qui rédige les statuts du syndicat des boulangers, nouvellement créé) et des ouvriers de l’industrie de la chaussure. Malatesta a eu un rôle déterminant dans la naissance du mouvement ouvrier argentin, notamment dans sa principale organisation, la Federación Obrera Argentina (FOA). Fondée en 1901, puis rebaptisée Federación Regional Obrera Argentina, elle est fortement marquée par l’anarchisme.

21Dans ce cadre, la propagande de Malatesta à l’égard des travailleurs espagnols n’est pas tant le fruit du prétendu élan missionnaire identifié par Woodcock que celui de l’internationalisme anarchiste. Internationalisme et engagement des anarchistes italiens en Italie vont de pair. Il n’y a pas d’opposition, mais plutôt une mission qui leur incombe, dans une sorte de division naturelle du travail.

22La propagande anarchiste de Malatesta en Argentine ne constitue donc pas un éloignement par rapport à la lutte en Italie à laquelle, au contraire, elle apporte une contribution significative. Il faut rappeler en effet que de très nombreux émigrés finissent par retourner en Italie, rapportant avec eux un bagage d’idées et d’expériences acquises à l’étranger. Malatesta lui-même revient en Europe en ayant une conscience accrue de l’importance des luttes ouvrières dans une perspective révolutionnaire.

23Ce séjour de Malatesta en Argentine est surtout une étape dans la construction d’un rapport durable entre l’anarchisme italien et sa composante argentine, qui se caractérise par la mobilité des personnes et des ressources dans les deux sens. C’est ce que montre, par exemple, le séjour de Pietro Gori, de 1898 à 1902, tout aussi fructueux que celui de Malatesta, au cours duquel Gori prononce d’innombrables conférences, collabore à la presse anarchiste, exerce sa profession d’avocat et s’intéresse à l’organisation anarchiste et ouvrière, en contribuant notamment à la naissance de la FOA.

  • 12 Leonardo Bettini, Bibliografia dell’anarchismo, 2 vol., Florence, Crescita Politica, 1972 et 1976.
  • 13 Ministère de l’Agriculture, de l’Industrie et du Commerce, direction générale de la statistique, An (...)

24La presse illustre bien la contribution de la composante argentine, et plus généralement latino-américaine, à l’anarchisme italien. Entre 1889 et 1913, en Argentine, au Brésil et en Uruguay, vingt-huit périodiques anarchistes en langue italienne sont publiés, sans compter les numéros uniques12. Il faut tenir compte du fait que durant cette période, en 1901, la population italienne dans ces trois pays correspond à 5 % de la population en Italie13, alors que ces vingt-huit périodiques représentent 23 % de la production de périodiques anarchistes en Italie à la même date. Il est clair que l’ampleur du mouvement anarchiste italien d’un pays et de la presse qui y est publiée dépendent en partie de l’ampleur de l’émigration italienne dans ce pays. Mais il est tout aussi clair que l’exil anarchiste a ses dynamiques propres. On peut émettre l’hypothèse que le taux d’engagement politique est plus élevé chez les immigrés italiens d’Amérique latine qu’en Italie. En réalité, si la production journalistique anarchiste en Amérique latine est plus importante, c’est en partie parce qu’il est plus facile de publier des journaux anarchistes en italien à l’étranger, hors de portée des carabiniers et des juges, qu’en Italie.

25Après l’Amérique du Sud, c’est l’Amérique du Nord qui accueille Malatesta, en 1899-1900, lorsqu’il s’échappe de son lieu de relégation à Lampedusa. Voyons comment ces événements sont racontés par Woodcock :

  • 14 George Woodcock, op. cit., p. 356.

« Un jour d’orage, il s’empare avec trois compagnons d’une embarcation et prend la mer, malgré des vagues déchaînées. Par chance, l’équipage est rescapé par un navire en route vers Malte, d’où Malatesta s’embarque pour les États-Unis. Dans ce pays, sa vie prend encore une fois une tournure sensationnelle et passe près de prendre fin. Il s’engage dans une querelle avec les anarcho-individualistes de Paterson, selon qui l’anarchisme implique le rejet de toute forme d’organisation et exige que chacun n’agisse qu’en fonction de ses impulsions. Lors d’un débat particulièrement houleux, un camarade, sans doute mû par une impulsion, tire sur Malatesta. Grièvement blessé, celui-ci refuse de nommer son assaillant. L’aspirant assassin s’enfuira en Californie, et Malatesta finira par guérir. En 1900, ce dernier part pour Londres. »14

26Ce paragraphe de Woodcock contient tous les lieux communs de l’historiographie irrationnelle : une fuite audacieuse, dont l’intrépidité n’est compensée que par un coup de chance, un débarquement en Amérique qui semble presque lié au hasard et un séjour dont le seul événement digne d’être raconté est le coup de feu tiré par un anarchiste. En réalité, le séjour de Malatesta en Amérique est un exemple paradigmatique des relations qu’entretiennent les anarchistes italiens sur les deux rives de l’Atlantique.

