Suite française d’Irène Némirovsky :
une composition musicale inachevée
Adina Balint‐Babos
Université de Winnipeg
Contrairement à David Golder1 (2005), qui décrit l’histoire d’un
personnage, Suite française2 (2004) d’Irène Némirovsk3 déploie
1 Le titre David Golder a une sonorité étrangère. Il évoque la judéité et l’or, et
peut aussi faire entendre l’avidité. Par opposition, le titre Suite française
appelle plutôt la douceur grâce aux consonnes constrictives.
2 Les références I pour Tempête en juin, II pour Dolce, suivis des numéros du
chapitre et de la page, sont données dans Némirovsky 2004. L’introduction et
la présentation des textes dans cette édition sont signées par Myriam
Anissimov, écrivaine et éditrice aux Éditions Denoël, qui a convaincu Denise
Epstein, la fille d’Irène Némirovsky, de l’importance de faire publier ce texte.
En 2004, Suite française paraît chez Denoël ainsi que chez Gallimard, dans la
collection Folio. Le roman connaît un très grand succès et obtient le Prix
Renaudot 2004, pour la première fois décerné à titre posthume.
ADINA BALINT‐BABOS, « Suite française : une composition musicale inachevée »
une multiplicité d’événements et de familles, une suite
désignant, d’après le Robert historique de la langue française,
des « choses qui forment un tout » (p. 1302), dans différents
domaines, particulièrement en musique, où « les mouvements
de la suite peuvent comporter des éléments thématiques
communs, des structures harmoniques et formelles similaires
composant un ensemble »4. Le titre Suite française suggère donc
que l’œuvre est formée d’une multitude de trajectoires
individuelles et collectives. Elle a été conçue pour évoquer un
large pan de réalité en plusieurs parties. Suite française, roman
posthume récipiendaire du Prix Renaudot 2004, se compose de
deux volets : le premier porte le titre oxymore de Tempête en
juin, texte trouvé le 23 février 1941 (Philipponnat et Leinhardt,
p. 463); le second, intitulé Dolce, découvert au cours de l’été
1941, constitue un « intermède printanier » (ibid., p. 482), qui
commence le dimanche de Pâques 1941 avec l’arrivée des
Irène Némirovsky est une écrivaine de langue française, déportée et morte à
Auschwitz en 1942, à l’âge de 39 ans, lorsqu’elle rédigeait Suite française, livre
qu’elle imaginait de 1000 pages, « l’œuvre la plus importante de ma vie »
(Lettre à André Sabatier, citée dans Notice de Suite française, p. 387). Irène
Némirovsky est née à Kiev en 1903, fille unique d’une famille juive russe aisée,
dont le père est banquier. La famille fuit la Révolution bolchévique et s’installe
à Paris en 1918. En 1922, Irène obtient son diplôme en littérature russe et en
littérature comparée. En 1925, elle se marie avec Michel Epstein, juif russe
exilé comme elle, qui sera aussi déporté à Auschwitz. Ils auront deux filles,
Denise et Élisabeth. Denise Epstein, la fille aînée qui a gardé et transcrit
soigneusement le manuscrit de Suite française et dont elle a fait don à l’IMEC
en 2005, est morte en avril 2013 à Toulouse à 84 ans (voir Corpet, 2010).
4 Le Larousse, Dictionnaire de la musique définit « la suite » en ces termes :
« forme musicale à plusieurs mouvements, à l’origine série de danses
(réellement dansées ou stylisées) écrites dans la même tonalité et pour le
même instrument ou ensemble d’instruments. […] Les mouvements peuvent
être aussi thématiquement indépendants et unifiés uniquement par la
présence de la même tonalité. » À la fin de la Renaissance, la suite baroque
alterne les airs de danse selon leurs rythmes : lent ou vif, solennel ou gai,
enchaînant souvent, par exemple, la pavane et la gaillarde.
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Allemands dans le village de Bussy et se termine le 1er juillet,
date du départ des Allemands. Pour le premier volet,
Némirovsky avait réfléchi à d’autres titres : La Débâcle,
Naufrage et, enfin, Panique (voir Notice, 2004, p. 387). Ses notes
préparatrices montrent qu’elle prévoyait une troisième partie à
Suite française, intitulée Captivité, se déroulant à Paris dans le
milieu des Résistants, et deux autres parties, sans titre (2004,
p. 399), ou appelées plus loin, de manière hypothétique, Bataille
et La Paix. D’après son cahier de notes, en mai 1942, le titre
d’ensemble de l’œuvre n’est toujours pas fixé : « Titre général :
Tempête ou Tempêtes et la 1re partie pourrait s’appeler
Naufrage » (2004, p. 401), note l’auteure.
