Une vue aérienne de la Principauté de Monaco (Photo : AFP/Valery Hache)

Monaco, un Etat confetti de 2 kilomètres carrés dans lequel les Pastor possèdent environ 4000 appartements.

L'Express

Cerclé de rouge sur fond blanc, les couleurs de la principauté, ou décliné en lettres d'argent, leur nom s'affiche un peu partout: annonces publicitaires, locaux commerciaux, panneaux de chantier d'une ville en perpétuelle recomposition. Les 900 millions de téléspectateurs passionnés par le Grand Prix de formule 1 de Monaco ignorent que le somptueux décor qui accueille les bolides a été pour une bonne part construit par une seule famille, d'origine italienne.

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Une dynastie, plutôt: les Pastor. Avec la bénédiction des princes Grimaldi, ils règnent depuis quatre générations sur un empire immobilier colossal, dans la ville la plus chère au monde. Ils y possèdent environ 4 000 appartements.

C'est-à-dire plus que l'Etat monégasque lui-même. La fortune globale des Pastor, propriétaires de quelque 500000 mètres carrés de logements et locaux commerciaux dont des gratte-ciel entiers sur le front de mer -, est évaluée à 30 milliards d'euros. Une estimation peut-être en deçà de la réalité. Et s'ils se gardent bien de le montrer, ils sont beaucoup plus riches que la famille princière.

"Il s'agit d'un contrat exécuté par des tueurs à gages"

Cette incroyable success story a récemment viré au cauchemar, avec l'assassinat d'Hélène Pastor, 77 ans, dernière représentante de la troisième génération établie à Monaco, et de son chauffeur et majordome d'origine égyptienne, Mohamed Darwich. Le 6 mai dernier, l'héritière se rend comme chaque jour à l'hôpital l'Archet de Nice, au chevet de son fils Gildo, 47 ans, hospitalisé depuis le mois de janvier à la suite d'un grave accident vasculaire cérébral. A sa sortie de l'établissement, vers 19h10, Hélène prend place sur le siège passager d'un monospace Lancia Voyager noir.

Au signal d'un complice posté sur le trottoir d'en face, un homme, le visage caché par une casquette à longue visière, surgit et fait feu à deux reprises à travers la vitre avec un fusil à canon scié. La première décharge de chevrotine atteint Hélène Pastor au thorax, au cou et à la mâchoire. La seconde touche Mohamed Darwich, 64 ans, au coeur et à l'abdomen. Entre les deux coups de feu, le tireur se penche dans l'habitacle pour s'assurer des dommages provoqués. Puis il s'enfuit à pied, rejoint par son complice. Quelques témoins pétrifiés assistent à ce guet-apens mortel.

La scène est filmée par une caméra de vidéosurveillance. Dans les heures qui suivent, une information judiciaire pour "assassinat en bande organisée et association de malfaiteurs en vue de commettre ces crimes" est ouverte par les juges marseillais Christophe Perruaux et Christine Saunier-Ruellan. L'enquête est menée par la direction interrégionale de la police judiciaire, sous la supervision de la juridiction interrégionale spécialisée de Marseille, chargée notamment de la lutte contre la criminalité organisée.

Les enquêteurs n'ont pas pu interroger le majordome, décédé des suites de ses blessures, le 10 mai dernier. Hélène Pastor, elle, a pu être brièvement entendue, avant sa mort, le 21 mai. Aux policiers, elle a murmuré ne pas comprendre pourquoi on s'en était pris à elle ni savoir qui pourrait "lui en vouloir".

Depuis, Gildo Pallanca-Pastor, très diminué par son AVC, et sa demi-soeur, Sylvia Ratkowski-Pastor, 53 ans, issue d'un premier mariage, ont également été auditionnés, sans pouvoir livrer la moindre piste. "Gildo voyageait dans le monde entier sans prendre la moindre précaution", affirme à L'Express un membre de son entourage proche. Depuis, par mesure de sécurité, il est soigné à son domicile. Il ne voit quasiment personne et répond rarement aux SMS qu'il reçoit.

Ces jours-ci, la police monégasque procéderait discrètement à l'audition de la dizaine de neveux et nièces d'Hélène, les héritiers des deux autres branches de la dynastie Pastor. Selon nos informations, les policiers ont à ce jour peu de certitudes. "Il s'agit d'un contrat, exécuté par des tueurs à gages", affirme une source proche de l'enquête. Hélène Pastor aurait donc été assassinée à la demande d'un commanditaire. Mais le mode opératoire du tireur et de son complice, probablement grimés, fleure l'amateurisme. On est loin, du moins en apparence, des méthodes du grand banditisme ou de la mafia.