27En effet, la fuite de Lampedusa est le résultat d’un plan bien organisé, promu par les anarchistes de Paterson qui souhaitaient la présence de Malatesta parmi eux. Le plan implique des anarchistes de Londres, Naples et Tunis, des socialistes de Malte et même l’administrateur du quotidien socialiste Avanti ! Depuis Malte, Malatesta revient à son habituel exil londonien, d’où il prépare tranquillement son voyage en Amérique.

  • 15 Samuel L. Baily, « The Italians… », op. cit., p. 54.
  • 16 Leonardo Bettini, op. cit.

28Cette fois encore, le voyage de Malatesta suit les routes de l’émigration italienne. Durant la décennie 1891-1900, le flux d’immigration italienne vers les États-Unis dépasse le flux vers l’Argentine. Le nombre de personnes en provenance d’Italie triple durant la décennie suivante, dépassant largement les deux millions15. Comme on peut s’y attendre, la répartition des anarchistes aux États-Unis reflète la répartition de l’émigration italienne en général. En prenant la presse anarchiste comme indicateur, on peut voir que 65 % des journaux publiés jusqu’en 1915 paraissent dans les États du Nord-Est16.

  • 17 Ibid.

29Toutefois, le cas des États-Unis confirme que la présence anarchiste ne dépend pas uniquement de l’effectif de la population italienne immigrée. En prenant comme paramètre la durée cumulative des périodiques dans un État, en tenant compte ainsi non seulement du nombre de journaux, mais aussi de leur longévité, nous voyons que si l’État de New York se taille la part du lion à partir de 1915, avant cette date, deux petits États se détachent, le New Jersey et le Vermont. De plus, dans ces deux États, la presse anarchiste se concentre dans deux petites villes, Paterson et Barre17. À l’origine de cette situation, il y a probablement encore l’émigration et un de ses mécanismes les plus caractéristiques : la chaîne migratoire, qui pousse les immigrés à se regrouper selon leur lieu d’origine. En favorisant la migration entre des zones où s’exerce le même type d’activité économique, s’importent également les traditions de politisation des zones de provenance. Ainsi l’industrie de la soie de Paterson attire-t-elle les ouvriers combatifs de la région de Biella, tandis que Barre se peuple de mineurs des carrières de marbre originaires de Carrare, le bastion historique de l’anarchisme en Italie.

30La ville où arrive Malatesta est donc le cœur battant de l’anarchisme italien aux États-Unis. C’est là qu’est publié le périodique La Questione sociale, qui porte le même titre que les journaux dirigés par Malatesta à Florence et à Buenos Aires. La venue de Malatesta n’est pas un cas isolé, mais fait partie d’une pratique consolidée depuis des années. Des figures de proue de l’anarchisme italien étaient déjà venues aux États-Unis pour des périodes plus ou moins longues, afin d’y tenir des conférences et de fonder des périodiques anarchistes ou d’y collaborer. Francesco Saverio Merlino, Pietro Gori et, plus tard, Luigi Galleani, par exemple, étaient venus avant Malatesta. Une série de militants d’outre-Atlantique s’étaient notamment relayés à la direction de La Questione sociale. Le dernier à avoir dirigé le périodique avant l’arrivée de Malatesta est Giuseppe Ciancabilla.

31La direction de La Questione sociale est l’une des principales raisons qui pousse Malatesta à venir en Amérique. À l’époque, le mouvement anarchiste italien est traversé par une profonde division entre « organisateurs », qui défendent la création de fédérations anarchistes et l’implication des militants dans les syndicats, et les « anti-organisateurs » qui, à l’inverse, s’y opposent. Ciancabilla avait donné à La Questione sociale une orientation « anti-organisatrice ». Pour prendre la mesure du problème, il faut tenir compte du fait que, au lendemain des mouvements populaires de 1898, la presse anarchiste a été totalement supprimée en Italie. La Questione sociale est à ce moment-là l’un des deux seuls périodiques anarchistes italiens au monde. L’autre, L’Avvenire, est publié à Buenos Aires, ce qui n’est pas le fruit du hasard. Dans ce contexte, il est aisé de comprendre la réaction de Malatesta lorsqu’il constate que, durant sa détention, un des deux seuls journaux survivants de l’anarchisme italien dans le monde avait pris un tournant anti-organisateur. Le groupe responsable du journal décide de confier la direction du journal à Malatesta. C’est d’ailleurs dans ce cadre de vive opposition que se situe l’épisode du coup de pistolet.