Remarquons que d’un volet à l’autre, de Tempête en juin à
Dolce, il y a de la continuité et de la résistance à cette continuité,
sous la forme de différentes ruptures. Ruptures, puisqu’à
l’affolement de la débâcle et de l’exode, vécus à travers des
personnages multiples, issus de milieux sociaux divers, dans
des lieux multiples en France, succède un état nouveau, stable
et plus calme, comme on dit, celui de l’Occupation : les
Allemands s’installent dans un village du Morvan. Les habitants,
pour leur part, s’accommodent plutôt bien de leur présence si
l’on fait exception de la vieille madame Angellier, dont le fils est
en prison, et de Benoît Labarie, jaloux de l’Allemand qui habite
chez lui. Continuité, car ce village a été déjà mentionné dans
Tempête en juin. À ce moment‐là, anonyme, ce village porte
désormais le nom de Bussy5. Le lien avec le premier volet se fait
Il s’agit du village Bussy‐la‐Croix dans le Morvan, transposition fictionnelle
d’Issy‐l’Évêque en Saône‐et‐Loire, lieu de refuge de la famille Epstein, c’est‐à‐
dire la famille d’Irène Némirovsky : son mari, elle et leurs deux filles.
Rappelons qu’Irène se marie avec Michael Epstein mais garde son nom de
jeune fille, Némirovsky.
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ADINA BALINT‐BABOS, « Suite française : une composition musicale inachevée »
aussi par la présence des Labarie, par le rappel des Michaud,
qui auraient fait halte à Bussy chez les Angellier (II, 12, p 189),
et par un thème commun : la manière dont les individus
résistent ou non dans une situation collective éprouvante
comme celle de l’Occupation. Ainsi, on pourrait penser à Suite
française comme à un « roman moral » (Corpet, 2010, p. 133),
où des personnages comme les Michaud, qui « incarnent
l’intelligence, le bon sens et l’honneur » (ibid.) dans des
situations charnières, seraient des modèles.
Le récit d’une « tempête en juin »
Le titre du premier volet, Tempête en juin, présage une
catastrophe : dès le premier chapitre, les bruits dans les airs
font penser à la guerre. De manière assez surprenante et
quelque peu ironique, les avions sont perçus par les Parisiens
endormis comme des phénomènes naturels :
Les dormeurs rêvaient de la mer qui pousse devant elle ses
vagues et ses galets, de la tempête qui secoue la forêt en mars,
d’un troupeau de bœufs qui court lourdement en ébranlant le
sol de ses sabots […]. (I, 2, p. 89)
En outre, la présence des métaphores aquatiques est
saisissante : « une foule grandissante venait battre les murs de
l’église comme un flot » (I, 10, p. 76); « un fleuve lent d’autos
[…] elles étaient pressées les unes contre les autres comme des
poissons pris dans une nasse, et de même il semblait qu’un
coup de filet pût les ramasser ensemble, les rejeter vers un
affreux rivage » (I, 9, p. 65). Il y a aussi, dans les allers et retours
du roman, l’ondulation d’une « vague qui grossit, déferle, puis
se retire, laissant un paysage désolé » (2004, 3 juillet 1942,
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p. 404). Dans ses notes manuscrites, on lit souvent une Irène
Némirovsky qui se questionne sur le mouvement en crescendo
de cet épisode : « The pattern is less une roue qu’une vague qui
monte et descend, et tantôt sur sa cime on trouve une mouette,
tantôt l’Esprit du Mal et tantôt un rat mort » (ibid.). Le récit fait
donc alterner des moments d’une sorte d’extase avec des
moments sombres, beaucoup plus nombreux. Sous cet angle, le
personnage de Philippe Péricand illustre ce double mouvement
d’optimisme et de chute, de gaité et de détresse, alternance qui
est aussi celle de la suite dans la musique baroque. D’où la
connotation musicale du titre Suite française, qui semble
révélatrice autant pour l’ensemble de la composition du roman
que pour des micro‐séquences :
Avant tout ne rien prendre au tragique, les faire sortir d’ici et ils
me suivront comme des petits chiens. Demain on verra ! […]
Ce fut ainsi qu’il mourut, dans l’eau jusqu’à la ceinture, la tête
rejetée en arrière, l’œil crevé par une pierre. (I, 25, p. 253)
Au quotidien, la famille Michaud évoque elle‐même cette
curieuse alternance de hauts et de bas. Quand les membres de
cette famille sont en détresse lorsqu’ils rentrent de Paris,
Maurice regarde la situation difficile dans laquelle ils se
trouvent avec une certaine distance, avec une sagesse assez
touchante :
— Mais enfin qu’est‐ce qui te console encore ?
