(PDF) "Suite française" d'Irène Némirovsky : une composition inachevée | Adina Balint - Academia.edu
Suite française d’Irène Némirovsky : une composition musicale inachevée Adina Balint‐Babos Université de Winnipeg Contrairement à David Golder1 (2005), qui décrit l’histoire d’un personnage, Suite française2 (2004) d’Irène Némirovsk3 déploie 1 Le titre David Golder a une sonorité étrangère. Il évoque la judéité et l’or, et peut aussi faire entendre l’avidité. Par opposition, le titre Suite française appelle plutôt la douceur grâce aux consonnes constrictives. 2 Les références I pour Tempête en juin, II pour Dolce, suivis des numéros du chapitre et de la page, sont données dans Némirovsky 2004. L’introduction et la présentation des textes dans cette édition sont signées par Myriam Anissimov, écrivaine et éditrice aux Éditions Denoël, qui a convaincu Denise Epstein, la fille d’Irène Némirovsky, de l’importance de faire publier ce texte. En 2004, Suite française paraît chez Denoël ainsi que chez Gallimard, dans la collection Folio. Le roman connaît un très grand succès et obtient le Prix Renaudot 2004, pour la première fois décerné à titre posthume. ADINA BALINT‐BABOS, « Suite française : une composition musicale inachevée » une multiplicité d’événements et de familles, une suite désignant, d’après le Robert historique de la langue française, des « choses qui forment un tout » (p. 1302), dans différents domaines, particulièrement en musique, où « les mouvements de la suite peuvent comporter des éléments thématiques communs, des structures harmoniques et formelles similaires composant un ensemble »4. Le titre Suite française suggère donc que l’œuvre est formée d’une multitude de trajectoires individuelles et collectives. Elle a été conçue pour évoquer un large pan de réalité en plusieurs parties. Suite française, roman posthume récipiendaire du Prix Renaudot 2004, se compose de deux volets : le premier porte le titre oxymore de Tempête en juin, texte trouvé le 23 février 1941 (Philipponnat et Leinhardt, p. 463); le second, intitulé Dolce, découvert au cours de l’été 1941, constitue un « intermède printanier » (ibid., p. 482), qui commence le dimanche de Pâques 1941 avec l’arrivée des Irène Némirovsky est une écrivaine de langue française, déportée et morte à Auschwitz en 1942, à l’âge de 39 ans, lorsqu’elle rédigeait Suite française, livre qu’elle imaginait de 1000 pages, « l’œuvre la plus importante de ma vie » (Lettre à André Sabatier, citée dans Notice de Suite française, p. 387). Irène Némirovsky est née à Kiev en 1903, fille unique d’une famille juive russe aisée, dont le père est banquier. La famille fuit la Révolution bolchévique et s’installe à Paris en 1918. En 1922, Irène obtient son diplôme en littérature russe et en littérature comparée. En 1925, elle se marie avec Michel Epstein, juif russe exilé comme elle, qui sera aussi déporté à Auschwitz. Ils auront deux filles, Denise et Élisabeth. Denise Epstein, la fille aînée qui a gardé et transcrit soigneusement le manuscrit de Suite française et dont elle a fait don à l’IMEC en 2005, est morte en avril 2013 à Toulouse à 84 ans (voir Corpet, 2010). 4 Le Larousse, Dictionnaire de la musique définit « la suite » en ces termes : « forme musicale à plusieurs mouvements, à l’origine série de danses (réellement dansées ou stylisées) écrites dans la même tonalité et pour le même instrument ou ensemble d’instruments. […] Les mouvements peuvent être aussi thématiquement indépendants et unifiés uniquement par la présence de la même tonalité. » À la fin de la Renaissance, la suite baroque alterne les airs de danse selon leurs rythmes : lent ou vif, solennel ou gai, enchaînant souvent, par exemple, la pavane et la gaillarde. 