Les enquêteurs n'écartent cependant aucune piste. "Nous travaillons sur les faits plutôt que sur les mobiles. Pas question d'asphyxier l'enquête en prêtant l'oreille à toutes les rumeurs qui courent à Monaco", poursuit la même source.

Une famille plus divisée qu'il n'y paraît?

Effectivement, six semaines après cet assassinat qui a sidéré la population et le palais princier, les hypothèses les plus contradictoires continuent de bruisser aux terrasses des cafés chics de Monte-Carlo. Tentative de racket qui aurait mal fini ? Vengeance sordide d'un employé ou d'un exlocataire? Obscur différend d'ordre privé, voire familial? "C'est sûrement un coup de la mafia russe. Ils sont de plus en plus nombreux ici et ils ont un gros appétit", tranche un résident italien. "Absurde! Les Russes viennent ici claquer leur argent ou acheter un appartement, mais ils ne sont pas dans les gros business...", rétorque un de leurs compatriotes, en pointant du doigt la 'Ndrangheta, la mafia calabraise, dont l'ombre plane périodiquement sur la Côte d'Azur.

"Ce meurtre est incompréhensible, affirme de son côté le journaliste et auteur Frédéric Laurent, fin connaisseur de la principauté. Une femme immensément riche comme Hélène Pastor n'avait aucun intérêt à se mêler à des affaires troubles." Il poursuit: "A moins qu'en s'en prenant à elle on ait voulu faire passer un message indirect: attention, nous pouvons frapper..." Admettons, mais quel message, destiné à qui? A Gildo, son fils ? Au clan Pastor ? Aux grandes familles de la principauté? Mystère.

En revanche, même si le crime a été commis sur le territoire français, beaucoup d'habitants s'inquiètent de voir l'atout n° 1 de Monaco sa sécurité être ainsi pris en défaut. Dans cet Etat confetti de 2,02 kilomètres carrés, peuplé de 36000 habitants, dont 8400 nationaux, tout le monde connaît les Pastor. Peu de gens acceptent d'en parler ouvertement. Il est vrai qu'ils logent au moins un quart des résidents ! Reste maintenant à voir jusqu'où les enquêteurs pourront fouiller dans les petits secrets d'une famille plus divisée qu'il n'y paraît, et dont la fortune et l'influence donnent le vertige...

L'ascension des Pastor remonte aux années 1880

Bien sûr, les Pastor font des envieux, suscitent des jalousies, quelques commentaires peu amènes. Cela dure depuis plus d'un siècle. Leur irrésistible ascension sur le Rocher remonte aux années 1880. A l'époque, comme tant d'autres Italiens, Jean-Baptiste Pastore (avec un "e" final, qui disparaîtra avec le temps), tailleur de pierre et maçon, travaille sur des chantiers en principauté. Cette villégiature balnéaire, dotée d'un casino, a le vent en poupe. Vers 1926, le fondateur de la dynastie quitte définitivement Buggio, le "trou", son village natal de Ligurie (région frontalière de la France), pour établir son entreprise à Monaco.

En 1936, premier gros succès: le prince Louis II lui confie la construction du stade de football qui portera son nom. Les deux familles ne se quitteront plus. Gildo, l'aîné des enfants Pastor, prend bientôt les rênes de l'entreprise familiale: J.B. Pastor & fils. La Seconde Guerre mondiale ne ralentit pas le business. "A l'époque, Gildo s'associe avec un affairiste qui travaille ouvertement avec les Allemands", rappelle le journaliste Pierre Abramovici, auteur de Szkolnikoff, le plus grand trafiquant de l'Occupation (Nouveau Monde éditions).

L'épisode, embarrassant, sera vite oublié après guerre. L'accession au trône de Rainier III, en 1949, ouvre un véritable âge d'or pour les Pastor. Le "prince bâtisseur" et le roi du béton vont remodeler Monaco, devenu la destination favorite des stars et des milliardaires.

En 1966, Gildo décroche le jackpot: il obtient le droit de construire des buildings résidentiels sur l'avenue Princesse-Grace, face à la mer. Auparavant, il rachète à bas prix la plupart des terrains bordant l'actuelle plage du Larvotto. Dans les années 1970, il est à la tête d'une collection d'immeubles de 12 à 27 étages, dont le mètre carré se vend aujourd'hui au minimum à 40000 euros. Les prix de l'immobilier monégasque ont été multipliés par 100 ces cinquante dernières années. Mais voici le véritable coup de génie de Gildo Pastor, sa martingale: ne jamais céder de titre de propriété. Louer ses milliers d'appartements et encaisser, encore et encore, les loyers les plus chers au monde.