— La certitude de ma liberté intérieure, dit‐il après avoir
réfléchi, ce bien précieux inaltérable, et qu’il ne dépend que de
moi de perdre ou de conserver. Que les passions poussées à
leur paroxysme comme elles le sont maintenant finissent par
s’éteindre. Que ce qui a eu un commencement aura une fin. En
un mot, que les catastrophes passent et qu’il faut tâcher de ne
pas passer avant elles, voilà tout. Donc d’abord vivre : Primum
vivere. Au jour le jour. Durer, attendre, espérer. (I, 28, p. 257)
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ADINA BALINT‐BABOS, « Suite française : une composition musicale inachevée »
Cependant, cette conviction stoïcienne ne lui permettra pas de
survivre au jour le jour, et c’est sa femme qui va trouver une
solution plus concrète : à la sagesse philosophique répond en
écho une prise de conscience assez cruelle de la réalité.
Les deux volets du roman mettent ainsi en lumière deux
formes opposées de la communauté française : l’une est éclatée,
car jetée dans le désordre des faits historiques où des gens qui
n’auraient dû jamais se rencontrer se retrouvent dans le même
village, par la force des événements; l’autre décrit un groupe de
personnages confrontés à la présence d’un intrus, l’étranger
hostile et ennemi, et explore dans cet endroit clos les
différentes réactions des protagonistes, issus de toutes les
classes sociales confondues, des plus pauvres aux bourgeois :
paysans, petits commerçants, nobles, comme la famille
Angellier6 ou la femme du notaire, etc. Tempête en juin retient
naturellement notre attention par les images de catastrophe, de
chaos, d’accumulations de malheurs en crescendo, tandis que
Dolce, par sa structure d’ensemble, plus lente et musicale,
s’impose comme une sorte de pause, d’andante de cette
symphonie qui est Suite française.
Dès l’incipit, le groupe des bourgeois qui doivent évacuer
leur domicile est touchant et ahurissant à la fois. L’œil d’Irène
Némirovsky perce « le paysage » humain en nous livrant une
description précise et détaillée, non dépourvue d’ironie : ces
bourgeois chargent leur voiture, de la corbeille du chat, du
coffret à dentelles, de la planche à repasser, etc. aux moindres
objets (I, 6); un peu plus loin, la chute du chapitre I, 21 est
Gaston Angellier est un personnage à l’allure balzacienne, avide d’argent,
passionné par les terres, et qui entretient une maîtresse à Dijon, dont il a eu
un enfant (II, 3, p 296).
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ponctuée par une scène de théâtre quand Madame Péricand,
persuadée d’avoir sauvé l’essentiel dans la débâcle — ses
bijoux, ses enfants — s’aperçoit qu’elle a oublié son beau‐père
(p. 234); un quiproquo, le vieillard gâteux qui prend les sœurs
de l’hospice pour sa bru et son épouse défunte (I, 23); le
passage d’un comique proustien où le directeur du Grand Hôtel
demande à Corte « sur un ton discret et funèbre » : « Je fais
monter nos petits déjeuners ? » (p. 263). Suite française abonde
en scènes paradoxales qui font alterner des contrastes
inattendus, du dramatique le plus sérieux au comique le plus
évident. Dans un article récent intitulé, Yves Baudelle se penche
particulièrement sur l’ironie et le comique dans le roman, en
précisant que malgré les nombreuses scènes comiques, « il
semble que [la] dérision à l’œuvre dans le dernier roman
d’Irène Némirovsky soit à peine lisible » (p. 112). En filigrane,
surgit une question : pour quelle raison ?