3 9 www.revue‐analyses.org, vol. 9, nº 3, automne 2014 Allemands dans le village de Bussy et se termine le 1er juillet, date du départ des Allemands. Pour le premier volet, Némirovsky avait réfléchi à d’autres titres : La Débâcle, Naufrage et, enfin, Panique (voir Notice, 2004, p. 387). Ses notes préparatrices montrent qu’elle prévoyait une troisième partie à Suite française, intitulée Captivité, se déroulant à Paris dans le milieu des Résistants, et deux autres parties, sans titre (2004, p. 399), ou appelées plus loin, de manière hypothétique, Bataille et La Paix. D’après son cahier de notes, en mai 1942, le titre d’ensemble de l’œuvre n’est toujours pas fixé : « Titre général : Tempête ou Tempêtes et la 1re partie pourrait s’appeler Naufrage » (2004, p. 401), note l’auteure. Remarquons que d’un volet à l’autre, de Tempête en juin à Dolce, il y a de la continuité et de la résistance à cette continuité, sous la forme de différentes ruptures. Ruptures, puisqu’à l’affolement de la débâcle et de l’exode, vécus à travers des personnages multiples, issus de milieux sociaux divers, dans des lieux multiples en France, succède un état nouveau, stable et plus calme, comme on dit, celui de l’Occupation : les Allemands s’installent dans un village du Morvan. Les habitants, pour leur part, s’accommodent plutôt bien de leur présence si l’on fait exception de la vieille madame Angellier, dont le fils est en prison, et de Benoît Labarie, jaloux de l’Allemand qui habite chez lui. Continuité, car ce village a été déjà mentionné dans Tempête en juin. À ce moment‐là, anonyme, ce village porte désormais le nom de Bussy5. Le lien avec le premier volet se fait Il s’agit du village Bussy‐la‐Croix dans le Morvan, transposition fictionnelle d’Issy‐l’Évêque en Saône‐et‐Loire, lieu de refuge de la famille Epstein, c’est‐à‐ dire la famille d’Irène Némirovsky : son mari, elle et leurs deux filles. Rappelons qu’Irène se marie avec Michael Epstein mais garde son nom de jeune fille, Némirovsky. 5 10 ADINA BALINT‐BABOS, « Suite française : une composition musicale inachevée » aussi par la présence des Labarie, par le rappel des Michaud, qui auraient fait halte à Bussy chez les Angellier (II, 12, p 189), et par un thème commun : la manière dont les individus résistent ou non dans une situation collective éprouvante comme celle de l’Occupation. Ainsi, on pourrait penser à Suite française comme à un « roman moral » (Corpet, 2010, p. 133), où des personnages comme les Michaud, qui « incarnent l’intelligence, le bon sens et l’honneur » (ibid.) dans des situations charnières, seraient des modèles. Le récit d’une « tempête en juin » Le titre du premier volet, Tempête en juin, présage une catastrophe : dès le premier chapitre, les bruits dans les airs font penser à la guerre. De manière assez surprenante et quelque peu ironique, les avions sont perçus par les Parisiens endormis comme des phénomènes naturels : Les dormeurs rêvaient de la mer qui pousse devant elle ses vagues et ses galets, de la tempête qui secoue la forêt en mars, d’un troupeau de bœufs qui court lourdement en ébranlant le sol de ses sabots […]. (I, 2, p. 89) En outre, la présence des métaphores aquatiques est saisissante : « une foule grandissante venait battre les murs de l’église comme un flot » (I, 10, p. 76); « un fleuve lent d’autos […] elles étaient pressées les unes contre les autres comme des poissons pris dans une nasse, et de même il semblait qu’un coup de filet pût les ramasser ensemble, les rejeter vers un affreux rivage » (I, 9, p. 65). Il y a aussi, dans les allers et retours du roman, l’ondulation d’une « vague qui grossit, déferle, puis se retire, laissant un paysage désolé » (2004, 3 juillet 1942, 11 www.revue‐analyses.org, vol. 9, nº 3, automne 2014 p. 404). Dans