32Malatesta assure non seulement la direction de La Questione sociale, mais il entreprend aussi un grand tour de propagande pour promouvoir la formation d’une fédération anarchiste italienne en Amérique du Nord. Il plaide ainsi cette cause dans les colonnes de La Questione sociale, montrant clairement qu’il s’appuie sur le transnationalisme du mouvement anarchiste pour favoriser la lutte en Italie :

  • 18 « Federazione Socialista-Anarchica », La Questione Sociale (Paterson), 23 septembre 1899.

« Ici, aux États-Unis, même si les conditions sont mauvaises par rapport à l’Europe continentale, elles sont pour nous exceptionnellement favorables : il y a plus de moyens qu’ailleurs et il est possible de trouver un travail ; cette possibilité se développe d’ailleurs, lentement, mais sans trop de risques d’interruptions brutales de la part du gouvernement. Il faut profiter de ces circonstances pour créer une force qui puisse, aujourd’hui et dans le futur, d’une façon ou d’une autre, venir en aide à notre cause là où l’occasion se présentera, en particulier en Italie, le pays dont nous venons, dont nous parlons la langue et où, par conséquent, nous pouvons exercer notre influence avec plus d’efficacité. »18

33Enfin, le séjour de Malatesta aux États-Unis est une nouvelle occasion d’afficher son engagement internationaliste, puisqu’il tient des conférences en espagnol et en français. Il s’intéresse également au dépassement des divisions ethniques entre les travailleurs de langue espagnole dans l’industrie du tabac en Floride et se rend à Cuba pour inciter les travailleurs à ne pas se contenter d’une indépendance formelle et à intensifier la lutte pour une réelle émancipation.

34Lorsque Malatesta revient à Londres après son séjour aux États-Unis, il est déjà chez lui dans cette ville. Son premier séjour remonte aux années 1881-1882. Suivent trois longues périodes d’exil : 1889-1897, 1900-1913 et 1914-1919. Voici le compte-rendu que fait Woodcock du plus long de ces trois derniers exils, justement lorsque Malatesta est de retour des États-Unis. C’est un nouvel exemple des problèmes auxquels s’expose une certaine historiographie :

« En 1900, [il] part pour Londres, son lieu d’exil favori.

Il ne rentrera pas en Italie avant 1913. Entre temps, il se consacrera essentiellement à son métier d’électricien dans un petit atelier et tentera d’influer sur les affaires de son pays en contribuant à des périodiques et en publiant des opuscules largement distribués en Italie, où son ascendant reste fort malgré son absence, notamment dans le Mezzogiorno, en Toscane et en Romagne.

  • 19 George Woodcock, op. cit., p. 356-357.

Même à Londres, où il joue un rôle minime dans le mouvement anarchiste qui gravite autour de Kropotkine et de Freedom, Malatesta peine à éviter les ennuis. »19

35Une période de treize ans est traitée comme un intervalle, une sorte de parenthèse entre deux passages en Italie, durant laquelle Malatesta ne prend pas part au mouvement anarchiste, mais réussit malgré tout à s’attirer des ennuis. Dans le cas de Londres comme pour Buenos Aires et le New Jersey, quand on s’appuie sur le contexte de l’émigration, on aboutit à un cadre bien différent.

  • 20 Colin Holmes, John Bull’s Island : Immigration and British Society, 1871-1971, Basingstoke, MacMill (...)

36À l’époque du premier séjour de Malatesta à Londres, comme cela a déjà été noté, l’Europe est encore la principale destination de l’émigration italienne. La majeure partie des immigrés à Londres provient d’Europe : Allemands, Français, Hollandais, Italiens, Polonais, Suisses, puis à partir du début des années 1880, juifs russes et polonais. Toutefois, que ce soit en termes absolus ou relatifs à la population native, les immigrés ne sont pas nombreux. L’assimilation est faible et les groupes immigrés vivent à l’écart, ce qui détermine une configuration dans laquelle de petites enclaves d’étrangers coexistent avec une écrasante majorité de natifs20.

  • 21 « Anarchistes résidant à Londres au 1er avril 1896 », Archives de la préfecture de police, Paris, d (...)

37En choisissant Londres, Malatesta suit une longue tradition ouverte par Giuseppe Mazzini et les exilés du Risorgimento. Au milieu des années 1890, l’Europe est traversée par une série d’attentats suivie d’une période de répression, qui entraîne la venue à Londres, durant le second exil londonien de Malatesta, d’une nouvelle vague d’exilés anarchistes, surtout italiens et français. Leur répartition reflète, et même accentue, la séparation des colonies d’immigrés de la population locale. Sur 227 anarchistes de différentes nationalités résidant à Londres au 1er avril 1896, répertoriés dans un rapport de la police française, plus de la moitié réside dans un mouchoir de poche d’un peu plus d’un kilomètre carré et presque 80 % dans une zone à peine plus vaste21.