Rappelons d’emblée que, selon Daniel Sibony, dans la vie
et dans sa transfiguration fictionnelle, « le rire permet une mise
à distance de l’échec afin de ne pas succomber à la fatalité de la
catastrophe » (p. 78). Dans ce sens, le rire apparaît comme une
forme de résistance au drame; il instaure une distance
salvatrice par rapport à ce qui risque de nous happer; il opère
un déplacement du point névralgique et un effet de supériorité
par rapport au pouvoir oppressif de l’occupant allemand. En
outre, le rire désamorce une situation tendue, tout comme la
musique, d’ailleurs. Pourtant, force est de constater que les
études critiques consacrées à Suite française s’attardent
rarement sur la dimension comique du roman, comme le
souligne Baudelle. De façon générale, on commence par
s’étonner que la romancière n’ait fait aucune place aux Juifs
dans son grand panorama de l’Occupation, et l’on s’appuie sur
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ADINA BALINT‐BABOS, « Suite française : une composition musicale inachevée »
lui pour dénoncer le comportement collectif des Français
durant les années noires (Baudelle, p. 117). Après tout, le fait
que le roman traite d’un sujet trop sérieux pour être pris à la
légère, à quoi s’ajoutent les circonstances tragiques qui
expliquent l’inachèvement de Suite française — la déportation
de l’auteure à Auschwitz — empêcherait en quelque sorte que
le récit soit lu pour ce qu’il est : un vaste projet satirique, qui
déploie des scènes comiques mémorables, parmi lesquelles les
scènes évoquées plus haut.
Le chaos et l’errance
Mentionnée par Irène Némirovsky elle‐même, la structure
labyrinthique de Tempête en juin — telle une suite musicale
composée d’une succession de danses ou d’airs écrits dans une
tonalité fougueuse — met en scène des personnages menacés
par le désordre, le chaos, l’errance, la perte, mais qui tentent de
« résister », de s’en sortir en prenant les chemins de l’exode.
Dans cette ambiance où la tension de la guerre monte, chacun
tente de protéger ce qu’il a de plus précieux : manuscrits,
porcelaine, trousse de maquillage, argenterie, etc. Outre celle du
manque de vivres, la question que soulève Tempête en juin est
celle du véhicule qui permettrait d’échapper aux Allemands.
Ceux qui disposent d’une voiture sont des privilégiés et sont
prêts à tout pour continuer leur voyage. Le personnage de
Gabriel Corte, qui tente de retrouver son véhicule déplacé lors
du bombardement, risque même d’abandonner sa compagne,
mais par la prouesse d’un saut, il parvient à sauver deux vies et
se voit pour un certain temps comme un surhomme :
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Avec lenteur, avec incrédulité, avec des éclipses de lucidité,
péniblement, graduellement, Corte comprenait que sa voiture
lui était rendue, que ses manuscrits lui étaient rendus, qu’il
retrouvait la vie, qu’il ne serait plus jamais un homme
ordinaire, souffrant, affamé, courageux et lâche à la fois, mais
une créature privilégiée et préservée de tout mal — Gabriel
Corte !!! (I, 17, p. 224)
De ce parcours possible de Gabriel Corte, on peut déduire la
portée initiatique des destins des gens pris dans le chaos de
l’Occupation. Entre l’accélération des actes imposés par le
tragique des événements et l’adoucissement apporté par une
éventuelle solution à tel ou tel problème, notre personnage
semble porté par les ondulations d’une suite baroque, où les
tempos rapides et lents se suivent dans une composition
tonique et signifiante. De manière presque miraculeuse, le
personnage de Corte parvient à s’extraire du chaos en arrivant
à Vichy, achève son périple dans une baignoire du Grand Hôtel,
où il médite sur l’avenir de son monde, remodelé dans la « dure
matrice de la guerre de 1940 » (I, 27, p. 302).