ses notes manuscrites, on lit souvent une Irène Némirovsky qui se questionne sur le mouvement en crescendo de cet épisode : « The pattern is less une roue qu’une vague qui monte et descend, et tantôt sur sa cime on trouve une mouette, tantôt l’Esprit du Mal et tantôt un rat mort » (ibid.). Le récit fait donc alterner des moments d’une sorte d’extase avec des moments sombres, beaucoup plus nombreux. Sous cet angle, le personnage de Philippe Péricand illustre ce double mouvement d’optimisme et de chute, de gaité et de détresse, alternance qui est aussi celle de la suite dans la musique baroque. D’où la connotation musicale du titre Suite française, qui semble révélatrice autant pour l’ensemble de la composition du roman que pour des micro‐séquences : Avant tout ne rien prendre au tragique, les faire sortir d’ici et ils me suivront comme des petits chiens. Demain on verra ! […] Ce fut ainsi qu’il mourut, dans l’eau jusqu’à la ceinture, la tête rejetée en arrière, l’œil crevé par une pierre. (I, 25, p. 253) Au quotidien, la famille Michaud évoque elle‐même cette curieuse alternance de hauts et de bas. Quand les membres de cette famille sont en détresse lorsqu’ils rentrent de Paris, Maurice regarde la situation difficile dans laquelle ils se trouvent avec une certaine distance, avec une sagesse assez touchante : — Mais enfin qu’est‐ce qui te console encore ? — La certitude de ma liberté intérieure, dit‐il après avoir réfléchi, ce bien précieux inaltérable, et qu’il ne dépend que de moi de perdre ou de conserver. Que les passions poussées à leur paroxysme comme elles le sont maintenant finissent par s’éteindre. Que ce qui a eu un commencement aura une fin. En un mot, que les catastrophes passent et qu’il faut tâcher de ne pas passer avant elles, voilà tout. Donc d’abord vivre : Primum vivere. Au jour le jour. Durer, attendre, espérer. (I, 28, p. 257) 12 ADINA BALINT‐BABOS, « Suite française : une composition musicale inachevée » Cependant, cette conviction stoïcienne ne lui permettra pas de survivre au jour le jour, et c’est sa femme qui va trouver une solution plus concrète : à la sagesse philosophique répond en écho une prise de conscience assez cruelle de la réalité. Les deux volets du roman mettent ainsi en lumière deux formes opposées de la communauté française : l’une est éclatée, car jetée dans le désordre des faits historiques où des gens qui n’auraient dû jamais se rencontrer se retrouvent dans le même village, par la force des événements; l’autre décrit un groupe de personnages confrontés à la présence d’un intrus, l’étranger hostile et ennemi, et explore dans cet endroit clos les différentes réactions des protagonistes, issus de toutes les classes sociales confondues, des plus pauvres aux bourgeois : paysans, petits commerçants, nobles, comme la famille Angellier6 ou la femme du notaire, etc. Tempête en juin retient naturellement notre attention par les images de catastrophe, de chaos, d’accumulations de malheurs en crescendo, tandis que Dolce, par sa structure d’ensemble, plus lente et musicale, s’impose comme une sorte de pause, d’andante de cette symphonie qui est Suite française. Dès l’incipit, le groupe des bourgeois qui doivent évacuer leur domicile est touchant et ahurissant à la fois. L’œil d’Irène Némirovsky perce « le paysage » humain en nous livrant une description précise et détaillée, non dépourvue d’ironie : ces bourgeois chargent leur voiture, de la corbeille du chat, du coffret à dentelles, de la planche à repasser, etc. aux moindres objets (I, 6); un peu plus loin, la chute du chapitre I, 21 est Gaston Angellier est un personnage à l’allure balzacienne, avide d’argent, passionné par les terres, et qui entretient une maîtresse à Dijon, dont il a eu un enfant (II, 3, p 296). 