La proximité avec le prince, un atout imparable

Cette rente invraisemblable gonfle le patrimoine familial, permet de construire et d'acquérir sans cesse d'autres biens. "Voilà une famille heureuse: on voit qu'ils n'ont pas encore hérité", disait Sacha Guitry. Le décès de Gildo, en 1990, puis sa succession, scinde la famille Pastor en trois branches qui, au gré des circonstances, s'allient ou se livrent une sévère concurrence.

En 1990, Victor, le fils aîné (mort en 2002), hérite de l'entreprise originelle, J.B. Pastor & fils. Le groupe, qui emploie aujourd'hui 500 personnes, est désormais géré d'une main ferme par Patrice, 41 ans, résidant d'ordinaire à Londres, et son frère Jean-Victor, 46 ans. Ils possèdent des gratte-ciel de luxe sur l'avenue Princesse-Grace, comme le Formentor et le Roccabella, ou le Simona baptisé ainsi en hommage à leur mère -, près du jardin exotique.

S'ils se diversifient, avec la gestion de résidences de luxe, l'assurance de yachts et de jets privés, leur principale activité demeure la construction et la promotion immobilières. "Ils rachètent le moindre mètre carré disponible pour bâtir en hauteur, commente un connaisseur du marché. A cause du manque d'espace, l'ensemble de la principauté est soumis à une spéculation effrénée..." Dans ce Monopoly grandeur nature, la proximité avec le prince, décisionnaire par "ordonnance souveraine", est un atout imparable. Et l'absence de véritable plan d'occupation des sols autorise d'étranges chantiers. En échange d'une compensation financière, certains résidents n'ont eu d'autre choix que de voir un immeuble pousser devant chez eux, les privant ainsi de la vue sur la mer.

Michel Pastor tutoie le showbiz et les grands de ce monde

La deuxième branche de la famille Pastor est la plus connue. Michel, décédé le 2 février dernier à l'âge de 70 ans, avait reçu en héritage le Centre immobilier Pastor (CIP), chargé d'encaisser les loyers et de gérer la rénovation du parc immobilier. Ce "grand monsieur, très sympa, passionné d'art", selon l'un de ses anciens collaborateurs, était une figure incontournable sur le Rocher. Président de l'AS Monaco de 2004 à 2008, à la demande du prince Rainier III, Michel a fait de son entreprise un groupe international, piloté depuis l'Europa Résidence, navire amiral de 22 étages. Outre la gestion d'une demi-douzaine de buildings somptueux, comme le Columbia ou le Houston Palace, où réside une pléiade de stars, Michel acquiert des milliers d'hectares de littoral à Cuba et en Afrique.

Il possède un temps l'épicerie de luxe Hédiard, investit dans la galerie Artcurial. Il tutoie le showbiz et les grands de ce monde. En 2004, l'une de ses trois filles, Alexandra, épouse David Hallyday. Jean-Baptiste, 30 ans, le benjamin de la fratrie, a, lui, célébré des noces en béton. A l'été 2012, il s'unit à Valentina Marzocco, issue d'une famille de promoteurs immobiliers italiens établis en principauté depuis 1988. Actuellement, les Marzocco achèvent un chantier titanesque: la tour Odéon, haute de 170 mètres, coiffée d'un penthouse mis à prix à 300millions d'euros. Valeur potentielle de ce monstre urbanistique: 8 milliards...

Depuis le décès de Michel Pastor, ses cinq enfants se partagent la conduite des affaires. Jean-Baptiste s'occupe de la construction et de la promotion immobilière. Delphine, 38 ans, secondée par sa cadette Emilie-Sophie, préside l'agence John Taylor, spécialisée dans la vente de villas de rêve sur la Riviera, que les milliardaires russes s'arrachent pour 50 millions d'euros.

Delphine habite au Monte Carlo View, dernier des immeubles bâtis par le groupe familial. "Nous poursuivons dans la voie tracée par notre grand-père [Gildo senior], expliquait-elle à L'Express en 2013. Pas de politique, pas de casino, pas de Bourse. La pierre, rien que la pierre..." Ce qui n'empêche pas de l'apercevoir attablée, avec des membres de la jet-set, dans les restaurants les plus branchés de Monaco.

Un patrimoine estimé entre 10 et 12 milliards d'euros

Jusqu'à ce tragique mois de mai, la troisième branche de la famille était donc chapeautée par Hélène Pastor. Lors du partage de l'empire de béton, en 1990, "Tante Hélène" est la moins bien lotie. Enfin, façon de parler. Elle qui n'a jamais vraiment travaillé jusqu'alors se retrouve propriétaire d'une demi-douzaine de buildings prestigieux, dont deux sur l'avenue Princesse-Grace, ainsi que du Gildo Pastor Center, un ensemble de 90000 mètres carrés de bureaux.