Dans d’autres épisodes du récit, une nouvelle image se
superpose à celle du chaos dans Tempête en juin : « C’est une
jungle, nous sommes pris dans une jungle… » (I, 14, p. 144),
selon les mots de Corte lui‐même. Plusieurs personnages ont
des traits communs avec des animaux : ils sont prédateurs et
proies en même temps, enragés ou apaisés, tels des héros et
héroïnes, danseurs et danseuses d’un ballet destiné à nous
montrer les rythmes binaires d’une suite musicale à l’époque
baroque, par exemple. On assiste à la lutte pour la survie, à un
certain retour des instincts primitifs. Les manières bien
acquises par l’éducation ne résistent pas longtemps dans la
débâcle, comme le montre la charité habituelle de Madame
Péricand, qui perd de vue ses principes dans la débandade
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ADINA BALINT‐BABOS, « Suite française : une composition musicale inachevée »
générale. Comme on le sait, elle sauve son argent, ses enfants,
ses bijoux, etc. mais oublie le grand‐père pour lequel elle
manifestait pourtant un respect indéfectible. Dans cette défaite
de l’humain qui ne « résiste » plus dans le chaos environnant,
l’épisode le plus déchirant semble être celui de la mort de
Philippe Péricand, tué par des enfants décrits comme des
fauves :
[…] de nouveau, ils se jetaient sur lui d’un bond silencieux,
sauvage et désespéré : l’un d’eux le mordit, le sang jaillit.
« Mais ils vont me tuer », se dit Philippe avec une sorte de
stupeur. Ils s’accrochaient à lui comme des loups. Il ne voulait
pas leur faire mal, mais il était forcé de se défendre ; à coups de
poings, à coups de pied, il les repoussait et eux revenaient à la
charge avec plus d’acharnement encore ayant perdu tout trait
humain, des déments, des bêtes… (I, 25, p. 266)
Le monde animal constitue ainsi un point de comparaison pour
les hommes : Irène Némirovsky observe les réactions des
personnages face aux différents problèmes avec l’acuité d’un
scientifique ou d’un entomologiste. La métaphore qui assimile
les êtres humains à des abeilles est centrale dans la longue
conversation de Lucile Angellier et du jeune commandant
allemand Bruno von Falk (II, 12, p. 365), qui nous conduit à
conclure à l’impossibilité pour un individu d’échapper, malgré
ses efforts, à « l’esprit de ruche » (II, 12, p. 367). Lucile et Bruno
se cherchent, tournent autour, se découvrent des points
communs, la culture et la musique, et finissent par ressentir l’un
envers l’autre un tendre sentiment, jusqu’à la chute : le départ
des soldats allemands au Front de l’Est. Une histoire qui ne dit
jamais son nom mais qui éblouit par sa beauté et sa discrétion :
Pas un aveu, pas un baiser, le silence [...] puis des conversations
fiévreuses et passionnées où ils parlaient de leurs pays
respectifs, de leurs familles, de musique, de livres [...]. L'étrange
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bonheur qu'ils éprouvaient [...] une hâte d'amant qui est déjà un
don, le premier, le don de l'âme avant celui du corps. (II, 12,
p. 372)
Dans ce passage, des analogies avec les mouvements contrastés
de la suite musicale sont évidentes. Les alternances de tempo
haut et bas, bas et haut, sont soutenues par le style saccadé des
répétitions chez Némirovsky ainsi que par la finesse de
l’écrivaine dans l’observation des comportements humains.
Suite française : une composition musicale
Le titre choisi pour l’ensemble que constitue le roman renvoie à
une structure musicale lisible si l’on fait l’analogie entre Suite
française et les œuvres de Bach, particulièrement Suites pour
violoncelle ; mais, lorsque ces dernières sont composées pour
un instrument solo, le texte de Némirovsky inclut une myriade
de morceaux à l’instar d’une suite musicale composée pour
plusieurs instruments. Tempête en juin fait alterner, plus que
Dolce, des chapitres où est évoquée une collectivité, et d’autres,
plus nombreux, centrés sur des individus : le chapitre 2,
concentré sur la famille Péricand, s’oppose ainsi au premier, qui
expose l’alerte sur Paris; le troisième chapitre s’intéresse au
couple formé par Gabriel Corte et Florence. L’alternance entre
la collectivité et l’individu, thème central de l’œuvre de
Némirovsky, se retrouve également dans le chapitre 10, qui,
consacré aux Péricand, décrit avec minutie la foule des réfugiés
vue par les habitants des villes traversées, dans un passage du
style direct au style indirect libre, qui mêle la voix du narrateur
à celle des habitants :
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ADINA BALINT‐BABOS, « Suite française : une composition musicale inachevée »
« Pauvres gens ! ce qu’il faut voir tout de même ! », disaient‐ils
avec pitié et un secret sentiment de satisfaction : ces refugiés
venaient de Paris, du Nord, de l’Est, des provinces vouées à
l’invasion et à la guerre. Mais eux, ils étaient bien tranquilles,
les jours passeraient, les soldats se battraient, cependant que le
quincaillier de la grand‐rue et Mlle Dubois la mercière
continueraient à vendre leurs casseroles et leurs rubans […]. (I,
10, p. 99)
On observe la même alternance de style direct et de style
indirect libre dans les deux chapitres suivants (flux et reflux de
tempo allegro et andante, pour reprendre la terminologie
musicale), chapitres cette fois centrés sur les Michaud, au
milieu de la foule de l’exode.