6 13 www.revue‐analyses.org, vol. 9, nº 3, automne 2014 ponctuée par une scène de théâtre quand Madame Péricand, persuadée d’avoir sauvé l’essentiel dans la débâcle — ses bijoux, ses enfants — s’aperçoit qu’elle a oublié son beau‐père (p. 234); un quiproquo, le vieillard gâteux qui prend les sœurs de l’hospice pour sa bru et son épouse défunte (I, 23); le passage d’un comique proustien où le directeur du Grand Hôtel demande à Corte « sur un ton discret et funèbre » : « Je fais monter nos petits déjeuners ? » (p. 263). Suite française abonde en scènes paradoxales qui font alterner des contrastes inattendus, du dramatique le plus sérieux au comique le plus évident. Dans un article récent intitulé, Yves Baudelle se penche particulièrement sur l’ironie et le comique dans le roman, en précisant que malgré les nombreuses scènes comiques, « il semble que [la] dérision à l’œuvre dans le dernier roman d’Irène Némirovsky soit à peine lisible » (p. 112). En filigrane, surgit une question : pour quelle raison ? Rappelons d’emblée que, selon Daniel Sibony, dans la vie et dans sa transfiguration fictionnelle, « le rire permet une mise à distance de l’échec afin de ne pas succomber à la fatalité de la catastrophe » (p. 78). Dans ce sens, le rire apparaît comme une forme de résistance au drame; il instaure une distance salvatrice par rapport à ce qui risque de nous happer; il opère un déplacement du point névralgique et un effet de supériorité par rapport au pouvoir oppressif de l’occupant allemand. En outre, le rire désamorce une situation tendue, tout comme la musique, d’ailleurs. Pourtant, force est de constater que les études critiques consacrées à Suite française s’attardent rarement sur la dimension comique du roman, comme le souligne Baudelle. De façon générale, on commence par s’étonner que la romancière n’ait fait aucune place aux Juifs dans son grand panorama de l’Occupation, et l’on s’appuie sur 14 ADINA BALINT‐BABOS, « Suite française : une composition musicale inachevée » lui pour dénoncer le comportement collectif des Français durant les années noires (Baudelle, p. 117). Après tout, le fait que le roman traite d’un sujet trop sérieux pour être pris à la légère, à quoi s’ajoutent les circonstances tragiques qui expliquent l’inachèvement de Suite française — la déportation de l’auteure à Auschwitz — empêcherait en quelque sorte que le récit soit lu pour ce qu’il est : un vaste projet satirique, qui déploie des scènes comiques mémorables, parmi lesquelles les scènes évoquées plus haut. Le chaos et l’errance Mentionnée par Irène Némirovsky elle‐même, la structure labyrinthique de Tempête en juin — telle une suite musicale composée d’une succession de danses ou d’airs écrits dans une tonalité fougueuse — met en scène des personnages menacés par le désordre, le chaos, l’errance, la perte, mais qui tentent de « résister », de s’en sortir en prenant les chemins de l’exode. Dans cette ambiance où la tension de la guerre monte, chacun tente de protéger ce qu’il a de plus précieux : manuscrits, porcelaine, trousse de maquillage, argenterie, etc. Outre celle du manque de vivres, la question que soulève Tempête en juin est celle du véhicule qui permettrait d’échapper aux Allemands. Ceux qui disposent d’une voiture sont des privilégiés et sont prêts à tout pour continuer leur voyage. Le personnage de Gabriel Corte, qui tente de retrouver son véhicule déplacé lors du bombardement, risque même d’abandonner sa compagne, mais par la prouesse d’un saut, il parvient à sauver deux vies et se voit pour un certain temps comme un surhomme : 15 www.revue‐analyses.org, vol. 9, nº 3, automne 2014 Avec lenteur, avec incrédulité, avec des éclipses de lucidité, péniblement, graduellement, Corte comprenait