  • 22 Rudolf Rocker, The London Years, Londres, Robert Anscombe, 1956, p. 68-69.
  • 23 « Relazione del movimento dei sovversivi in Londra nei mesi marzo ed aprile », 21 mai 1905, Archive (...)

38Pour les anarchistes, une telle séparation n’est pas un désavantage. Leur implantation dans les colonies d’immigrés, où, comme le rappelle l’anarchiste allemand Rudolf Rocker22, on entend davantage l’allemand et le français que l’anglais, fait que leur environnement est difficile à surveiller directement par la police, qui doit recourir à des espions et à des informateurs. Il est significatif de constater qu’en 1905, alors que le mouvement ouvrier des immigrés juifs est en forte croissance, le chef de la police de Londres organise des cours de yiddish pour trois cents agents23.

39Dans cet environnement cosmopolite anarchiste, une collaboration intense s’organise entre les exilés de différentes nationalités, qui fréquentent les mêmes clubs, partagent les mêmes tribunes lors des réunions politiques, échangent des idées et l’expérience de leurs mouvements respectifs nationaux. C’est dans cet environnement, au milieu des années 1890, que mûrissent les idées de syndicalistes français comme Émile Pouget et Fernand Pelloutier, auxquelles Malatesta contribue de façon significative, avant de les apporter lui-même en Italie en 1897-1898.

40Par ailleurs, les exilés anarchistes maintiennent d’étroites relations avec les anarchistes de leurs pays respectifs. Ce réseau de contacts est favorisé par le fait que Londres est au croisement des routes transatlantiques des anarchistes qui se déplacent entre l’Europe continentale, les États-Unis et l’Amérique latine. Leurs passages et séjours, plus ou moins longs, fournissent des occasions d’échange d’informations et d’idées, tout en maintenant les contacts avec les différents éléments des mouvements anarchistes transnationaux. Les colonies d’immigrés fournissent également une précieuse ressource logistique. Des magasins, comme les drogueries de l’Italien Giovanni Defendi et du Français Victor Richard, ou la librairie d’Armand Lapie, sont des points de référence pour l’accueil des nouveaux arrivés, de même que leurs arrière-boutiques sont des lieux de réunion plus sûrs que les salons des clubs.

41En bref, les exils londoniens de Malatesta sont tout sauf des intervalles et des éloignements par rapport à l’engagement anarchiste. Au contraire, du fait de l’implantation des exilés anarchistes dans les colonies d’immigrés, de leurs rapports de collaboration réciproque et de leur centralité dans le réseau de contacts avec leurs camarades en Italie et à l’étranger, durant des décennies le cosmopolitisme anarchiste londonien fait de Londres le quartier général de l’anarchisme continental.

42Pour Malatesta, les séjours en exil sont l’occasion d’acquérir, en direct, une grande connaissance des pays au développement capitaliste intense et des luttes ouvrières dans le monde. Sa participation aux luttes des panaderos et à la naissance du mouvement ouvrier argentin lui fait prendre encore davantage conscience de l’importance des luttes syndicales tout à la fois réformatrices et révolutionnaires. Aux États-Unis, il est au plus près des divisions ethniques des tabaqueros et participe aux efforts des organisateurs anarchistes pour promouvoir un syndicalisme de classe dépassant ces divisions, autant d’idées qui préfigurent ce qui, quelques années plus tard, devient monnaie courante avec les Industrial Workers of the World. En Angleterre, Malatesta est témoin du déclin corporatiste du trade-unionisme et assiste à la naissance, chez les dockers, du « nouveau syndicalisme » qui transcende les catégories professionnelles. Dans le milieu cosmopolite londonien, il est en contact étroit avec les anarchistes français, qui sont en train d’élaborer l’idée de la grève générale et les tactiques d’action directe du syndicalisme révolutionnaire. Il n’est pas anodin de souligner que, lorsqu’il propose ces tactiques en Italie, on l’accuse de vouloir faire les choses « à l’anglaise ». Pour Malatesta, le cosmopolitisme n’est pas un idéal abstrait, mais une expérience vécue : elle se concrétise dans la pratique des luttes qu’il met en place en Italie et coexiste avec son italianité.