La musique est évoquée encore plus explicitement dans
Dolce, d’entrée de jeu dans son titre, notion musicale soulignant
la tonalité d’exécution d’une partition. Selon Olivier
Philipponnat et Patrick Lienhardt (p. 512), dolce serait
l’andante, qui est un tempo « allant » modéré. Le second volet
de Suite française offre un rythme très différent du premier : les
jours ont l’air de s’écouler paisiblement, mais la violence est
toujours présente en toile de fond. L'occupation allemande
paraît paisible; néanmoins, les envahisseurs tiennent le
pouvoir, les habitants ne se soumettent guère de leur gré à ce
montage; toute forme de résistance semble se tenir silencieuse,
en sourdine, clôturée dans le cœur de chacun. Le chapitre le
plus long, le 9, évoque une après‐midi et une soirée où Lucile
commence à sympathiser avec von Falk et subit les
remontrances de sa belle‐mère. L’œuvre qu’improvise le jeune
pianiste allemand Bruno von Falk représente une mise en
abyme du roman lui‐même, qui se penche attentivement sur les
réactions de l’individu face au groupe dans les circonstances
tragiques de l’Occupation :
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Il jouait, disait à mi‐voix :
— Voici le temps de paix, voici le rire des jeunes filles, les sons
joyeux du printemps, la vue des premières hirondelles qui
reviennent du sud… C’est dans une ville d’Allemagne, en mars,
quand la neige commence seulement à fondre. Voici le bruit de
source que fait la neige lorsqu’elle coule le long des vieilles
rues. Et maintenant la paix est finie… les tambours, les camions,
les pas des soldats… Entendez‐vous ? Entendez‐vous ? Ce
piétinement lent, sourd, inexorable… Un peuple en marche… Le
soldat est perdu parmi eux…
La musique était grave, profonde, terrible. (II, 12, p. 309)
Quant à cette scène du soldat perdu, piétiné par « le peuple en
marche », nous pouvons déduire que, pour Irène Némirovsky,
chaque personnage se détache de l’ensemble en faisant
entendre sa « musique » particulière, sa « voix » propre liée à sa
destinée.
Autre exemple de personnage mémorable, dans Dolce, la
vicomtesse de Montmort, une chrétienne bien‐pensante,
apparaît comme la caricature de Philippe Péricand. Elle se sent
investie d’une mission, exactement comme lui. Mais son
discours aux villageoises pour « le Colis au Prisonnier » exprime
au fond la certitude de sa supériorité et toute sa
condescendance. Le style indirect libre qui termine ce chapitre
évoque par ailleurs des sentiments douteux et peu charitables
de la vicomtesse à l’endroit des femmes qui l’entourent :
La vicomtesse soupira, non de fatigue, mais d’écœurement. Que
l’humanité était laide et basse ! Quel mal il fallait se donner
pour faire palpiter une lueur d’amour dans ces tristes âmes…
« Pouah ! », se dit‐elle tout haut, mais comme le lui
recommandait son directeur de conscience, elle offrit à Dieu les
fatigues et les travaux de cette journée. (II, 7, p. 378)
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ADINA BALINT‐BABOS, « Suite française : une composition musicale inachevée »
On voit donc que la caractérisation des personnages se fait
essentiellement par leurs paroles, saisies tantôt de l’extérieur
tantôt intérieurement, selon une technique empruntée à la
musique : chez Némirovsky, le langage stylé s’oppose aux
pensées intérieures, comme le souligne Dominique Délas et
Marie‐Madeleine Castellani (p. 97).