que sa voiture lui était rendue, que ses manuscrits lui étaient rendus, qu’il retrouvait la vie, qu’il ne serait plus jamais un homme ordinaire, souffrant, affamé, courageux et lâche à la fois, mais une créature privilégiée et préservée de tout mal — Gabriel Corte !!! (I, 17, p. 224) De ce parcours possible de Gabriel Corte, on peut déduire la portée initiatique des destins des gens pris dans le chaos de l’Occupation. Entre l’accélération des actes imposés par le tragique des événements et l’adoucissement apporté par une éventuelle solution à tel ou tel problème, notre personnage semble porté par les ondulations d’une suite baroque, où les tempos rapides et lents se suivent dans une composition tonique et signifiante. De manière presque miraculeuse, le personnage de Corte parvient à s’extraire du chaos en arrivant à Vichy, achève son périple dans une baignoire du Grand Hôtel, où il médite sur l’avenir de son monde, remodelé dans la « dure matrice de la guerre de 1940 » (I, 27, p. 302). Dans d’autres épisodes du récit, une nouvelle image se superpose à celle du chaos dans Tempête en juin : « C’est une jungle, nous sommes pris dans une jungle… » (I, 14, p. 144), selon les mots de Corte lui‐même. Plusieurs personnages ont des traits communs avec des animaux : ils sont prédateurs et proies en même temps, enragés ou apaisés, tels des héros et héroïnes, danseurs et danseuses d’un ballet destiné à nous montrer les rythmes binaires d’une suite musicale à l’époque baroque, par exemple. On assiste à la lutte pour la survie, à un certain retour des instincts primitifs. Les manières bien acquises par l’éducation ne résistent pas longtemps dans la débâcle, comme le montre la charité habituelle de Madame Péricand, qui perd de vue ses principes dans la débandade 16 ADINA BALINT‐BABOS, « Suite française : une composition musicale inachevée » générale. Comme on le sait, elle sauve son argent, ses enfants, ses bijoux, etc. mais oublie le grand‐père pour lequel elle manifestait pourtant un respect indéfectible. Dans cette défaite de l’humain qui ne « résiste » plus dans le chaos environnant, l’épisode le plus déchirant semble être celui de la mort de Philippe Péricand, tué par des enfants décrits comme des fauves : […] de nouveau, ils se jetaient sur lui d’un bond silencieux, sauvage et désespéré : l’un d’eux le mordit, le sang jaillit. « Mais ils vont me tuer », se dit Philippe avec une sorte de stupeur. Ils s’accrochaient à lui comme des loups. Il ne voulait pas leur faire mal, mais il était forcé de se défendre ; à coups de poings, à coups de pied, il les repoussait et eux revenaient à la charge avec plus d’acharnement encore ayant perdu tout trait humain, des déments, des bêtes… (I, 25, p. 266) Le monde animal constitue ainsi un point de comparaison pour les hommes : Irène Némirovsky observe les réactions des personnages face aux différents problèmes avec l’acuité d’un scientifique ou d’un entomologiste. La métaphore qui assimile les êtres humains à des abeilles est centrale dans la longue conversation de Lucile Angellier et du jeune commandant allemand Bruno von Falk (II, 12, p. 365), qui nous conduit à conclure à l’impossibilité pour un individu d’échapper, malgré ses efforts, à « l’esprit de ruche » (II, 12, p. 367). Lucile et Bruno se cherchent, tournent autour, se découvrent des points communs, la culture et la musique, et finissent par ressentir l’un envers l’autre un tendre sentiment, jusqu’à la chute : le départ des soldats allemands au Front de l’Est. Une histoire qui ne dit jamais son nom mais qui éblouit par sa beauté et sa discrétion : Pas un aveu, pas un baiser, le silence [...] puis des conversations fiévreuses et passionnées où ils parlaient de leurs pays respectifs, de leurs familles, de musique, de livres [...]