Michael Cunningham

Elle est peut-�tre la femme la plus intelligente de toute l�Angleterre , ( Virginia Woolf) pense t�il. Ses livres seront peut-�tre lus pendant des si�cles. Il y croit avec plus d�ardeur que quiconque. Et elle est sa femme. Elle est Virginia Stephen, grande et p�le, bouleversante comme un Rembrandt ou un V�lasquez�.

D�abord viennent les migraines, qui ne sont en aucune mani�re des douleurs banales. Elles la p�n�trent. Elles l�habitent plut�t qu�elles ne l�affligent, comme les virus habitent leurs h�tes. Des filaments douloureux l�envahissent, projettent dans ses yeux des �clats de lumi�re avec tant d�insistance qu�elle a du mal � croire que les autres ne les voient pas. La douleur la colonise, se substitue de plus en plus � elle, Virginia, et son avanc�e est si irr�sistible, ses contours d�chiquet�s si perceptibles, qu�elle l�imagine ais�ment comme une entit� ayant une vie propre. Elle pourrait la voir tandis qu�elle marche au c�t� de Leonard dans le parc, une masse scintillante couleur d�argent qui flotte au-dessus des pav�s, h�riss�e de pointes, fluide et compacte telle une m�duse.
� Qu�est-ce que c�est ? � demanderait Leonard. � C�est ma migraine, r�pondrait-elle. N�y pr�te pas attention. �

(...) nous nous escrimons � �crire des livres qui ne changent pas la face du monde, malgr� nos efforts obstin�s, nos espoirs les plus extravagants. Nous menons nos vies, nous faisons ce que nous avons � faire, et puis nous dormons - c'est aussi simple et banal que cela. Certains se jettent par la fen�tre ou se noient ou avalent des pilules ; plus nombreux sont ceux qui meurent par accident ; et la plupart d'entre nous, la vaste majorit�, est lentement d�vor�e par une maladie ou, avec beaucoup de chance, par le temps seul. Mais il y a ceci pour nous consoler : une heure ici ou l� pendant laquelle notre vie, contre toute attente, s'�panouit et nous offre tout ce dont nous avons jamais r�v�, m�me si nous savons tous, � l'exception des enfants (et peut-�tre eux aussi) que ces heures seront in�vitablement suivies d'autres, � combien plus sombres et plus ardues.

Une neige scintillante et cristalline s'est mise � tomber, assez fine pour �tre pratiquement invisible, � l'exception des nimbus orang�s que r�pandent les r�verb�res, petits films qui apparaissent, un par bloc, l�gers tourbillons d'�tincelles dor�es, un effet sp�cial, une illusion projet�e dans les halos de lumi�re encapuchonn�s.

Peut-�tre commence-t-on � mourir ainsi : en s'abandonnant aux soins d'une fille devenue adulte, au confort d'une pi�ce. Il y a l'�ge, aussi. Place aux petites consolations, � la lampe et au livre. Place � un monde de plus en plus dirig� par d'autres que vous; qui r�ussiront ou �choueront; qui ne vous regardent pas lorsqu'ils vous croisent dans la rue.

Un mardi, vous rentrez chez vous et vous vous dites : je vais m�arr�ter dans ce deli o� je ne suis jamais entr�, et acheter un Coca. Un mardi, � dix-huit heures trente-deux. Il y a ce grand type debout devant l�armoire r�frig�r�e, vous ne pensez � rien de particulier � son sujet, aussi tout est-il naturel, il ne faut ni courage ni effort particulier pour demander : � Vous �tes Coca ou Pepsi ? � Il n�est pas �tonnant que le grand type se tourne vers vous, qu�il vous adresse un petit sourire songeur, comme s�il s�agissait d�une question s�rieuse, et dise : � Pepsi sans h�siter. Coca est pour les Beatles, Pepsi pour les Rolling Stones. �

Et peut-�tre � peut-�tre � que l�amour viendra, et restera. C�est possible. Il n�y a pas de raison �vidente pour justifier les caprices de l�amour (pas plus qu�il n�y a de raison �vidente qui explique le comportement des neutrons). Ce n�est qu�une question de patience, n�est-ce pas ? De patience, et de refus de renoncer � l�espoir.

Nous menons nos vies, nous faisons ce que nous avons � faire, et puis nous dormons -- c'est aussi simple et banal que cela. Certains se jettent par la fen�tre ou se noient ou avalent des pilules ; plus nombreux sont ceux qui meurent par accident ; et la plupart d'entre nous, la vaste majorit�, est lentement d�vor�e par une maladie ou, avec beaucoup de chance, par le temps seul. Mais il y a ceci pour nous consoler : une heure ici ou l� pendant laquelle notre vie, contre toute attente, s'�panouit et nous offre tout ce dont nous avons jamais r�v�, m�me si nous savons tous, � l'exception des enfants ( et peut-�tre eux aussi) que ces heures seront in�vitablement suivies d'autres , � combien plus sombres et plus ardues. Pourtant, nous ch�rissons la ville, le matin ; nous voudrions, plus que tout, en avoir davantage.

En ce moment, elle lit Virginia Woolf, tous les livres de Virginia Woolf, l'un apr�s l'autre - elle est fascin�e � la pens�e d'une telle femme , d'une telle intelligence, d'une telle singularit�, habit�e d'un chagrin aussi incommensurable ; une femme dou�e de g�nie qui n�anmoins a lest� sa poche d'une pierre et s'est enfonc�e dans la rivi�re. Elle, Laura, aime imaginer (c'est l'un de ses secrets les mieux gard�s) qu'elle poss�de une trace de cette intelligence, � peine un soup�on, m�me si elle sait que la plupart des gens se prom�nent dans la vie avec les m�mes illusions, serr�es en leur for int�rieur comme de petits poings, jamais divulgu�es. Elle se demande, tandis qu'elle pousse un Caddie dans les all�es du supermarch� ou qu'elle se fait coiffer, si les autres femmes n'ont pas toutes plus ou moins la m�me pens�e : La voil� la femme � l'esprit brillant, la femme des grands chagrins, la femme des joies sublimes, qui pr�f�rerait �tre ailleurs, qui a accept� d'ex�cuter des t�ches simples et essentiellement stupides, d'examiner des tomates, de rester sous un s�choir � cheveux, car c'est l� que r�sident son art et son devoir.

La diff�rence entre trente-six et vingt-cinq ans, dit-elle, c'est qu'a vingt-cinq ans tu ne parais jamais path�tique. La jeunesse est l'excuse par excellence. Tu peux tout tenter, te coiffer n'importe comment, et avoir l'air parfaitement � l'aise dans tes baskets. Tu ne t'es pas encore trouv�, donc tout va bien. Mais tu prends de l'�ge, et tu t'aper�ois que tes illusions commencent � transpara�tre.