*
Aujourd’hui, Suite française semble avoir un destin qui ne cesse
de croître : le succès du roman a entraîné des rééditions de
l’œuvre entière d’Irène Némirovsky, des traductions, des
ouvrages critiques, des thèses, des dossiers thématiques dans
des revues universitaires Voir Renard et Baudelle, 2012). Cette
œuvre qui, pendant cinquante ans, ne figurait pas dans les
histoires littéraires, se trouve désormais sortie de l’oubli et
diffusée largement, en France et dans le monde. Le parti pris de
ce roman d’histoire contemporaine et sa singularité sans doute
sont de se refuser à toute homogénéité du discours, à toute
unification des points de vue. S’il faut proposer une
interprétation de Suite française, on pourrait dire que
l’éclatement des discours et des opinions est inséparable du
sujet même du livre : la défaite d’une nation sous l’Occupation.
Suite française est l’expression de ce morcèlement politique,
social, ontologique, humain, etc. Mais il fallait de l’audace et de
la lucidité, un singulier détachement pour écrire un roman
ouvert, hybride, dialogique, dans une France pétrifiée,
partiellement fermée dans la propagande d’État. Irène
Némirovsky l’a fait.
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Ainsi, Suite française s’ouvre sur un panorama de la
société française face à l’exode vers le Sud pendant
l’Occupation, sous la plume d’une écrivaine qui n’a pas vécu
directement les événements, mais les a vus se dérouler près de
Paris, à Issy‐l’Évêque. À travers les métaphores et les allégories
de la tempête, du labyrinthe, de la jungle, du cheminement
comme forme de résistance au chaos, Némirovsky met en
lumière les réactions d’une communauté bigarrée. Avec
panache, elle y détache les destins de quelques individus que
nous retrouvons dans des chapitres discontinus, avant que le
regard ne se focalise sur la foule d’un village confronté à
l’installation des Allemands lors de l’Occupation. Mêlant les
parcours individuels aux mouvements d’ensemble, le
tempestuoso de Tempête en juin précède l’andante de Dolce dans
la composition de cette suite inachevée, qui constitue
aujourd’hui une œuvre importante parmi les témoignages
fictionnels sur la Seconde Guerre mondiale en France.
Bibliographie
BAUDELLE, Yves. (2012), « “L’assiette à bouillie de bonne‐maman” et
“le râtelier de rechange de papa” : ironie et comique dans Suite
française », Roman 20‐50, Revue d’étude du roman du XXe siècle,
no 54, décembre, p. 109‐123.
CORPET, Olivier. (2010), Irène Némirovsky, un destin en images
[Woman of Letters], Paris, Denoël/IMEC, ouvrage publié à
l'occasion de l'exposition « Irène Némirovsky, “Il me semble
parfois que je suis étrangère” », présentée au Mémorial de la
Shoah, à Paris, du 13 octobre 2010 au 8 mars 2011.
22
ADINA BALINT‐BABOS, « Suite française : une composition musicale inachevée »
DÉLAS, Dominique et Marie‐Madeleine CASTELLANI. (2012), « Une
symphonie inachevée : structure de Suite française d’Irène
Némirovsky », Roman 20‐50, Revue d’étude du roman du XXe siècle,
no 54, décembre, p. 87‐97.
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www.revue‐analyses.org, vol. 9, nº 3, automne 2014
Résumé
À partir du roman à succès d’Irène Némirovsky, Suite française,
publié de manière posthume en 2004, l’article étudie la
composition musicale de cette suite inachevée selon trois axes :
le récit d’une « tempête en juin », les thèmes du chaos et de
l’errance ainsi que les sens de la structure musicale de
l’ensemble. Il s’agit d’explorer l’acte d’écrire comme une forme
de résistance au drame de l’Occupation en France, un
« détachement du point névralgique » du vécu. Après tout, quels
sont les forces et les confins d’un récit‐témoignage fictionnel, tel
celui de Némirovsky ?
Abstract
This article analyzes the content and the form of the musical
composition of the well‐known and unfinished Suite française
(2004) by Irène Némirovsky, following three axes: the narrative
of Tempête en juin, the themes of the chaos and the errance, and
the musical structure of the text as an ensemble. I therefore
study the act of writing as a form of resistance to the drama of
the Occupation of France by the Germans, and a way of
detachment from a nevralgic point in life. After all, what powers
and limitations of a fictional témoignage like the one by
Némirovsky?
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