. L'étrange 17 www.revue‐analyses.org, vol. 9, nº 3, automne 2014 bonheur qu'ils éprouvaient [...] une hâte d'amant qui est déjà un don, le premier, le don de l'âme avant celui du corps. (II, 12, p. 372) Dans ce passage, des analogies avec les mouvements contrastés de la suite musicale sont évidentes. Les alternances de tempo haut et bas, bas et haut, sont soutenues par le style saccadé des répétitions chez Némirovsky ainsi que par la finesse de l’écrivaine dans l’observation des comportements humains. Suite française : une composition musicale Le titre choisi pour l’ensemble que constitue le roman renvoie à une structure musicale lisible si l’on fait l’analogie entre Suite française et les œuvres de Bach, particulièrement Suites pour violoncelle ; mais, lorsque ces dernières sont composées pour un instrument solo, le texte de Némirovsky inclut une myriade de morceaux à l’instar d’une suite musicale composée pour plusieurs instruments. Tempête en juin fait alterner, plus que Dolce, des chapitres où est évoquée une collectivité, et d’autres, plus nombreux, centrés sur des individus : le chapitre 2, concentré sur la famille Péricand, s’oppose ainsi au premier, qui expose l’alerte sur Paris; le troisième chapitre s’intéresse au couple formé par Gabriel Corte et Florence. L’alternance entre la collectivité et l’individu, thème central de l’œuvre de Némirovsky, se retrouve également dans le chapitre 10, qui, consacré aux Péricand, décrit avec minutie la foule des réfugiés vue par les habitants des villes traversées, dans un passage du style direct au style indirect libre, qui mêle la voix du narrateur à celle des habitants : 18 ADINA BALINT‐BABOS, « Suite française : une composition musicale inachevée » « Pauvres gens ! ce qu’il faut voir tout de même ! », disaient‐ils avec pitié et un secret sentiment de satisfaction : ces refugiés venaient de Paris, du Nord, de l’Est, des provinces vouées à l’invasion et à la guerre. Mais eux, ils étaient bien tranquilles, les jours passeraient, les soldats se battraient, cependant que le quincaillier de la grand‐rue et Mlle Dubois la mercière continueraient à vendre leurs casseroles et leurs rubans […]. (I, 10, p. 99) On observe la même alternance de style direct et de style indirect libre dans les deux chapitres suivants (flux et reflux de tempo allegro et andante, pour reprendre la terminologie musicale), chapitres cette fois centrés sur les Michaud, au milieu de la foule de l’exode. La musique est évoquée encore plus explicitement dans Dolce, d’entrée de jeu dans son titre, notion musicale soulignant la tonalité d’exécution d’une partition. Selon Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt (p. 512), dolce serait l’andante, qui est un tempo « allant » modéré. Le second volet de Suite française offre un rythme très différent du premier : les jours ont l’air de s’écouler paisiblement, mais la violence est toujours présente en toile de fond. L'occupation allemande paraît paisible; néanmoins, les envahisseurs tiennent le pouvoir, les habitants ne se soumettent guère de leur gré à ce montage; toute forme de résistance semble se tenir silencieuse, en sourdine, clôturée dans le cœur de chacun. Le chapitre le plus long, le 9, évoque une après‐midi et une soirée où Lucile commence à sympathiser avec von Falk et subit les remontrances de sa belle‐mère. L’œuvre qu’improvise le jeune pianiste allemand Bruno von Falk représente une mise en abyme du roman lui‐même, qui se penche attentivement sur les réactions de l’individu face au groupe dans les circonstances tragiques de l’Occupation : 19 www.revue‐analyses.org, vol. 9, nº 3, automne 2014 Il jouait, disait à mi‐voix : — Voici le temps de paix, voici le rire des jeunes filles, les