Un temps mariée avec Claude Pallanca, chirurgien-dentiste et consul de Russie à Monaco, Hélène n'apparaît en public qu'à l'occasion de soirées caritatives. Sèche, voire cassante, cette maîtresse femme en tailleur Chanel se contente d'encaisser les loyers faramineux que lui rapportent ses immeubles. "Il y a quelques années, un de ses locataires, dans une mauvaise passe, lui a demandé rendez-vous pour obtenir un échelonnement de sa dette, rapporte un témoin bien informé. Il s'est retrouvé entre deux gorilles menaçant de le retenir jusqu'à ce qu'il paie..." L'affaire s'est finalement réglée à l'amiable.

La question demeure: pourquoi s'en prendre à cette héritière discrète, qui vivait au sommet de la résidence Trocadéro? "C'est d'autant plus étrange qu'elle ne s'est jamais aventurée dans le secteur de la construction, qui est de loin le business le plus juteux, le plus risqué aussi", souligne un avocat monégasque. Certes, elle laisse à ses deux enfants, Sylvia et Gildo, un patrimoine estimé entre 10 et 12 milliards d'euros. De quoi susciter les convoitises. Face à son fils, Hélène tenait fermement les cordons de la bourse. Elle lui versait d'ailleurs un "salaire" mensuel, d'un montant de 500000 euros, selon plusieurs sources.

Gildo associé à Leonardo DiCaprio dans la formule E

Car Gildo, c'est un peu l'original de la dynastie. Il se tient à l'écart de sa dizaine de cousins germains, mettant en avant son nom paternel, Pallanca, plutôt que celui des Pastor. Un peu playboy, très intelligent, inventif, cet ami d'Albert II fréquentait des milieux très divers jusqu'à son accident vasculaire cérébral. Consul honoraire de Malaisie, il est le patron de Radio Monaco, de la brasserie du même nom et du restaurant Explorer's, sur le port Hercule. Ce dernier établissement est entièrement décoré de souvenirs d'expéditions d'Albert Ier (1848-1922) et du souverain actuel. Mais sa vraie passion, c'est la compétition automobile. Il est propriétaire de la société Venturi, conceptrice de véhicules électriques high-tech.

Associé à l'acteur Leonardo DiCaprio, il avait récemment annoncé la participation de son écurie au premier Championnat du monde de formule E, réservé aux monoplaces 100% électriques, qui devrait débuter en 2015. Un pari futuriste, dont le budget annuel avoisinerait 25 millions d'euros. Faute d'indépendance financière vis-à-vis de sa mère, Gildo aurait-il été tenté d'emprunter discrètement de l'argent à des personnages douteux? Peut-être n'est-ce qu'une rumeur de plus.

Ce qui est certain, c'est que Gildo voyait loin et grand. A la surprise générale, il s'était porté candidat, l'année dernière, pour remporter un marché immobilier pharaonique. Perpétuellement en quête de surface constructible afin de répondre à la demande de richissimes investisseurs, la principauté veut s'étendre de 6 hectares, en bâtissant un nouveau quartier, entièrement gagné sur la mer, entre le casino et la plage du Larvotto. Coût des seuls travaux: 1,5 milliard d'euros.

A l'horizon de 2025, des immeubles de très grand luxe, de 6 à 12 étages, bordés d'un port de plaisance de 40emplacements, s'élèveront sur 60000 mètres carrés. Le quartier abritera les appartements les plus chers du monde: 100000 euros le mètre carré, voire davantage. Un premier projet, encore plus vaste, avait été abandonné en 2008. Officiellement à cause du krach économique mondial. A l'époque, le groupe Michel Pastor, associé à Bouygues, tenait la corde. Lors de la résurrection du "chantier du siècle", en mai 2013, Gildo Pastor entre en lice face à trois géants du BTP. Son dossier est le moins étayé.

Le 13 janvier dernier, le marché est attribué sous réserve d'un accord final avec le gouvernement monégasque à Bouygues TP, associé aux groupes J.B.Pastor & fils, Michel Pastor et Marzocco. Sinistre coïncidence: quelques jours après, Gildo est victime d'un AVC. Trois semaines plus tard, son oncle Michel décède des suites d'un cancer. Trois mois de plus, et Hélène, sa mère, est assassinée juste après lui avoir rendu visite. Combien de temps encore avant que Monaco ne livre le secret d'une des plus troublantes énigmes de son histoire?