Anarchisme, émigration, italianité

43Buenos Aires, Paterson et Londres sont trois exemples pour une analyse qui serait identique dans le cas de Paris, São Paulo, Alexandrie et tant d’autres villes. Ces exemples montrent que l’exil anarchiste suit les routes de l’émigration. Ce n’est pas surprenant si on considère que les anarchistes sont eux-mêmes des travailleurs. Trouver ou garder un travail en Italie est d’ailleurs certainement plus problématique pour un révolutionnaire.

44Toutefois, si l’anarchisme partage les dynamiques de l’émigration, s’ajoutent des mécanismes qui lui sont propres. Les déplacements des anarchistes ne se font pas uniquement du pays d’origine vers le pays de destination et vice versa, mais, comme le montre la vie de Malatesta, entre les différents pays d’émigration. Cela permet aux anarchistes de tisser un réseau dense, avec des contacts sur lesquels s’appuyer pour communiquer et s’organiser. L’absence de cadre et l’opacité d’une telle organisation ne doivent pas induire en erreur l’historien sur son existence effective.

45Étant donné cette complémentarité étroite entre les différents segments du mouvement anarchiste, en Italie et dans les pays d’émigration, l’anarchisme italien doit être considéré comme un mouvement unique qui s’étend tout autour de la mer Méditerranée et de l’océan Atlantique. L’exil des anarchistes ne correspond donc pas à une sortie de scène, pas plus que la répression du mouvement en Italie ne conduit à sa disparition. Exil et répression entraînent une continuité de l’action depuis l’étranger, un passage de témoin d’une composante du mouvement à l’autre. Dans le cas des anarchistes, les frontières ne constituent pas tant une protection pour les personnes qui sont à l’intérieur que pour celles qui sont à l’extérieur. Toutefois, à l’étranger aussi, leur attention est constamment tournée vers l’Italie. À la lumière de cette activité sans solution de continuité, les prétendues renaissances improvisées du mouvement en Italie semblent moins mystérieuses et spontanées.

46Le rapport entre les anarchistes en Italie et dans les terres d’émigration est un rapport de collaboration réciproque. Le mouvement à l’étranger profite de la mobilité des personnes, grâce à la disponibilité de conférenciers, de rédacteurs et d’organisateurs expérimentés. Quant à leur participation au mouvement en Italie, elle se fait par le biais de la presse et des soutiens financiers.

47C’est surtout durant les périodes de répression en Italie que les anarchistes profitent de la possibilité de publier plus facilement leurs journaux à l’étranger. Le graphique qui suit retrace le nombre de périodiques publiés respectivement en Italie et aux États-Unis, de 1893 à 1927.

48La première différence qui saute aux yeux est que cette production journalistique fluctue bien davantage en Italie qu’aux États-Unis, où l’évolution est plus régulière, moins sensible aux événements. Mais l’élément le plus révélateur est qu’à certaines périodes l’évolution dans les deux pays suit des directions opposées : en 1900-1901, 1916-1917 et 1924-1925, la presse aux États-Unis est au-dessus de sa ligne de tendance, alors que la presse en Italie est en dessous de sa ligne de tendance. À d’autres périodes, 1905-1908 et 1921-1922, la dynamique s’inverse. Ce phénomène, qui semble montrer une relation opposée entre les deux évolutions, prend tout son sens à la lumière des événements historiques. C’est ainsi que la production journalistique augmente aux États-Unis et baisse en Italie dans les années qui suivent l’attentat de Bresci, lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale et après l’avènement du fascisme, c’est-à-dire dans des moments de difficultés et de répression du mouvement anarchiste en Italie. Le contraire se produit durant l’ère giolittienne (1901-1914) et après le biennio rosso (1919-1920), quand la presse anarchiste en Italie est plus libre et plus forte.

49Pour résumer, il apparaît clairement que la presse publiée aux États-Unis multiplie les efforts pour faire entendre la voix de l’anarchisme italien quand elle est étouffée en Italie, alors que lorsque cette nécessité est moins urgente, les anarchistes italiens des États-Unis préfèrent plutôt soutenir financièrement la presse en Italie.

50Ce dernier phénomène, la participation financière de l’étranger au mouvement en Italie, est l’un des aspects les plus éclatants de la collaboration et de l’intégration transnationale de l’anarchisme italien. Pour l’illustrer, on peut citer les contributions de l’étranger aux principaux périodiques rédigés par Malatesta en Italie. 31 % des abonnements à L’Agitazione (1897-1890) viennent de l’étranger. 40 % des abonnements à Volontà (1913-1915) viennent des États-Unis et 58 % de l’étranger en général. Pour prendre le cas particulier du moment où éclate la Première Guerre mondiale, lorsque le journal connaît de graves difficultés financières, les contributions de l’Italie tombent à 24 % alors que celles des États-Unis passent à 67 %. Enfin, en 1920, les abonnements qui figurent dans les cinq premiers numéros du tout nouveau quotidien Umanità Nova sont de 21 % pour l’Italie et de 63 % pour les États-Unis.