sons joyeux du printemps, la vue des premières hirondelles qui reviennent du sud… C’est dans une ville d’Allemagne, en mars, quand la neige commence seulement à fondre. Voici le bruit de source que fait la neige lorsqu’elle coule le long des vieilles rues. Et maintenant la paix est finie… les tambours, les camions, les pas des soldats… Entendez‐vous ? Entendez‐vous ? Ce piétinement lent, sourd, inexorable… Un peuple en marche… Le soldat est perdu parmi eux… La musique était grave, profonde, terrible. (II, 12, p. 309) Quant à cette scène du soldat perdu, piétiné par « le peuple en marche », nous pouvons déduire que, pour Irène Némirovsky, chaque personnage se détache de l’ensemble en faisant entendre sa « musique » particulière, sa « voix » propre liée à sa destinée. Autre exemple de personnage mémorable, dans Dolce, la vicomtesse de Montmort, une chrétienne bien‐pensante, apparaît comme la caricature de Philippe Péricand. Elle se sent investie d’une mission, exactement comme lui. Mais son discours aux villageoises pour « le Colis au Prisonnier » exprime au fond la certitude de sa supériorité et toute sa condescendance. Le style indirect libre qui termine ce chapitre évoque par ailleurs des sentiments douteux et peu charitables de la vicomtesse à l’endroit des femmes qui l’entourent : La vicomtesse soupira, non de fatigue, mais d’écœurement. Que l’humanité était laide et basse ! Quel mal il fallait se donner pour faire palpiter une lueur d’amour dans ces tristes âmes… « Pouah ! », se dit‐elle tout haut, mais comme le lui recommandait son directeur de conscience, elle offrit à Dieu les fatigues et les travaux de cette journée. (II, 7, p. 378) 20 ADINA BALINT‐BABOS, « Suite française : une composition musicale inachevée » On voit donc que la caractérisation des personnages se fait essentiellement par leurs paroles, saisies tantôt de l’extérieur tantôt intérieurement, selon une technique empruntée à la musique : chez Némirovsky, le langage stylé s’oppose aux pensées intérieures, comme le souligne Dominique Délas et Marie‐Madeleine Castellani (p. 97). * Aujourd’hui, Suite française semble avoir un destin qui ne cesse de croître : le succès du roman a entraîné des rééditions de l’œuvre entière d’Irène Némirovsky, des traductions, des ouvrages critiques, des thèses, des dossiers thématiques dans des revues universitaires Voir Renard et Baudelle, 2012). Cette œuvre qui, pendant cinquante ans, ne figurait pas dans les histoires littéraires, se trouve désormais sortie de l’oubli et diffusée largement, en France et dans le monde. Le parti pris de ce roman d’histoire contemporaine et sa singularité sans doute sont de se refuser à toute homogénéité du discours, à toute unification des points de vue. S’il faut proposer une interprétation de Suite française, on pourrait dire que l’éclatement des discours et des opinions est inséparable du sujet même du livre : la défaite d’une nation sous l’Occupation. Suite française est l’expression de ce morcèlement politique, social, ontologique, humain, etc. Mais il fallait de l’audace et de la lucidité, un singulier détachement pour écrire un roman ouvert, hybride, dialogique, dans une France pétrifiée, partiellement fermée dans la propagande d’État. Irène Némirovsky l’a fait. 21 www.revue‐analyses.org, vol. 9, nº 3, automne 2014 Ainsi, Suite française s’ouvre sur un panorama de la société française face à l’exode vers le Sud pendant l’Occupation, sous la plume d’une écrivaine qui n’a pas vécu directement les événements, mais les a vus se dérouler près de Paris, à Issy‐l’Évêque. À travers les métaphores et les allégories de la tempête, du labyrinthe, de la jungle, du cheminement comme forme de résistance au chaos, Némirovsky met en lumière les réactions d’une