Alain Badiou pour ses "Mémoires" : "La situation me fait penser aux prémices de la Guerre de 1914"

Fils d'une mère enseignante, d'un père intellectuellement très engagé, résistant, maire de Toulouse à la Libération nommé par le Comité de résistance local… Un milieu familial qui a beaucoup contribué à la définition de vie du philosophe, par négation, par contestation, mais aussi par imitation. Tout concordait pour faire de lui un enfant impatient, révolté, fugueur dès l'âge de quatre, cinq ans, bien que d'origine privilégiée. Des leçons positives malgré un contexte familial et politique difficile.

Dans son nouveau livre, autobiographique, il dévoile les différentes évolutions de son existence, il confie les grandes étapes qui l'ont progressivement forgé en tant qu'individu : ses amours, ses engagements politiques et philosophiques, une existence interrogée sous des strates différentes tant il considère qu'une vie se compose toujours de plusieurs trajectoires structurantes. Une œuvre philosophique nourrie par ses propres affects, comme la découverte de l'altérité grâce à l'amour, qui fait partie de ses quatre procédures de vérité, avec la science, les activités artistiques, la politique. Alain Badiou propose un examen de conscience de la (sa) pensée complexe, une autocritique de son expérience de vie.

Jean-Paul Sartre comme premier modèle d'inspiration en matière de liberté

Parmi ses nombreuses trajectoires qui se sont révélées déterminantes dans son cheminement, une lecture hasardeuse de Jean-Paul Sartre sur la liberté et l'engagement. Lecture par laquelle il a pleinement pris conscience de ce que pouvait vouloir dire 'être libre'. Ce livre, c'est "Esquisse d'une théorie des émotions" qu'il avait trouvé dans la bibliothèque de sa maman durant les années 1940, une époque où la philosophie ne faisait pas encore partie de sa vie. Ce livre l'a littéralement transformé : "C'est un livre qui m'a transformé par la théorie déployée progressivement par Sartre dans ses grandes œuvres, que j'ai saisie immédiatement quant à la dialectique de la liberté, sur le fait qu'on est responsable de ce qu'on est tout en nuançant cette affirmation par le fait qu'il y a une contrainte par l'autre, par l'altérité. J'ai compris grâce à lui que la liberté était à la fois une affirmation absolue et une dépendance par rapport aux autres. C'est ce qui m'a guidé durant le reste de ma vie. Depuis, je sais que prendre une décision importante, c'est toujours le résultat d'un choix qui n'est jamais absolu, jamais certain, jamais garanti par l'extérieur. Quand on pense sa propre liberté de façon Sartrienne, on est immédiatement conduit à considérer que les engagements de l'existence vont être déterminants et que nos choix, même quand ils apparaissent mineurs, doivent être examinés de près, aussi bien dans une déclaration amoureuse, dans l'engagement militant politique. Ces choix doivent pouvoir garantir une liberté, une détermination qui puisse être à même d'organiser votre vie et votre existence".

Pierre Mendès France : une leçon d'engagement politique

Selon Alain Badiou, le mandat de Pierre Mendès France à la présidence du gouvernement en 1954-1955 durant la IIIe République est une leçon politique qui devrait faire jurisprudence en termes d'engagement aujourd'hui, quand on se réfère au climat politique tendu que nous traversons actuellement avec la réforme des retraites et la remise en question des limites de nos institutions démocratiques : "Cet homme politique m'a donné l'exemple de ce que la vraie politique pouvait être à l'intérieur de la démocratie représentative traditionnelle. Un Mendès France qui essayait d'être le plus honnête et le plus sincère qu'on puisse l'être dans cette configuration politique tout aussi délicate. Il a indiqué que si on ne voulait pas de son projet, il s'en irait. Il a annoncé une action et demandé une légitimation non pas de sa personne, mais de la fidélité de sa personne à cette action. J'ai appris de lui qu'un engagement politique doit être tenu selon les circonstances. Il a été mon maître en matière de lutte contre l'opportunisme.

L'engagement de Pierre Mendès France en son temps permet de tirer des leçons quant aux limites des conceptions de l'engagement politique sous le gouvernement actuel. C'est ce que tient à souligner le philosophe en faisant référence à Pierre Mendès France : "Si la situation était profondément différente, elle permet de pointer les limites de l'organisation parlementaire actuelle et invite à réfléchir au type d'exercice du pouvoir que nous souhaitons, et à un éventuel épuisement des institutions et initiatives démocratiques actuelles. On observe aujourd'hui que ce système exécutif, hérité de De Gaulle est à la fois fort, mais profondément divisé. Il semble s'être fourvoyé dans un nouveau magma politique que Mendes France, en son temps, voulait éviter en démissionnant et rendre plus visible l'autorité étatique".

Les ferments d'une Troisième guerre mondiale potentielle ?

Alain Badiou stigmatise également dans son ouvrage "la mondialisation du libéralisme autoritaire", et attire notre attention sur un phénomène de plus en plus préoccupant qui s'étend dans le monde entier : le fascisme d'Etat, avec une extrême droite qui prend de plus en plus de pouvoir partout dans le monde qui accompagne progressivement la possibilité d'une troisième guerre mondiale, sans doute déjà esquissée par la guerre d'Ukraine : "C'est une situation extrêmement périlleuse parce que les périodes où les forces d'extrême droite l'emportent sont des périodes qui sont toujours dominées idéologiquement par le nationalisme et le risque de la guerre. L'accompagnement de ce développement planétaire de l'extrême droite depuis Trump accompagne progressivement la possibilité d'une Troisième Guerre mondiale amorcée avec la guerre en Ukraine. Une situation qui me fait penser aux prémices de la Guerre de 1914 en Europe centrale, dans l'opposition entre deux Etats puissants, qui se présentent comme des candidats à la direction du marché mondial. On est en train de voir se constituer ce que seront les coalitions de cet affrontement potentiel. Je pense qu'à un moment donné, la tentation de la guerre va l'emporter et peut prendre n'importe quelle origine. Les causes possibles d'une conflagration générale me paraissent petit à petit se réunir. Nous sommes dans un climat d'avant-guerre généralisée, caractérisée par une situation trouble comme c'est toujours le cas".

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Références émission

Musiques

FEU CHATTERTON - Ecran total

HENRI DUPARC + Barbara HENDRICKS - Invitation au voyage - pour soprano et piano

FEIST- Hiding out in the open

Archives sonores

Pierre Mendès France accepte la mission de former un nouveau gouvernement. Archives RTF du 14/06/1954

Jean-Paul Sartre à propos de la liberté et de l’engagement. Le fait que tout acte est politique. Archive Ina du 7 février 1973 (au micro de Jacques Chancel)

Paul Claudel à propos de la construction du Soulier de satin et de la mise en scène de Jean Louis Barrault. Archive Ina du 1er janvier 1941 (journaliste non identifié)

Emmanuel Macron explique à des écoliers la différence entre la droite et la gauche. Extrait d’une émission TV sur C8 du 19 mars 2017

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