51En ce qui concerne les contributions financières, on peut faire le même constat que dans d’autres domaines : les contributions les plus importantes proviennent des régions de plus forte immigration italienne. Des exceptions montrent cependant que la répartition du mouvement a aussi ses propres dynamiques. Ainsi, les quatre États américains qui soutiennent financièrement le plus Umanità Nova sont ceux dont la population italienne est la plus importante en 1920 : New York, Pennsylvanie, New Jersey et Massachusetts. Toutefois, on trouve à la sixième place le Kansas, dont la population italienne est de 3 355 personnes contre 545 173 dans l’État de New York.

52Dans le cas du Kansas, tous les abonnements sont souscrits dans des villes minières où on exploite le charbon (Arma, Cherokee, Franklin, Frontenac, Girard, Mulberry, Pittsburgh), toutes situées dans un rectangle minuscule de dix kilomètres sur vingt-cinq dans le comté de Crawford, le long de la frontière avec le Missouri. On comprend mieux l’ampleur du phénomène en le regardant du point de vue des participations par habitant des différents États. Pour neuf des dix États qui participent le plus, les contributions par personne varient d’un minimum de 0,71 lires à un maximum de 4,96 lires. Pour le Kansas, la participation par personne est de 77,63 lires.

53On ne pense pas spontanément à associer un lieu aussi éloigné, isolé et inhospitalier qu’une mine de charbon du Kansas avec l’anarchisme en Italie. Et pourtant, le seul quotidien anarchiste qui ait jamais existé en Italie reçoit du Midwest américain des participations qui montent jusqu’à 85 % des contributions de tout le mouvement en Italie, dans une période où la lutte des classes est à son apogée en Italie : pour 100 lires versées par l’Italie, 85 sont versées par le Midwest. Avec le volume de leurs participations, les ouvriers italiens de l’Illinois, du Kansas, du Michigan et de l’Ohio offrent un témoignage éloquent de leur dévouement tant à l’anarchisme qu’à l’Italie, ainsi que du niveau d’intégration du réseau anarchiste transatlantique. Ce serait une erreur de la part des historiens d’exclure ces travailleurs de l’histoire de l’anarchisme italien et de l’Italie, renforçant ainsi l’injustice qui déjà les a contraints à quitter leur pays.

54Tout comme l’étude de l’émigration enrichit notre compréhension de l’anarchisme, l’analyse de l’identité nationale anarchiste peut enrichir notre compréhension de l’émigration italienne, dont les anarchistes sont une composante minoritaire, mais influente.

55Les historiens irrationalistes trouvent commode de décréter que, à cause de leur credo, les anarchistes s’interdisent de participer aux activités les plus élémentaires dictées par le bon sens, comme l’organisation de la lutte afin d’obtenir des conquêtes partielles et immédiates. Cultiver une identité nationale est aussi un des prétendus tabous de l’anarchisme. Il s’agit toutefois d’une vision arbitraire et simpliste.

56Le sentiment d’appartenance nationale a des racines profondes. Comme l’écrit le socialiste autrichien Otto Bauer :

  • 24 Otto Bauer, La Question des nationalités et la social-démocratie, traduction de Nicole Brune-Perrin (...)

57« la nation n’est pas pour moi quelque chose d’étranger, mais une partie de moi-même qui se retrouve dans la personnalité des autres. L’idée de la nation se rattache donc à celle de mon Moi. Qui insulte la nation m’insulte du même coup ; si on la glorifie, j’en ai aussi ma part. »24

  • 25 Errico Malatesta, « La guerra e gli anarchici », La Guerra Tripolina, Londres, avril 1912.

58Ce sentiment d’appartenance nationale est partagé par les anarchistes. Malatesta écrit en 1912 que « l’amour pour l’endroit où nous sommes nés ou plutôt le plus grand amour pour le lieu où nous avons été élevés (…), la préférence pour la langue que nous comprenons et donc les relations plus intimes avec ceux qui la parlent sont autant de faits naturels et bénéfiques25 ».

  • 26 Errico Malatesta, « L’amor di patria », Umanità Nova, Rome, 24 août 1921.

59Dans un article d’août 1921, le même Malatesta revendique l’amour pour sa patrie, déclarant que c’est sans doute une erreur « de laisser les conservateurs et les vils instruments de la bourgeoisie monopoliser le cri de “Vive l’Italie !” et faire croire ainsi aux ingénus que nous n’aimons pas le pays dans lequel nous vivons26 ».

  • 27 G[igi] D[amiani], « Noi non consentiremo », Umanità Nova, Rome, 4 octobre 1921.