communauté bigarrée. Avec panache, elle y détache les destins de quelques individus que nous retrouvons dans des chapitres discontinus, avant que le regard ne se focalise sur la foule d’un village confronté à l’installation des Allemands lors de l’Occupation. Mêlant les parcours individuels aux mouvements d’ensemble, le tempestuoso de Tempête en juin précède l’andante de Dolce dans la composition de cette suite inachevée, qui constitue aujourd’hui une œuvre importante parmi les témoignages fictionnels sur la Seconde Guerre mondiale en France. Bibliographie BAUDELLE, Yves. (2012), « “L’assiette à bouillie de bonne‐maman” et “le râtelier de rechange de papa” : ironie et comique dans Suite française », Roman 20‐50, Revue d’étude du roman du XXe siècle, no 54, décembre, p. 109‐123. CORPET, Olivier. (2010), Irène Némirovsky, un destin en images [Woman of Letters], Paris, Denoël/IMEC, ouvrage publié à l'occasion de l'exposition « Irène Némirovsky, “Il me semble parfois que je suis étrangère” », présentée au Mémorial de la Shoah, à Paris, du 13 octobre 2010 au 8 mars 2011. 22 ADINA BALINT‐BABOS, « Suite française : une composition musicale inachevée » DÉLAS, Dominique et Marie‐Madeleine CASTELLANI. (2012), « Une symphonie inachevée : structure de Suite française d’Irène Némirovsky », Roman 20‐50, Revue d’étude du roman du XXe siècle, no 54, décembre, p. 87‐97. GILLE, Elisabeth (2000), Le Mirador : mémoires rêvées, préface de René de Ceccaty, Paris, Stock. NÉMIROVSKY, Irène. (2010), Projet de Suite française, dans Irène Némirovsky, un destin en images, Denoël / IMEC. ―. (2005), David Golder, Paris, Grasset et Fasquelle. ―. (2004), Suite française, préface de Myriam Anissimov, Paris, Gallimard, coll. « Folio ». PHILIPPONNAT, Olivier et Patrick LIENHARDT. (2007), La Vie d’Irène Némirovsky, Paris, Grasset / Denoël. RENARD, Paul et Yves BAUDELLE (dir.). (2012), Roman 20‐50, Revue d’étude du roman du XXe siècle, dossier critique David Golder, Le Vin de solitude et Suite française d’Irène Némirovsky, no 54, décembre. REY, Alain (dir.). (2012), Le Robert historique de la langue française, Paris, Le Robert. SIBONY, Daniel. (2010), Le Sens du rire et de l’humour, Paris, Odile Jacob. SULEIMAN, Susan Rubin. (2012), « Irène Némirovsky and the “Jewish Question” in Interwar France », Yale French Studies, no 121, p. 8‐38. VIGNAL, Marc (dir.). (2005), Larousse ‐ Dictionnaire de la musique, <http://www.larousse.fr/encyclopedie/musdico/suite/170249>. WEISS, Jonathan. (2005), Irène Némirovsky, biographie, Paris, Félin. 23 www.revue‐analyses.org, vol. 9, nº 3, automne 2014 Résumé À partir du roman à succès d’Irène Némirovsky, Suite française, publié de manière posthume en 2004, l’article étudie la composition musicale de cette suite inachevée selon trois axes : le récit d’une « tempête en juin », les thèmes du chaos et de l’errance ainsi que les sens de la structure musicale de l’ensemble. Il s’agit d’explorer l’acte d’écrire comme une forme de résistance au drame de l’Occupation en France, un « détachement du point névralgique » du vécu. Après tout, quels sont les forces et les confins d’un récit‐témoignage fictionnel, tel celui de Némirovsky ? Abstract This article analyzes the content and the form of the musical composition of the well‐known and unfinished Suite française (2004) by Irène Némirovsky, following three axes: the narrative of Tempête en juin, the themes of the chaos and the errance, and the musical structure of the text as an ensemble. I therefore study the act of writing as a form of resistance to the drama of the Occupation of France by the Germans, and a way of detachment from a nevralgic point in life. After all, what powers and limitations of a fictional témoignage like the one by Némirovsky? 24