60Dans les mois qui suivent, quand le lien entre émigration, italianité et anarchisme apparaît de façon dramatique lors de l’affaire Sacco et Vanzetti, Gigi Damiani, rédacteur d’Umanità Nova, souligne que les deux hommes risquent la chaise électrique « car ils sont subversifs et italiens ». Il déclare : « En conséquence, nous ne devons pas laisser s’accomplir ce crime monstrueux : nous ne devons le laisser s’accomplir ni en tant que subversifs ni en tant qu’Italiens27 ».

61L’identité nationale des anarchistes est toutefois très différente de celle des patriotes et des nationalistes à qui on fait aussi appel pour défendre les deux condamnés. La différence tient dans le rapport entre nation et État.

  • 28 Ernest Gellner, Nations et nationalisme, traduction de Bénédicte Pineau, Paris, Payot, 1989, p. 83.

62Il est notoire que, malgré toutes les tentatives pour le définir, le concept de « nation » est fugace. Comme l’a observé Ernest Gellner, un des plus grands spécialistes de la question, les théories « culturelles » de Herder et les théories « volontaristes » de Renan (« l’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours ») « étaient initialement les éléments les plus prometteurs pour construire une théorie de la nationalité, (…) mais il est clair qu’aucun n’est parfaitement adéquat ». Selon Gellner, il faut reconnaître qu’il existe un « autre facteur important dans la formation des groupes : la crainte, la coercition, la contrainte28 ».

63C’est sans doute vrai si nous présupposons, comme Gellner et tous les théoriciens du nationalisme, que la création d’un État est l’accomplissement nécessaire du processus de formation d’une nation, comprise donc comme État-nation. Dans ce cas, l’identité nationale des anarchistes comporterait une contradiction dans ses termes mêmes.

64Mais qu’advient-il si on supprime le tiret qui unit en un mariage indissoluble la nation à l’État ? Le concept de nation ne devient pour autant ni vide ni contradictoire. C’est plutôt qu’il cesse d’être le concept exclusif du nationalisme, qui requiert une fidélité inconditionnelle et indivisible à une seule et unique nation, et présuppose des frontières surveillées par les polices respectives. Il devient alors un concept qui exalte la diversité, la multiplicité, la superposition et la coexistence. Cela présuppose que se mettent en place des processus spontanés d’assimilation et de différentiation territoriale, linguistique, ethnique et historique.

65Tel est le concept de nation des anarchistes, hérité de cet universalisme qui caractérise « l’Europe des nations » de Giuseppe Mazzini, où des nations souveraines auraient dû coexister dans un esprit réciproque de respect et d’harmonie. Dans l’ouvrage de Mazzini Devoirs de l’Homme, les devoirs envers l’humanité viennent avant les devoirs envers la patrie. De la même façon, l’identité nationale des anarchistes n’est pas en désaccord avec leur humanitarisme.

66Une fois rompu le lien avec l’État, la nation cesse d’être le niveau d’analyse privilégié pour devenir l’un des niveaux possibles dans lequel s’articule la diversité culturelle. L’exaltation de la diversité est l’une des pierres angulaires de l’anarchisme. La liberté n’aurait aucune raison d’être si elle n’était utilisée que pour penser et agir tous et toutes de la même façon. L’expérimentalisme et le pluralisme qui découlent de la diversité sont l’essence de la société vers laquelle tendent les anarchistes. Dans cette société, les structures sociales jaillissent du bas, de l’agrégation spontanée fondée sur l’affinité et sur les intérêts et les projets communs. Et si la diversité est acceptée et promue à chaque niveau, il n’y a pas de raison que cette diversité pose problème au niveau des nations.

67En conclusion, la différence entre États et nations est que les États ont des frontières alors que les nations n’en ont pas. C’est en cela que consistent l’italianité et l’engagement des anarchistes : en se reconnaissant dans une Italie sans frontières, qui embrasse dans une intime cohésion tous les continents, nourrissant ainsi une profonde identité nationale sans nationalisme et un amour intense de la patrie sans patriotisme.

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Notes

1 Cette étude reprend des éléments déjà parus dans les publications suivantes de l’auteur : « Nations without Borders : Anarchist and National Identity », dans Constance Bantman et Bert Altena (dir.), Reassessing the Transnational Turn : Scales of Analysis in Anarchist and Syndicalist Studies, New York et Londres, Routledge, 2015, p. 25-42 ; « Don Chisciotte, la Fenice e il Signor G : Anarchismo, transnazionalismo e storiografia », dans Giampietro Berti et Carlo De Maria (dir.), L’anarchismo italiano : Storia e storiografia, Milan, Biblion, 2016, p. 337-350 ; « The Other Nation : The Places of the Italian Anarchist Press in the USA », dans Federico Ferretti, Gerónimo Barrera de la Torre, Anthony Ince et Francisco Toro (dir.), Historical Geographies of Anarchism : Early Critical Geographers and Present-Day Scientific Challenges, Londres et New York, Routledge, 2018, p. 42-64.

2 Le Biennio rosso (en français, « Les deux années rouges ») (1919-1920) est le nom donné à la période de l’histoire de l’Italie qui suit la Première Guerre mondiale et pendant laquelle se produisirent, surtout en Italie du Nord, des mobilisations paysannes, des manifestations ouvrières, des occupations de terrains et d’usines suivies parfois de tentatives d’autogestion.

3 George Woodcock, L’Anarchisme : une histoire des idées et des mouvements libertaires, traduit de l’anglais par Nicolas Calvé, Montréal, Lux, 2019, p. 353.

4 George Woodcock, op. cit., p. 355 et 358-360.

5 Giampietro Berti, Errico Malatesta e il movimento anarchico italiano e internazionale, Milan, Franco Angeli, 2003, p. 143, 286-289 et 359-373.

6 George Woodcock, op. cit., p. 354-355.

7 Samuel L. Baily, « The Italians and Organized Labor in the United States and Argentina, 1880-1910 », International Migration Review, 1, nº 3, numéro spécial « The Italian Experience in Emigration », été 1967, p. 27.

8 Ibid., p. 54.

9 Samuel L. Baily, Immigrants in the Lands of Promise : Italians in Buenos Aires and New York City, 1870-1914, Ithaca & London, Cornell University Press, 1999, p. 54.

10 Ronaldo Munck, « Cycles of class struggle and the making of the working class in Argentina, 1890-1920 », Journal of Latin American Studies, 19, nº 1, mai 1987, p. 19-39, p. 20.

11 Samuel L. Baily, « The Italians… », op. cit., p. 54.

12 Leonardo Bettini, Bibliografia dell’anarchismo, 2 vol., Florence, Crescita Politica, 1972 et 1976.

13 Ministère de l’Agriculture, de l’Industrie et du Commerce, direction générale de la statistique, Annuaire statistique italien, 1905-1907, premier fascicule, Rome, Typographie nationale de G. Bertero, 1907, p. 164-165.

14 George Woodcock, op. cit., p. 356.

15 Samuel L. Baily, « The Italians… », op. cit., p. 54.

16 Leonardo Bettini, op. cit.

17 Ibid.

18 « Federazione Socialista-Anarchica », La Questione Sociale (Paterson), 23 septembre 1899.

19 George Woodcock, op. cit., p. 356-357.

20 Colin Holmes, John Bull’s Island : Immigration and British Society, 1871-1971, Basingstoke, MacMillan Education, 1988, p. 84.

21 « Anarchistes résidant à Londres au 1er avril 1896 », Archives de la préfecture de police, Paris, dossier BA 1509, fascicule 350 000-18 « Anarchistes à l’étranger ».

22 Rudolf Rocker, The London Years, Londres, Robert Anscombe, 1956, p. 68-69.

23 « Relazione del movimento dei sovversivi in Londra nei mesi marzo ed aprile », 21 mai 1905, Archives centrales de l’État, Rome, fonds du ministère de l’Intérieur, Direzione Generale della Pubblica Sicurezza, Divisione affari generali e riservati, Archivio generale, 1905, dossier n° 22.

24 Otto Bauer, La Question des nationalités et la social-démocratie, traduction de Nicole Brune-Perrin et de Johannès Brune, Montréal-Paris, Guérin & EDI Arcantère, 1987, p. 167.

25 Errico Malatesta, « La guerra e gli anarchici », La Guerra Tripolina, Londres, avril 1912.

26 Errico Malatesta, « L’amor di patria », Umanità Nova, Rome, 24 août 1921.

27 G[igi] D[amiani], « Noi non consentiremo », Umanità Nova, Rome, 4 octobre 1921.

28 Ernest Gellner, Nations et nationalisme, traduction de Bénédicte Pineau, Paris, Payot, 1989, p. 83.

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Pour citer cet article

Référence papier

Davide Turcato, « Buenos Aires, Londres, New Jersey : Errico Malatesta, engagement et vie transnationale d’un Italien anarchiste »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 156 | 2023, 37-55.

Référence électronique

Davide Turcato, « Buenos Aires, Londres, New Jersey : Errico Malatesta, engagement et vie transnationale d’un Italien anarchiste »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 156 | 2023, mis en ligne le 02 juin 2023, consulté le 22 mai 2024. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/21019 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.21019

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Auteur

Davide Turcato

Historien, éditeur des œuvres d’Errico Malatesta

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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